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Le modèle dans la science médiévale

La tabula tabularum de Jean de Murs et les modèles de l’arithmétique médiévale

Matthieu Husson
p. 97-122

Résumés

Jean de Murs (actif ca. 1317-1345), tandis qu’il était maître à la Faculté des Arts de Paris, a rédigé en 1321 un texte exposant les usages d’une table de multiplication de nombres sexagésimaux à deux positions. Le résultat de ce travail, bien qu’il ne totalise guère plus de 3500 mots, a bien plus à nous apprendre à propos de l’arithmétique médiévale en contexte astronomique que ce que nous pourrions en attendre à première vue. La Tabula tabularum présente en effet deux caractéristiques particulièrement intéressantes pour l’historien des mathématiques. Premièrement, le texte n’est pas tout à fait lissé et l’on peut retracer les différentes étapes de sa composition afin de suivre les moments du raisonnement de Jean de Murs. Deuxièmement, le texte se veut un outil universel de calcul et, s’il n’y parvient qu’imparfaitement, se confronte néanmoins de ce fait à de profondes questions mathématiques sur la nature des nombres et les relations entre les différentes opérations arithmétiques. Ces deux aspects du texte nous permettent d’analyser les fonctions heuristiques et créatives des modèles en arithmétique médiévale.

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Texte intégral

1Alors qu’il était un maître de la Faculté des Arts de Paris, Jean de Murs (actif ca. 1317-1350) a entrepris d’écrire des canons (utilitates) pour une table de multiplication de nombres sexagésimaux à deux positions. La Tabula tabularum, texte issu de ce travail, présente cependant une ambition mathématique et une originalité bien supérieure à ce que l’on pourrait en attendre à première vue. En effet, Jean de Murs propose des procédures pour réaliser à l’aide de la table l’ensemble des opérations arithmétiques et y produit une réflexion poussée sur la nature du nombre et des opérations. Le contexte tabulaire a une grande importance sur ces travaux ; cela suffit en soi à faire de ce texte un objet d’étude pertinent dans le cadre d’une analyse sur l’influence des modèles d’écriture dans les sciences médiévales. Mais Jean de Murs va plus loin dans ces canons : il mène son travail mathématique au moyen d’une réécriture et d’une confrontation de différents modèles en maniant de façon réfléchie différents styles d’écriture mathématique – procédurale ou axiomatique – ainsi que le commentaire de son propre texte.

2Afin de mettre en valeur ces deux aspects du travail de Jean de Murs, il sera nécessaire au préalable de faire un point rapide sur les sources manuscrites connues qui nous transmettent ces canons, ainsi que sur leur place dans l’œuvre de Jean de Murs. Abordant ensuite le premier point de notre étude, nous examinerons les sources de la Tabula tabularum avant d’analyser certains détails du texte en vue de décrire la façon dont il travaille les différents modèles d’écriture mathématiques qu’il mobilise. Les positions originales qui peuvent ainsi être défendues par ce texte autour des notions de nombres et d’opérations arithmétiques seront ensuite présentées.

Présentation sommaire de Jean de Murs et de son œuvre

  • 1 G. L’Huillier, Le Quadripartitum Numerorum de Jean De Murs. Introduction et édition critique, Genèv (...)
  • 2 H. L. L. Busard, De Arte Mensurandi : A Geometrical Handbook of the Fourteenth Century, Stuttgart, (...)
  • 3 L’ensemble des travaux de Jean de Murs sur la musique est traduit dans C. Meyer, Jean de Murs. Écri (...)

3Les œuvres connues de Jean de Murs témoignent d’une activité scientifique continue entre 1317 et 1345 au moins. Originaire du diocèse d’Évreux, Jean de Murs a travaillé dans différents contextes : celui de l’université de Paris et de ses collèges (Collège de Sorbonne plus particulièrement), celui de l’école d’Évreux, ceux de différentes abbayes (Fontevrault, Bec-Hellouin), celui de la communauté de chanoines de l’église de Mézières en Brenne ou enfin celui de la cour de Clément VI en Avignon. L’ensemble de son œuvre en fait l’un des plus importants maîtres de la Faculté des Arts de l’Université de Paris durant la première moitié du XIVe siècle. Ses deux principales œuvres mathématiques, le Quadripartitum numerorum1 et le De arte mensurandi2, rédigées à la fin de sa carrière scientifique, sont de véritables sommes des savoirs arithmétiques et géométriques du XIVe siècle latin. Largement imprégnées de problématiques et de méthodes algébriques, elles seront lues jusqu’au cœur du XVe siècle par des mathématiciens comme Regiomontanus. Avec la Noticia artis musicae (1321) puis le De musica3 (1323-1325), Jean de Murs construit le cadre théorique du style polyphonique de l’Ars nova qui, porté notamment par Guillaume de Machaut, caractérisa une grande partie du XIVe siècle. Plusieurs textes enfin en font l’un des astronomes majeurs de son époque : acteur essentiel de la mise en place des tables alphonsines latines, rédacteur de plusieurs traités sur la réforme du calendrier julien, y compris à la demande du pape Clément VI, il nous laisse aussi plusieurs comptes rendus d’observations précis et détaillés. L’originalité et l’importance de Jean de Murs tiennent en outre au fait singulier qu’il s’est exclusivement consacré aux sciences du quadrivium à une période où la majorité des artiens parisiens se préoccupaient essentiellement de commenter la logique, la physique et la métaphysique d’Aristote. Au sein de son œuvre astronomique la Tabula tabularum est un court texte, rédigé en 1321, traitant spécifiquement de questions relatives aux mathématiques utiles à la mise en place et à l’utilisation des tables alphonsines.

L’accès au texte de la tabula tabularum

4On recense aujourd’hui six témoins manuscrits des XIVe et XVe siècles qui nous transmettent les quelque 3 500 mots de ce bref ouvrage :

  • Berlin, Staatsbibliothek Preußischer Kulturbesitz., lat. 246, fol. 79v-81r ;

  • Bruxelles, Bibliothèque royale, 1026-47, fol. 41v-42r et 154r-158v ;

  • Erfurt, Univsersitäts- und Forschungsbibliothek Erfurt/Gotha, Amplonianus F-377, fol. 37r-38v ;

  • Paris, BnF, lat. 7401, p. 115-124 ;

  • Vienne, Nationalbibliothek, 5268, fol. 37r-39r ;

    • 4 Beatriz Porres de Mateo a édité une version de ce texte en annexe de sa thèse, Les tables astronomi (...)

    Londres, British Library, Add. 24070, fol. 64r-67r4.

  • 5 L’un de ces témoins, le manuscrit de Berlin, est pour nous remarquable, car il fait suivre le texte (...)
  • 6 F.S. Benjamin et G.J. Toomer, Campanus of Novara and Medieval Planetary Theory. Theorica Planetarum (...)

5Ils attestent au moins trois types de lectures de la Tabula tabularum. Les trois premiers manuscrits transmettent le texte dans un environnement intellectuel mêlant astronomie et astrologie. Les traités astrologiques se trouvent alors en fin de volume après les textes astronomiques. Ce type de manuscrits illustre des lectures du texte de Jean de Murs par des praticiens pour lesquels les tables astronomiques en elles-mêmes ne constituent qu’un moyen pour parvenir à formuler des jugements astrologiques5. Les deux derniers témoins de la liste proviennent du cercle scientifique de Jean de Gmunden (ca. 1380-1442) et ont un contenu d’astronomie purement mathématique. Ce type de manuscrit indique une lecture par des astronomes d’un très haut niveau technique dont les préoccupations principales portent sur l’amélioration des outils tabulaires de l’astronomie. Cette première distinction est déjà remarquable, car elle permet de souligner que la Tabula tabularum, tout en étant un texte utile pour mener effectivement des calculs avec les nombres sexagésimaux, garde un intérêt même pour des astronomes très spécialisés qui n’ont pas nécessairement besoin d’adjuvant pour effectuer ces calculs. Enfin, le témoin parisien, qui porte un ex-libris de John Dee, donne à cet opuscule un rôle d’articulation entre les aspects théoriques et pratiques de l’astronomie. Il contient en effet la Theorica planetarum de Campanus de Novare6, la Tabula tabularum de Jean de Murs et une brève série de tables astronomiques. Ce manuscrit, originaire de Carpentras et daté de 1454, témoigne donc de l’insertion du texte de Jean de Murs dans un ensemble mettant en scène une certaine articulation entre les aspects spéculatifs et pratiques de l’astronomie. Il n’est pas anodin que cette articulation soit faite au moyen d’un texte mathématique, relevant qui plus est de l’arithmétique et non, comme on l’attendrait dans un contexte quadrivial classique, relevant de la géométrie. En outre, le texte théorique choisi est celui de Campanus de Novare qui, parmi les différentes théories des planètes médiévales, est l’un des seuls à discuter la valeur précise de certains paramètres du modèle géométrique et donc à se soucier d’astronomie numérique.

  • 7 Ainsi, d’une certaine façon, cette table est éphémère, sans être pour autant le simple support d’un (...)
  • 8 Sur ce commentaire, voir Porres, Les tables astronomiques, vol. I, p. 90, 120 et 129 ; vol. III, p. (...)

6La table elle-même, très simple à réaliser, semble beaucoup moins diffusée que les canons qui en présentent l’usage7. Le seul témoin connu est le manuscrit de Londres, British Library, Add. 24070, fol. 55r-56v. Ce manuscrit ne présente d’ailleurs pas la table accompagnée des canons de Jean de Murs, mais de la nouvelle série d’instructions et de commentaires rédigée par Jean de Gmunden au XVe siècle à partir de l’ouvrage de son prédécesseur parisien8. Comme la majorité des manuscrits associés à Jean de Gmunden, celui-ci présente un contenu d’astronomie mathématique.

Les styles d’écriture mathématique comme outil spéculatif dans la tabula tabularum

7Au Moyen Âge, les formes de l’écriture savante paraissent avant tout associées à une langue, le latin, et semblent correspondre à des traditions de sources (grecques, latines et arabes pour l’essentiel) ainsi qu’à des pratiques d’enseignement comme le commentaire, la question ou la dispute. La Tabula tabularum est un exemple remarquable illustrant cette situation générale. Le texte, comme le montre la figure 2, apparaît d’emblée au confluent de plusieurs traditions scientifiques par la variété même des modèles d’expression qu’il exploite. En effet, certains secteurs sont rédigés sous forme de séries d’instructions permettant de décrire les procédures de calcul des opérations arithmétiques fondamentales. Dans le cadre de cet article, ces parties seront qualifiées de procédurales. D’autres secteurs sont rédigés more geometrico à la façon des Éléments d’Euclide. Nous désignerons ces parties du texte comme axiomatiques, car, comme nous le verrons, c’est plus cet aspect de l’écriture euclidienne que ces caractéristiques démonstratives que le texte exploite. Enfin, certains secteurs sont des commentaires : rédigés dans un style plus libre, ils soulignent, éclairent ou enrichissent la compréhension du texte.

8La seconde partie de l’étude repose sur cette propriété particulière de la Tabula tabularum. Elle décrira donc plus en détail les propriétés de ces différents modèles d’expression. Dans un premier temps, les différents corpus de textes à l’arrière-plan de la rédaction de l’ouvrage seront identifiés. Puis, dans un second temps, l’analyse des secteurs procéduraux et axiomatiques permettra de dégager l’ordre probable de composition du texte et ainsi de comprendre de quelle façon Jean de Murs a utilisé ces modèles comme un outil dans sa réflexion.

Les sources de la tabula tabularum

  • 9 O. Weijers, Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (...)

9Il serait vain de dresser une liste des sources éventuelles qui auraient pu conduire Jean de Murs à commenter son propre texte tant il est vrai que le commentaire, sous de multiples formes, est un habitus intellectuel non seulement du milieu universitaire dans lequel travaille Jean de Murs, mais bien au-delà de tout le Moyen Âge depuis l’Antiquité tardive9.

  • 10 E. Poulle, Les tables alphonsines avec les canons de Jean de Saxe, Paris, CNRS éditions, 1984.
  • 11 J. Chabas et B.R. Goldstein, The Alfonsine Tables of Toledo, Dordrecht, Kluwer, 2003.
  • 12 F.S. Pedersen, The Toledan Tables : A Review of the Manuscripts and the Textual Versions with an Ed (...)

10Examinons donc d’abord le cas des textes astronomiques ou arithmétiques usuellement rédigés dans un style procédural. Les tables alphonsines avec les canons de Jean de Saxe, tels que les édite Emmanuel Poulle10, ne présentent pas de table de multiplication sexagésimale et de canon comparable à la Tabula tabularum. La version tolédane des canons alphonsins éditée par José Chabas et Bernard R. Goldstein11 ne présente pas non plus de canon comparable à la Tabula tabularum. En revanche, le corpus formé par les tables de Tolède présente une source qui aurait pu inspirer Jean de Murs. Il s’agit d’un court chapitre sur l’utilisation d’une table de multiplication sexagésimale pour l’interpolation linéaire. Ce chapitre est présent dans certains témoins des deux principales versions des canons aux tables de Tolède ayant circulé au Moyen Âge12.

  • 13 La question de la structuration de l’ouvrage en paragraphes, chapitres et parties telles que nous l (...)

Figure 1 : Matières traitées par les canons de la Tabula tabularum13

Introduction, comprenant une première annonce de plan conforme à celui adopté par les algorismes de fractions

1. Sur la multiplication

  1. Partie axiomatique sur la multiplication

  2. Partie procédurale sur la multiplication

Premier commentaire sur les liens entre division et multiplication

2. Sur la division

  1. Partie axiomatique sur la division

  2. Partie procédurale sur la division

Annonce du plan d’une troisième partie conforme à celui des algorismes d’entiers suivi d’un long commentaire sur les liens entre les différentes opérations arithmétiques

3. Sur l’extraction de racines carrées

  1. Commentaire sur la répartition des carrés parfaits

  2. Première procédure d’extraction de racine carrée

  3. Seconde procédure d’extraction de racine carrée

Première conclusion de l’ouvrage

4. Sur le calcul de parties proportionnelles

  1. Procédure concernant la « règle de trois » et son commentaire

  2. Procédure de calcul de la partie proportionnelle pour l’interpolation dans les tables astronomiques et son commentaire

Partie concernant la construction de la table
Seconde conclusion de l’ouvrage

  • 14 La date de 1320 est celle retenue par E. Poulle (voir E. Poulle, « John of Lignières », Dictionary (...)

11Il faut remarquer, aux côtés de ces grands corpus tabulaires, le travail des astronomes parisiens proches de Jean de Murs. Parmi ceux-ci, Jean de Lignières a lui aussi porté une attention particulière aux fractions sexagésimales. Les canons des Tabule magne peuvent être datés de 1320-1325 environ14. Ils contiennent un long passage sur l’addition et la soustraction des fractions sexagésimales, ainsi qu’un chapitre sur l’utilisation d’une table donnant les parties proportionnelles.

  • 15 L’Huillier, Le Quadripartitum Numerorum de Jean de Murs, p. 35.
  • 16 Ibid., p. 36.
  • 17 H. L. L. Busard, Het rekenen met breuken in de middeleuwen, in het bij zonder bii Johannes de Liner (...)

12Parmi les « algorismes », rédigés comme les canons des tables astronomiques dans un style procédural, ceux portant spécifiquement sur les fractions forment un groupe à part, notamment parce qu’ils ne présentent pas les opérations dans le même ordre que les algorismes d’entiers : ils commencent en général par la multiplication et la division au lieu de commencer par l’addition et la soustraction. On sait par des notes autographes dans les marges du manuscrit Paris, BnF, lat. 15461 que Jean de Murs a lu le Liber Algorismi de Jean de Tolède15. Le même moyen nous permet aussi de savoir que Jean de Murs a lu un autre petit texte du XIIIe siècle portant exclusivement sur les fractions sexagésimales dont l’incipit est Cum multos de numeris tractatus vidisses16. Il convient cependant de noter que l’on ne peut pas dater ces lectures et que la Tabula tabularum est une œuvre de jeunesse. Rédigé par Jean de Lignières, l’Algorismus minutiarum17, dont la datation est elle aussi incertaine, présente un algorisme complet des fractions sexagésimales et ordinaires qui a pu avoir des relations avec le texte de la Tabula tabularum.

  • 18 Une ancienne édition de ce texte se trouve dans J.O. Halliwell-Philipps, Rara arithmetica, Londres, (...)

13À côté de ces algorismes de fractions, le Tractatus de arte numerandi de Jean de Sacrobosco18, véritable manuel médiéval d’apprentissage du calcul sur les entiers et les fractions à l’aide des chiffres arabes, est nécessairement à l’arrière-plan de la démarche de Jean de Murs.

14Enfin le style même de rédaction des secteurs axiomatiques nous indique aussi des sources euclidiennes. On se tourne alors vers la version de Campanus de Novare des Éléments, notamment le livre VII, ou vers l’Arithmétique de Jordanus de Nemore.

Les parties procédurales et l’ordre de composition du texte

  • 19 E. Poulle, « Jean de Murs et les tables alphonsines », Archives d’histoire doctrinale et littéraire (...)

15Afin de pouvoir comprendre de quelle façon ces différents modèles d’écriture mathématiques ont guidé Jean de Murs dans sa volonté de faire d’une table de multiplication un outil universel de calcul, il est nécessaire d’essayer de retracer l’ordre de composition du texte. Nous n’obtiendrons pas de certitudes en cette matière, mais il est possible néanmoins de formuler des hypothèses plus que plausibles dans ce cas précis et plus généralement pour de nombreux textes de Jean de Murs. En effet, comme la plupart de ses éditeurs modernes l’ont remarqué, Jean de Murs ne polit pas ses textes qui circulent parfois dans différentes versions et portent souvent la trace de différentes phases de rédaction. Dans le domaine astronomique, ces caractéristiques mêmes avaient conduit Pierre Duhem à mal découper le texte de l’Expositio intentionis regis Alphonsii circa tabulas ejus et à en attribuer toute une partie à Guillaume de Saint-Cloud plutôt qu’à Jean de Murs19.

  • 20 Une première annonce de plan se trouve dès l’introduction de l’ouvrage : Secundum ordinem quo hic p (...)
  • 21 De exposicione tabule tabularum quantum ad ea que in mente mea occurrunt dicenda sufficiat ea que d (...)

16Une fois pris en compte, ces traits de l’écriture de Jean de Murs s’avèrent très informatifs pour l’historien. Dans le cas spécifique de la Tabula tabularum, plusieurs indices très simples permettent d’affirmer que le texte n’a pas été écrit d’un seul jet : tout d’abord, il comporte deux annonces de plans qui ne sont ni l’une ni l’autre exactes20 ; ensuite, il comprend deux conclusions, dont la première se trouve au milieu du texte21 ; enfin, et c’est en définitive l’indice le plus fécond, certains développements ne sont pas annoncés.

  • 22 Pour reprendre dans ses propres termes un exemple de Jean de Murs, il s’agit de trouver un nombre a(...)
  • 23 Pedersen, The Toledan Tables, vol. 1, p. 314.

17En effet, le quart final du texte est consacré au problème du calcul de la quatrième proportionnelle22. Cette opération est requise dans la manipulation des tables astronomiques à chaque fois qu’il est nécessaire d’interpoler entre deux entrées d’une table, et c’est précisément un cas particulier de cette procédure que l’on trouve dans les canons des tables de Tolède23. Ainsi, cette dernière partie n’a pas besoin d’être annoncée puisque dans un contexte astronomique, qui est bien celui de toutes les lectures connues de la Tabula tabularum, elle ne peut être absente. Il est donc légitime de penser que cette partie sur la quatrième proportionnelle, avec les descriptions de la table et de la façon de la construire, doit constituer le noyau originel du texte. Comment, à partir de ce point de départ modeste et classique, les différents modèles utilisés par Jean de Murs l’ont-ils conduit à un texte qui nous propose de calculer des racines carrées à l’aide d’une table de multiplication ?

  • 24 Ces passages sur la multiplication et la division ont nécessairement été rédigés après le noyau tab (...)

18Résoudre le problème de la quatrième proportionnelle suppose évidemment d’effectuer une multiplication et une division ; Jean de Murs a donc rédigé deux séries d’instructions permettant de réaliser ces opérations à l’aide de la table24. D’apparence anodine, cette initiative de Jean de Murs est pourtant l’élément déclencheur de tout le processus qui l’a finalement conduit à tenter de faire de sa table un outil universel de calcul. Décrire et comprendre ce processus vont permettre de présenter plus finement les relations entre les différents modèles qui ont nourri le travail de Jean de Murs.

  • 25 L’Algorismus minutiarum de Jean de Lignières est un exemple de ce lien entre nombre sexagésimaux et (...)

19Les sources astronomiques ne donnent pas d’instructions détaillées sur la manière d’effectuer une multiplication ou une division : ce travail est fait dans les algorismes. Ainsi, Jean de Murs, qu’il ait simplement fait appel à ses savoir-faire et à sa mémoire, ou qu’il se soit effectivement référé à des textes précis, a nécessairement glissé du contexte des textes astronomiques vers celui des algorismes. À cette première remarque sur les sources de la réflexion de Jean de Murs il faut en ajouter une seconde sur les nombres sexagésimaux. Ces nombres sont considérés comme une espèce particulière de fractions, propre au domaine astronomique, comme il existe d’autres familles de fractions pour les mesures de poids ou de longueurs par exemple. Ainsi, lorsque le calcul avec les nombres sexagésimaux est abordé, c’est en général dans les algorismes de fractions25. Cependant, les nombres sexagésimaux ont une dépendance très forte à l’égard des techniques de calcul sur les entiers avec les chiffres arabes, car dans le monde latin les soixante chiffres qui permettent de noter les fractions sexagésimales sont, comme c’est le cas encore aujourd’hui, les nombres entiers de 0 à 59 notés en chiffres arabes. Cette seconde remarque permet de comprendre que c’est à l’ensemble de la littérature d’algorisme et non à celle plus spécialisée portant sur les fractions que Jean de Murs se trouve confronté lorsqu’il entreprend de rédiger des séries d’instructions pour effectuer une multiplication et une addition à l’aide de sa table.

20Le plan même de son ouvrage garde la marque de cette double exposition. Si l’on omet la dernière partie du texte que nous avons déjà mentionnée, la Tabula tabularum commence à la manière des algorismes de fractions par présenter des procédures pour la multiplication et la division, puis, au lieu de poursuivre selon le plan classique des algorismes de fractions avec l’addition et la soustraction, elle présente une troisième partie qui, en fait, calque le plan des algorismes d’entiers à la manière de celui de Sacrobosco. Jean de Murs n’a pas su, ou n’a pas souhaité, résoudre la tension entre ces deux corpus de sources.

  • 26 Scilicet numeracio, addicio, subtraccio, duplicacio, mediacio, multiplicacio, divisio, progressio e (...)
  • 27 Sed tabulam in magis consideranti magis nova et mirabilia emergunt utilia circa numerosa aliasa ina (...)

21D’une façon plus significative encore, l’ouverture vers cette littérature entraîne un élargissement à la fois du champ des opérations arithmétiques qu’il devient possible d’envisager et du type de quantité auquel ces opérations peuvent être appliquées. Au-delà de la multiplication et de la division, nécessaires au calcul de la quatrième proportionnelle, se présentent l’addition, la soustraction, la médiation, la duplication, les calculs de carrés, de cubes et des racines éponymes, l’étude des progressions26. À l’évidence, une table de multiplication invite à la réflexion sur ces différentes opérations et sur leurs relations. Jean de Murs lui-même indique dans le texte : « Plus j’observe la table, plus y apparaissent des nouveautés et des merveilles utiles à propos des nombres que l’on ne trouve pas ailleurs27. »

22Plus encore, le statut même des quantités sur lesquelles ces différentes opérations sont effectuées est lui aussi étendu par ce changement de cadre de référence. Dans le cadre astronomique, nul besoin de s’interroger sur les fractions sexagésimales, sur l’ambiguïté de leur rapport aux calculs sur les entiers avec les chiffres arabes, enfin sur leur rapport aux quantités angulaires continues qu’elles représentent. Une fois situé dans l’horizon des algorismes d’entiers et de fractions, la situation est toute différente et il apparaît clairement que les nombres sexagésimaux peuvent représenter non seulement les entiers, mais aussi les fractions d’entiers, et qu’il devient possible d’envisager une sorte d’unification des techniques de calculs avec les chiffres arabes par le truchement des nombres sexagésimaux. Ainsi, le passage d’un type de modèle, les canons des tables astronomiques, à un autre, les algorismes de fractions et d’entiers, induit naturellement une modification profonde de l’horizon de réflexion de Jean de Murs et, partant, un changement des relations et du statut des objets mathématiques de son travail. Plus fermement ancré dans un environnement numérique, le rapport problématique des nombres sexagésimaux aux quantités continues devient plus évident.

Les parties axiomatiques et l’ordre de composition du texte

23Jean de Murs a de fait explicitement discuté ces questions mathématiques par la rédaction de commentaires, puis, probablement dans un second temps, par l’adjonction de parties axiomatiques pour les procédures initiales de multiplication et de division.

24La rédaction de commentaires paraît tout à fait adaptée pour rendre compte d’une réflexion sur la nature des opérations arithmétiques et le statut des objets auxquels ces opérations sont appliquées. Il semble plus surprenant, en revanche, que l’utilisation d’un style axiomatique puisse remplir les mêmes fonctions. Comprendre en profondeur ce fait et les raisons de l’utilisation du modèle d’écriture euclidien est l’un des objets de cette étude et nous y reviendrons en conclusion. Il est cependant possible d’énoncer dès maintenant quelques remarques formelles. Arrêtons-nous donc une première fois sur cette question.

  • 28 H. L. L. Busard, Jordanus de Nemore, De Elementis Arithmetice Artis. A Medieval Treatise on Number (...)
  • 29 Sur cet algorisme, voir L’Huillier, Le Quadripartitum Numerorum de Jean de Murs.

25Remarquons tout d’abord que Jean de Murs n’est pas le premier, tant s’en faut, à utiliser un style axiomatique pour traiter de nombres : le livre VII des Éléments d’Euclide est le précédent le plus évident, mais, plus proche de Jean de Murs, Jordanus de Nemore, dans son De arithmetica, utilise un style et des contenus provenant à la fois d’Euclide et de Boèce28, et un algorisme des fractions écrit par maître Gernardus est lui aussi rédigé dans le style euclidien29.

  • 30 Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635 (ms. Paris, BnF, lat 7401, p. 115). Notons l’ajo (...)
  • 31 Omne totum est maius sua parte (ibid., p. 635 ; ms. Paris, BnF, lat 7401, p. 115).

26Dans la Tabula tabularum, les secteurs en style axiomatique sont caractérisés par plusieurs traits spécifiques. Ce style axiomatique est d’abord marqué par la présence d’un vocabulaire particulier permettant de désigner les différentes sortes de principes. Il est repris aux Éléments d’Euclide : dignitates, diffiniciones, petitiones, supposiciones30. Ensuite, le style axiomatique est marqué par l’utilisation de certaines propositions fondamentales, partagées à l’époque par la philosophie naturelle et les mathématiques, comme par exemple, la première dignitas (notion commune) qui ouvre le secteur axiomatique sur la multiplication qui affirme : « Toute totalité est plus grande que sa partie31. »

  • 32 Divisio est maioris numeri in tot partes distribucio quot sunt unitates in minori (Porres, Les tabl (...)

27Enfin, le style axiomatique est aussi signalé par l’utilisation d’une série de propositions courtes, affirmatives et descriptives, permettant de créer un domaine d’objets spécifiques. Ainsi, la première définition du secteur axiomatique sur la division indique, en reprenant l’expression à l’Algorisme de Sacrobosco : « La division est le partage du plus grand nombre en autant de parties qu’il y a d’unités dans le plus petit32. »

  • 33 Pour un exemple précis sommairement décrit, voir la partie sur la prise de racine carrée à la fin d (...)

28Cependant, de la même façon que les procédures trouvées dans les algorismes ont dû être adaptées au contexte tabulaire33, le style axiomatique se trouve lui aussi altéré par le contexte particulier dans lequel il intervient. Ce contexte lui préexiste donc nécessairement.

  • 34 H. L. L. Busard, Campanus of Novara and Euclid’s Elements, Stuttgart, Franz Steiner, 2005.

29L’ordre des différents types de principes est différent dans le secteur axiomatique sur la multiplication (notions communes, définitions, demandes, suppositions) et dans le secteur axiomatique sur la division (demandes, définitions, notions communes) ; il n’est, de plus, jamais conforme à l’ordre classique des Éléments tel qu’on le trouve dans la version de Campanus de Novare (définitions, demandes, notions communes)34. Sans même tenter d’interpréter dans le détail ces changements dans l’ordre des principes, on peut noter le relâchement qu’ils impliquent dans la structure logique des principes, comme une anomalie.

  • 35 Ce phénomène est particulièrement manifeste dans les parties axiomatiques portant sur la nature des (...)
  • 36 Omni multiplicacioni aliqualis addicio […] correspondet (Porres, Les tables astronomiques, vol. III (...)
  • 37 Cum integrum in integrum ducitur maius et numero et quantitate productum compositum generatur (ibid (...)
  • 38 On ne peut pas « additionner » un nombre négatif puisque ces derniers « n’existent » pas.

30Plus significativement, ces principes ne sont pas articulés à des propositions ou à des problèmes dont ils permettraient de justifier les solutions ou les démonstrations, mais ils précisent la nature des objets manipulés dans les parties procédurales, la signification et l’effet de ces manipulations35. Cette fonction de commentaire n’existe pas seulement vis-à-vis des parties procédurales, mais est en quelque sorte constitutive de la structure des secteurs axiomatiques : dans leur contenu même, certains principes sont des précisions et des commentaires à propos de principes précédents. Ainsi, par exemple, la dernière dignitas (notion commune) du secteur axiomatique sur la multiplication affirme : « Quelque addition correspond à chaque multiplication36. » Quelques lignes plus loin, la première petitio (demande) du même secteur axiomatique indique : « Par la multiplication d’un entier par un entier on en génère un produit composé plus grand et en nombre et en quantité37. » Sachant que les additions sont caractérisées par le fait qu’elles aboutissent toujours à des augmentations38, cette seconde proposition peut bien être comprise comme un commentaire et une précision apportés à la première puisqu’elle nous indique quel type de multiplication aboutit à une augmentation et nous permet ainsi de comprendre pourquoi les multiplications sont une espèce de l’addition.

  • 39 Integris extensis per fractiones idem genus provenit fractionis (ibid.).

31Enfin, les parties axiomatiques contiennent parfois des propositions qui ont probablement été extraites des parties procédurales où elles devaient se trouver initialement. Par exemple, la troisième demande du secteur axiomatique sur la multiplication indique : « Un même genre de fractions est produit lorsque des entiers sont multipliés par des fractions39. »

32Elle est suivie par une autre demande indiquant la nature du résultat d’une multiplication de deux fractions. Ces deux demandes permettent d’utiliser la table pour manipuler des nombres sexagésimaux à plus de deux positions et sont au fondement de toutes les procédures proposées par Jean de Murs.

33Cette analyse de l’écriture particulière de la Tabula tabularum nous permet de bien documenter un exemple particulier d’innovation mathématique pour la période médiévale. Elle a l’avantage de distinguer, même si c’est de manière conjecturale, la part qui revient à l’initiative de l’individu (ici la conception par Jean de Murs de procédures de calcul pour la multiplication et la division) de celle qui revient à l’existence objective d’un certain nombre de modèles distincts et susceptibles d’interactions diverses (ici les corpus tabulaires, les corpus d’algorismes, les corpus d’arithmétique théorique axiomatisée). Elle pointe enfin vers une dimension plus conceptuelle qui tient aux questions mathématiques que la confrontation entre la démarche individuelle de Jean de Murs et l’existence des modèles à partir desquels il doit réfléchir ne manque pas de soulever. C’est à ces questions que nous consacrons maintenant la dernière partie de cet article ; celle-ci nous permettra de documenter autour de deux exemples précis les fonctions créatrices et heuristiques des modèles.

Nombres et opérations arithmétiques dans la tabula tabularum

34De la discussion précédente émergent deux thèmes mathématiques à propos desquels le travail de Jean de Murs dans la Tabula tabularum s’avère particulièrement significatif : la nature et les relations entre les différentes opérations arithmétiques ; la nature et les relations entre les différentes quantités (numériques) sur lesquelles sont effectuées ces opérations. Bien que les deux thèmes soient évidemment liés de bien des manières, nous les aborderons ici successivement en suivant pour notre analyse l’ordre de composition du texte que nous venons de mettre en évidence.

La réflexion de Jean de Murs sur les opérations arithmétiques

35La première étape de la réflexion de Jean de Murs sur les opérations arithmétiques se fait en relation directe avec la table par la rédaction de procédures de calcul des multiplications et des divisions. Ces procédures sont exactement conformes à ce que nous en attendons, de sorte qu’une paraphrase sera suffisante pour notre argument.

36Pour multiplier deux nombres, il faut placer le premier sur la première colonne et le second sur la première ligne, puis lire leur produit à l’intersection de la ligne et de la colonne ainsi déterminées. Si les nombres à multiplier comportent plus de deux niveaux sexagésimaux, il faut réitérer cette opération autant de fois que nécessaire et additionner les résultats obtenus chacun selon son rang. Pour diviser deux nombres, il faut chercher le diviseur sur la première colonne, puis le dividende sur la ligne ainsi déterminée, le quotient se trouve alors sur la première ligne de la table dans la même colonne que le diviseur. Cependant si le dividende ne se trouve pas exactement, il faut prendre le nombre immédiatement inférieur puis prendre la première partie du quotient de la même façon que précédemment. Il faut ensuite réitérer la procédure avec le reste comme nouveau dividende.

  • 40 Jean de Murs propose l’exemple de la division de 1;14 par 3 qui donne en deux lectures le résultat (...)

37Puisqu’elle implique une lecture inversée de la table, la procédure de division marque de manière assez nette une symétrie avec celle de la multiplication. Néanmoins, le fait que certaines divisions ne soient pas exactes et donc ne peuvent être achevées devrait marquer une altérité très forte. Dans sa présentation des procédures, Jean de Murs passe ce cas sous silence et met donc en valeur la symétrie des deux opérations40.

38Il semble bien que la volonté d’établir la réciprocité des deux opérations ait constitué l’un des axes principaux de la réflexion de Jean de Murs sur les opérations arithmétiques. En témoigne la première série de remarques qu’il présente sur les liens entre les différentes opérations dans ses commentaires au début de la troisième partie de l’ouvrage :

  • 41 Ita cuma in hac tabula multiplicacio sit contenta, quam sine addicione impossibile est fieri, cum i (...)

Ainsi, cette table contient la multiplication, et puisque sans l’addition il est impossible qu’elle soit, car dans sa définition elle est mise pour le genre, il n’y a pas plus à douter que cette table contienne aussi l’addition. De cette affirmation il ressort clairement qu’elle contient la soustraction puisque l’addition et la soustraction se trouvent être à la manière d’une composition et d’une division, à ce qu’il semble, [sont clairement comme la composition et la division] et d’une certaine manière imitent la nature des relatifs puisque qui connaît l’une connaît les deux, comme de deux mouvements contraires et droits, comme avancer et reculer, dont l’un rétrogradant à partir de la simplicité tend au plus composé, tandis que l’autre au contraire tend vers le plus simple par le détachement des parties, de même pour l’addition et la soustraction de nombres entiers. Ainsi, il ne peut advenir que se produise une division sans soustraction ni une multiplication sans addition, et il est connu déjà que là est aussi contenue la division, donc on ne peut soustraire la soustraction de la table susdite41.

39Ce passage assez dense fait référence de manière précise à un certain nombre d’outils logiques usuels de la tradition aristotélicienne pour organiser et décrire les relations entre les différentes opérations arithmétiques dans le contexte de la table. Nous y avons distingué trois paragraphes afin de les mettre en évidence. Le premier paragraphe donne le ton général. Nous y apprenons tout d’abord que la multiplication est une espèce de l’addition puisque cette dernière est posée comme genre dans la définition de la première. Nous y apprenons de plus que la présence dans la table de l’espèce, la multiplication, implique nécessairement la présence du genre qui la subsume. Une seconde série d’arguments fondée cette fois sur la notion de contrariété, permet d’affirmer la présence de la soustraction dans la table. Jean de Murs présente alors des arguments plus métaphoriques et parfaitement clairs exprimant la réciprocité des deux opérations. La fin du passage reprend les arguments logiques de la première partie pour déduire la présence de la soustraction de celle de la division. La suite du passage poursuit dans le même esprit autour des opérations de duplication et de médiation. Finalement on aboutit au schéma suivant :

Réciprocité

Genre

Addition

Soustraction

Espèce

Multiplication

Division

Sous-espèce

Duplication

Médiation

40Cette structure permet à Jean de Murs d’organiser les relations entre les principales opérations arithmétiques de façon à ce que la présence de l’une d’entre elles dans la table entraîne celle de toutes les autres, justifiant par là son projet de faire de cette table, et des nombres sexagésimaux qui la constituent, des outils universels de calculs.

  • 42 Notamment les canons des Tabule magne de Jean de Lignières et les Tabule permanentes de Jean de Mur (...)

41Si l’élaboration de cette structure est remarquable, elle est considérablement affaiblie par le fait qu’elle passe sous silence des dissymétries évidentes et importantes entre addition et soustraction d’une part, et entre division et multiplication d’autre part. La dissymétrie entre l’addition et la soustraction tient au fait qu’il n’est pas possible de soustraire le plus grand du plus petit. Jean de Murs n’aborde pas ce problème dans la Tabula tabularum, mais d’autres écrits astronomiques de la même période l’abordent, quoique d’une façon originale42. La dissymétrie entre multiplication et division est double : comme dans le cas de la soustraction, il est en principe impossible de diviser un plus petit par un plus grand ; certaines divisions ne sont pas exactes et ne peuvent être achevées. Au contraire des précédentes, ces deux difficultés sont travaillées par le texte.

42Bien que l’essentiel du traitement de ces problématiques doive être effectué via une réflexion sur la nature des nombres, une part provient des opérations arithmétiques elles-mêmes et de leurs relations dans les parties axiomatiques portant sur la multiplication et sur la division. Ainsi, parmi les notions communes introduisant la procédure de multiplication, on trouve ces formulations :

  • 43 Quidquam per unum multiplicatur se ipsum producit. Quidquam per minus uno minus se ipso procreat. U (...)

Celui qui est multiplié par un se reproduit lui-même ; celui qui est multiplié par moins que un produit un plus petit que lui ; l’un et les entiers se correspondent. Les plus petits que un et les fractions se correspondent43.

43Usuellement, l’addition est conçue comme devant aboutir à une augmentation et la soustraction à une diminution. Il en va naturellement de même pour la multiplication et pour la division. C’est la raison pour laquelle l’addition est le genre qui contient comme espèce la multiplication et la duplication. Le passage que nous venons de citer montre que Jean de Murs se sent en mesure, pour la multiplication, de dépasser ces conceptions : une multiplication peut aboutir à une diminution. Ce passage nous donne, en outre, une clef pour comprendre ce qui lui permet d’envisager ces situations.

44Il y a manifestement une réflexion sur la notion d’unité comme le montrent la reconnaissance de sa neutralité vis-à-vis de la multiplication. Cette réflexion sur la notion d’unité est faite en relation avec les quantités continues. Un bref commentaire de transition entre le premier chapitre sur la multiplication et le second sur la division résume bien les différents éléments que nous venons de souligner et permet de mieux comprendre les liens que les réflexions sur la notion d’unité entretiennent avec les quantités continues :

  • 44 « Multiplicacio autem in composicionem tendit, divisio veroa in resolucionem et distribucionem toci (...)

Or la multiplication tend vers la composition, la division, au contraire, vers la résolution et la distribution du tout en partie. En effet, la multiplication est d’une certaine manière positive, car elle génère la forme du nombre et d’une autre manière privative, car par l’augmentation du nombre elle sépare le continu ; car plus le nombre croît, plus la magnitude continue diminue. De la même manière, la division d’un côté diminue et de l’autre apporte44.

  • 45 Aristote traite de la définition des quantités continues et de leurs propriétés principalement en P (...)

45L’extrait souligne nettement deux éléments : la réciprocité des deux opérations ; le rapport inversé des deux opérations aux quantités continues et discrètes. On voit en outre clairement que sur ce second point, Jean de Murs reprend les deux manières classiques de dériver les nombres entiers : par division, potentiellement infinie, d’une quantité continue en unités de plus en plus petites ; par addition, potentiellement infinie, d’unités abstraites de plus en plus nombreuses. Ces deux définitions vont constituer le cœur de la réflexion de Jean de Murs sur la nature des nombres dans la Tabula tabularum45. Toutefois, avant d’atteindre ces hauteurs spéculatives, revenons à des considérations plus simples sur la structure des objets numériques rencontrés dans le texte.

La réflexion de Jean de Murs sur les nombres

46Les objets numériques fondamentaux rencontrés dans la Tabula tabularum sont des nombres sexagésimaux à deux places, c’est-à-dire des expressions du type « 56;47 » ou « 4;24 », etc. Il faut lire ces expressions en considérant que chaque unité du nombre situé à gauche représente 60 unités du nombre situé à droite. Il s’agit donc bien de nombres au sens médiéval de collections d’unités, mais de nombres complexes composés de collections de deux unités distinctes ayant entre elles un rapport déterminé. Les deux expressions que nous avons citées en exemple peuvent donc s’exprimer plus classiquement sous forme décimale comme les nombres 3407 et 264, résultats des opérations 56x60+47 et 4x60+24.

  • 46 Cette ambiguïté ne joue pas seulement au niveau de la notation des nombres, mais aussi au niveau du (...)

47Comme nous l’avons fait remarquer brièvement dans la seconde partie de cette étude, il convient de distinguer, et les auteurs médiévaux le font très bien, les chiffres qui servent à noter le nombre du nombre lui-même : ainsi dans l’écriture décimale classique, les chiffres sont les signes de 0 à 9 et ils sont utilisés pour écrire les nombres au moyen d’un codage positionnel. Les expressions sexagésimales que nous rencontrons dans la Tabula tabularum sont intéressantes lorsqu’on les considère sous cet angle puisque les chiffres sexagésimaux, dans nos exemples – 56, 47, 4 et 24 – sont des nombres décimaux46.

  • 47 Il indique simplement qu’un nombre quelconque peut compter (numerare) tant un entier qu’une fractio (...)
  • 48 Poulle, Les tables alphonsines, p. 30.

48En outre, ces nombres sexagésimaux à deux places sont en effet utilisés pour effectuer de manière récursive des opérations sur des nombres et fractions sexagésimaux quelconques. Jean de Murs n’expose qu’en passant le dispositif d’interprétation qui lui permet d’utiliser ces nombres de cette manière47. Il ressort cependant clairement des passages décrivant les procédés de calculs que ce principe est de considérer les nombres sexagésimaux à deux positions présents dans la table comme à « unités flottantes ». Suivant l’opération qui doit être effectuée, la plus petite unité représente des degrés, des minutes, des tierces ou des secondes. Ce principe est clairement utilisé, de manière implicite, dans les procédures de calculs de multiplication et de division et sera adopté uniformément dans une grande partie des tables alphonsines en langue latine constituant l’une de leurs spécificités48.

49Un troisième et dernier niveau d’interprétation vient se superposer finalement aux deux premiers aspects que nous venons de présenter. C’est grâce à lui que Jean de Murs peut faire de sa table un outil universel d’algorisme. Il l’expose donc clairement dans la première partie euclidienne de son texte :

  • 49 Supposiciones : Gradus dicitur integrus simile unitati. Minutum dicitur integri immediata fractio q (...)

Suppositions : le degré entier est dit semblable à l’unité ; la minute est dite fraction immédiate de l’unité, comme moins d’un ; la seconde, la tierce, la quarte sont dites fractions de fractions en poursuivant aussi longtemps qu’il est souhaitable et que la nature de la chose permet la division49.

50Ce dernier niveau d’interprétation, à ma connaissance propre à Jean de Murs et même spécifique à ce texte, permet en principe d’écrire un nombre entier, ou un nombre entier et des fractions ordinaires, sous forme sexagésimale. Jean de Murs ne propose pas directement de telles transformations d’écriture dans son texte. Nous en rencontrons cependant certaines lors des manipulations effectuées sur ces nombres. Selon ce système, le nombre 124+1/3 s’écrit en notation sexagésimale 2,4 ; 20, le point virgule marquant la place des degrés et de l’unité des entiers.

  • 50 Si tous les types de nombres peuvent bel et bien être exprimés, il n’en va pas de même bien entendu (...)

51Les différents niveaux d’interprétation se superposent les uns aux autres pour former en définitive un objet numérique complexe mêlant écritures décimale et sexagésimale et permettant d’exprimer, au moins de manière approchée, sous une seule et même convention, tous les types de nombres et de fractions manipulés classiquement dans les algorismes médiévaux50.

52La construction complexe que réalise Jean de Murs repose en grande partie sur une conception particulière de la notion d’unité que l’on peut caractériser à l’aide des trois affirmations suivantes :

  1. une quantité numérique peut être constituée de collections d’unités de types différents ;

  2. momentanément et pour certaines parties des procédures de calcul, les quantités sexagésimales sont constituées de collections d’unités « flottantes » ;

  3. quel que soit le niveau de division sexagésimale auquel on se trouve, il est toujours possible de considérer une unité de niveau inférieur ou une unité sexagésimale de niveau supérieur.

  • 51 C. Proust, « Quantifier et calculer : usages des nombres à Nippur », Revue d’Histoire des Mathémati (...)

53Jean de Murs retrouve ici un ensemble de propriétés inhérentes aux systèmes numériques sexagésimaux dès leurs origines mésopotamiennes51. Ainsi, ce qui est important historiquement n’est pas tant la présence de ces propriétés que leur formulation explicite et les réflexions que cette formulation suscite dans le contexte spécifique où ces énonciations apparaissent.

  • 52 En cela, cette œuvre est bien un produit caractéristique de la Faculté des Arts de l’Université de (...)

54Le trait propre de la Tabula tabularum est la sortie effectuée dans ce texte hors du cadre strict des textes d’astronomie pratique, d’abord vers les algorismes, puis vers les arithmétiques plus théoriques ou même certains textes aristotéliciens52. Le premier de ces déplacements, vers les algorismes, rend particulièrement problématique la dernière des trois propriétés qui caractérisent le système numérique utilisé par la Tabula tabularum. Le problème peut d’autant moins être esquivé qu’il surgit explicitement dans les procédures mêmes permettant de réaliser des opérations telles que la division ou la prise de racine. La partie précédente nous a montré que, dans le cadre de sa réflexion sur la nature des opérations arithmétiques, Jean de Murs associe cette problématique à celle des deux possibilités de générations du nombre : par addition d’unités abstraites ou par division d’un continu. Notre astronome poursuit cette réflexion directement au niveau de la nature des objets numériques.

  • 53 […] usque ad minimas fractiones eo modo quo poteris vicinius veritati (Porres, Les tables astro nom (...)
  • 54 Léonard de Pise, Liber abaci, chap. 14. 2. On peut consulter la traduction anglaise de L.E. Sigler, (...)

55C’est à l’occasion d’un commentaire sur la procédure de prise de racine carrée que Jean de Murs fait une première remarque intéressante à ce sujet. Dans un premier temps, il observe que les carrés se trouvent sur la diagonale et propose une procédure qui calque celle de la division : si l’on cherche la racine d’un nombre qui n’est pas un carré parfait, on prend la racine du carré parfait qui lui est immédiatement inférieur puis on recommence l’opération avec le reste et on poursuit la procédure jusqu’aux plus petites fractions de manière à être proche de la vérité53. Bien entendu cette procédure est erronée et lorsqu’il passe ensuite à un exemple numérique, il applique une tout autre procédure empruntée à Léonard de Pise54. Avec cette procédure, Jean de Murs se heurte aux limites conceptuelles de sa propre entreprise. Il n’est donc pas étonnant que les commentaires que cette procédure suscite soient intéressants :

  • 55 Nam sunt aliqui numeri qui non possunt quadrari cum continuum ex cuius divisione causatur numerus, (...)

Il y a en effet des nombres qui ne peuvent être carrés, car c’est le continu qui par la division cause le nombre qui sans le continu ne serait pas dans les choses divisé en toujours divisibles. En effet, la nature du corps physique dans lequel est le nombre comme dans une chose se termine à un minimum tel que l’omission d’une partie ne produit pas d’erreur sensible55.

  • 56 C. Lüthy, J. E. Murdoch et W. R. Newman, Late Medieval and Early Modern Corpuscular Matter Theories(...)
  • 57 Les critères que doivent respecter les objets choisis comme unités dans un domaine particulier sont (...)

56Ce passage suit immédiatement celui dans lequel Jean de Murs décrit sa procédure récursive de calcul de racine carrée et précède l’exemple numérique qui ne la met pas en application. Très riche, cet extrait pourrait être commenté dans bien des directions. Par exemple, Jean de Murs se réfère à la doctrine dite des Minima naturalia pour justifier le fait qu’il existe une limite à la division des corps physiques56. La fin du passage pourrait aussi être développée de façon à préciser le lien effectué entre l’utilisation d’approximations en astronomie avec l’une des discussions que propose Aristote sur les critères de choix d’une unité pour une grandeur particulière : en effet, selon les critères aristotéliciens de choix de l’unité, celle-ci doit être le plus petit élément distinguable par les sens57. Sans nous engager sur ces chemins de traverse, soulignons simplement qu’entre les deux possibilités de génération du nombre, Jean de Murs choisit clairement : les nombres sexagésimaux sont causés par la division des quantités continues. Ces quantités continues sont dans les corps, il y a donc une limite naturelle à la division de ces quantités. Les nombres et fractions sexagésimaux sont bien des collections d’unités. Il s’agit donc de quantités discrètes. Ces unités cependant ont des propriétés bien particulières et sont très liées à la fois à la quantité continue et aux objets physiques.

57Ces deux caractéristiques font des nombres sexagésimaux des objets mathématiques très particuliers dans le champ de l’arithmétique. Ce choix permet à Jean de Murs sinon de résoudre, au moins de contourner les deux obstacles auxquels il s’est heurté : les procédures de division et de prise de racine carrée ont une limite naturelle et elles ne peuvent dans certains cas qu’être voisines de la vérité, la limite physique de division des unités interdisant l’exactitude.

  • 58 Omne unum in semper divisibilia divisibilea reputatur [a. divisibile om. in P] (ms. Paris, BnF, lat (...)

58C’est dès l’ouverture de son texte, dans la partie axiomatique sur la multiplication, qu’il formule partiellement cette position d’une manière ramassée et provocante, en associant clairement la notion d’unité à la définition que donne Aristote des quantités continues : « Toute unité est considérée comme toujours divisible par des divisibles58. »

  • 59 Jean de Murs était sensible à ce type de motivations puisque c’est précisément ce style axiomatisé (...)

59Cette dernière citation nous permet finalement de revenir, par deux nouvelles remarques, sur le rôle et la fonction des secteurs axiomatiques du texte. Tout d’abord, la complexité des problématiques mathématiques soulevées, l’échec aussi des tentatives autour de la procédure de calcul des racines carrées appelaient pour leur dépassement l’utilisation d’un style d’écriture à la fois plus précis, plus compact et susceptible d’une structuration logique plus forte. Si elle avait abouti, c’est-à-dire si elle avait conduit à une réécriture des secteurs procéduraux du texte (qui ne renvoient jamais aux secteurs axiomatiques), cette axiomatisation aurait élevé l’art du calcul avec la « table des tables » au statut de science démonstrative, légitimant du même coup la possibilité de son enseignement59.

Conclusion

60Par son originalité méthodologique et doctrinale, la Tabula tabularum est un document remarquable. L’analyse qui vient d’en être proposée permet de saisir la manière singulière dont l’innovation mathématique s’y présente, au point de rencontre entre la démarche particulière d’un auteur et le réseau complexe de modèles dans lequel il doit inscrire son travail. Partant des modèles procéduraux simples des canons astronomiques, Jean de Murs se trouve emporté, de par sa démarche, vers les algorismes de fractions et les algorismes d’entiers. Sans que le style d’écriture mathématique ait fondamentalement changé, ces textes sont tous procéduraux ; ces différents modèles et leurs confrontations conduisent à un élargissement à la fois des objets manipulés et des opérations effectuées. Les questions mathématiques posées par cet élargissement de l’horizon de travail entraînent à nouveau Jean de Murs vers d’autres modèles, d’une façon ou d’une autre liés à l’enseignement et à la tâche générale de l’éclaircissement des concepts et des notions : le commentaire et le style axiomatique. À l’intérieur de ces modèles, des positions originales sur le statut des nombres et des opérations arithmétiques sont formulées.

61Nous avons tenté aussi de montrer que le texte peut être questionné de bien d’autres façons : les procédures proposées et l’influence sur elles du contexte tabulaire, les jeux lexicaux, le rapport au corpus aristotélicien, autant de pistes qui parmi bien d’autres n’ont été qu’effleurées ici. Nous espérons ainsi montrer que l’histoire des mathématiques anciennes ne peut pas se couper des sources astronomiques qui ont leur manière propre de présenter et de travailler les grandes lignes de tension conceptuelle qui font évoluer la discipline mathématique.

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Notes

1 G. L’Huillier, Le Quadripartitum Numerorum de Jean De Murs. Introduction et édition critique, Genève, Droz, 1990.

2 H. L. L. Busard, De Arte Mensurandi : A Geometrical Handbook of the Fourteenth Century, Stuttgart, Franz Steiner, 1998.

3 L’ensemble des travaux de Jean de Murs sur la musique est traduit dans C. Meyer, Jean de Murs. Écrits sur la musique, Paris, CNRS éditions, 2001.

4 Beatriz Porres de Mateo a édité une version de ce texte en annexe de sa thèse, Les tables astronomiques de Jean de Gmunden. Édition et étude comparative, doctorat de l’E.P.H.E., D. Jacquart (dir.), 2003, vol. III, p. 635-642, d’après les deux derniers manuscrits. Remercions-la ici chaleureusement de nous avoir transmis une copie de ses travaux. Nous avons en plus utilisé le témoin parisien dont nous donnons les variantes par rapport à l’édition de Beatriz Porres de Mateo dans chaque citation.

5 L’un de ces témoins, le manuscrit de Berlin, est pour nous remarquable, car il fait suivre le texte de Jean de Murs de trois petits problèmes de calcul dont l’un porte sur les intérêts composés. Il atteste ainsi une lecture mathématique du texte.

6 F.S. Benjamin et G.J. Toomer, Campanus of Novara and Medieval Planetary Theory. Theorica Planetarum, Madison, University of Wisconsin Press, 1971, p. 85.

7 Ainsi, d’une certaine façon, cette table est éphémère, sans être pour autant le simple support d’un calcul.

8 Sur ce commentaire, voir Porres, Les tables astronomiques, vol. I, p. 90, 120 et 129 ; vol. III, p. 552 et 627-634.

9 O. Weijers, Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (XIIIe-XIVe siècles), Turnhout, Brepols, 1996.

10 E. Poulle, Les tables alphonsines avec les canons de Jean de Saxe, Paris, CNRS éditions, 1984.

11 J. Chabas et B.R. Goldstein, The Alfonsine Tables of Toledo, Dordrecht, Kluwer, 2003.

12 F.S. Pedersen, The Toledan Tables : A Review of the Manuscripts and the Textual Versions with an Edition, Copenhague, Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, 2003, vol. 1, p. 314. Parmi les quatre témoins recensés par Pedersen, trois semblent être anglais, le quatrième est de provenance inconnue ; tous sont datés de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle.

13 La question de la structuration de l’ouvrage en paragraphes, chapitres et parties telles que nous la transmet la tradition manuscrite du texte est ici distinguée de celle des matières abordées par Jean de Murs et du modèle d’écriture qu’il utilise pour traiter ces matières. Les deux questions sont partiellement liées et la première est brièvement évoquée plus loin (cf. notes 20 et 21 en particulier). Cependant c’est la seconde question qui nous importe prioritairement dans cette étude.

14 La date de 1320 est celle retenue par E. Poulle (voir E. Poulle, « John of Lignières », Dictionary of Scientific Biography, éd. C. C. Gillispie, New York, Charles Scribner’s Sons, 1970-1980, ici 1973). Cette datation est fondée sur le début de la liste des apogées. La datation 1325 est retenue par Chabas et Goldstein (The Alfonsine Tables of Toledo) sur la base d’une dédicace de l’ouvrage à Robert le Lombard, évêque de Glasgow en 1325.

15 L’Huillier, Le Quadripartitum Numerorum de Jean de Murs, p. 35.

16 Ibid., p. 36.

17 H. L. L. Busard, Het rekenen met breuken in de middeleuwen, in het bij zonder bii Johannes de Lineriis, Bruxelles, 1968.

18 Une ancienne édition de ce texte se trouve dans J.O. Halliwell-Philipps, Rara arithmetica, Londres, S. Maynard, 1841. Sur l’enseignement de l’arithmétique dans les universités médiévales, voir le travail ancien mais toujours stimulant de G. Beaujouan, « L’enseignement de l’arithmétique élémentaire à l’université de Paris au XIIIe et XIVe siècle », Hommage à Millas Vallicrosa, Barcelone, C.S.I.C., 1954, t. 1, p. 93-124.

19 E. Poulle, « Jean de Murs et les tables alphonsines », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 47, 1980, p. 241-271.

20 Une première annonce de plan se trouve dès l’introduction de l’ouvrage : Secundum ordinem quo hic patet : […] de qualibet specie numerandi. (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 115 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635). Elle comporte 9 parties dans le manuscrit parisien et seulement 8 dans l’édition établie par Porres. Le manuscrit parisien ne distingue pas les différents chapitres par la suite dans le texte, tandis que l’édition établie par Porres propose une numérotation jusqu’au chapitre 5. On trouve ensuite une seconde annonce de plan, au milieu de l’ouvrage : De ultimo tituloa volo breviter expedire […] et radicum extraccio [a. capitulo P] (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 119 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 638). Cette seconde annonce est tout aussi problématique que la première pour deux raisons au moins. Tout d’abord, le chapitre qu’elle annonce n’est pas mentionné dans l’annonce de plan initial. Ensuite, il ne s’agit absolument pas de la dernière partie du texte qui se poursuit au-delà autour de la question du calcul des parties proportionnelles.

21 De exposicione tabule tabularum quantum ad ea que in mente mea occurrunt dicenda sufficiat ea que dicta sunt (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 121 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 640).

22 Pour reprendre dans ses propres termes un exemple de Jean de Murs, il s’agit de trouver un nombre a dont le rapport à 30 est comme celui que l’on trouve entre 20 et 60.

23 Pedersen, The Toledan Tables, vol. 1, p. 314.

24 Ces passages sur la multiplication et la division ont nécessairement été rédigés après le noyau tabulaire de l’ouvrage car les procédures décrites sont adaptées à l’usage de la table.

25 L’Algorismus minutiarum de Jean de Lignières est un exemple de ce lien entre nombre sexagésimaux et fractions.

26 Scilicet numeracio, addicio, subtraccio, duplicacio, mediacio, multiplicacio, divisio, progressio et radicum extraccio (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 119 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 638).

27 Sed tabulam in magis consideranti magis nova et mirabilia emergunt utilia circa numerosa aliasa inaudita [a. et P] (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 120 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 639).

28 H. L. L. Busard, Jordanus de Nemore, De Elementis Arithmetice Artis. A Medieval Treatise on Number Theory, Stuttgart, Franz Steiner, 1991, 2 vol.

29 Sur cet algorisme, voir L’Huillier, Le Quadripartitum Numerorum de Jean de Murs.

30 Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635 (ms. Paris, BnF, lat 7401, p. 115). Notons l’ajout de cette catégorie de « suppositions ».

31 Omne totum est maius sua parte (ibid., p. 635 ; ms. Paris, BnF, lat 7401, p. 115).

32 Divisio est maioris numeri in tot partes distribucio quot sunt unitates in minori (Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 637 ; ms. Paris, BnF, lat 7401, p. 118). Notons que les objets définis ici sont des opérations arithmétiques ; le cas est identique dans le secteur axiomatique introduisant la procédure de calcul des multiplications.

33 Pour un exemple précis sommairement décrit, voir la partie sur la prise de racine carrée à la fin de cet article.

34 H. L. L. Busard, Campanus of Novara and Euclid’s Elements, Stuttgart, Franz Steiner, 2005.

35 Ce phénomène est particulièrement manifeste dans les parties axiomatiques portant sur la nature des nombres et de l’unité à propos desquelles nous renvoyons à la dernière partie de cette étude.

36 Omni multiplicacioni aliqualis addicio […] correspondet (Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635 ; ms. Paris, BnF, lat 7401, p. 115). Jean de Murs entend signifier par là que la multiplication est une espèce de l’addition : voir un texte plus explicite en note 41.

37 Cum integrum in integrum ducitur maius et numero et quantitate productum compositum generatur (ibid.).

38 On ne peut pas « additionner » un nombre négatif puisque ces derniers « n’existent » pas.

39 Integris extensis per fractiones idem genus provenit fractionis (ibid.).

40 Jean de Murs propose l’exemple de la division de 1;14 par 3 qui donne en deux lectures le résultat exact 24 ; 40.

41 Ita cuma in hac tabula multiplicacio sit contenta, quam sine addicione impossibile est fieri, cum in eius diffinicione pro genere ponaturb, non est amplius dubitandum addicionem in hac tabula contineri. Ex hoc iam declaratum est quod ibi subtractio continetur cum addicio et subtractio ad modum compositionis et divisionis se habeant ut videtur et quodammodo naturam relativorum imitantur, quorum qui novit alterum novit ambo, ut est de duobus motibus contrariis atque rectis, sicut icio et redicio, quorum alterum a simplicitate recedens tendit ad compositius, alterum autem econtrario ad simplicius per amotionem parcium, sic in addicione et subtractione integrorum numerorum. Ita non contingit divisionem fieri sine subtractione sicut nec multiplicacionem sine addicione, sed iam notum est ibi quamlibet divisionem contineri quare subtractio non subtrahiturc a tabula supradicta [a. quod P ; b. reponatur P ; c. non subtrahitur add. in P] (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 120 ; cf. Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 639).

42 Notamment les canons des Tabule magne de Jean de Lignières et les Tabule permanentes de Jean de Murs et Firmin de Beauval : voir M. Husson, « Ways to Read a Table : Reading and Interpolation Technique in Some Early Fourtheenth Century Double Argument Tables », Journal for the History of Astronomy, 43/152, 2012, p. 299-319.

43 Quidquam per unum multiplicatur se ipsum producit. Quidquam per minus uno minus se ipso procreat. Unum et integrum convertuntura. Minus uno et fractio convertuntur [a. convertuntur om. in P] (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 115 ; cf. Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635).

44 « Multiplicacio autem in composicionem tendit, divisio veroa in resolucionem et distribucionem tocius in partes. Est enim uno modo multiplicacio positiva quia formam generat numerorum, alioque modob privativa cum per augmentum numerorum continuum separatur, cum plus crescit numerus, magnitudo continua plus decrescit. Similiter divisio uno modo privat, alio modo ponit [a. atque P ; b. modo om. in P]. » (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 117 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 637.)

45 Aristote traite de la définition des quantités continues et de leurs propriétés principalement en Physique 6 ; c’est cependant en Physique 3. 206b1-207a1 au cœur d’une discussion sur l’infini que les rapports entre ces deux modes de génération du nombre sont présentés.

46 Cette ambiguïté ne joue pas seulement au niveau de la notation des nombres, mais aussi au niveau du vocabulaire employé pour les désigner. Ce sont ces ambiguïtés qui permettent à Jean de Murs de parler par exemple « d’entiers plus petits que un ». Ces phénomènes lexicaux pourraient faire l’objet d’une petite étude à part entière.

47 Il indique simplement qu’un nombre quelconque peut compter (numerare) tant un entier qu’une fraction : Hic autem modus generalis est tam ad integra qua ad fractiones cum quilibet numerus possit tam integra quam fractiones numerare (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 118 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 637-638).

48 Poulle, Les tables alphonsines, p. 30.

49 Supposiciones : Gradus dicitur integrus simile unitati. Minutum dicitur integri immediata fractio quasi minus uno. Secunda, tercia, quarta, dicuntur fractionis fractiones procedendoa quamdiu libuerit divisori et natura rei potest permittere sectionem [a. procedendo add. in P] (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 116 ; cf. Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635).

50 Si tous les types de nombres peuvent bel et bien être exprimés, il n’en va pas de même bien entendu, pour chaque nombre particulier : 1/7, par exemple, n’a pas d’expression finie sous forme sexagésimale.

51 C. Proust, « Quantifier et calculer : usages des nombres à Nippur », Revue d’Histoire des Mathématiques, 14, 2008, p. 1-47.

52 En cela, cette œuvre est bien un produit caractéristique de la Faculté des Arts de l’Université de Paris.

53 […] usque ad minimas fractiones eo modo quo poteris vicinius veritati (Porres, Les tables astro nomiques, vol. III, p. 640 ; ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 121).

54 Léonard de Pise, Liber abaci, chap. 14. 2. On peut consulter la traduction anglaise de L.E. Sigler, Fibonacci’s Liber Abaci, New York, Springer, 2002.

55 Nam sunt aliqui numeri qui non possunt quadrari cum continuum ex cuius divisione causatur numerus, et qui sine continuo non est in re in semper divisibilia dividatur. Natura enim corporis phisici in quo numerus est ut in re ad talem minimum terminatur quod non est sensibilis error aliquam particulam obmittendo (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 121 ; cf. Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 640).

56 C. Lüthy, J. E. Murdoch et W. R. Newman, Late Medieval and Early Modern Corpuscular Matter Theories, Leyde, Brill, 2001.

57 Les critères que doivent respecter les objets choisis comme unités dans un domaine particulier sont énoncés plus particulièrement dans le contexte d’une discussion sur les sens multiples de « l’Un », par Aristote en Métaphysique V.6 et X.1-2. Je ne vais pas mener ici une discussion complète de ces passages. Voir J.J. Cleary, Aristotle and Mathematics. Aporetic Method in Cosmology and Metaphysics, Leyde, Brill, 1995, chap 6.III.

58 Omne unum in semper divisibilia divisibilea reputatur [a. divisibile om. in P] (ms. Paris, BnF, lat. 7401, p. 115 ; Porres, Les tables astronomiques, vol. III, p. 635). Notons bien que Jean de Murs affirme simplement que les unités sont pensées comme toujours divisibles, non qu’elles le soient réellement dans les choses. Ainsi, cette formulation n’est pas en contradiction avec l’affirmation précédemment citée que la division a une limite dans les choses.

59 Jean de Murs était sensible à ce type de motivations puisque c’est précisément ce style axiomatisé qu’il adopte pour la rédaction, à peu près contemporaine, de la Notitia artis musicae dont l’enjeu est précisément de théoriser d’une manière profonde un champ qui relevait jusque-là exclusivement de l’art et du praticien.

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Pour citer cet article

Référence papier

Matthieu Husson, « La tabula tabularum de Jean de Murs et les modèles de l’arithmétique médiévale »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 27 | 2014, 97-122.

Référence électronique

Matthieu Husson, « La tabula tabularum de Jean de Murs et les modèles de l’arithmétique médiévale »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 27 | 2014, mis en ligne le 30 décembre 2017, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13437 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13437

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Auteur

Matthieu Husson

Université Paris Diderot
UMR 7219 – SPHERE

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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