L’économie du thème de Longobardie/Catépanat d’Italie (IXe–XIe siècle)
Résumés
L’occupation byzantine de la Pouille et de la Basilicate (thème de Langobardie, puis catépanat d’Italie) s’étend de la fin du IXe à la seconde moitié du XIe siècle, en période de croissance économique. Les autorités impériales tentent de reconstituer un réseau urbain pour peupler et administrer la région. Elles lèvent des impôts directs dans le centre du thème au XIe siècle. Elles alimentent la province en monnaies impériales, notamment pour verser le traitement des fonctionnaires et la roga des dignitaires, tentant ainsi de créer une aristocratie locale, mais cet afflux cesse avec la domination byzantine. L'action économique de l'Empire a donc été importante, mais en partie éphémère.
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- 1 J.-M. Martin, « Les thèmes italiens : territoire, administration, population », Histoire et culture (...)
- 2 Dans le De Caeremoniis (II, 48), il est prévu que l’empereur s’adresse aux princes par κέλευσις ; v (...)
- 3 V. von Falkenhausen, La dominazione bizantina nell’Italia meridionale dal IX all’XI secolo, Bari, 1 (...)
- 4 Ibid., p. 32.
1Rappelons que le territoire des actuelles régions de Pouille et de Basilicate (à l’exception de l’extrême sud du Salento) avait été conquis par les Lombards de Bénévent entre la fin du VIe et la fin du VIIe siècle ; il est resté intégré au duché de Bénévent, puis aux principautés de Bénévent et de Salerne (séparées au milieu du IXe siècle) jusqu’à la reconquête byzantine de la fin du IXe siècle : c’est ce qui a fait donner à ces régions l’appellation administrative de θέμα Λογγιβαρδίας ; les documents d’époque byzantine (il y en a très peu avant) montrent que la population, de langue latine et pratiquant le christianisme selon le rite romain, avait conservé l’usage du droit personnel lombard avec l’accord manifeste des autorités impériales et on a montré que pendant plus d’un siècle l’administration locale y avait été confiée à des gastalds1. Primitivement, Byzance pensait intégrer à l’Empire l’ensemble des principautés lombardes2 : en 891 le stratège Symbatikios s’emparait de Bénévent3 ; il portait le titre de stratège de Macédoine, de Thrace, de Céphalonie et de Longobardie, son successeur Georges celui de stratège de Céphalonie et de Longobardie. Le thème fut sans doute véritablement créé en 899/900. Mais, ayant perdu Bénévent en 8954, les autorités impériales limitèrent leur ambition aux actuelles régions de Pouille et de Basilicate, les principautés lombardes (très influencées par Byzance jusqu’au milieu du Xe siècle) maintenant leur indépendance jusqu’à la conquête normande, dans la seconde moitié du XIe siècle. Dans les années 960, sous le règne de Nicéphore II Phocas, le thème de Longobardie fut rebaptisé catépanat d’Italie ; on verra que ce changement d’appellation a un sens, mais n’entraîne aucun bouleversement administratif. La fin de cette entité administrative survient au XIe siècle avec la conquête normande, partie de Melfi en 1041 et qui atteint Bari en 1071. La soumission directe de la région à Byzance, comme province de l’Empire, a donc duré près de deux siècles, de la fin du IXe à la seconde moitié du XIe siècle.
- 5 Voir J.-M. Martin, « L’évolution démographique de l’Italie méridionale du VIe au XIVe siècle », Dem (...)
2Du point de vue économique, cette époque doit être bien caractérisée. C’est, d’un bout à l’autre, une période de croissance démographique5 ; celle-ci semble commencer ici au VIIIe siècle (la crise du haut Moyen Âge a été plus précoce qu’en Calabre ou qu’à Rome) et se poursuit sans problème jusqu’à la fin du XIIe siècle ; elle continue au XIIIe (et sans doute jusqu’au milieu du XIVe), mais l’augmentation des ressources ne suit plus. De ce point de vue, la Pouille ne présente aucune originalité : elle suit la même courbe que toutes les régions situées au nord de la Méditerranée.
3La période de domination byzantine correspond donc à une phase de croissance ; mais si elle commence alors que celle-ci ne fait que débuter, elle s’arrête au contraire au moment où la croissance s’accélère, laissant à la domination normande la période potentiellement la plus favorable.
Situation antérieure
- 6 J.-M. Martin, « L’Italie méridionale », Città e campagna nei secoli altomedievali (Spoleto, 27 marz (...)
- 7 J.-M. Martin, La Pouille du VIe au XIIe siècle, Rome (Collection de l’École française de Rome, 179) (...)
- 8 Ibid., p. 229-234.
4Elle partage au contraire avec bien d’autres zones de l’Italie méridionale passées aux Lombards un caractère original : la crise des VIe et VIIe siècles y a été particulièrement profonde, désorganisant la région ; du réseau des cités antiques (généralement peu importantes), il ne reste que des vestiges ; des zones entières sont abandonnées6, notamment la plaine du Tavoliere, cœur de l’Apulia antique, au nord-ouest de la Pouille. Il n’y a plus de véritable réseau urbain organisé7. On note toutefois, au début du IXe siècle (encore sous la domination lombarde), des signes assez nets de reprise dans une zone qui, dans l’Antiquité, jouait un rôle secondaire : la côte moyenne de la Pouille, autour de Bari, qui paraît constituer la seule portion importante du territoire bien peuplée8 ; il s’agit d’une zone de bas plateaux calcaires au sol relativement léger. Ceci explique sans doute que la capitale du thème ait été fixée à Bari, qui est en outre un port facilement accessible depuis les Balkans, même si on préfère généralement la traversée, plus courte, qui conduit à Otrante, peut-être située dans un secteur secondaire assez bien peuplé.
5En tout cas, au IXe siècle (et encore plus tard), le cœur du thème de Longobardie et celui du thème de Calabre (la Calabre méridionale) sont séparés par plusieurs centaines de kilomètres de terres presque désertes – sud-ouest de la Pouille, Basilicate, Calabre septentrionale – théoriquement soumises à l’autorité impériale.
- 9 Ibid., p. 293-301.
6En outre, la société apulienne est pratiquement dépourvue d’une aristocratie et d’églises importantes, ce qui a sans doute facilité la prise de contrôle par les autorités impériales9. Une telle absence s’explique par le fait que la région est maintenant coupée de Bénévent, la capitale princière, centre nerveux de l’aristocratie lombarde, et aussi des grandes abbayes (Mont-Cassin, S. Vincenzo al Volturno, S. Sofia de Bénévent) qui y étaient auparavant possessionnées, alors qu’une aristocratie locale n’a pas encore vraiment émergé. Certes, les autorités impériales ne font rien contre les grandes abbayes lombardes, bien au contraire : en 892, le stratège Symbatikios confirme au Mont-Cassin ses biens et l’exempte de taxes ; deux mois plus tard, le stratège Georges fait de même pour S. Vincenzo al Volturno, et cette politique favorable continue à se manifester ensuite. Mais les grandes abbayes, au moment de la conquête byzantine, viennent d’être détruites (S. Vincenzo en 881 et le Mont-Cassin en 883) et ne sont donc pas en état d’exercer pleinement leurs droits en Pouille : elles aliènent provisoirement leurs biens. Il faut remarquer que ces aliénations reprennent vers 940, alors même que les abbayes se réorganisent : elles redéfinissent leur temporel sous la forme de seigneuries plus compactes, ce qui les pousse à se désintéresser de leurs biens périphériques, notamment ceux de Pouille.
- 10 Ibid., p. 245-247.
- 11 Ibid., p. 630-638.
- 12 Ibid., p. 294.
- 13 Ibid., p. 299-300.
- 14 Ibid., p. 299.
- 15 Ibid., p. 707.
- 16 Ibid., p. 713.
- 17 Voir A. Guillou, Le brébion de la métropole byzantine de Règion (vers 1050), Cité du Vatican (Corpu (...)
- 18 Martin, La Pouille, p. 300.
7Quant aux églises locales, elles ne sont ni nombreuses, ni riches. Des dix-sept évêchés connus dans la région à l’époque paléochrétienne, seuls huit survivent au milieu du IXe siècle, époque à laquelle le siège de Brindisi se déplace à Oria et où disparaît le siège de Canosa, finalement installé par les autorités byzantines à Bari10. Ajoutons que la puissance des évêques (latins) est encore passablement rognée du fait que le régime de l’église privée domine presque exclusivement au niveau local depuis l’époque lombarde11. Il ne semble même pas que les cathédrales de Lucera et de Trani conservent les biens dont elles jouissaient à l’époque lombarde, alors que le régime domanial du haut Moyen Âge prend fin12. Certes, le nombre des cathédrales latines augmente à l’époque byzantine, avec la création par le pape de nouvelles métropoles13, mais leur rapide multiplication (le nombre d’évêchés, à la fin du XIIe siècle, est passé de sept à quarante-six) exclut pour chacune des ressources importantes ; on voit d’ailleurs leur temporel (qui reste modeste) se constituer surtout au début de l’époque normande. Le seul indice de richesse, sous la domination byzantine, concerne la cathédrale d’Oria14 : elle a reçu, sans doute à la fin du Xe siècle, un privilège impérial, suivi de ceux des catépans Alexis Xiphias (1006-1007), Jean Kurkuas (1008-1010) et Basile Mésardonite (1010) ; elle possédait notamment des vaxalli (selon une traduction latine tardive), c’est-à-dire sans doute des parèques15 et se voit exempter de certaines taxes et prestations (mètaton, angareia…)16 ; mais on reste très loin de la richesse de la cathédrale de Reggio au milieu du XIe siècle17. Des monastères locaux, qui tendent à se multiplier, les plus importants n’ont qu’une fortune moyenne18.
8À l’époque où les empereurs macédoniens sont confrontés dans le centre de l’Empire (et aussi en Calabre) à un essor de la grande propriété qu’ils tentent en vain d’endiguer, les autorités impériales se sont manifestement trouvées, en Longobardie, dans une sorte de paradis social relativement égalitaire. Cela a certainement favorisé leur liberté d’action et facilité leurs contacts avec l’ensemble de la population ; mais, on y reviendra, cela a dû aussi les contraindre à faire émerger sinon une véritable aristocratie de fonctions, du moins une couche de notables qui puissent les relayer dans l’administration du thème.
L’action des autorités
Occupation du territoire
- 19 Martin, « Les thèmes italiens », p. 525-528 ; id., « L’italie méridionale », p. 747-756.
9Toutefois, en période de croissance démographique, le premier objectif, à la fois économique et administratif, de ces autorités a été de jeter les bases d’une reprise de contrôle du territoire, permettant à la fois d’en repeupler les régions désertes et de les administrer19. Elles l’ont fait en fonction des critères en vigueur dans l’Empire : établissement d’un réseau de cités murées (κάστρα) abritant les fonctionnaires et les évêques et, autour, de villages (χωρία) souvent groupés, mais pas ou peu défendus. Leur action se distingue bien de l’« incastellamento » seigneurial qu’on observe au même moment dans les régions voisines sous domination occidentale.
- 20 Martin, « L’Italie méridionale », p. 747.
10Je ne peux, à ce sujet, que résumer ce qui semble acquis. L’action a été importante : des cités épiscopales attestées au XIe siècle sur le territoire du catépanat, dix-sept sont d’origine antique, vingt-huit de fondation médiévale, c’est-à-dire, pour l’essentiel, byzantine20 ; le paysage humain a été complètement réorganisé, dans ses grandes lignes, à cette époque.
11On a notamment repéré trois campagnes systématiques de construction de villes nouvelles. À la fin du IXe siècle, au lendemain de la conquête, on édifie des cités portuaires sur la côte adriatique, sans doute pour favoriser l’ouverture sur les Balkans (Monopoli, Polignano, peut-être Giovinazzo et Molfetta).
12La seconde campagne correspond à la transformation du thème de Longobardie en catépanat d’Italie et contribue à expliquer cette transformation : elle vise manifestement, en effet, à occuper les territoires vides situés entre les zones actives des deux thèmes, notamment celui qui prendra au XIIIe siècle (et sans doute pour cette raison) le nom de Basilicate. On la rapproche de la notice de Liutprand de Crémone concernant la création, en 968, des nouveaux évêchés grecs de cette région – Acerenza, Gravina, Tricarico, Tursi – placés sous l’autorité de la nouvelle métropole d’Otrante. En fait, seul le diocèse de Tursi a sûrement vu le jour ; mais, dans cette région très peu peuplée (et qui l’est encore aujourd’hui), on construit souvent des καστέλλια, de toutes petites villes fortifiées qui n’accèderont jamais au rang épiscopal.
- 21 A. Guillou, Saint-Nicolas de Donnoso (1031-1060/1061), Cité du Vatican (Corpus des actes grecs d’It (...)
- 22 P. Arthur, « Economic Expansion in Byzantine Apulia », dans Histoire et culture, p. 389-405.
13La troisième campagne, la mieux connue, concerne essentiellement la Capitanate ; elle a pour but, au premier tiers du XIe siècle, non plus d’étendre le territoire du catépanat, mais de le confiner et de le protéger en créant une double ligne fortifiée sur sa frontière nord-ouest, face à la principauté de Bénévent. C’est alors que le catépan Basile Boiôannès fonde une importante série de nouvelles petites cités (la plus importante est Troia), vite promues sièges épiscopaux soumis (sauf Troia) à la métropole, latine et lombarde, de Bénévent. Il n’est pas impossible que l’éphémère thème de Lucanie, cité par un seul document de 104221, mais qui a disparu avant 1051, ait eu une fonction semblable face à la principauté de Salerne. Il est très probable que les cités de Capitanate, perchées sur les collines préapennines ou au dessus du Fortore, aient également eu, dès le départ, pour vocation de mettre en valeur la plaine encore déserte du Tavoliere ; mais cette mise en valeur n’est pas attestée avant l’époque normande (elle occupe le siècle 1080-1180) et se fait selon des modalités nouvelles : les petites cités n’y prennent qu’une part modeste. En tout cas, la Capitanate (terre du catépan), après la Basilicate (terre de l’empereur) a bien bénéficié de la sollicitude des autorités impériales. C’est elles qui, seules, fondent des villes, pour abriter les activités publiques et organiser le territoire, rendant possible sa mise en valeur. Les villages, au contraire, peuvent être de création privée ; on sait évidemment moins de choses à leur sujet. Toutefois, dans le Salento (en partie resté sous domination impériale sans discontinuité), on voit leur nombre commencer à croître aux VIIIe-Xe siècles, avant d’exploser à l’époque normande22.
Fiscalité
- 23 A. Prologo, Le carte che si conservano nell’Archivio del capitolo metropolitano della città di Tran (...)
- 24 A. Jacob, « La reconstruction de Tarente par les Byzantins aux IXe et Xe siècles. À propos de deux (...)
14L’État impérial a les moyens d’une telle politique : la καστροκτισία, corvée publique de construction des fortifications, est attestée dès 99923 ; une inscription grecque concernant les murailles de Tarente dans les années 960 et une inscription latine évoquant celles de Brindisi dans la première moitié du XIe siècle24 montrent à l’œuvre respectivement le stratège Nicéphore Hexakionitès et un prôtospathaire Lupus.
- 25 Martin, La Pouille, p. 697-698 et 711-714.
- 26 Prologo, Le carte, loc. cit.
- 27 J. Lefort et J.-M. Martin, « Le sigillion du catépan d’Italie Eustathe Palatinos pour le juge Byzan (...)
- 28 F. Trinchera, Syllabus Graecarum membranarum, Naples, 1865, n o 16.
- 29 Ibid., n o 42.
- 30 Martin, « Les thèmes italiens », p. 541-543.
- 31 Martin, La Pouille, p. 702-703.
15Même si la καστροκτισία (dont la pratique est ensuite reprise par les Normands et les Souabes) est sans doute (en partie du moins) une vraie corvée, on sait que l’Empire lève aussi des impôts, notamment versés en monnaie25 : on a en effet conservé douze actes de stratèges et catépans concernant des immunités fiscales. Deux ont été faits au lendemain de la conquête en faveur du Mont-Cassin et de S. Vincenzo al Volturno : ils ne citent apparemment que des taxes de type occidental – datio, tributum, portaticum, portunaticum, ripaticum – même si les deux premiers termes peuvent désigner des impôts directs. Il faut ensuite attendre 99926 pour voir apparaître, dans le centre de la Pouille, une liste d’impôts conforme aux règles générales en vigueur dans l’Empire. Une autre, établie en 104527, évoque, outre la corvée (angareia ), synètheia, kapnikon, strateia, droungaraton, mètaton et fournitures pour l’armée : seule la synètheia paraît originale par rapport au modèle impérial classique ; or elle n’est pas négligeable : en 1016, pour l’année indictionnelle achevée, le kastellion de Palagiano (près de Tarente) a versé pour cet impôt 36 nomismata28. Un acte de 105429 cite encore la κοντοῦρων καὶ κονταράτων ἐκβολή, prestation concernant d’une part les conterati, auxiliaires de l’armée munis d’une lance (κοντάρος), d’autre part la construction ou l’entretien des κοντοῦρα, petits bateaux de transport de troupes30. Ajoutons que la strateia est attestée par trois actes (Conversano 980, Bari 1017, Cannes 1034), soit à l’époque du catépanat, alors que les représentants des tagmata sont nombreux dans le catépanat ; au XIe siècle en tout cas, elle est fiscalisée31.
- 32 Trinchera, Syllabus, n° 28 ; voir Martin, La Pouille, p. 698.
- 33 Trinchera, Syllabus, n° 18.
- 34 Ibid.
16Mais le régime fiscal commun ne touche apparemment que les zones déjà bien peuplées du thème ; la Capitanate, encore au XIe siècle, n’est soumise qu’à des taxes indirectes d’origine occidentale ; en 103432, le monastère de Montaratro, près de Troia, est exempté de l’impôt public (ἐλεύθερος ἀπὸ πάντος δημοσιακοῦ τελέσματος), qui ne consiste qu’en la πλάτζα, soit le plateaticum lombard (taxe sur la vente au détail) et un droit de pâture ; peuvent s’y ajouter des corvées (angaria, servitium curie)33. Au moment de la fondation de Troia34, les autorités décident que la nouvelle cité partagera avec sa voisine Vaccarizza le droit de pâture (νόμιστρον) versé par ceux qui amèneront des troupeaux de l’extérieur.
17Ainsi, si l’administration impériale a considérablement élargi, en deux siècles, le territoire qu’il contrôle réellement, entreprenant la colonisation systématique des zones vides (Basilicate, Capitanate) en les dotant de centres administratifs qui devaient être les moteurs du peuplement et de la mise en valeur, elle a été chassée par les Normands avant d’avoir achevé cette tâche : au milieu du XIe siècle, la plaine de Capitanate reste vide et la zone de collines récemment mise en valeur n’est pas encore soumise à la fiscalité commune.
Productions
- 35 J.-M. Martin, « Les débuts de la transhumance : économie et habitat en Capitanate », Bullettino del (...)
18Le thème de Longobardie constitue pour l’Empire une province certes périphérique, mais tout de même assez proche des Balkans. Elle est vaste, peu montagneuse et potentiellement riche dans le domaine agricole. Mais, on l’a dit, elle est largement vide ou sous-peuplée. Le caractère désert du Tavoliere est bien éclairé par le célèbre privilège (déjà cité) délimitant le territoire de Troia : la partie orientale, qui s’étend sur la plaine, depuis les environs de Vaccarizza jusqu’aux confins de Siponto (impossibles à borner précisément), n’est qu’un territoire de pâture. J’ai montré que cette spécialisation par défaut n’avait strictement rien à voir avec la grande transhumance, dont le Tavoliere avait été un pôle à l’époque impériale romaine et devait le redevenir à la fin du Moyen Âge : les structures politiques et économiques de l’époque excluent totalement une telle interprétation, d’ailleurs démentie sur le terrain par la mise en valeur agricole (et non pastorale) de la plaine de la fin du XIe au début du XIVe siècle35.
- 36 Martin, La Pouille, p. 356.
- 37 Ibid., p. 359.
- 38 Ibid., p. 363.
19On ne peut rien dire de la Basilicate (région encore aujourd’hui peu riche et peu peuplée), ni du Salento (faute de documentation autre qu’archéologique : on a déjà évoqué celle-ci). On est un peu mieux armé en ce qui concerne la région peuplée de la future Terre de Bari – zone côtière et bas gradins des Murge. Ce secteur est assez bien cultivé, mais d’une façon encore peu organisée36. Les terroirs céréaliers homogènes sont rares : les champs de céréales (blé et orge d’hiver) sont en général parsemés de clos, de vignes. La vigne, qui croît partout, commence dès le Xe siècle à constituer des blocs homogènes dans l’arrière-pays de Bari37. Quant à l’olivier, qui pousse naturellement sur le sol calcaire de cette région au climat méditerranéen accentué, sous forme d’oléastres, il est bien attesté dès le Xe siècle autour de Bari et de Conversano ; mais il n’est pas cultivé systématiquement à grande échelle, comme il le sera à partir du XIIe siècle38 : il est mêlé à d’autres arbres, cultivé dans de petites parcelles encloses, ou encore en file le long d’une parcelle ; les premiers clos réservés à l’olivier apparaissent au XIe siècle.
- 39 Ibid., p. 354.
20Mis à part les produits de l’agriculture, les ressources naturelles sont rares ; les plantes industrielles sont inexistantes : le lin n’est pas attesté, dans de petites et rares zones humides, avant le XIIe siècle39 ; le mûrier ne peut pousser sous un climat trop sec ; le sous-sol, secondaire ou tertiaire, ne recèle pas la moindre ressource minérale, comme c’est le cas en Calabre.
- 40 Ibid., p. 416.
- 41 Ibid., p. 403.
- 42 Ibid., p. 406.
- 43 Ibid., p. 411.
- 44 Ibid., p. 405.
21En revanche, la lagune de Salpi (comme encore aujourd’hui), les environs de Siponto, la région de Tarente et quelques autres points du littoral produisent du sel ; il semble qu’à Bari, en 1061, une taxe spécifique pèse sur son extraction40. La pêche est importante dans les lagunes du nord du Gargano, notamment le lac de Lesina : S. Vincenzo y est implanté jusqu’au Xe siècle, le Mont-Cassin jusqu’au ΧΙ41 ; on pêche aussi à l’embouchure de l’Ofanto. Les grandes abbayes concèdent leurs pêcheries, par contrats livellaires, contre des redevances partiellement ou entièrement monétaires42, avant de les abandonner ; on récolte notamment des anguilles et de la boutargue, et aussi des seiches43. À l’époque byzantine, cette activité ne semble pas soumise à l’autorisation des autorités publiques, comme c’était le cas à l’époque lombarde et le sera de nouveau sous la domination normande44.
- 45 Voir à ce sujet le livre, très riche, de Ph. Ditchfield, La culture matérielle médiévale. L’Italie (...)
- 46 Le même auteur n’évoque que l’exportation d’étoffes et de poteries, à côté des produits de l’agricu (...)
22Quant à l’activité artisanale, elle semble normalement développée et largement influencée par des modes et pratiques orientales ; mais il est difficile, d’après les textes, de distinguer les produits fabriqués sur place et les objets importés45 ; et il ne semble pas qu’une production particulière distingue la région et puisse alimenter un important commerce46.
- 47 Martin, La Pouille, p. 429.
- 48 Arthur, « Economic Expansion ».
- 49 Martin, La Pouille, p. 436.
- 50 Anonymi Barensis Chronicon, éd. L. A. Muratori, Rerum Italicarum scriptores, Milan, 1723-1751, 25 (...)
23À vrai dire, les relations commerciales sont très mal documentées. La présence de quelques commerciaires est attestée à Bari47. Que la Pouille commerce avec la Méditerranée orientale, vers laquelle sa côte est orientée, ne fait pas de doute : on a trouvé à Otrante des céramiques orientales ou des imitations produites sur place48. Le chrysobulle octroyé aux Vénitiens en 993 cite les Lombards de Bari commerçant à Constantinople (qui ne doivent pas bénéficier des mêmes privilèges, alors même qu’ils sont sujets de l’Empire)49. À la fin de l’époque de domination byzantine, au second tiers du XIe siècle, l’Anonyme de Bari50 évoque à plusieurs reprises des liaisons avec la Méditerranée orientale : en 1051, un navire chargé d’huile destinée à Constantinople brûle tout près de Bari, à la Penna di S. Cataldo ; en 1062, trois navires en route pour Constantinople coulent au cap Malée ; en 1045, un navire en provenance de Tarse (Asie Mineure) coule en mer Égée. Peu après la fin de la domination byzantine, en 1087, on sait que des marins de Bari ont rapporté de Myre (en Lycie) les reliques de saint Nicolas.
- 51 Martin, La Pouille, p. 504-505.
- 52 J.-M. Martin, « L’esclavage en Pouille (fin du Xe siècle-milieu du XIIIe siècle) », Congressi sulle (...)
24Les rapports avec les Slaves de la côte dalmate sont de nature différente. Les Zachloumis (installés entre Raguse et la Neretva) font en 926 un raid contre Siponto51. D’autre part, à partir des années 1020, les castra de Devia et Peschici, situés sur la côte septentrionale du Gargano, sont peuplés de Slaves, évidemment venus de la côte d’en face. En viennent aussi, selon des modalités évidemment différentes, les esclaves ex genere Sclavorum (généralement des bonnes à tout faire) qu’on rencontre, à partir du XIe siècle, dans les villes de la côte moyenne de la Pouille52.
La monnaie
25Il semble aller de soi que les relations avec la Méditerranée orientale ont été stimulées par le rattachement à l’Empire (même si elles ne s’arrêtent pas avec la conquête normande, comme le montrent les fouilles d’Otrante). Plus difficile à déterminer est la nature de ces relations, c’est à dire le lien – qui peut n’être que partiel – entre le commerce et l’afflux de monnaie. On sait en effet d’une part (on vient de le voir) que la Pouille entretenait des relations commerciales (qu’on ne peut évidemment quantifier) avec Constantinople et la Méditerranée orientale, d’autre part que les monnaies impériales circulaient bien – et pratiquement seules – en Longobardie/Italie ; mais elles peuvent y arriver aussi pour d’autres raisons.
- 53 G. Guzzetta, « La circolazione monetaria in età bizantina », Storia della Calabria medievale. I qua (...)
26En Calabre, les rares documents datant de l’extrême fin de l’époque byzantine ne citent que la monnaie d’or de la Sicile musulmane, le tarin ; des folles byzantins qu’on trouve dans les fouilles, les plus nombreux sont les anonymes de classe C frappés dans les années 104053, dont la présence peut être liée à la préparation de l’expédition sicilienne de Maniakès.
27Rappelons rapidement ce qu’on sait de la circulation monétaire dans la Pouille byzantine. Les données sont principalement tirées des documents écrits : les pièces trouvées et conservées sur place sont rarissimes (notamment du fait des vols dans les musées) ; les seules trouvailles importantes préservées sont les trésors de Tarente, d’Ordona et de Cannes.
- 54 Voir Martin, La Pouille, p. 447-454.
28Pour ce que l’on sait, la monnaie constantinopolitaine constitue le seul numéraire (ou presque) en usage en Pouille sous la domination byzantine. Elle n’y circulait apparemment pas avant (la Pouille était alors dans l’aire de la monnaie bénéventaine, qui cesse d’exister à ce moment) et a brutalement cessé d’être présente peu après la conquête normande : son utilisation locale est donc directement liée à la présence politique de l’Empire54.
29Dès les alentours de l’an 900, la Pouille semble bien irriguée par la monnaie impériale, qui circule aussi alors (mais pour peu de temps) à Bénévent, Capoue, Naples, Gaète même. Toutes les espèces frappées à Constantinople sont citées par les documents apuliens : follis, miliarèsion (toutefois peu fréquent), sou. La circulation pratique de ce dernier est encore prouvée par le fait qu’on donne aux divers types de pièces des qualificatifs permettant de les reconnaître, notamment au moment de la dévaluation du XIe siècle : l’expression solidi veteres ou maiores désigne peut-être les sous entiers au moment de l’apparition du tétartèron, de même que scyphatus. À partir de 1033 – début de la dévaluation –, on cite le Romanatus de Romain III, puis le Michaelatus de Michel IV, le stellatus (peut-être de Constantin Monomaque, classe 4), le Ducatus de Constantin X Doukas, enfin, au début de l’époque normande, le Michaelatus de Michel VII (1071-1078) ; ensuite, les documents ne citent plus de monnaie d’or byzantine.
- 55 R. Gurnet, « Le trésor d’Ordona », Ordona II, éd. J. Mertens, Études de philologie, d’archéologie e (...)
30Seule exception à l’écrasante domination de la monnaie impériale : dans les années 1030, le tarin apparaît en Capitanate : il s’agit alors de tarins musulmans de bon aloi. La découverte du trésor d’Ordona55 a montré que les imitations salernitaines de tarins avaient pris le relais après le milieu du XIe siècle : ce trésor contient en effet, à côté d’un seul sou de Basile II et Constantin VIII, 148 tarins frappés à Salerne probablement au troisième quart du XIe siècle ; mais cette source, qui n’a atteint qu’une fraction marginale du territoire, semble alors se tarir.
- 56 Voir C. Morrisson, « Le michaèlaton et les noms de monnaies à la fin du XIe siècle », Travaux et Mé (...)
31Après la conquête normande, on ne voit plus circuler en Pouille que des sous de Michel VII, de bas aloi (on les évalue à la moitié du Romanatus)56, qui ont pu arriver grâce aux versements effectués par l’empereur à Robert Guiscard ; leur circulation s’arrête au début du XIIe siècle. Jusqu’à la fondation et à la consolidation de la monarchie normande, vers 1140, la Pouille est plongée dans un état de grave insuffisance monétaire : le centre et le sud de la région n’utilisent plus que des monnaies de cuivre (sans doute frappées dans d’autres régions de l’Italie méridionale), la Capitanate, des deniers d’argent de Pavie. La circulation des monnaies impériales, qui semble avoir été très satisfaisante pendant deux siècles, s’arrête donc brutalement avec la fin de la domination impériale (sauf le bref sursaut dû au Michaèlaton, juste après).
- 57 B. Callegher et C. Morrisson, « Miliareni de follibus : la trouvaille de folles byzantins de Cannes (...)
- 58 Ibid., p. 115.
- 59 Ibid., p. 106.
32Que l’afflux monétaire ait commencé dès l’époque de la conquête byzantine ou très tôt après est prouvé par les trouvailles comme par les textes. Alors que les trouvailles monétaires de l’époque antérieure sont presque inexistantes en Pouille57, on a trouvé à Altamura (et sur d’autres sites) des folles datés de Léon VI à Constantin VII58. Un trésor conservé au musée de Tarente rassemble 209 folles et deux miliarèsia des règnes de Basile Ier et Constantin VII, enfouis vers 931-944 ; le trésor de Cannes contient 773 folles et demi-folles frappés entre le règne de Michel II (821-829) et celui de Constantin VII et Romain II (914-959), soit une valeur de 2,5 nomismata environ, prix plausible d’un bœuf ou d’une toute petite pièce de vigne, c’est-à-dire d’un bien agricole d’importance moyenne : le trésor, déposé dans l’urgence en 959-969 (peut-être à l’occasion d’une attaque des troupes ottoniennes) aurait pu être dépensé ainsi59. Un acte de Conversano parle de miliareni de follari Leontati, soit de plusieurs miliarèsia versés en folles de Léon VI.
- 60 Arthur, « Economic Expansion », p. 400.
- 61 Martin, La Pouille, p. 475, n. 417.
33Donc la circulation monétaire, largement alimentée en folles (alors que les miliarèsia semblent plutôt rares), est fonctionnelle et permet d’alimenter des échanges courants. De son côté, sur la base de données archéologiques, Paul Arthur constate « the reappearence of a quite pervasive monetary economy », surtout à partir du Xe siècle, et la reprise d’une véritable économie de marché60. Les mentions de monnaies de substitution, dans les documents, sont rarissimes : on a déjà signalé, dans le castrum slave de Devia, isolé aux marges du catépanat, près de la côte septentrionale du Gargano, le paiement au moyen d’un pecorone valiente tribus miliaresia en 1043 ; de même à Ascoli Satriano (tout près de la frontière lombarde), en 994, un prix est exprimé ainsi : 7 sous, 3 muids de blé et une paire de chaussures61 ; ce n’est pratiquement rien au regard des prix exprimés exclusivement en numéraire et les deux exemples cités viennent des zones marginales du catépanat, celles même où le système fiscal impérial n’a pu se mettre en place.
- 62 Arthur, « Economic Expansion », p. 401.
34Qu’un tel afflux monétaire soit en partie dû au commerce ne fait pas de doute ; notons toutefois que la conquête normande, qui voit la disparition presque complète de la monnaie impériale, n’a pas mis fin au commerce des ports apuliens avec l’Orient : selon Paul Arthur c’est à partir de la fin du XIe siècle qu’apparaît dans le Salento une variété grecque (semblable à ce qu’on trouve à Corinthe) de céramique glaçurée, alors que la monnaie de bronze disparaît complètement des niveaux stratigraphiques62. Dans les documents, ce sont les monnaies d’or qui disparaissent au début du XIIe siècle.
- 63 Martin, « Les thèmes italiens », p. 537-540.
35On déduit de tout cela que le commerce n’était pas le seul pourvoyeur de monnaie (comme il l’a été sur la côte campanienne de 900 à 1050 avec l’afflux de tarins) et que l’État utilisait d’autres canaux pour faire entrer en Pouille sous et folles. On pense notamment au traitement des agents de l’État et aux soldes militaires : à la fin du Xe siècle apparaissent dans le catépanat de nombreux officiers des τάγματα ; au XIe siècle, on y envoie en outre des troupes venues des thèmes centraux et orientaux (Anatoliques, Opsikion, Thracésiens…) et des mercenaires (notamment normands)63. Il est possible que les traitements et soldes aient joué un rôle non négligeable pour l’approvisionnement monétaire.
- 64 On ne peut guère citer, comme exceptions, que le stratège Ursileo, qui porte un nom lombard, mort e (...)
- 65 Martin, « Les thèmes italiens », p. 530-535.
- 66 Ibid., p. 533-534.
- 67 Ibid., p. 552 ; Martin, La Pouille, p. 699-700.
- 68 Une étude fine du phénomène a été menée par A. Peters-Custot, « Titulatures byzantines en Apulie et (...)
- 69 Voir P. Lemerle, « ‘Roga’ et rente d’État aux Xe-XIe siècles », Revue des Études Byzantines, 25, 19 (...)
- 70 H. Bibicou, « Une page d’histoire diplomatique de Byzance au XIe siècle : Michel VII Doukas, Robert (...)
- 71 Martin, « Les thèmes italiens », p. 544.
- 72 Trinchera, Syllabus, n° 10.
- 73 Lefort et Martin, « Le sigillion du catépan d’Italie Eustathe Palatinos ».
36En outre, pour administrer le thème/catépanat, il fallait s’appuyer sur des notables locaux, qui n’étaient sans doute pas faciles à trouver au sein d’une société très peu hiérarchisée. Pour cela, il semble que les autorités impériales aient tenté, surtout au Xe siècle, de susciter l’émergence de tels personnages (on ne peut pas véritablement parler d’une aristocratie) dans cette société certes malléable (les révoltes antiimpériales n’ont pas été nombreuses), mais ayant perdu ses propres cadres de l’époque lombarde. L’administration du thème, en effet, sous la responsabilité de hauts fonctionnaires envoyés (sauf exception64 ) de Constantinople, était principalement constituée de gens de la région : ainsi les gastalds qui administrent les cités de la fin du IXe au début du XIe siècle, les tourmarques qui leur succèdent alors, les ἐκ προσώπου qui sont chargés d’une partie de l’administration locale au XIe siècle65 et dont certains portent des noms typiquement lombards, tel dominus Grimoaldus turmarcha… civitatis Vari en 1034. Certains tourmarques cumulent cette fonction avec une autre, parfois élevée : domestique impérial, komès kortès, épiskeptitès, komès66. Enfin, la présence dans le centre de la Pouille d’assez nombreux personnages décorés de dignités plutôt élevées (spatharocandidats, spathaires, prôtospathaires)67 nous fait supposer que, peu après la conquête, de telles dignités ont été distribuées à la fois pour enrichir et pour rallier des notables locaux68 ; en effet on en rencontre moins en Calabre, encore moins dans la Capitanate qui ne commence vraiment à s’intégrer au catépanat qu’au XIe siècle. Le versement des rogae n’est sans doute pas pour rien dans l’afflux de monnaies impériales dans la région69 (il en va encore de même à l’époque de Robert Guiscard70). De tels dignitaires, même dépourvus de fonctions, pouvaient servir d’auxiliaires de l’administration, surtout au lendemain de la conquête71 : à Conversano, en 899, un spatharocandidat siège ad causis diffiniendum, c’est-à-dire sert de juge local. Il semble enfin que les autorités aient voulu enrichir quelques personnes particulièrement dévouées : en 999, une trentaine d’années après la reconstruction des murailles de Tarente, le spatharocandidat Christophe Bochomakè, qui s’est illustré dans la lutte contre les musulmans, reçoit du catépan (lui-même prôtospathaire) le grand monastère de S. Pietro Imperiale de Tarente en une sorte de charistikè (le mot n’est pas employé)72 ; en 1045, le juge de Bari Byzantios paraît posséder deux villages, dont l’un lui a été concédé par le catépan ; à vrai dire, cette concession, qui s’accompagne de droits de justice, est aberrante du droit commun : elle est faite alors que les Normands ont commencé d’occuper la Pouille73.
37On ne peut affirmer que la volonté de faire émerger des élites locales, plus riches que le reste de la population et aptes à participer à l’administration et à soutenir politiquement les autorités, ait suscité une politique systématique tout au long de la période ; elle semble claire en tout cas au début et semble ensuite avoir pris des formes nouvelles.
38L’administration impériale a laissé dans l’économie apulienne des traces extrêmement positives. Elle a réorganisé cette région, pratiquement abandonnée par ses cadres lombards lors de la conquête, en s’efforçant de faire naître une couche de notables locaux pour administrer la zone dont la mise en valeur était en cours (la future Terre de Bari). Elle lui a fourni une quantité importante de monnaie, circulant à plusieurs niveaux et capable de pénétrer de façon capillaire le tissu social. Je pense que cette monnaie est arrivée par deux canaux : d’une part le commerce avec la Méditerranée orientale, évidemment favorisé par l’appartenance à l’Empire, d’autre part (et peut-être surtout) les traitements, soldes et rogae des fonctionnaires, soldats et dignitaires, qui appartenaient en grande partie au milieu local et en tout cas dépensaient sur place. Elle est assez abondante pour que cette région soit soumise au régime fiscal commun.
- 74 J.-M. Martin, Foggia nel Medioevo, Galatina (Le città del Mezzogiorno medievale, éd. B. Vetere et A (...)
39Elle a enfin reconstitué, dans les régions périphériques – notamment en Basilicate et en Capitanate – un début de réseau urbain, qu’elle pensait apte à assurer à la fois l’administration et la mise en valeur du territoire. Toutefois les villes nouvelles de ces petites régions, si elles ont rempli leur rôle administratif (et religieux), n’ont pas eu une action économique décisive. En Capitanate, la mise en valeur de la plaine n’a pas eu le temps de se faire avant la conquête normande ; ses acteurs principaux n’ont pas été les petites cités, mais les seigneurs normands : la ville la plus importante de la Capitanate au XIIe siècle, Foggia, née sur terre ducale, s’est développée grâce à son rôle économique, en l’absence de toute fonction administrative et religieuse74. Enfin, avec la conquête normande, l’abondance monétaire a pris fin pour longtemps.
Notes
1 J.-M. Martin, « Les thèmes italiens : territoire, administration, population », Histoire et culture dans l’Italie byzantine, éd. A. Jacob, J.-M. Martin et G. Noyé, Rome (Collection de l’École française de Rome, 363), 2006, p. 517-558, ici p. 530-532.
2 Dans le De Caeremoniis (II, 48), il est prévu que l’empereur s’adresse aux princes par κέλευσις ; voir J.-M. Martin, « L’Occident chrétien dans le Livre des Cérémonies, II, 48 », Travaux et Mémoires, 13, 2000, p. 617-646, ici p. 619-624.
3 V. von Falkenhausen, La dominazione bizantina nell’Italia meridionale dal IX all’XI secolo, Bari, 1978, p. 24.
4 Ibid., p. 32.
5 Voir J.-M. Martin, « L’évolution démographique de l’Italie méridionale du VIe au XIVe siècle », Demografia e società nell’Italia medievale (secoli IX-XIV), éd. R. Comba et I. Naso, Cuneo, 1994, p. 351-362.
6 J.-M. Martin, « L’Italie méridionale », Città e campagna nei secoli altomedievali (Spoleto, 27 marzo-1 aprile 2008). Centro italiano di studi sull’alto medioevo. Atti delle Settimane, 56, Spolète, 2009, 2 vol., II, p. 733-774, ici p. 738.
7 J.-M. Martin, La Pouille du VIe au XIIe siècle, Rome (Collection de l’École française de Rome, 179), 1993, p. 225.
8 Ibid., p. 229-234.
9 Ibid., p. 293-301.
10 Ibid., p. 245-247.
11 Ibid., p. 630-638.
12 Ibid., p. 294.
13 Ibid., p. 299-300.
14 Ibid., p. 299.
15 Ibid., p. 707.
16 Ibid., p. 713.
17 Voir A. Guillou, Le brébion de la métropole byzantine de Règion (vers 1050), Cité du Vatican (Corpus des actes grecs d’Italie et de Sicile, 4), 1974.
18 Martin, La Pouille, p. 300.
19 Martin, « Les thèmes italiens », p. 525-528 ; id., « L’italie méridionale », p. 747-756.
20 Martin, « L’Italie méridionale », p. 747.
21 A. Guillou, Saint-Nicolas de Donnoso (1031-1060/1061), Cité du Vatican (Corpus des actes grecs d’Italie et de Sicile, 3), 1967, n° 3.
22 P. Arthur, « Economic Expansion in Byzantine Apulia », dans Histoire et culture, p. 389-405.
23 A. Prologo, Le carte che si conservano nell’Archivio del capitolo metropolitano della città di Trani (dal IX secolo fino all’anno 1266), Barletta, 1877, n o 8 ; voir Martin, La Pouille, p. 259 ; sur la καστροκτισία : S. Trojanos, « Kastroktisia. Einige Bemerkungen über die finanzielle Grundlagen des Festungsbaues im byzantinischen Reich », Βυζαντινά, 1, 1969, p. 39-57.
24 A. Jacob, « La reconstruction de Tarente par les Byzantins aux IXe et Xe siècles. À propos de deux inscriptions perdues », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken, 68, 1988, p. 1-17.
25 Martin, La Pouille, p. 697-698 et 711-714.
26 Prologo, Le carte, loc. cit.
27 J. Lefort et J.-M. Martin, « Le sigillion du catépan d’Italie Eustathe Palatinos pour le juge Byzantios (décembre 1045) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 98, 1986, p. 525-542, ici p. 538-541.
28 F. Trinchera, Syllabus Graecarum membranarum, Naples, 1865, n o 16.
29 Ibid., n o 42.
30 Martin, « Les thèmes italiens », p. 541-543.
31 Martin, La Pouille, p. 702-703.
32 Trinchera, Syllabus, n° 28 ; voir Martin, La Pouille, p. 698.
33 Trinchera, Syllabus, n° 18.
34 Ibid.
35 J.-M. Martin, « Les débuts de la transhumance : économie et habitat en Capitanate », Bullettino dell’Istituto storico italiano per il Medio Evo, 109, 2, 2007, p. 117-137.
36 Martin, La Pouille, p. 356.
37 Ibid., p. 359.
38 Ibid., p. 363.
39 Ibid., p. 354.
40 Ibid., p. 416.
41 Ibid., p. 403.
42 Ibid., p. 406.
43 Ibid., p. 411.
44 Ibid., p. 405.
45 Voir à ce sujet le livre, très riche, de Ph. Ditchfield, La culture matérielle médiévale. L’Italie byzantine et normande, Rome (Collection de l’École française de Rome, 373), 2007, qui évoque l’artisanat de la pierre, du bois, de la céramique, du métal, du verre, du textile, du cuir.
46 Le même auteur n’évoque que l’exportation d’étoffes et de poteries, à côté des produits de l’agriculture, de la pêche, et aussi du sel. Dans le Salento, d’après les données archéologiques, l’exportation concerne encore les produits agricoles : Arthur, « Economic Expansion ».
47 Martin, La Pouille, p. 429.
48 Arthur, « Economic Expansion ».
49 Martin, La Pouille, p. 436.
50 Anonymi Barensis Chronicon, éd. L. A. Muratori, Rerum Italicarum scriptores, Milan, 1723-1751, 25 t. en 28 vol., V, p. 145-156.
51 Martin, La Pouille, p. 504-505.
52 J.-M. Martin, « L’esclavage en Pouille (fin du Xe siècle-milieu du XIIIe siècle) », Congressi sulle relazioni tra le due sponde adriatiche. 2, I rapporti demografici e popolativi, Rome, 1981, p. 53-74.
53 G. Guzzetta, « La circolazione monetaria in età bizantina », Storia della Calabria medievale. I quadri generali, éd. A. Placanica, Rome, 2001, p. 561-575.
54 Voir Martin, La Pouille, p. 447-454.
55 R. Gurnet, « Le trésor d’Ordona », Ordona II, éd. J. Mertens, Études de philologie, d’archéologie et d’histoire anciennes publiées par l’Institut historique belge de Rome, 9, 1967, p. 155-171. Pour la datation : Ph. Grierson, « La monetazione amalfitana nei secoli XI e XII », Convegno internazionale 14-16 giugno 1973 Amalfi nel Medioevo, Salerne, 1977, p. 217-243, réimpr. in Id., Later Medieval Numismatics 11th -16th Century, Londres (Variorum Reprints), 1979.
56 Voir C. Morrisson, « Le michaèlaton et les noms de monnaies à la fin du XIe siècle », Travaux et Mémoires, 3, 1968, p. 369-374.
57 B. Callegher et C. Morrisson, « Miliareni de follibus : la trouvaille de folles byzantins de Cannes (milieu du Xe siècle) », Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, édités par E. Cuozzo, V. Déroche, A. Peters-Custot et V. Prigent, Paris (Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance. Monographies, 30), 2008, 2 vol., I, p. 105-122, ici p. 113 : un follis de Justinien II, 1/8 de silique de la même époque, un tremissis bénéventain de Grimoald III.
58 Ibid., p. 115.
59 Ibid., p. 106.
60 Arthur, « Economic Expansion », p. 400.
61 Martin, La Pouille, p. 475, n. 417.
62 Arthur, « Economic Expansion », p. 401.
63 Martin, « Les thèmes italiens », p. 537-540.
64 On ne peut guère citer, comme exceptions, que le stratège Ursileo, qui porte un nom lombard, mort en avril 921 dans une bataille contre le prince Landolf Ier près d’Ascoli Satriano (à l’époque où ce dernier voulait devenir lui-même stratège de Longobardie), et, au xie siècle, Argyros, fils de Mel de Bari, qui, au moment de l’invasion normande, porte le titre de δοὺξ Ἰταλίας Καλαβρίας Σικελίας καὶ Παφλαγονίας (province dont il était sans doute titulaire). Dans les deux cas, il s’agit de nominations faites dans des périodes troublées ; voir Falkenhausen, La dominazione, p. 59-63, 80, 97 ; Martin, La Pouille, p. 704 ; Martin, « L’Occident chrétien », p. 625.
65 Martin, « Les thèmes italiens », p. 530-535.
66 Ibid., p. 533-534.
67 Ibid., p. 552 ; Martin, La Pouille, p. 699-700.
68 Une étude fine du phénomène a été menée par A. Peters-Custot, « Titulatures byzantines en Apulie et en Calabre », L’héritage byzantin en Italie, VIIIe -XIIe siècle. II, Les cadres juridiques et sociaux et les institutions publiques, éd. J.-M. Martin, A. Peters-Custot et V. Prigent, Rome (Collection de l’École française de Rome, 461), 2012, p. 643-658. Elle estime que les autorités ont distribué des dignités jusque vers 970, puis recruté des agents de l’État à la fin du Xe et au début du XIe siècle, avant de se recentrer sur les dignités dans les dernières décennies de leur domination.
69 Voir P. Lemerle, « ‘Roga’ et rente d’État aux Xe-XIe siècles », Revue des Études Byzantines, 25, 1967 (Mélanges Venance Grumel, II), p. 77-100 ; J.-C. Cheynet, « Dévaluation des dignités et dévaluation monétaire dans la seconde moitié du XIe siècle », Byzantion, 53, 1983, p. 453-477.
70 H. Bibicou, « Une page d’histoire diplomatique de Byzance au XIe siècle : Michel VII Doukas, Robert Guiscard et la pension des dignitaires », Byzantion, 29-30, 1959-1960 (Hommage à la mémoire de Ciro Giannelli), p. 43-75.
71 Martin, « Les thèmes italiens », p. 544.
72 Trinchera, Syllabus, n° 10.
73 Lefort et Martin, « Le sigillion du catépan d’Italie Eustathe Palatinos ».
74 J.-M. Martin, Foggia nel Medioevo, Galatina (Le città del Mezzogiorno medievale, éd. B. Vetere et A. Leone, 2), 1998.
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Référence papier
Jean-Marie Martin, « L’économie du thème de Longobardie/Catépanat d’Italie (IXe–XIe siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 28 | 2014, 305-322.
Référence électronique
Jean-Marie Martin, « L’économie du thème de Longobardie/Catépanat d’Italie (IXe–XIe siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 28 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13752 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13752
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