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Le modèle dans la science médiévale

L’image d’Aristote et la construction des modèles intellectuels au XIIIe siècle

Oleg Voskoboynikov
p. 73-95

Résumés

Une question quodlibétique anonyme, discutée vers 1310 en Italie et consacrée au destin posthume d’Aristote, lui nie tout espoir de repos éternel, tout en proposant des arguments pro et contra. Péremptoire en apparence, la solution du problème débouche sur d’autres voies de l’histoire des idées et des mentalités de l’âge scolastique. Au XIIIe siècle, la figure du Philosophe, plus que ses doctrines, suscite l’intérêt et stimule l’imagination d’un public lettré qui dépasse les classes universitaires. En élargissant le dossier par des textes de différentes natures et provenances, je présente les procédés utilisés à l’époque pour construire un modèle de savant et de science par métonymie. « Règle de toute vérité », « presque chrétien » pour les uns, « le pire des métaphysiciens », orgueilleux mécréant pour les autres, Aristote est l’un de ces modèles ambigus, comme toute figure-clé d’une culture en plein essor, un modèle qui se prêtait à de multiples interprétations, malgré les doctrines imposées, la censure ou les habitudes intellectuelles.

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Texte intégral

À la mémoire d’Alain-Philippe Segonds

Un quodlibet sur le salut d’Aristote : position du problème

  • 1 « Et si dicas, durum est tam preclarum virum et donis naturalibus excellentem et multis virtutibus (...)

Tu vas dire : n’est-ce pas trop rigoureux de condamner un homme si célèbre, si doué de dons naturels et de vertus ? Condamner quelqu’un dont le Commentateur (sur le troisième livre De l’âme) dit : « Je crois qu’il fut une règle, un homme exemplaire dans lequel la nature voulut montrer le plus haut degré de perfection que l’on puisse atteindre naturellement » ? Il faut répondre : et alors cela ne fait rien, les anges dans le ciel connaissaient bien mieux la nature, mais leur orgueil les fit précipiter. Autant qu’il découvrît, par la grâce gratuite ou par ses dons naturels, cela n’aide pas : là où la vérité ne s’ouvre que par révélation il s’en tint obstinément à ce que lui suggérait sa raison orgueilleuse. Il aurait dû songer que dans les questions que la foi traite de manière opposée, et surtout dans ce qui est inaccessible aux sens, rien n’interdit au « faux » d’être plus vraisemblable que le « vrai » et que cela va au-delà de la raison : il n’aurait pas dû se prononcer avec une effronterie et une arrogance pareilles1.

  • 2 B.C. Bazàn, J.W. Wippel, G. Fransen et D. Jacquart, Les questions disputées et les questions quodl (...)
  • 3 Pour une analyse détaillée de l’épisode des « seguaci di Epicuro » voir : G. Stabile, Dante e la f (...)

1Ainsi raisonne, au seuil du XIVe siècle, un maître anonyme, soucieux de résoudre en classe, avec ses étudiants, une question quodlibétique : Aristote est-il digne du paradis ? Aristote est, dès le XIIe siècle, le Philosophe, un modèle par excellence, même si la réception de ses doctrines, dans différents milieux culturels de l’époque, est loin d’être homogène et que l’admiration est tout sauf unanime. On a devant nous un petit texte conservé dans un seul manuscrit, un quodlibet dans un recueil parmi des dizaine d’autres, un écho infidèle de ces discussions qui avaient lieu deux fois par an, pendant les deux grands jeûnes2. Un écho, j’ai dit, car le quodlibet reflète l’opinion, le parti pris, d’un maître responsable, en l’occurence ici d’un théologien franciscain. Quelle est la valeur de ce témoignage pour révéler ce qui nous intéresse, à savoir l’image – un modèle à suivre, ou à ne pas suivre – d’Aristote que s’est forgé le XIIIe siècle ? Je parle de ce long siècle, qui commence avec les premières mesures contre Aristote et l’affaire de David de Dinant et culmine avec les hésitations de Dante, toujours perplexe, dans l’Enfer devant son Ulysse embrasé, curieux de « devenir expert du monde » (XXVI, 98), devant son Frédéric II, philosophe couronné et gentilhomme, mais torturé avec les épicuriens (X, 119), devant son propre maître, ser Brunet Latin, sodomite, sous sa pluie de feu (XV, 26-30)3. Si Dante, en arbiter umbrarum, n’hésite pas à punir les péchés, prétendus ou réels, des personnages qui lui sont pourtant sympathiques, son Aristote, « maître de ceux qui pensent », n’a pas péché ; il est aux limbes, admiré par tous les philosophes païens présents à la scène, même par Socrate et Platon. Le poète, tout en lui octroyant une place en apparence définitive dans l’architecture du poème (Purg. III, 45), reste cependant incertain, turbato, avec Virgile, peut-être en pensant aux res ultimae : y aura-t-il une dernière chance de salut éternel pour ses maîtres de pensée lorsque le temps sera accompli ?

  • 4 L’éditeur de notre questio, Ruedi Imbach, l’a accompagnée d’un bon commentaire doctrinal et histor (...)

2La question n’est donc pas innocente. Essayons de voir ce qui se passait dans les esprits des prédécesseurs de notre théologien intransigeant lorsqu’ils évoquaient le nom d’Aristote en construisant leurs modèles de savoirs et de recherche du salut4. Pour ce faire, il nous faudra évoquer des textes de nature assez différente. Les fameux traités pseudo-aristotéliciens Secretum secretorum et De pomo sive de morte Aristotelis, très populaires dès le milieu du XIIIe siècle, fourniront quelques détails du portrait, que je chercherai à éclairer en évoquant d’autres ouvrages à visée pédagogique : le Speculum maius de Vincent de Beauvais et le Compendiloquium de Jean de Galles.

Condamnation du philosophe ou de la philosophie ?

  • 5 Luca de Bitonto, ou Luca Apulus, apprécié par saint François pour ses dons de prédicateur, semble (...)
  • 6 S. Bonaventura, Sermo IV : Christus unus omnium magister, Opera omnia, Quaracchi, 1891, vol. V, p. (...)
  • 7 De nombreux exemples de cette attitude ironique, chez Bonaventure, Guillaume de Saint-Pourçain, Gi (...)
  • 8 M. Grabmann, Methoden und Hilfsmittel des Aristotelesstudium im Mittelalter, Munich, Verlag der Ba (...)
  • 9 E.P. Mahoney, « “The Worst Natural Philosopher” (pessimus naturalis) and “The Worst Metaphysician” (...)

3Notre anonyme n’a apparemment pas visé la condamnation de la philosophie, et, pour détrôner le « prince des philosophes », il utilise ses connaissances du corpus aristotélicien : un exercice classique pour l’époque des grands débats, celui de combattre l’adversaire par ses propres armes. Rien d’étonnant chez un frère mineur non plus : même si la rusticité des premiers disciples de saint François n’est plus exagérée5, même si la génération de saint Bonaventure avait déjà beaucoup fait pour réhabiliter les savoirs, tout en se souvenant que Christus unus omnium est magister6, il suffirait de mentionner Pierre de Jean Olivi ou Gilles de Rome pour se rendre compte qu’une méfiance envers ce modèle de philosophe ne contredisait pas une bonne maîtrise de ses textes et de ses méthodes. Pierre de Jean Olivi fustigeait ces « idolâtres » qui, à la suite d’Averroès, prenaient Aristote pour une « règle infaillible de toute vérité », regula infallibilis omnis veritatis7. Ce n’est pas un hasard si, dans un recueil de fragments et commentaires du De anima, rédigé au milieu du XIIIe siècle, Grabmann trouve cette formule averroïste, exemplar quod natura invenit, munie d’une note anonyme marginale : « Sois prudent, cela se dit parfaitement de Jésus Christ8 ». Les franciscains pouvaient même voir dans Aristote le meilleur connaisseur de la nature, optimus physicus, mais se moquer du « pire des métaphysiciens », pessimus metaphysicus, en léguant ce sobriquet malencontreux à la Renaissance9. L’anonyme s’inscrit donc dans une vaste tradition de critique du philosophe par la philosophie. Pour certains esprits pourtant, la condamnation d’Aristote pouvait bel et bien signifier la condamnation de la philosophie – une condamnation dure en soi, mais indispensable pour sauver la foi de l’homme et la liberté de Dieu. La structure et les différents enjeux de notre questio, les arguments pro et contra, la doctrine de la vie bienheureuse, c’est-à-dire du salut pour un chrétien, de la contemplation philosophique, pour un philosophe, de l’âme, le traitement des œuvres aristotéliciennes mêmes, tout dans ce texte nous dit que l’aristotélisme, après les intempéries bien connues du XIIIe siècle qui accompagnèrent sa marche « triomphale », était loin d’avoir acquis un pouvoir absolu sur les esprits forts de l’époque.

Aristote et Salomon : une sagesse ambiguë

4Reprenons l’argumentation de notre questio pour la condamnation d’Aristote :

  • 10 « Unde talia dona naturalia in abutentibus magis ipsos deiciunt, quam salvent, sicut factum fuit d (...)

Le don naturel ne sauve pas, mais ruine celui qui en abuse, comme cela arriva à Lucifer et aux autres anges déchus. Et les grâces sont souvent offertes aux infidèles pour le bien des fidèles. La condamnation d’Aristote n’a rien d’étonnant : même Salomon, aussi bien flambeau de la science humaine que pénétré de théologie céleste, est condamné, si l’on croit l’Écriture, pour son idolâtrie, grand péché, selon ce que la Glose Ordinaire dit des paroles du Psaume Emundabor a delicto maximo. La Bible ne dit rien de son repentir, mais le fait mourir juste après son péché (III Rg 12). Il semble improbable qu’elle le passât sous silence, parce qu’elle raconte toujours la pénitence des autres personnages. S’il s’était repenti, il aurait fait détruire les temples, car c’était un prince puissant et personne n’aurait pu lui résister. Il ne le fit pas et les temples païens restèrent sur place jusqu’au temps du roi Josias qui vécut plusieurs années après Salomon, même si l’Écriture est parfois équivoque sur ce point (on y reviendra dans une autre occasion). Rien d’étonnant alors qu’Aristote décédât dans le péché, dans lequel il avait vécu. Augustin, dans le huitième livre de la Cité de Dieu, écrit que Platon, Aristote et les autres philosophes considéraient qu’il fallait faire des sacrifices à plusieurs dieux ; dans le premier chapitre de La vraie religion, il dit que les philosophes eurent différentes écoles, mais vénéraient des temples communs10.

  • 11 M. Bloch, « La vie d’outre-tombe du roi Salomon », article de 1925, Id., Mélanges historiques, Par (...)
  • 12 Th. Ricklin, « Introduction », Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Re (...)
  • 13 L’idolâtrie et la luxure de Salomon se prêtaient, dans la période qui nous intéresse, aux interpré (...)
  • 14 L’ambiguïté de l’image biblique et les textes salomoniens de caractère magique et astrologique ont (...)

5Je me permets cette longue citation de la partie finale parce qu’elle révèle des angoisses profondes de l’âme collective des chrétiens. Rappeler le caractère équivoque de l’Écriture n’est pas une nouveauté ; en revanche, condamner le roi-sage est un point de vue, presque un parti pris, et cela n’est pas sans importance pour la réception de l’image d’Aristote. Ni les exégètes, ni l’Église, ni les artistes ne savaient où placer cet idolâtre non repenti et pourtant auteur des livres sapientiaux de l’Ancien Testament11. Salomon est un modèle ambigu, polyphonique, comme l’est finalement tout exemplum didactique plus ou moins développé12. Il y a eu, dans l’Ancien Testament, des rois pécheurs, notamment ceux qui succombèrent à la luxure : David, roi et prophète, est celui qui, malgré le silence de la questio, devait venir à l’esprit du lecteur, car, à la différence de son savant héritier, il passait pour un modèle de pénitence. Puisqu’il s’est repenti, sa récompense céleste ne faisait de doute pour personne, y compris pour les sculpteurs et peintres lorsqu’ils abordaient la scène de la descente du Christ aux limbes (en Enfer, dans la tradition orientale) : si on y voyait, derrière les figures des Aïeux, un personnage couronné, c’était David, et non pas Salomon13. Il est aussi peu probable que l’on attribuât au Psalmiste des ouvrages aussi peu recommendables du point de vue orthodoxe que ceux que les traditions juive, arabe et, à leur suite, chrétienne attribuaient au roi-savant14. Tour en restant une figure humaine, David perd donc une partie de son ambiguïté par sa prière rédemptrice.

Sagesse ou curiosité oisive ?

  • 15 Vers 1230, Michel Scot, dans le Liber introductorius, traduit le terme « démon » comme « savant »  (...)
  • 16 L’histoire de la curiosité au Moyen Âge est encore toute à écrire. La thèse de Gunther Bös (Curios (...)

6Ces modèles, Aristote ou Salomon, ambigus comme ils le sont, reflètent les débats sur les origines et le statut du savoir, ce qui justifie bien le thème par lequel est introduite la dernière partie de la questio, à savoir l’apparition des anges déchus et de Lucifer. On pouvait discuter, au XIIIe siècle comme avant, sur la sagesse dont les démons étaient dotés, mais personne ne doutait qu’ils la partageaient avec des humains ayant mal tourné15. La frontière entre la quête des savoirs, justifiée par la recherche de la sapience, et la curiosité oisive, un vice ancien, répertorié et analysé par les Pères, était floue16. Or, l’origine malsaine de la curiosité ne faisait pas de doute. Prenons un seul exemple, bien éloquent.

  • 17 Dans une longue discussion de la curiositas, mère de tous les péchés, l’orgueil et la luxure compr (...)

7Saint Bernard a consacré une bonne partie de son premier « best-seller », De gradibus humilitatis et superbiae (« Degrés de l’humilité et de l’orgueil »), à une analyse perspicace et sans précédent de la curiosité, qui est, pour lui, non seulement à l’origine de la chute d’Ève, curieuse de savoir et de savourer un fruit, mais aussi de la chute primordiale, celle du premier ange, curieux, lui, de connaître jusqu’où irait la miséricorde et la grande patience du Très-Haut17. Cet opuscule développait le septième chapitre de la Régle de saint Benoît, mais visait l’otiosa curiositas vel curiosa otiositas des esprits curieux de son temps, Abélard en premier lieu. La maîtrise sans égale des figures rhétoriques lui a permis de construire une échelle impressionnante du Mal dans laquelle, bien fondée sur le premier degré, l’impie curiosité, conduit à l’habitude de pécher (consuetudo peccandi).

La curiosité d’Alexandre et d’Aristote

  • 18 La curiositas est visée par quelques enluminures éloquentes, anti-astrologiques, des bibles morali (...)
  • 19 « Quorum qui reliquis fuerat maturior euo, / Intuitus regem, « cupido si corpus haberes / Par anim (...)
  • 20 La scène est bien relatée et illustrée déjà dans le premier manuscrit enluminé de l’Historia de pr (...)
  • 21 Illa suis grates referens seruare statutas / Iussit et in nullo naturae excedere metas : Alexandre (...)
  • 22 Il n’est pas question de revoir toutes les interprétations divergentes du célèbre épisode ; on tro (...)
  • 23 Th. Ricklin, « La mémoire des philosophes. Les débuts de l’historiographie de la philosophie au Mo (...)
  • 24 Scribitur in libris grecorum quod Aristoteles iuxta fluvium quoddam incedens et aque revolutionem (...)
  • 25 Pour ses origines voir l’étude, publiée de façon posthume et jamais dépassée à ma connaissance, de (...)
  • 26 Dans le Libellus apologeticus qui précédait le Speculum maius, il répète souvent qu’il n’est pas a (...)
  • 27 Tertium autem et infimum tenent gradum philosophi doctoresque gentilium. Nam etsi catholice fidei (...)
  • 28 F. Bottin, « Motivi preumanistici in Ruggero Bacone », Concordia discors : studi su Niccolo Cusano (...)

8Voici encore un modèle de pensée qui, grâce à l’immense autorité de la parole bernardienne, a dépassé les murs des abbayes cisterciennes, pour devenir un des motifs de la critique des universités, des universitaires, des étudiants « vagants » et de leurs maîtres, vaniteux et corrompus18. Cette vogue assez importante des voix qui se lançaient contre la curiosité n’a pas épargné les personnages qui nous intéressent. Alexandre le Grand, un prince exemplaire qui avait conquis le monde par curiosité, est ridiculisé, autour de 1180, par les Scythes dans l’Alexandréïs de Gauthier de Châtillon19 ; son célèbre vol dans un « protoaérostate » porté par les griphons, narré par toutes les versions de l’Historia de preliis, est un triomphe ambivalent (là encore), car il se termine par une chute, causée par l’Omnipotence divine20, et finalement, de nouveau dans l’Alexandréïs, c’est Nature même qui, indignée d’être dévoilée par les conquêtes et la quête trop hardie de ce souverain du monde, se met à intriguer pour préparer la mort de celui qui osa franchir ses « lois » et ses « bornes21 », tout comme Ulysse, transgresseur astucieux des colonnes d’Hercule, posées, dès l’Antiquité, en limite des savoirs humains22.On se souvenait aussi qu’Alexandre fut l’illustre élève de l’illustre maître. Et comme on devisait sur la mort du premier, on n’arrêtait pas de s’interroger sur la fin du dernier. Vincent de Beauvais, qui n’était pas du tout un ennemi des savoirs, a cueilli, dans un dossier historiographique rassemblé par Hélinand de Froidmont23, l’anecdote suivante : « Des livres grecs racontent qu’Aristote se trouvait au bord d’un fleuve et, en contemplant son flux, voulut en connaître la cause. Comme il n’y arrivait pas, il rentra dans l’eau, pour en avoir une expérience empirique ; lorsqu’il regardait par-ci par-là, le flux le ravit et il se noya. D’autres disent pourtant qu’il mourut autrement24 ». Le grand encyclopédiste, on le voit, reste incertain : en faisant marcher notre optimus physicus pieds nus dans les eaux de l’Eurype, il utilise une des versions antiques de la mort d’Aristote25 ainsi que la mort d’Homère pour illustrer par des exempla suggestifs le vieil adage de la vanité du savoir humain : sapientia huius mundi stultitia est apud Deum. Cette anecdote est insérée dans une longue glose du traité bernardien et sert à montrer les dégâts que la vaine curiosité provoque sur la morale chrétienne. Mais, et ceci est bien sa méthode de pensée, il modère l’acuité de son exemplum par un vague alii dicunt26. Cette indétermination d’auctoritas et des « droits d’auteur » lui permet d’arriver au postulat très important pour la réception des doctrines d’origine païenne, selon lequel les philosophes et les maîtres païens, « même s’ils ignoraient la vérité de la foi chrétienne, ont dit beaucoup de choses admirables et éclairantes sur le Créateur et les créatures, sur les vertus et les vices, qui sont approuvées par la foi catholique et la raison humaine27 ». Le dominicain français partageait cet enthousiasme antiquisant avec plusieurs de ses contemporains, et il faut tenir compte de cette attitude générale, protohumaniste28 dirait-on, pour notre reconstruction de l’image d’Aristote.

Aristoteles latinus : un corpus hétérogène

  • 29 Les Auctoritates Aristotelis : un florilège médiéval, éd. J. Hamesse, Louvain, Publications univer (...)
  • 30 L. Bianchi et E. Randi, Le verità dissonanti. Aristotele alla fine del Medioevo, Rome-Bari, Laterz (...)
  • 31 Alanus de Insulis, Anticlaudianus, I, 126-133 ; III, 106-136, éd. R. Bossuat, Paris, Vrin, 1955, p (...)
  • 32 D. Juste, « Les textes astrologiques latins attribués à Aristote », The Medieval Legends of Philos (...)
  • 33 C.B. Schmitt, « Pseudo-Aristotle in the Latin Middle Ages », Pseudo-Aristotle in the Latin Middle (...)

9On a dit bien des fois que l’aristotélisme scolastique fut loin d’être unitaire, mais une stratification de matériaux hétérogènes, dont un florilège comme les Auctoritates Aristotelis, un recueil flou, et donc vivant, jusqu’à son editio princeps de 1480, est un bon exemple29. Accepter ce fatras sous le même nom présupposait une tournure d’esprit que Luca Bianchi a heureusement qualifiée de « lecture bienveillante », lectio benevolentior, menant à une « exposition respectueuse », expositio reverentialis, des textes, des idées et de l’image du philosophe : si un auteur païen, Aristote en l’occurence, a écrit quelque chose de peu clair, voire d’ » illicite », cela peut être dû aux fautes des traducteurs « ignorants », au caractère incomplet du corpus et même à l’obscurité du style et de l’exposition de l’original30. Mais cette constatation, sarcastique dans l’Anticlaudien d’Alain de Lille, mélancolique dans le Metalogicon de Jean de Salisbury, au XIIe siècle, est déjà plus optimiste chez un Roger Bacon ou un Jean de Dacie31. Bien sûr, le corpus s’est incomparablement élargi et muni de commentaires – » authentiques » pour Bacon, suspects ou hérétiques pour d’autres – mais ce corpus comprenait beaucoup de spuria. Certains de ces textes, même s’ils ne furent pas vraiment acceptés dans les milieux universitaires, dont tout un « sous-corpus » astrologique32, ont beaucoup contribué à la formation de cette image d’Aristote au XIIIe siècle : il s’agit d’une société qui dépasse largement le cercle des bienheureux qui avaient accès au « vrai » Aristote, lu ex cathedra ou dans des manuscrits encore fort coûteux33.

  • 34 Secretum secretorum, éd. R. Steele, Oxford, 1920, p. 36.
  • 35 L. Bianchi, « Aristotle as a Captive Bride : Notes on Gregory IX’s Attitude towards Aristotelianis (...)

10Au tout début, notre questio fait mention des deux traités pseudo-aristotéliciens les plus populaires de l’époque, en les présentant comme arguments pro, telles des voix pour le salut de l’auteur : le Secretum secretorum et le De pomo sive de morte Aristotelis. Vers la fin, l’anonyme tranche, avec peu d’élégance : Avicenne est de la secte des musulmans, Averroès est « tout à fait hérétique », La pomme n’est pas authentique et donc toute cette tradition n’est pas à prendre au sérieux. Depuis Aleksander Birkenmajer et la naissance de l’Aristoteles latinus dans les années 1930, l’attitude envers les pseudépigraphes aristotéliciens, jugés trop « superstitieux » pour être inclus dans l’édition du corpus, a beaucoup changé : de nombreuses recherches récentes sur les deux textes permettent d’en analyser les enjeux pour la question qui m’intéresse. Du Secretum secretorum, notre anonyme ne cite que son prologue élogieux, où il s’avère que c’est vieillissant, malade et retiré du monde, qu’Aristote a dû rédiger cette lettre à Alexandre. Selon des « livres grecs », le Très-Haut envoya un ange exprès pour lui anoncer son statut angélique plutôt qu’humain, et finalement, selon « la secte appelée péripatéticienne », il monta dans l’empyrée dans une colonne de feu34. Une fable, dirions-nous à la suite de maints critiques scolastiques, une anecdote comme il y en a eu sur tous les personnages plus ou moins importants dans la pensée historique orientale (dont s’inspiraient les rédacteurs arabes du Secretum secretorum) et occidentale. Il s’agit sans doute de ces images itinérantes, dont il serait vain de chercher la racine : il vaut mieux faire l’éloge de la variante. Mais ce qui nous importe ici, c’est que les intellectuels du XIIIe siècle, y compris des scolastiques, avaient besoin de telles fables pour sauver, sinon de l’oubli, au moins de la censure, non seulement des noms concrets, mais des styles de pensée, des attitudes et des « aptitudes à rénover » qui se cachaient derrière. Et ce, encore au moment où Aristote restait surveillé au point que la Curie romaine envisageait un maquillage du corpus35, la même Curie qui apportait son soutien aux traducteurs d’Aristote, vrai et « faux » : Philippe de Tripoli (pour le Secret des secrets), Michel Scot, Guillaume de Moerbeke.

Aristote et la Trinité

  • 36 Pour le détail du travail de Roger Bacon avec les manuscrits du Secret des secrets, voir Williams, (...)

11Roger Bacon, fort enthousiaste pour le Secret des secrets, en glosant l’histoire de la colonne de feu, reste perplexe36 : il nie le salut d’Aristote, mais il le fait croire en la Trinité et lui fait dire, au début du De celo et mundo, qu’il faut

  • 37 Secretum secretorum, p. 36-37, n. 3.

adorer Dieu un et ternaire, éminent par les qualités de ses créatures. C’est la nature même des choses qui nous propose le nombre ternaire, car nous percevons tout ce qui est complet et parfait par son début, son milieu et sa fin. Le Père est le début, le Fils est le milieu, le Saint Esprit est la fin. Comme il n’a pas utilisé ici les mots « père », « fils » et « saint esprit », mais, dans sa religion ou ailleurs, il faut présumer qu’il les sous-entendait, parce qu’il faisait une triple oraison et un triple sacrifice en l’honneur de la Trinité, en suivant sa religion. Et Platon, si l’on croit les saints, entendait le Père et l’intellect paternel, lorsqu’il expliquait leur amour réciproque. Aristote, son disciple dans la vérité et parvenant à des choses plus grandes, avait une foi encore plus forte dans la Trinité37.

  • 38 Là encore, le XIIIe siècle hérite du renouveau du siècle précédent : Abélard parle de la révélatio (...)
  • 39 Ch. Crisciani, « Ruggero Bacone e l’“Aristotele” del Secretum secretorum », Christian Readings of (...)
  • 40 Cette affinité du De pomo avec la littérature exemplaire a été bien montrée récemment : P. Rossi, (...)
  • 41 Sur les origines antiques de ce motif : Hertz, Gesammelte Abhandlungen, p. 386 et suiv. Michel Pas (...)
  • 42 Le De pomo, traduit de l’hébreu par le roi Manfred, vraisemblablement aidé par quelque juif, est c (...)
  • 43 Rossi, « Odor suus me confortat », p. 96.
  • 44 Dans le monde arabe, le texte faisait partie de la tradition des dialogues de Platon, et non pas d (...)

12C’est ici l’une de ces lectures bienveillantes dont je viens de parler : là où Augustin, et l’anonyme de la questio à sa suite, voyaient une idôlatrie, un esprit tourné différemment voyait presque une prophétie38. Car Bacon, juste après Platon, mentionne Denys l’Aréopagite, ce saint au statut prophétique et philosophique tout à fait particulier au XIIIe siècle, en invitant son lecteur à s’imaginer que la seule raison pour ne pas sauver Aristote est qu’il n’avait pas eu la chance de rencontrer Saint Paul. Toujours pas de salut sans foi, ou, plus précisément chez Bacon : pas de « foi suffisante », mais déjà des preludia fidei. Il ne faut pas non plus s’imaginer que Roger Bacon opérait une révolution dans cette réévaluation du Stagirite. Certes, selon ce franciscain en quête d’un prince pour mettre en œuvre ses projets, Aristote est le modèle d’un sage auprès d’un mécène illuminé39 ; mais il a exprimé ce qui était une des positions intellectuelles répandues à son époque. Pour en arriver à personnifier la philosophie, l’empirisme, la sagesse humaine, Aristote devait passer pour un modèle de sainteté, sans être un vrai saint, devenir un vase de vertus, un sage ascète, un chrétien exemplaire, sans être chrétien littéralement. Le problème était sans doute délicat pour tout esprit croyant, et on vient d’en voir une version dans notre questio. En revanche, il ne manque pas, au XIIIe siècle, de recueils d’exempla, qui visent non pas à réhabiliter les anciens, mais à les rhabiller (ce qui n’est pas la même chose que le maquillage, conçu par Grégoire IX, ni le Syllabus de 1277). Le De pomo en est un des témoins, même s’il s’agit d’un tout petit traité et non pas d’un recueil d’exempla en sens strict40. Récapitulons : sur son lit de mort, le Maître soulage sa souffrance et retarde son dernier soupir par l’odeur vivifiante d’une pomme41 et appelle ses disciples, Chariton, Melion, Arastarate et d’autres (tous de célèbres « péripatéticiens »…) pour leur apprendre l’art de mourir : rien à craindre leur dit-il, car on a passé notre vie de philosophes dans l’abstinence, en quête du Créateur tout puissant et unique, en croyant dans l’immortalité de l’âme – en somme, tout à fait comme de bons chrétiens. À la différence du Secretum secretorum – ce « labyrinthe de variations » (Grignaschi) déjà chez les Arabes, cette somme d’idées et doctrines très variées dans ses versions latines –, La pomme, très bref, présentait tout simplement la crème de la sagesse aristotélicienne bien camouflée, à l’aide de quelques « fleurs » d’un néo-platonisme indeterminé, adapté pour un esprit croyant par les musulmans et les juifs42. On entrevoit, à juste titre, le parallèle avec le récit sur la mort de Socrate dans le Phédon, traduit en Sicile par Henri Aristippe un siècle avant la traduction du De pomo, toujours en Italie du Sud43. J’oserais un autre renvoi : les douze disciples, conduits tous, comme par miracle, au lit du maître, émus, pleurants, désespérés, ne rappellent-ils pas l’image de la Dormition de la Vierge, dernier moment de l’histoire évangélique, qui, selon la tradition apocryphe, rassemble, et encore par miracle, tous les apôtres, déjà sur leurs routes de prédication ? Les artistes de l’époque (songeons, pars pro toto, au portail sud de la cathédrale de Strasbourg), en étudiant la sculpture classique et la peinture byzantine, ont mis beaucoup de soin à développer un riche vocabulaire physionomique pour montrer les différences de réaction. Il ne s’agit que d’un imaginaire commun, d’une sensibilité religieuse, mais, aux yeux de l’homme croyant du XIIIe siècle, c’est souvent la mort qui justifie la vie, et cela n’est pas sans conséquence pour notre reconstruction de l’image d’Aristote. La pomme propose une version de sa mort qui mélange la mémoire de Socrate44 (tout en éliminant, bien sûr, le motif illicite de suicide) et l’imaginaire tout chrétien d’une mort qui émeut, fait réflechir, pleurer, mais aussi professer sa foi. Cette profession est d’autant plus puissante et suggestive qu’elle est conçue comme la dernière parole du Philosophe.

  • 45 Pour une analyse classique voir : B. Nardi et P. Mazzantini, Il canto di Manfredi e il Liber de po (...)

13Avec un geste d’hypocrisie toute féodale, les princes, lorsqu’ils en avaient le temps, prenaient souvent l’habit pour se présenter en bon état aux yeux du Très-Haut. Frédéric II, lecteur attentif d’Aristote, est mort cistercien, malgré l’excommunication papale. Manfred, son fils bien-aimé, s’est inspiré du De pomo pour modeler sa mort de manière différente et, si j’ose dire, inouïe. Le prologue du traducteur, signé par Manfred, commence par une exhortation à la sagesse et la bonne volonté d’aspirer à la connaissance du Créateur ; la partie suivante stigmatise la bestialité de ceux qui suivent luxe, calme et volupté et qui, par conséquent, ont peur de mourir. Lui, Manfred, tout jeune, mais affligé d’une grave maladie et sentant l’imminence de sa mort, se choisit pour modèle l’Aristote de ce petit livre qui, dit-il, lui est tombé sous la main dans la bibliothèque de son auguste père et qu’il décide de traduire. Sa santé rétablie, notre « traducteur » a eu encore le temps pour retravailler, comme en témoigne le manuscrit palatin 1071 de la Bibliothèque apostolique, le célèbre traité de chasse de Frédéric II, pour lancer d’autres traductions d’Aristote à l’aide de Barthélemy de Messine et de les envoyer à Paris en 1263, pour enfin disparaître dans la bataille de Bénévent en 1266. Mais c’est sans doute cette volonté, alors inouïe chez les princes, de modeler leur mort à la manière socratique, immortalisée dans son élégant prologue, qui lui a valu la sympathie de Dante (Purg. III, 45 ; III, 112)45. Et c’est aussi un beau moment de l’histoire des idées, où un texte, exemplaire, modèle une vraie vie.

Vers un genre nouveau : l’histoire de la philosophie par Jean de Galles

  • 46 Le seul livre à traiter le problème systématiquement est celui de Gregorio Piaia, « Vestigia philo (...)
  • 47 Il est accessible dans plus de vingt manuscrits, dont j’ai utilisé l’un des meilleurs, conservé au (...)
  • 48 Ms. Assise, Sacro Convento, 397, fol. 311ra. Cette rhétorique du bien fondé, de l’utilité, avec ce (...)
  • 49 Pour la culture littéraire de Jean, voir : L. Schmidt, « Das Compendiloquium des Johannes Vallensi (...)
  • 50 Ms. Assise, Sacro Convento, 397, fol. 216rb-va (pour le prologue où la vraie place des saints dans (...)
  • 51 Rappelons que l’on est bien à l’époque où les mendiants ont produit une quantité impressionnante d (...)

14On a vu que des traités pseudo-aristotéliciens, en suscitant perplexité, doutes ou, au contraire, confiance, se prêtaient à des lectures exemplaires qui faisaient de leur prétendu auteur un modèle de comportement presque chrétien. Mais le XIIIe siècle a vu aussi la naissance d’un genre littéraire nouveau, même s’il s’agit, comme d’habitude, d’un renouveau : une histoire de la philosophie46. Né au seuil des classes universitaires, ce corpus très important et encore peu visité par les chercheurs, a joué un rôle immense dans la transmission des modèles de savoir qui nous intéressent. Prenons un seul exemple. Un franciscain anglais de la génération de Roger Bacon, Jean de Galles (Johannes Vallensis), précheur et bibliophile, professeur aux écoles franciscaines de Paris et d’Oxford entre 1260 et 1280, a rédigé une sorte de polyptyque ambitieux à visée totalisatrice, une somme didactique, avec une grosse partie consacrée aux philosophes antiques : le Compendiloquium47, sous-titré, avec des petites variantes dans les manuscrits, de vitis illustrium philosophorum et dictis moralibus eorundem ac exemplis imitabilibus. Un projet ambitieux : le sous-titre montre bien les fins de l’auteur qui compile ce qu’il considère comme utile pour la formation des jeunes prêcheurs, comme les abeilles, nous apprend-il, qui ne visitent que de bonnes fleurs48. Ce « Discours utile » (si l’on me permet une tentative de traduction du titre) est un recueil d’exempla, construit sur une connaissance, très bonne pour son époque, non seulement des matériaux légués par les Pères, mais aussi de Sénèque, d’Aulu-Gèle, de Cicéron, du Phédon latin (cas très rare !)49. Avant lui, Abélard, Jean de Salisbury, Hélinand de Froidmont, Vincent de Beauvais avaient cueilli les mêmes fleurs, toujours avec un but didactique, autoréférentiel et moralisateur. Mais c’est Jean de Galles qui est le premier à en faire un traité cohérent, partie d’une somme pédagogique qui se termine avec un Breviloquium de sapientia sanctorum, consacré, lui, aux modèles de saintété, de la Thébaïde jusqu’à saint François50. Cette structure de l’ensemble montre que notre franciscain, bien actif dans la vie de l’Église, ne voulait pas du tout révolutionner l’atmosphère intellectuelle régnant dans son ordre, tout au contraire : l’aedificatio per exempla, déjà très importante pour le fondateur, était au centre du projet franciscain51. En restant sur la vision orthodoxe de l’inaccessibilité du salut aux penseurs antiques, Jean suit cette logique, en faisant un tri laborieux, mais bien calculé, dans les biographies des philosophes païens, pour en faire une source bien érudite d’instruction religieuse et intellectuelle en même temps.

  • 52 Ms. Assise, Sacro Convento, 390, fol. 330va-334vb. La distinctio en question a été bien explorée t (...)
  • 53 Imbach, Arisoteles, p. 309 : « Unde beatus Augustinus exponens illud Psalmi “Absorpti sunt iuncti (...)
  • 54 Pierre Damien, grand connaisseur et grand ennemi des arts libéraux, a consacré à ce sujet un trait (...)
  • 55 Et ideo Plato et platonici nobiles philosophie dixerunt deum esse rerum auctorem et veritatis illu (...)
  • 56 Philosophia enim abutitur vel qui solum intendit curiose investigare, ut sciat tantum, non ut more (...)

15Aristote reçoit une place d’honneur dans cette parade, une distinctio qui dépasse les autres en taille et en richesse d’allusions52. Ce n’est pas un hasard, comme Thomas Ricklin l’a remarqué, si l’éloge d’Aristote dès le début omet Augustin, pourtant une des auctoritates les plus chères à Jean. Il suffit de revenir à notre questio pour en comprendre l’enjeu. Toujours vers la fin, l’anonyme franciscain rappelle, sans le citer littéralement, le commentaire augustinien sur le Psaume 140, 19, pour envoyer, très définitivement, cette fois-ci littéralement, Aristote en Enfer53. Pour Augustin, et ceux qui suivent, au bas Moyen Âge, son sillage, la sagesse des « platons » et des « aristotes » est enflée d’orgueil, une fausse science, l’opposé de la sapientia indissoluble de la caritas54. Cette omission est éloquente pour quelqu’un qui veut prouver qu’Aristote, avec les autres anciens sages, sans connaître la loi ni la grâce, avaient vécu en suivant cette loi, et parfois mieux que les chrétiens d’aujourd’hui. Les vies et les dits des païens, dans le Compendiloquium, sont précédés d’une introduction détaillée qui explique la raison de la philosophie au sein du savoir chrétien à la recherche de la sapience. Elle rappelle maints passages du Didascalicon et du Metalogicon, ainsi que, pour tirer un parallèle parmi d’autres, de la Summa philosophiae attribuée à Robert Grosseteste, cette koiné des savants du XIIIe siècle. Jean distingue le bon et le mauvais usage de la philosophie, le bon étant évidemment la cure des âmes, avec, comme fin dernière (finis mediatus vel ultimus) la recherche personnelle de la béatitude : assecutio beatitudinis secundum suam intentionem. Logiquement, poursuit Jean, Platon et des nobles platoniciens ont admis que le Créateur créa les choses, ouvrit la vérité et offrit la béatitude, et ici encore il s’appuie sur la Cité de Dieu55 : rien d’étonnant ni d’hypocrite dans cette manipulation. Si le mépris du fugace, le désir du bonheur futur et l’illumination de l’âme (mobilis affluentie contemptus, future felicitatis appetitus, mentis illustratio), selon Empédocle ( !), font la gloire de la philosophie, le narcissisme des maîtres et la vaine curiosité en sont les abus56. C’est dans ce programme d’osmose et de polyphonie que s’inscrit l’image d’Aristote du Compendiloquium.

Conclusion

  • 57 M. Delbouille, « Introduction », Le lai d’Aristote de Henri d’Andeli, éd. M. Delbouille, Paris, Ge (...)

16Quelques conclusions peuvent être tirées de cette recherche sur le modelage intellectuel des scolastiques. Dans le Compendiloquium, ce qui ne m’étonne pas, fait défaut le célèbre exemplum d’Aristote chevauché par Phyllis, connu dès Jacques de Vitry et immortalisé par l’élégant lai de Henri d’Andeli. Pour Thomas Ricklin, cette absence est un des arguments pour parler d’un « höfischer Aristoteles », un Aristote « courtois » ou « philosophe à la cour ». L’éditeur du lai, Maurice Delbouille, a expliqué les origines littéraires de l’anecdote, remontant à la discussion sur les mérites respectifs du clerc (Aristote) et du chevalier (Alexandre) pour les femmes. Il est vrai que Henri, en faisant « sous le titre et les apparences d’un lai, un fabliau du meilleur cru », était probablement mû « par le secret désir d’égratigner la philosophie57 ». Il est vrai aussi que l’anecdote amusait, mais scandalisait en même temps :

  • 58 Pamphile et Galatée, vers 1779-1783, Pamphile et Galatée par Jehan Bras-de-Fer. Poème français iné (...)

Mais chou que d’Aristote dis
Qui fu chevauchiés, lonc tes dis,
Appocriffe est, non escripture,
S’a ge veue en mainte painture
Femme chevauchier Aristote58.

  • 59 Ms. Paris, BnF, lat. 3642, fol. XXXIvb-XXXIIra.

17Dans les mêmes années où écrivait Jean de Galles, un prêcheur italien, Servasanctus de Faenza, dans sa Summa de exemplis naturalibus contra curiosos, assez différente dans sa tonalité générale, attribue aux philosophi une ferme foi dans l’immortalité de l’âme, les fait aspirer à la béatitude, leur attribue une « vie presque chrétienne », mais dans sa liste le prince des philosophes n’est pas présent59. Est-ce un hasard ?

  • 60 La formule attribuée à Alain de Lille fut reprise par un autre sceptique, Pierre Gassendi : Aristo (...)
  • 61 Le lai, vers 562-579. Cette morale explique l’insertion de la scène dans le sujet de l’assaut du c (...)
  • 62 Il s’agit d’une Questio magistralis de salvatione Stagirite, éditée et étudiée dans : H.G. Senger, (...)
  • 63 Nam quod Aristoteles hodie celebris est in scholis, non suis debet, sed Christianis : perisset et (...)

18Non. C’est qu’Aristote est devenu, au cours du XIIIe siècle, une figure-clé, un modèle, et comme tout vrai modèle, il est ambivalent, comme toute auctoritas, il a un nez en cire60. La morale du lai nous explique que la chute d’Aristote ne fait que montrer la toute-puissance de l’amour : ce n’est ni un dénigrement, ni une condamnation, mais un jeu littéraire61. Plus tard, à la fin du XVe siècle, à Cologne, il s’est trouvé des dominicains aussi hardis pour garantir à notre « païen » une place dans « leur » paradis chrétien : pour Lambert de Heerenberg celui qui en doute doit s’expliquer62. L’opinion de quelques Prêcheurs, dirait-on, n’est pas une bulle pontificale, et quelques années plus tard un humaniste chrétien comme Erasme de Rotterdam pouvait encore s’exclamer, en s’adressant à Henri VIII : « Qu’Aristote soit célèbre dans les écoles d’aujourd’hui il le doit aux Chrétiens, non pas aux siens : il aurait disparu s’il n’avait pas été associé au Christ63 ». Qu’un dernier exemple me soit permis pour démontrer qu’il n’y a pas eu de dogme, ni vraiment d’autorité pour l’établir, dans cette construction et circulation des modèles intellectuels. En entrant dans la cathédrale de l’Annonciation, construite à la fin du XVe siècle au Kremlin de Moscou pour le grand prince Ivan III, dans la galerie qui entoure le naòs, entre les fenêtres, on rencontre une figure, pâlie, de notre philosophe, avec Homère, Platon et deux ou trois autres. Dans la justice de l’au-delà orthodoxe, en principe, il n’y a pas d’ambiguïté : pas de Limbes, pas de Purgatoire. Mais, si l’on se construit une troisième Rome, comme c’était le cas d’Ivan III, devenu héritier des derniers Paléologues en épousant la princesse Sophia, on doit s’approprier le glorieux passé de la deuxième, même si on ne comprend pas très bien de quoi il s’agit. Il n’y a pas eu d’aristotélisme en Moscovie, ni avant ni après, mais Aristote était là, une presque-icône, un modèle de sagesse grecque, ni vraiment sauvé, car placé hors du naòs, ni vraiment condamné, car formellement à l’intérieur de l’église princière. Au Moyen Âge, lorsqu’on bâtit quelque chose de neuf, on s’appuie sur des modèles, souvent en dépit des doctrines courantes, des lois, de la censure et des habitudes mentales.

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Notes

1 « Et si dicas, durum est tam preclarum virum et donis naturalibus excellentem et multis virtutibus pollentem dampnare, ed quo Commentator III De anima dicit “Credo quod iste homo fuit regula in natura et exemplar, quod natura invenit ad demonstrandum ultimam perfectionem humanam in natura”, dicendum, quod istud non obstat, quia angeli in celo fuerunt multo clariores in naturalibus, quos tamen eorum superbia deiecit. Unde quantumcumque claruerit gratiis gratis datis sive donis naturalibus, hoc non iuvat, quia in hiis quorum veritas non potest sciri nisi ex revelatione, nimis adhesit superbe apparentie sue rationis. Unde in talibus, quorum fides dicit oppositum, cogitare debuit, quod nichil prohibet, et maxime in talibus, que remote sunt a sensibu, falsa esse probabiliora veris et talia excedere mentem hominis. » Voir R. Imbach, « Aristoteles in der Hölle. Eine anonyme Questio im Cod. Vat. lat. 1012 (127ra-127va) zum jenseitsschicksal des Stagiriten », Peregrina Curiositas. Eine Reise durch den orbis antiquus. Zu Ehren von Dirk Van Damme, éd. A. Kessler, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994, p. 297-318, ici p. 309-310. Pour le passage d’Averroès, l’éditeur propose : In Physicam. Prol. Opera omnia, V. Venetiis, 1562, 5A.

2 B.C. Bazàn, J.W. Wippel, G. Fransen et D. Jacquart, Les questions disputées et les questions quodlibetiques dans les facultés de théologie, de droit et de médecine, Turnhout, Brepols, 1985, p. 135 ; O. Weijers, Queritur utrum. Recherches sur la disputatio dans les universités médiévales, Turnhout, Brepols, 2009, p. 99-102 ; Ead., La disputatio dans les facultés des arts au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2002, p. 256-260 (pour les quodlibet dans les universités italiennes).

3 Pour une analyse détaillée de l’épisode des « seguaci di Epicuro » voir : G. Stabile, Dante e la filosofia della natura. Percezioni, linguaggi, cosmologie, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2007, p. 317-327 ; pour la question non moins débattue de la punition de Brunet Latin reste incontournable l’étude classique de A. Pézard, Dante sous la pluie de feu (Enfer, Chant XV), Paris, Vrin, 1950. Voir aussi : G. Desideri, « Quelli che vince, non colui che perde. Brunetto nell’immaginario dantesco : la “forza della fortuna” a chiarimento di un ambiguo luogo testuale », A scuola con ser Brunetto. Indagini sulla ricezione di Brunetto Latini dal Medioevo al Rinascimento, éd. I. M. Scariati, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2008, p. 381-400. On reviendra plus tard à l’épisode d’Ulysse.

4 L’éditeur de notre questio, Ruedi Imbach, l’a accompagnée d’un bon commentaire doctrinal et historique, ce qui rend inutile une longue discussion. J’utiliserai ce beau document (qui mérite pourtant une traduction et une divulgation dans nos classes) comme un point de référence qui condense les opinions, les images, les idées et les préoccupations très divergentes. Voir aussi : R. Imbach, « De salute Aristotelis. Fussnote zu einem scheinbar nebensächlichen Thema », Contemplata aliis tradere. Studien zum Verhältnis von Literatur und Spiritualität, éd. C. Brinker, U. Herzog, N. Largier et P. Michel, Bern, Peter Lang, 1995, p. 157-173. Anton-Hermann Chroust avait déjà placé le texte dans une série de réflexions qui, au XVe siècle, ont porté certains à faire d’Aristote un précurseur du Christ in naturalibus, tout en gardant à saint Jean le rôle de l’annonciateur de la Grâce : A.-H. Chroust, « A Contribution to the Medieval Discussion utrum Aristoteles sit salvatus », Journal of the History of Ideas, 6, 1945, p. 231-238.

5 Luca de Bitonto, ou Luca Apulus, apprécié par saint François pour ses dons de prédicateur, semble avoir fait ses études à Paris, ce qui pourrait expliquer le succès de ses sermons dans les milieux universitaires et même, si l’on croit Salimbene, auprès de Frédéric II. Voir F. Moretti, Luca Apulus. Un maestro francescano del secolo XIII, Bitonto, 1985, p. 18-22. Un des manuscrits de ses sermons (bien nombreux) a été légué par Robert de Sorbon à son collège : ms. Paris, BnF, lat. 15958. Voir J. D. Rasolofoarimanana, « Luc de Bitonto, O Min et ses sermons », Predicazione e società nel Medioevo. Riflessione etica, valori e modelli di comportamento, Padoue, Centro studi antoniani, 2002, p. 244-245

6 S. Bonaventura, Sermo IV : Christus unus omnium magister, Opera omnia, Quaracchi, 1891, vol. V, p. 567-574. Pour une réévaluation de la prétendue hostilité de saint François aux litterae, voir surtout l’étude bien documentée de P. Maranesi, Nescientes litteras : l’ammonizione della regola Francescana e la questione degli studi nell’ordine (sec. XIII-XVI), Rome, Istituto storico dei Cappuccini, 2000.

7 De nombreux exemples de cette attitude ironique, chez Bonaventure, Guillaume de Saint-Pourçain, Gilles de Rome, Ugolino d’Orvieto, des passages qui parfois ne manquaient pas de brio intellectuel, sont discutés systématiquement par Luca Bianchi : Studi sull’aristotelismo del Rinascimento, Padoue, Il Poligrafo, 2003, p. 101-123. Pour Pierre de Jean Olivi en particulier, voir : O. Bettini, « Olivi di fronte ad Aristotele. Divergenze e consonanze nella dottrina dei due pensatori », Studi francescani, 55, 1958, p. 176-197.

8 M. Grabmann, Methoden und Hilfsmittel des Aristotelesstudium im Mittelalter, Munich, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1939, p. 65. Le manuscrit en question est le ms. Würzburg, Universitätsbibliothek, cod. Mp. th. qu.45, fol. 21v.

9 E.P. Mahoney, « “The Worst Natural Philosopher” (pessimus naturalis) and “The Worst Metaphysician” (pessimus metaphysicus) : His Reputation among Some Franciscan Philosophers (Bonaventure, Francis of Meyronnes, Antonius Andreas, and Joannes Canonicus) and Later Reactions », Die Philosophie im 14. und 15. Jahrhundert. In Memoriam Konstanty Michalski, éd. O. Pluta, Amsterdam, B.R. Grüner, 1988, p. 271-273. Hannes Möhle a récemment précisé le contexte de l’apparition du dicton chez François de Mayronnes, proche de Duns Scot, en proposant l’édition d’une partie respective de son œuvre : H. Möhle, « Aristoteles, Pessimus metaphysicus. Zu einem Aspekt der Aristotelesrezeption im 14. Jahrhundert », Albertus Magnus und die Anfänge der Aristoteles-Rezeption im lateinischen Mittelalter. Von Richardus Rufus bis zu Franciscus de Mayronis, éd. L. Honnefelder et al., Münster, Aschendorff, 2005, p. 727-774 (756-774, pour l’édition).

10 « Unde talia dona naturalia in abutentibus magis ipsos deiciunt, quam salvent, sicut factum fuit de Lucifero et aliis angelis cadentibus. Tales enim gratie gratis date plerumque date sunt infidelibus in usum fidelium. Nec est mirandum illud in Aristotele, cum etiam Salomon non solum illustrum scientia humana, sed etiam divina divinitus infusa dampnatum videatur consonum Scripture, nam ipse idolatra fuit, quod est peccatum maximum, ut dicitur in Glossa super illud Psalmi “Emundabor a delicto maximo”. Et scriptura de eius penitentia nihil loquitur, sed statim post ista peccata determinat mortem suam III Regum 12. Et non videtur verisimile, quod tacuisset eius penitentiam, si penituisset, quia de penitentia dicendi aliorum expresse loquitur, etiam si penuituisset, fecisset destrui templa, cum esset rex potens, cui nullus potuisset resistere (restituisse dans la lecture d’Imbach), quod non fecit, quia steterunt usque tempus Iosye, qui ea destruxit, ut dicitur IIII Regum 23 capitulo. Et iste fuit post ipsum per magnum tempus, aliqua tamen dicta scripture sonant in contrarium, de quo alias. Non igitur hoc mirum de Aristotile, qui etiam videtur in eodem vitio exstitisse cessisse. Unde beatus Augustinus De civitate Dei, libro VIII : Plato et Aristotiles et alii philosophi diis plurimis saccrificandum putaverunt. Et Augustinus De vera religione capitulo I dicit : Philosophi scolas habebant dissentientes et templa communia. » Ps. 18, 14 ; Glossa ordinaria. PL 133, col. 872A ; De civ. Dei, VIII, 12 ; De vera rel., I. Pour le passage traduit voir Imbach, « Aristoteles in der Hölle », p. 309-310.

11 M. Bloch, « La vie d’outre-tombe du roi Salomon », article de 1925, Id., Mélanges historiques, Paris, S.E.V.P.E.N., 1963, t. II, p. 920-938, ici p. 938. Voir aussi J.-P. Boudet, « La chronique attribuée à Jean Juvénal des Ursins, la folie de Charles VI et la légende noire du roi Salomon », Une histoire pour un royaume (XIIe-XVe siècle), éd. A.-H. Allirot, M. Gaude-Ferragu, G. Lecuppre, É. Lequain, L. Scordia et J. Véronèse, Paris, Perrin, 2010, p. 299-309.

12 Th. Ricklin, « Introduction », Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Renaissance, dir. Th. Ricklin, Paris, Vrin, 2006, p. 14. Voir aussi P. Von Moos, Geschichte als Topik : das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und die historiae im Policraticus Johanns von Salisbury, Hildesheim-New York, G. Olms, 1988, p. 157-161.

13 L’idolâtrie et la luxure de Salomon se prêtaient, dans la période qui nous intéresse, aux interprétations moralisatrices (bibles moralisées entre bien d’autres) au moins aussi souvent que le célèbre jugement de Salomon, la rencontre avec la reine de Saba (préfigurant le mariage de Jésus et son Église) ou son trône, devenu, mutatis mutandis, le Trône de la Sagesse, un des symboles figuratifs de l’Église, avec la Vierge à l’Enfant au sommet, dans les manuscrits comme dans l’architecture (par exemple, sur le tympan du portail occidental central de la cathédrale de Strasbourg). Ces ambiguïtés iconographiques sont traitées en détail dans la thèse d’Eva Bürgermeister : Salomos Götzerdienst. Die Schattenseiten einer glanzvollen Herrschaft als Thema der mittelalterlichen Bildkunst, Cologne, Universität Köln, 1994, p. 362-372 (pour une vue d’ensemble) et 373-395 (pour un répertoire iconographique).

14 L’ambiguïté de l’image biblique et les textes salomoniens de caractère magique et astrologique ont fait l’objet de recherches approfondies : P.A. Torijano, Solomon the Esoteric King. From King to Magus, Development of a Tradition, Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2002, p. 142-224. Jean-Patrice Boudet examine un nombre impressionnant de textes latins de magie, passés sous le nom du roi et bien connus des intellectuels du bas Moyen Âge : J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 145-155 (mais voir aussi l’index des noms).

15 Vers 1230, Michel Scot, dans le Liber introductorius, traduit le terme « démon » comme « savant » : Nam demon interpretatur sciens vel peritus, nam periti sunt multum et sagacissimi multa subtilitate scientie artium et nature (voir ms. Munich, B.S.B., Clm 10268, fol. 4vb). Parfois, il parle des demones sapientissimi, les fait demeurer dans les quarante-huit constellations, ce qui rendrait le travail de l’astrologue lié aux pratiques illicites ; mais, comme pour bien d’autres questions, l’Écossais n’insiste pas : les constellations peuvent aussi être habitées par des anges.

16 L’histoire de la curiosité au Moyen Âge est encore toute à écrire. La thèse de Gunther Bös (Curiositas. Die Rezeption eines antiken Begriffes durch christliche Autoren bis Thomas von Aquin, Paderborn, Schöningh, 1995), assez lapidaire et restreinte méthodologiquement, est limitée à quelques auteurs-clés, tout en possédant les qualités et les défauts typiques de la bonne Begriffsgeschichte. Un article récent d’Isabel Iribarren (« Curiositas », Mots médiévaux offerts à Ruedi Imbach, éd. I. Atucha, D. Calma et al., Porto, 2011, p. 199-210) analyse l’usage du terme dans l’œuvre de Jean Gerson.

17 Dans une longue discussion de la curiositas, mère de tous les péchés, l’orgueil et la luxure compris, Bernard introduit encore un sous-élément structurel, une disputatiuncula, probablement pour montrer l’importance de sa trouvaille : Sanctus Bernardus, De gradibus humilitatis et superbiae, X, 31-38, Opera, éd. J. Leclecrq et H. M. Rochais, Rome, 1963, vol. 3, p. 40-45. L’analyse du jeune moraliste finit avec rien de moins que la solution du petit problème de l’apparition du mal dans le monde créé (X, 38, p. 45).

18 La curiositas est visée par quelques enluminures éloquentes, anti-astrologiques, des bibles moralisées, comme l’a bien montré Katherin Tachau (K. Tachau, « God’s Compass and Vana Curiositas : Scientific Study in the Old French Bible moralisée », The Art Bulletin, 80, 1, 1998, p. 7-33). Servosanctus de Faïence, au milieu du XIIIe siècle, a rédigé un recueil d’exempla sur la nature contra curiosos (Liber de exemplis naturalibus contra curiosos que j’ai consulté dans le manuscrit de Paris, BnF, lat. 3642). Au début du même siècle, Jacques de Vitry, dans un sermon pour les étudiants parisiens, les supplie de ne pas choisir des faux maîtres, nombreux, dit-il, de son temps : stulti, vani, vagi, maliciosi, dolosi, invidii, curiosi (ms. Paris, BnF, lat. 17509, fol. 39rb). Salimbene, en critiquant les expériences scandaleuses de Frédéric II, les qualifie de superstitiones et curiositates et maledictiones et incredulitates et perversitates et abusiones : Salimbene, Chronica, éd. O. Holder-Egger, MGH SS., Hanovre-Leipzig, 1913, vol. 32, p. 351.

19 « Quorum qui reliquis fuerat maturior euo, / Intuitus regem, « cupido si corpus haberes / Par animo » dixit « mentique inmensa petenti, / Vel si quanta cupis, tantum tibi corporis esset, / Non tibi sufficeret capiendo maximus orbis, / Sed tua mundanas mensura excederet horas :/ Ortum dextra manus, Occasum leua teneret. / Nec contentus eo, scrutari et querere uotis / Omnibus arderes ubi se mirabile lumen / Conderet et solis auderes scandere currus / Et uaga depulso moderari lumina Phebo. / Sic quoque multa cupis que non capis ? orbe subacto, / Cum genus humanum superaueris, arma cruentus / Arboribus contraque feras et saxa mouebis, / Montanasque niues scopulisque latentia monstra / Non intacta sines, sed et ipsa carentia sensu / Cogentur sentire tuos elementa furores » : Galterus de Castellione, Alexandreis, VIII, 374-390, éd. M. Colker, Padoue, Antenore, 1978, p. 216-217. Carolyne Bynum (« Wonder », American Historical Review, 102, 1, 1997, p. 20-21) fournit des parallèles intéressants à ce passage, tout en qualifiant le style poétique de Gauthier, bizarrement, d’une « powerful prose ». Pour plus de détail sur l’Alexandreis voir : M. Lafferty, « Walter of Châtillon’s Alexandreis », A companion to Alexander Literature in the Middle Ages, éd. Z. D. Zuwiyya, Leyde-Boston, 2011, p. 177-200.

20 La scène est bien relatée et illustrée déjà dans le premier manuscrit enluminé de l’Historia de preliis, exécuté vraisemblablement dans le milieu de Manfred, roi de Sicile, autour de 1260 : Leipzig, Universitätsbibliothek, Rep. II 143, fol. 101r. Sur la sémantique de cette exaltation/humiliation du pouvoir séculier, beaucoup d’encre a été versée ; pour l’essentiel, la thèse de Chiara Frugoni reste incontournable : Ch. Settis-Frugoni, Historia Alexandri elevati per griphos ad aerem. Origine, iconografia e fortuna di un tema, Rome, Isituto storico italiano per il Medio Evo, 1973, p. 121-147. Voir en dernier lieu : St. Seavers, « From Idea to Image : A Visual Translation of the Aerial Flight of Alexander the Great », The Medieval Translator. Traduire au Moyen Âge. Vol. 12 : Lost in Translation ? dir. D. Renevey, Chr. Whitehead, Turnhout, 2009, p. 265-280. Sur le motif de voyage dans la tradition littéraire sur Alexandre voir maintenant : Les voyages d’Alexandre au paradis : Orient et Occident, regards croisés, dir. C. Guallier-Bougassas, M. Bridges, Turnhout, 2013. Je tiens à souligner ici seulement que, à part les très anciennes idées sur le voyage de l’âme dans l’au-delà, l’extase philosophique etc., ce triomphe de la vaine curiosité humaine devait faire résonner, dans la mémoire des chrétiens, la tentation du Christ dans le désert (Lc 4, 5-6).

21 Illa suis grates referens seruare statutas / Iussit et in nullo naturae excedere metas : Alexandreis, X, 24-25, p. 254.

22 Il n’est pas question de revoir toutes les interprétations divergentes du célèbre épisode ; on trouvera une vue d’ensemble dans : R. Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs. Initiations à la philosophie médiévale I, Paris, Cerf, 1996, p. 220-245.

23 Th. Ricklin, « La mémoire des philosophes. Les débuts de l’historiographie de la philosophie au Moyen Âge », La mémoire du temps au Moyen Âge, dir. A. Paravicini Bagliani, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2005, p. 249-310, ici p. 269-270.

24 Scribitur in libris grecorum quod Aristoteles iuxta fluvium quoddam incedens et aque revolutionem inspiciens voluit scire causam eius, sed, cum eam invenire non posset, aquam intrans voluit sensibiliter experiri, cum autem hinc inde curiose conspiceret, repente raptus a fluctibus est submersus. Sed alii ipsum aliter mortuum esse dicunt : Vincent de Beauvais, Speculum morale, lib. III, dist. II, pars III, Douai, 1624, col. 999.

25 Pour ses origines voir l’étude, publiée de façon posthume et jamais dépassée à ma connaissance, de Wilhelm Hertz sur les légendes médiévales autour de la vie d’Aristote et leurs origines antiques : W. Hertz, Gesammelte Abhandlungen, Stuttgart-Berlin, 1905, p. 312 et suiv., surtout p. 364.

26 Dans le Libellus apologeticus qui précédait le Speculum maius, il répète souvent qu’il n’est pas auteur, mais excerptor, par exemple, pour ce qui concerne les doctrines des philosophes et poètes païens : Sed quoniam in istis et in aliis huiusmodi, pars utralibet contradictionis absque periculo nostre fidei potest credi vel discredi, lectorem admoneo, ne forsan abhorreat, si quas huiusmodi contrarietates sub diversorum actorum nominibus in plerisque locis huius operis insertas inueniat, presertim cum ego iam professus sim, in hoc opere me non tractatoris sed excerptoris morem gerere, ideoque non magno opere laborasse dicta philosophorum ad concordiam redigere, sed tantum quid de unaquaque re quilibet eorum senserit aut scripserit recitare, lectoris arbitrio relinquendo cuius sententie potius deberat adherere. Voir S. Lusignan, Préface au Speculum Maius de Vincent de Beauvais : réfraction et diffraction, Paris, 1979, p. 123.

27 Tertium autem et infimum tenent gradum philosophi doctoresque gentilium. Nam etsi catholice fidei ueritatem ignorauerunt, mira tamen et preclara quedam dixerunt de Creatore et creaturis, de uirtutibus quoque et uiciis, que et fide catholica et ratione humana manifeste probantur esse uera. Éd. citée, p. 126-127.

28 F. Bottin, « Motivi preumanistici in Ruggero Bacone », Concordia discors : studi su Niccolo Cusano e l’Umanesimo europeo offerti a Giovanni Santinello, éd. G. Piaia, Padoue, Antenore, 1993, p. 333-346, ici p. 345.

29 Les Auctoritates Aristotelis : un florilège médiéval, éd. J. Hamesse, Louvain, Publications universitaires, 1972-1974, 2 volumes.

30 L. Bianchi et E. Randi, Le verità dissonanti. Aristotele alla fine del Medioevo, Rome-Bari, Laterza, 1990, p. 11-12.

31 Alanus de Insulis, Anticlaudianus, I, 126-133 ; III, 106-136, éd. R. Bossuat, Paris, Vrin, 1955, p. 61 et 92-93 ; Johannes Saresberiensis, Metalogicon, III, 27, éd. J.B. Hall, Keats-Rohan, Turnhout, Brepols, 1991, p. 164 ; Jean de Dacie, contemporain de son célèbre compatriote, en commentant, dans sa Division de philosophie, les incohérences du corpus aristotélicien, se plaignait qu’une bonne partie de la Métaphysique n’avait pas été traduite du grec et que l’on y ajoutât le Des causes, à l’époque perçu presque unanimement (à l’exception de saint Thomas) comme authentique et comme couronnement de la métaphysique aristotélicienne. Johannes Dacus, Opera, éd. A. Otto, Hauniae, 1955, p. 26. Rappelons finalement que, dans ses jérémiades contre le mauvais Aristote latin, contre les faux savants et le déclin de la philosophie en général, Roger Bacon attribue la première entrée et la glorification de la scientia naturalis aristotélicienne en Occident à Michel Scot, traducteur, pour lui « ignorant » et « plagiaire » : The Opus maius of Roger Bacon, II, XIII, éd. J. H. Bridges, Oxford, 1897, p. 55 ; Opus tertium, éd. J. S. Brewer, Londres, 1859, p. 91. Malgré la mauvaise appréciation technique (Roger avait une haute considération de ses propres qualités linguistiques), il ne faut pas oublier qu’il donne à un « mauvais » traducteur une place dans le progrès des savoirs.

32 D. Juste, « Les textes astrologiques latins attribués à Aristote », The Medieval Legends of Philosophers and Scholars, Micrologus XXI, Florence, 2013, p. 145-164.

33 C.B. Schmitt, « Pseudo-Aristotle in the Latin Middle Ages », Pseudo-Aristotle in the Latin Middle Ages. The Theology and Other Texts, éd. J. Kraye, W. Ryan et C.B. Schmitt, Londres, Warburg Institute, 1986, p. 8. Le Secret des secrets se prétait pourtant aux copies en peciae, comme c’était d’usage aux universités : S.J. Williams, The Secret of Secrets. The Scholarly Career of a Pseudo-Aristotelian Text in the Latin Middle Ages, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2003, p. 198-199.

34 Secretum secretorum, éd. R. Steele, Oxford, 1920, p. 36.

35 L. Bianchi, « Aristotle as a Captive Bride : Notes on Gregory IX’s Attitude towards Aristotelianism », Albertus Magnus und die Anfänge, p. 777-794, ici p. 791.

36 Pour le détail du travail de Roger Bacon avec les manuscrits du Secret des secrets, voir Williams, The Secret of Secrets, p. 175-182.

37 Secretum secretorum, p. 36-37, n. 3.

38 Là encore, le XIIIe siècle hérite du renouveau du siècle précédent : Abélard parle de la révélation de la Trinité aux philosophes, à l’égal des prophètes, dans sa Theologia christiana, I, 7 : Petrus Abaelardus, Opera theologica, éd. E.M. Buytaert, Turnhout, Brepols, 1969, p. 75.

39 Ch. Crisciani, « Ruggero Bacone e l’“Aristotele” del Secretum secretorum », Christian Readings of Aristotle from the Middle Ages to the Renaissance, éd. L. Bianchi, Turnhout, Brepols, 2011, p. 37-64, ici p. 43-44.

40 Cette affinité du De pomo avec la littérature exemplaire a été bien montrée récemment : P. Rossi, « Odor suus me confortat et aliquantulum prolongat vitam meam : il fragrante frutto e la morte di Aristotele », Vita longa : vecchiaia e durata della vita nella tradizione medica e aristotelica antica e medievale, éd. C. Crisciani, L. Repici et P. Rossi, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2009, p. 87-120, ici p. 100 ; A. Beccarisi, « Le Liber de pomo seu de morte Aristotelis : quand l’exemple devient récit », Exempla docent, p. 281.

41 Sur les origines antiques de ce motif : Hertz, Gesammelte Abhandlungen, p. 386 et suiv. Michel Pastoureau a dressé une riche histoire du symbolisme médiéval de la pomme, mais il n’évoque pas ce traité : M. Pastoureau, « La pomme antique et médiévale. Jalons pour une histoire symbolique », Le monde végétal. Médecine, botanique, symbolique, dir. A. Paravicini Bagliani, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2009, p. 285-329.

42 Le De pomo, traduit de l’hébreu par le roi Manfred, vraisemblablement aidé par quelque juif, est connu par des versions plus anciennes arabes et persanes, mais la datation de l’introuvable « original » reste discutable (voir un bon résumé des polémiques dans l’article cité de Pietro Rossi). Mauro Zonta considère que Abraham ben Samuel Ibn ?asdai ha-Levi, travaillant à Barcelone dans les premières décennies du XIIIe siècle sur la traduction du traité en hébreu, réélabora l’original arabe à des fins polémiques : il visait les adeptes des doctrines avérroïstes, assez répandues dans les communautés provençales. M. Zonta, La filosofia antica nel Medioevo ebraico, Brescia, 1996, p. 189.

43 Rossi, « Odor suus me confortat », p. 96.

44 Dans le monde arabe, le texte faisait partie de la tradition des dialogues de Platon, et non pas des aristotelica, car dans deux manuscrits il est question de Socrate et non pas d’Aristote. D. Gutas, « The Spurious and the Authentic in the Arabic Lives of Aristotle », Pseudo-Aristotle, p. 31.

45 Pour une analyse classique voir : B. Nardi et P. Mazzantini, Il canto di Manfredi e il Liber de pomo sive de morte Aristotelis, Turin, Società editrice internazionale, 1964, p. 18-24. Dans le même volume on trouvera l’édition, par P. Mazzantini, du De pomo, la meilleure pour l’instant, p. 37-51. Il existe aussi une traduction en anglais et en allemand.

46 Le seul livre à traiter le problème systématiquement est celui de Gregorio Piaia, « Vestigia philosophorum » : il Medioevo e la storiografia filosofica, Rimini, Maggioli, 1983 ; mais voir aussi, pour une très bonne mise au point : Ricklin, La mémoire des philosophes, p. 249-310.

47 Il est accessible dans plus de vingt manuscrits, dont j’ai utilisé l’un des meilleurs, conservé au Sacro Convento d’Assise, ms. 397, du XIIIe siècle, qui a, en plus de son caractère complet, l’avantage de se trouver en ligne, sur le site de la Société internationale des études franciscaines, en bonne résolution. Quoique ce document important d’histoire des idées et de l’ordre franciscain est loin d’être dûment exploré, il n’a pas été complètement délaissé, car les manuscrits médiévaux ont été suivis par quelques éditions avant 1518. Piaia a signalé une édition intéressante, quoique rarissime, par Luca Wadding, à l’attention du cardinal Carlo Barberini, en 1655, la même année que les grands monuments d’histoire de la philosophie : ceux de Georg Horn et de Thomas Stanley (Piaia, « Vestigia philosophorum », p. 127).

48 Ms. Assise, Sacro Convento, 397, fol. 311ra. Cette rhétorique du bien fondé, de l’utilité, avec ces images de l’auteur-abeille et des fleurs embaumées, est un lieu commun de la littérature encyclopédique et édifiante de l’époque.

49 Pour la culture littéraire de Jean, voir : L. Schmidt, « Das Compendiloquium des Johannes Vallensis – die erste mittelalterliche Geschichte der antiken Philosophie ? », From Wolfram and Petrarch to Goethe and Grass. Studies in Literature in Honour of Leonard Forster, éd. Green, Baden-Baden, Valentin Koerner, 1982, p. 112-115 ; W.A. Pantin, « John of Wales and Medieval Humanism », Medieval Studies presented to A. Gwynn, Dublin, 1961, 297-319. En ayant accès à la traduction sicilienne du Phédon, Jean n’a pourtant pas connu la traduction partielle des Vies de Diogène Laërce, y compris la partie sur Aristote, due aussi à Henri Aristippe, très peu diffusée à l’époque et aujourd’hui perdue. Elle semble avoir trouvé un certain écho, une ou deux générations après, au XIVe siècle : T. Dorandi, « La versio latina antiqua di Diogeno Laerzio e la sua recezione nel Medioevo occidentale : il Compendium moralium notabilium di Geremia di Montagnone e il Liber de vita et moribus philosophorum dello ps.-Burleo », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 10, 1999, p. 371-396, ici p. 375-376.

50 Ms. Assise, Sacro Convento, 397, fol. 216rb-va (pour le prologue où la vraie place des saints dans l’histoire du salut et de la recherche de la sagesse est expliquée). Jenny Swanson, auteur d’une seule recherche monographique consacrée à la figure de Jean, date le Compendiloquium des environs de 1270 et considère qu’il a été rédigé à Paris entre les deux autres : J. Swanson, John of Wales : a Study of the Works and Ideas of a Thirteenth-Century Friar, Cambridge, 1989, p. 167. Pour les exempla historico-philosophiques des auteurs mentionnés et leur usage par Jean de Galles, voir les essais de Ricklin, Marenbon et Von Moos dans le volume Exempla docent, cité plus haut.

51 Rappelons que l’on est bien à l’époque où les mendiants ont produit une quantité impressionnante de recueils d’exempla, entre 1250 et 1350. J.-Cl. Schmitt, « Recueils franciscains d’exempla et perfectionnement des techniques intellectuelles du XIIIe au XVe siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 135, 1977, p. 5-23, ici p. 9. Th. Ricklin a bien montré le lien du projet de Jean avec l’intellectualisation de l’ordre sous S. Bonaventure : Th. Ricklin, « Jean de Galles, les Vitae de saint François et l’exhortation des philosophes dans le Compendiloquium de vita et dictis illustrium philosophorum », Exempla docent, p. 109218. J’y ajouterai juste que Jean de Galles a rédigé aussi un commentaire, declaratio, à la Règle (Speculum minorum, Venise, 1513, pars III, fol. 98v-106r). Pour le contexte voir aussi : P. Maranesi, op. cit., p. 132, et R. Brooke, The Image of Saint Francis. Responses to Sainthood in the Thirteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 96-97. Cette déclaration, en évitant des points chauds, y compris l’article Nescientes litteras, montre le tempérament paisible et une visée réconciliatrice de la mission de son auteur.

52 Ms. Assise, Sacro Convento, 390, fol. 330va-334vb. La distinctio en question a été bien explorée toujours par Thomas Ricklin, le seul, avec J. Swanson, à avoir travaillé avec les manuscrits du Compendiloquium : « De honore Aristotelis apud principes oder : Wie Aristoteles in die höfische Gesellschaft des 13. Jahrhunderts einzieht : Das Beispiel des Johannes von Wales », Kulturtransfer und Hofgesellschaft im Mittelalter : Wissenskultur am sizilianischen und kastilischen Hof im 13. Jahrhundert, éd. G. Grebner et J. Fried, Berlin, Akademie, 2008, p. 377-388. Surtout sont à noter les relations avec la Vita latina d’Aristote, connue dès le début du XIIIe siècle (éd. I. Düring, Aristotle in Ancient Biographical Tradition, Göteborg, 1957, p. 142-163), et l’Alexandreïs, où Aristote adresse un long sermon à son illustre élève.

53 Imbach, Arisoteles, p. 309 : « Unde beatus Augustinus exponens illud Psalmi “Absorpti sunt iuncti petre iudices eorum” videtur expresse dicere quod ipse est dampnatus in inferno, ubi comparatur petre (Petro chez Imbach, ce qui n’a pas de sens), id est Christus contremiscit. » Le commentaire d’Augustin, qui s’inspire de I Cor. 10, 4, est le suivant : Vide quid sequitur : Absorpti sunt iuxta petram iudices eorum. Quid est : Absorpti sunt iuxta petram ? Petra autem erat Christus. Absorpti sunt iuxta petram. Iuxta, id est, comparati iudices, magni, potentes, docti ; ipsi dicuntur iudices eorum, tamquam iudicantes de moribus, et sententiam proferentes. Dixit hoc Aristoteles. Adiunge illum petrae, et absorptus est. Quis est Aristoteles ? Audiat : Dixit Christus, et apud inferos contremiscit. Dixit hoc Pythagoras, dixit hoc Plato. Adiunge illos petrae, compara auctoritatem illorum auctoritati evangelicae, compara inflatos crucifixo. Dicamus eis : Vos litteras vestras conscripsistis in cordibus superborum ; ille crucem suam fixit in cordibus regum. Sanctus Augustinus, Enarrationes in Psalmos, CXL, 19, éd. D.E. Dekkers et I. Fraipont, Turnhout, Brepols (CCSL, vol. XL), 1956, p. 2040.

54 Pierre Damien, grand connaisseur et grand ennemi des arts libéraux, a consacré à ce sujet un traité entier, le De sancta simplicitate scientiae inflanti anteponenda (PL 145). Cf. J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, Cerf, 1990 (1957), p. 194-195.

55 Et ideo Plato et platonici nobiles philosophie dixerunt deum esse rerum auctorem et veritatis illustratorem et beatitudinis largitorem, prout ait Augustinus tertio De civitate Dei cap. 5 et idem cap. 9 : ms. Assise, Sacro Convento, 397, fol. 316va.

56 Philosophia enim abutitur vel qui solum intendit curiose investigare, ut sciat tantum, non ut mores conponat vel corrigat, nec ut beatitudinem adquirat. […] Similiter ille abutitur qui philosophatur ut alios delectet, non ut mores aliorum curet : ms. Assise, Sacro Convento, 397, fol. 317ra.

57 M. Delbouille, « Introduction », Le lai d’Aristote de Henri d’Andeli, éd. M. Delbouille, Paris, Gembloux printed, 1951, p. 18.

58 Pamphile et Galatée, vers 1779-1783, Pamphile et Galatée par Jehan Bras-de-Fer. Poème français inédit du XIVe siècle. Édition critique précédée de recherches sur le Pamphilus latin, éd. J. de Morakowski, Paris, Honoré Champion, 1917, p. 66.

59 Ms. Paris, BnF, lat. 3642, fol. XXXIvb-XXXIIra.

60 La formule attribuée à Alain de Lille fut reprise par un autre sceptique, Pierre Gassendi : Aristoteles habet nasum cereum : cum in quamcumque volueris partem nullo negotio possit detorqueri. Voir P. Gassendi, Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos, I, ex. 1, art. 5, éd. B. Rochot, Paris, Vrin, 1959, p. 29-31.

61 Le lai, vers 562-579. Cette morale explique l’insertion de la scène dans le sujet de l’assaut du château d’amour sur les ivoires de production parisienne, luxueuse et courtoise, du XIVe siècle. Je songe notamment au beau coffret (1300-1310), récemment acquis par le musée de Cluny.

62 Il s’agit d’une Questio magistralis de salvatione Stagirite, éditée et étudiée dans : H.G. Senger, « Was geht Lambert von Heerenberg die Seligkeit des Aristoteles an ? », Miscellanea mediaevalia, éd. A. Zimmermann, Cologne, 1982, p. 293-311.

63 Nam quod Aristoteles hodie celebris est in scholis, non suis debet, sed Christianis : perisset et ille, nisi Christo fuisset admixtus. Voir Opus epistolarum Des. Erasmi Roterodami, éd. P. S. Allen et H. M. Allen, Oxford, Clarendon Press, 1924, t. V, Ep. 1381, p. 319.

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Pour citer cet article

Référence papier

Oleg Voskoboynikov, « L’image d’Aristote et la construction des modèles intellectuels au XIIIe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 27 | 2014, 73-95.

Référence électronique

Oleg Voskoboynikov, « L’image d’Aristote et la construction des modèles intellectuels au XIIIe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 27 | 2014, mis en ligne le 30 décembre 2017, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13435 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13435

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Auteur

Oleg Voskoboynikov

École des hautes études en sciences économiques, Moscou

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