Florence Malhomme, Musica humana. La musique dans la pensée de l’humanisme italien
Florence Malhomme, Musica humana. La musique dans la pensée de l’humanisme italien, Paris, Classiques Garnier (« Bibliothèque de la Renaissance » 10), 2013, 401 p.
ISBN 978-2-8124-0814-4
Texte intégral
1Sous l’influence du modèle musical conçu par Pythagore, Platon puis Cicéron, transmis au Moyen Âge latin par Augustin, Macrobe, Martianus Capella et Boèce, les humanistes de la Renaissance italienne ont accordé à la musique une place de premier plan dans l’encyclopédie des savoirs, et ils ont développé à son sujet une réflexion théorique poussée et complexe, généralement méconnue de nos contemporains. On peut savoir gré à la musicologue Florence Malhomme de proposer dans ce beau livre un parcours clairement balisé permettant au lecteur français peu familier des sources italiennes et néolatines de découvrir ou de redécouvrir cet immense versant de la pensée de la Renaissance. L’ouvrage constitue non seulement un compendium de la philosophie de la musique aux XVe et XVIe siècles, mais aussi, plus largement une excellente introduction à la pensée humaniste en général, abordée sous l’angle particulier, mais en réalité fondamental, de la recherche de l’harmonie, qui en constitue « l’un des principes unificateurs » (p. 53). Voici donc un livre qui n’apprendra rien ou presque au lecteur sur la réalité des pratiques musicales du temps (même si l’auteur, on le sent bien entre les lignes, n’en ignore rien) mais beaucoup sur les systèmes de représentation, sur la théorie et sur l’imaginaire de la musique telle que l’ont conçue les principaux penseurs de la Renaissance italienne.
2Soigneusement composé, l’ouvrage séduit d’abord par sa structure élégante, ménageant des effets de rythme et de proportion : à une longue ouverture déployant les diverses applications de la notion centrale d’harmonie, répondent comme autant de Muses neuf chapitres plus monographiques ; chacun est introduit par trois citations en épigraphe qui en livrent déjà la quintessence. La grande majorité de ces textes constituent la version révisée et augmentée d’articles publiés par l’auteur en France et en Italie entre 2005 et 2013, mais ils s’articulent ici de manière fluide et sans redondance.
3L’introduction propose une remarquable synthèse des « diverses figures que l’âge humaniste a su concevoir de l’harmonie » : partant d’un retour aux sources avec l’analyse du modèle boécien, elle retrace la renaissance de la mathématique musicale illustrée par les travaux du Padouan Blaise de Parme, de son disciple Prosdocimo de’ Beldomandi, enfin de Gioseffo Zarlino, « prince de l’humanisme musical » (p. 12) : à la fois maître de chapelle, prêtre et savant mathématicien, il fait dialoguer théorie et pratique pour proposer une nouvelle définition des proportions harmoniques qui bouleverse l’épistémologie musicale. Mais l’harmonie est aussi à la Renaissance, conformément à la doctrine pythagoricienne, un idéal politique que cultive l’humanisme civil. C’est enfin un idéal humain, à la fois moral et physique, que chacun tentera d’accomplir en soi dans le juste tempérament des vertus, comme dans ce corps dont on redécouvre avec émerveillement les harmonieuses proportions : en rappelant l’extraordinaire fortune de la théorie de Vitruve sur les proportions du corps humain, Florence Malhomme montre que « la musica corporis apparaît comme la plus parfaite des harmonies » (p. 46) ; celle-ci inspire une savante esthétique du geste nourrie des apports de la rhétorique cicéronienne, et que saura mettre à profit le parfait courtisan rêvé par Castiglione. Ainsi s’élabore à la Renaissance « une science de l’homme modelée par l’idéal harmonique » (p. 52), mais que vient peut-être nuancer voire supplanter peu à peu l’idéal concurrent et moins rationnel de la grâce, potentiellement conçue comme « art de la dissonance », notamment chez Castiglione et Vinci.
4A cette ouverture doublement musicale succède un parcours à la fois chronologique et thématique qui met en lumière tour à tour les conceptions plus ou moins spécifiques développées à propos de la musique par les figures les plus illustres de l’humanisme du Quattrocento et du Cinquecento. Voici d’abord Pétrarque, incontournable précurseur, dont sont rappelés non seulement le goût pour la musique, mais aussi l’expérience pratique qu’il semble en avoir eue (« il chante lui-même ses rime en s’accompagnant au luth », p. 62). Si les pages qu’il consacre à cet art sont relativement rares, elles n’en font pas moins de la musique, spécialement de la voix et du chant, une expérience spirituelle essentielle. Suit une remarquable étude panoramique sur « la première littérature pédagogique de l’âge moderne » (p. 97) et sur le rôle-clé prêté à la musique dans les studia humanitatis, en quête de virtù, notamment par Leon Battista Alberti dans son De educandis liberis. Ce chapitre de synthèse est suivi et illustré par deux études de cas : deux belles analyses sur l’idée d’inspiration musicale et de fureur poétique, chez Marsile Ficin d’abord, puis chez son disciple Ange Politien. Ce dernier, sous l’influence de Quintilien, mais aussi de Vitruve et d’Alberti, accroît considérablement le rôle de la musique et de la poésie dans la paideia : l’analyse de la sylve Nutricia (Florence, 1491), véritable défense et illustration de la poésie antique et vulgaire, met en évidence la suprématie du chant orphique comme incarnation d’une philosophie universelle qui ambitionne de « dire tout l’humain » (p. 200). Florence Malhomme souligne par ailleurs la place essentielle que jouent la musique et la danse (et la réflexion théorique sur leurs effets), dans l’invention du théâtre moderne prêtée à Politien. Le rêve de perfection humaine formulé par ce dernier dans son Panepistemon trouve un prolongement inattendu dans l’œuvre de Baldassare Castiglione, où il s’incarne dans la figure idéale du courtisan et dans sa quête de la grâce.
5On revient ensuite plus amplement au rôle méconnu de la théorie musicale dans le renouveau de l’architecture, sans doute l’un des apports les plus originaux de ce livre, avec l’étude des commentaires de Vitruve, principalement de la première traduction commentée en italien de Cesare Cesariano, qui s’avère aussi la première traduction imprimée, et la plus richement illustrée (Di Lucio Vitruvio Pollione De Architectura libri X, traducti de lation in vulgare, affigurati, commentati et con mirando ordine insigniti, Como, 1521, in-folio). Ce texte à maints égards précurseur fait ici l’objet d’une analyse détaillée, révélant « le développement inédit qu’apporte Cesariano au paradigme musical » (p. 231) : il enrichit son commentaire d’un éloge de la musique, célèbre sa nature divine et ses effets psychagogiques, et renvoie constamment à la notion de proportion musicale par analogie avec les proportions des édifices, contribuant ainsi à maintenir la musique dans le canon des disciplines indispensables à l’architecte, et plus largement « parmi les disciplines fondamentales de l’encyclopédie » (p. 250). Cette étude est prolongée par celle d’un important commentaire aristotélicien de Vitruve publié à Venise en 1556 et 1567, celui de Daniele Barbaro, condisciple de Zarlino à l’Accademia veneziana et « prince des philosophes de la Venise du Cinquecento » (p. 286) ; c’est ce texte qui, pour la première fois, « inscrit la musique dans la théorie aristotélicienne de la science poïétique » (p. 268), contribuant ainsi à une redéfinition éthique de la musique et de ses finalités comme art de la temperentia, « au nom de l’ordre admirable qui gouverne le bien vivre » (p. 279).
6Le chapitre intitulé « La Voix et l’esprit » pourrait servir d’introduction ou de conclusion tant son propos paraît fondamental, mais sa position pénultième s’explique par l’éclairage qu’il apporte finalement sur la pensée humaniste du chant à l’aube du XVIIe siècle. Entièrement traversé par le souci de définir un idéal du chant, le chapitre rappelle d’abord les réponses des philosophes à la question : on relit Cicéron, Grégoire de Nysse, Augustin, pour aboutir à Ficin et à l’idée platonicienne de musica poetica, « portée vers la contemplation de la vérité éternelle ». C’est que la théorie ficinienne du canto poetico nourrit en profondeur celle du parlar cantando ou du recitar cantando chers à Monteverdi et à Caccini, dont est commentée la préface aux Nuove musiche (Florence, 1601). L’ultime chapitre rappelle enfin les cadres théoriques de la renaissance de la tragédie antique au XVIe siècle en éclairant plus spécifiquement « la place dédiée à la melopoiia et à l’opsis dans les commentaires humanistes » de la Poétique d’Aristote, notamment la Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta de Lodovico Castelvetro (Vienne, 1570 et Bâle, 1576), premier grand commentaire en langue vulgaire, Della Vera Poetica de Giovan Pietro Capriano (Vinegia, 1555), De la purgazione de la tragedia de Lorenzo Giacomini (Florence, 1597), les Discorsi intorno alla tragedia de Nicolo Rossi (Vicence, 1590), Della poesia rappresentativa e de modo di rappresentare le favole sceniche d’Angelo Ingegnieri (Ferrare, 1598) enfin les Quattro dialoghi in materia di rappresentazioni sceniche de Leone de’ Sommi (c. 1556-1561).
7L’ouvrage est assorti pour finir d’un cahier d’illustrations (extraits du commentaire de Vitruve par Cesariano, etc.), d’une ample bibliographie primaire et secondaire et d’un index des noms.
8On nous permettra de saluer pour finir l’extrême soin et l’élégance constante qui distinguent l’écriture de ce livre : non seulement les coquilles y sont rarissimes (p. 347-348 !), témoignant d’un souci du lecteur devenu exceptionnel, mais surtout la langue semble illustrer par elle-même l’harmonie rêvée qu’elle célèbre. Ce n’est pas si souvent qu’on a la chance de présenter un travail à la fois parfaitement érudit, accessible au profane de bonne volonté, et soucieux d’éclairer notre réflexion sur le monde et la culture d’aujourd’hui. Les dix études qui composent ce volume partagent toutes cette triple qualité. En cela, elles illustrent exemplairement l’humanisme authentique qui les anime.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean Vignes, « Florence Malhomme, Musica humana. La musique dans la pensée de l’humanisme italien », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 14 juillet 2015, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13518 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13518
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page