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Le modèle dans la science médiévale

Le modèle dans la transmission des savoirs

Sondage d’un terrain épistémologique
Giuseppe Sangirardi
p. 13-19

Résumés

La notion de modèle se caractérise d’abord par l’ampleur de sa diffusion à travers une grande variété d’espaces aussi bien disciplinaires que linguistiques, revêtant ainsi un rôle significatif dans l’épistémologie contemporaine. Avatar à certains égards de la notion de structure, le modèle ne saurait s’y réduire, dans la mesure notamment où il semble articuler une science des concepts et une science du sujet. Les études de cas ici réunies, portant sur plusieurs domaines du savoir médiéval (musique, littérature, médecine, physique, mathématiques), montrent sous des angles différents la dynamique opératoire du modèle, en faisant notamment émerger la notion de jeu comme ouverture de la connaissance modélisée vers le nouveau.

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Notes de la rédaction

Ce dossier thématique Le modèle dans la science médiévale, coordonné par Giuseppe Sangirardi et Nicolas Weill-Parot, est issu originellement, avec un certain nombre de remaniements et d’ajouts, d’une journée d’étude organisée à l’université Paris-Est – Créteil : Les modèles et leur transmission en science et en littérature au Moyen Âge, organisée par les mêmes coordinateurs, le 25 novembre 2011, avec le soutien de l’Institut universitaire de France, du centre de recherche en histoire européenne comparée CRHEC (EA 4392, UPEC) et du centre Interlangues – texte, image, langage (EA 4182, université de Bourgogne).

Texte intégral

  • 2 Pour un aperçu synthétique des différentes déclinaisons de la notion de modèle, on peut se reporte (...)
  • 3 Le même mot se retrouve d’ailleurs en croate, danois, hongrois, néerlandais, portugais, roumain, r (...)

11. L’intérêt épistémologique de la notion de modèle tient, au premier abord, à ce qu’elle traverse une large fraction de la géographie complexe des disciplines scientifiques contemporaines (de la mathématique à la physique, de la géographie à la biologie, de l’économie à la linguistique, pour ne nommer que quelques domaines parmi d’autres) en gardant un profil somme toute reconnaissable, en dépit des multiples nuances « locales » que lui confèrent les usages propres à chacun des langages spécialisés2. À ce caractère éminemment transversal de la notion contribue d’ailleurs la correspondance entre les mots qui la désignent dans quelques-unes des langues principales : au français modèle font écho l’anglais model, l’italien modello, l’espagnol modelo ou encore l’allemand Modell, tous issus, à travers l’italien, du latin populaire modellus (dérivé à son tour de modus et ayant le sens de « petite mesure »)3.

2Le plus souvent, le modèle apparaît comme le résultat d’un processus (qu’on peut appeler modélisation) qui comporte, dans un dosage et une articulation variables, une part d’abstraction et une part de généralisation, et qui s’exprime par un codage symbolique plus ou moins sophistiqué. Objet artificiel soumis à des règles de construction, le modèle dans cette acception figure et pour ainsi dire matérialise une analyse ou interprétation de la réalité ; il donne à un ensemble de connaissances une configuration apte à leur circulation et à leur mise en œuvre ; il semble également participer du mouvement de transformation des savoirs en objets fonctionnels et partant consommables, typique de nos sociétés.

3Il est tentant, par ailleurs, d’établir un lien entre cette notion de modèle et celle de structure qui, ayant connu la diffusion qu’on sait entre les années cinquante et quatre-vingt du siècle dernier, n’occupe plus aujourd’hui les devants de la scène scientifique. Structure et modèle peuvent en effet être conçus comme deux variantes d’un paradigme philosophique qui, pour simplifier très grossièrement, conçoit la connaissance comme production de schémas rationnels au pouvoir explicatif universel, se référant à des systèmes de relations. Aussi, dans l’un des textes capitaux du structuralisme, Claude Lévi-Strauss définissait-il la structure comme un type particulier de modèle, soumis à une série de contraintes :

  • 4 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1985 [1re éd.1958], p. 332. Le raisonneme (...)

Nous pensons en effet que pour mériter le nom de structure, des modèles doivent exclusivement satisfaire à quatre conditions. En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les autres. En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que l’ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles. Troisièmement, les propriétés indiquées ci-dessus permettent de prévoir de quelle façon réagira le modèle, en cas de modification d’un de ses éléments. Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés4.

4Mais quels que soient le sens et les limites de l’analogie entre structure et modèle, ici il nous importe davantage d’évoquer ce qui, dans l’épaisseur sémantique de la notion de modèle, apparaît, à première vue, irréductible à la philosophie de la connaissance structuraliste. En effet, dans l’histoire sémantique du mot modèle, le sens que nous avons jusqu’à présent pris en compte ne s’est imposé que récemment ; auparavant modèle (comme ses variantes dans les autres langues) désignait moins souvent un objet codé de connaissance qu’un objet d’imitation. Le glissement sémantique qui peut conduire de l’une à l’autre de ces acceptions ne saurait être plus simplement illustré que par un exemple familier : lorsque Fernand Braudel décrivait le modèle italien de civilisation, ou lorsque la presse de nos jours nous administre ses modèles allemand, scandinave ou asiatique, le modèle en question indique certes un ensemble cohérent de traits caractéristiques sur le plan économique, social ou culturel, mais en même temps il est explicitement ou implicitement donné en exemple et proposé à l’imitation. Le caractère mesurable et quantifiable du modèle en tant qu’objet de connaissance s’allie, d’une manière un peu paradoxale si l’on veut, à un caractère qualitatif, à un jugement de valeur qui le désigne comme excellent et digne d’être reproduit.

5Or, cette dimension mimétique du modèle est caractéristique des traditions littéraires et artistiques. En art et en littérature, le modèle est essentiellement un objet d’imitation, porteur d’une valeur qu’on cherche à s’approprier dans un acte relativement immédiat. On peut imiter une œuvre, un style, un genre ; mais l’objet d’imitation a tendance à s’incarner, à revêtir l’image d’un auteur, ce qui rapproche de toute évidence cette acception du modèle de la notion d’auctoritas. L’italien Pietro Bembo, l’un des fondateurs du classicisme européen, dans son épître De imitatione (1513) proposait aux humanistes d’écrire comme Virgile en poésie, comme Cicéron en prose. Le rayonnement de leur style ne faisait qu’un avec le prestige de leur nom. Toutefois, la dimension mimétique dominante n’exclut pas les démarches d’analyse et d’abstraction : afin d’être imités, Virgile et Cicéron devaient être soumis à un processus de modélisation, analysés dans les traits qui caractérisent leur écriture et qui à leur tour « font système », ont leur propre cohérence rationnellement vérifiable.

  • 5 Sur l’importance de cette frontière a insisté récemment G. Mazzoni, Teoria del romanzo, Bologne, I (...)

6La richesse à certains égards paradoxale de la notion de modèle tient donc, aussi, à ce qu’elle semble permettre, dans son ampleur sémantique, l’articulation de deux paradigmes en apparence opposés. Dans le champ littéraire notamment, mais dans une logique facilement extensible au-delà, l’opposition radicale entre la philosophie du sujet dans laquelle s’inscrivaient les théories classiques de l’imitation et la philosophie structurale dont est issue à la fin des années 1960 la notion d’intertextualité semble questionnée par la plasticité de l’idée de modèle. Modèle est à la fois un auteur et un genre, un artefact rationnel construit par l’analyse et un individu incarné qui suscite un désir mimétique et s’offre à la reproduction. S’agit-il d’une coïncidence aventureuse, fruit seulement d’un hasard linguistique ? Il y a lieu de penser, du moins à titre d’hypothèse, que la coïncidence linguistique n’est pas immotivée, tant les phénomènes sous-jacents qui l’autorisent se laissent entre-apercevoir dès le premier regard. Dans la circulation du langage et de la pensée les opérations subjectives de la mimésis et les mécanismes générateurs de structures apparaissent souvent bien imbriqués. Serait-il donc possible de concevoir une épistémologie du modèle qui permette non pas d’effacer la frontière entre un savoir du sujet animé par le désir mimétique et un savoir du « système » gouverné par les réseaux de la conceptualisation5, mais de parvenir à penser le jeu de leurs interactions dans toute sa richesse ?

72. Les études ici réunies, œuvre d’historiens de la littérature et (la plupart) de la science médiévales, n’ont pas l’ambition de répondre immédiatement aux questionnements théoriques que suscite la notion de modèle. Mais l’analyse, qu’ils proposent, de quelques phénomènes inhérents à la transmission du savoir dans plusieurs domaines de la connaissance médiévale (mathématique, médecine, physique, littérature, musique, philosophie), constitue de fait un sondage du terrain épistémologique qui leur est commun.

8Les objets et les voies de l’investigation sont certes variés.

9À travers un examen de la réception du Canon de la médecine d’Avicenne aux XIVe et XVe siècles en Italie, Joël Chandelier parvient à dégager une opposition entre le rayonnement limité du personnage Avicenne, rarement évoqué en tant que modèle de médecin, et l’influence considérable du modèle que son texte offre à la pensée médicale (notamment en ce qui concerne l’agencement des parties). Le traité De urina non visa (1220) du médecin Guillaume l’Anglais, étudié par Laurence Moulinier-Brogi, propose un échantillon assez riche des procédures de « canonisation » d’un texte : repris par des auteurs issus d’horizons différents (Léopold d’Autriche, Geoffroy de Meaux, Jean Ganivet, Ralph Hoby, Nicolas Monel), Guillaume est objet à la fois d’imitation, d’hommage et de pillage, sa parole étant tour à tour investie d’une autorité manifeste ou absorbée dans un discours auquel il fournit de fait son mode opératoire. Nicolas Weill-Parot, à partir des commentaires suscités (dans un laps de temps allant de 1260 au milieu du XIVe siècle) par un passage de la Physique d’Aristote concernant l’attraction magnétique, s’attache à définir des procédures selon lesquelles les modèles de la science physique médiévale permettent, voire favorisent l’innovation conceptuelle (modalités qui, sans exclure l’opposition pure et simple à l’auctoritas, comportent aussi l’extension hors cadre initial ou la reprise dans le temps de structures d’argumentation déjà validées). Dans le propos d’Oleg Voskoboynikov, le modèle des modèles au Moyen Âge, Aristote, est au centre d’une enquête sur la fabrication, au XIIIe siècle, d’un idéal de savant qui, loin d’être un principe régulateur absolu (regula infallibilis omnis veritatis, selon le mot de Pierre de Jean Olivi), doit composer avec les exigences et les limites posées à la science par la doctrine morale chrétienne. Matthieu Husson étudie la Tabula tabularum (1321), court texte de jeunesse du mathématicien, astronome et théoricien de la musique Jean de Murs, conçu comme un outil de calcul au service des astronomes, mais glissant, par le jeu des modèles d’écriture mathématique et des réflexions qu’ils stimulent, vers la spéculation sur la nature des nombres et des opérations arithmétiques. Enfin, Jean-Marie Fritz interroge la conception des rapports entre la musique du temps présent et celle du passé dans le Champion des Dames de Martin le Franc (1410-1461), en y décelant les signes précoces d’une mise en question de l’auctoritas de l’antique, au nom de la valeur de l’expérience et « d’un progrès au sens de processus ».

10Les résumés lapidaires que je viens de fournir ne font aucune place à l’érudition déployée par les contributeurs et aux nombreuses questions que ces travaux soulèvent chacun dans son domaine de spécialité. Cependant, ils laissent sans doute déjà deviner la trame qui les relie à la réflexion générale à laquelle ce volume voudrait modestement contribuer. L’interaction ou l’imbrication entre logique « mimétique » et logique « conceptuelle » de la modélisation y figure bien souvent : ainsi, pour ne donner qu’un exemple de façon très sommaire, dans les manipulations auxquelles est soumis le texte médical de Guillaume l’Anglais, le jeu entre l’autorité de son nom et l’efficacité du « modèle » conceptuel de son texte est ouvert à de multiples solutions. Même lorsque l’efficacité modélisante d’un texte semble être indépendante du prestige personnel d’un auteur (comme dans le cas du Canon d’Avicenne étudié par J. Chandelier), on peut dire que le texte exerçant les fonctions de modèle est lui-même investi d’une aura qui explique pour partie les processus mimétiques dont il est la cible.

11Mais la réflexion principale qui traverse l’ensemble des articles réunis est plutôt d’ordre historique, et concerne précisément les conditions de l’innovation (on peut garder ce mot, malgré tout, en essayant de faire abstraction des connotations strictement productivistes que lui assigne une certaine idéologie de la science contemporaine) dans le cadre d’un savoir hautement modélisé tel que la science médiévale. Le choix du Moyen Âge comme cadre d’une réflexion sur le modèle était dans ce sens justifié : du moins dans la perception commune, la connaissance médiévale est soumise strictement à un double régime de modèles, celui représenté par les auctoritates incarnées et celui des protocoles argumentatifs contraignants qui sont produits, à partir précisément des auctoritates, dans l’enseignement universitaire. Or, sans prétendre renverser inopinément ce tableau traditionnel, les études réunies dans ce volume vont dans le sens d’une mise en avant de la notion de jeu, comme espace d’initiative qui reste offerte au savant ou à l’auteur médiéval vis à vis de ses modèles. On peut en quelque sorte se jouer de l’auctoritas incarnée, en mettant en cause la science musicale d’Orphée comme la moralité d’Aristote. Ces épisodes et phénomènes « transgressifs » nous rappellent que la révolte contre les pères n’était pas tout à fait inconnue avant la modernité, s’il est vrai que les prémices de l’Œdipe furent goûtées par le héros homonyme d’une tragédie grecque antique, et que le jeune Héraclès tua à coups de lyre son pédagogue Linos, à en croire les légendes anciennes. Mais plus encore que la coupure nette du lien de filiation, dont il faudrait mieux analyser les circonstances, l’attitude de nos auteurs médiévaux qui retient l’attention des lecteurs est celle qui consiste à jouer avec les modèles conceptuels, atteindre une forme nouvelle en vertu d’une impulsion qui vient des anciennes – qui peut venir de leur variété, des réponses que les modèles offrent aux questions qu’on leur pose ou du caractère lacunaire de ces mêmes réponses. Enfants plutôt que nains, ces savants joueurs ne faisaient pas que rester assis sur les épaules de leurs modèles.

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Notes

2 Pour un aperçu synthétique des différentes déclinaisons de la notion de modèle, on peut se reporter à l’entrée Modèle de l’Encyclopædia Universalis, coordonnée par Noël Mouloud. Voir également l’entrée du même nom de l’Encyclopédie Philosophique Universelle, Les notions philosophiques, dir. S. Auroux, Paris, PUF, 2002, p. 1646, où on peut lire : « La construction de modèles est désormais devenue le credo de l’ensemble des disciplines scientifiques. »

3 Le même mot se retrouve d’ailleurs en croate, danois, hongrois, néerlandais, portugais, roumain, russe, slovak, slovène et tchèque. Je dois ces informations à une conférence du linguiste H.R. Daniels tenue le 12 juin 2012 dans le cadre d’un séminaire consacré à la notion de modèle au sein de la M.S.H. de l’université de Bourgogne.

4 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1985 [1re éd.1958], p. 332. Le raisonnement de Lévi-Strauss est taxé d’idéologique par A. Badiou, Le concept de modèle, Paris, Fayard, 2007 (mais il s’agit de la réédition d’un livre publié en 1969), qui pour sa part veut élucider les conditions d’un usage philosophique matérialiste du concept de modèle, en le différenciant également de celui qui est proposé par la théorie des modèles en logique mathématique.

5 Sur l’importance de cette frontière a insisté récemment G. Mazzoni, Teoria del romanzo, Bologne, Il Mulino, 2011 (voir le chapitre « Mimesis e concetto », p. 38-43).

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Pour citer cet article

Référence papier

Giuseppe Sangirardi, « Le modèle dans la transmission des savoirs »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 27 | 2014, 13-19.

Référence électronique

Giuseppe Sangirardi, « Le modèle dans la transmission des savoirs »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 27 | 2014, mis en ligne le 30 décembre 2017, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13428 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13428

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Auteur

Giuseppe Sangirardi

Université de Bourgogne
Centre Interlangues TIL

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Droits d’auteur

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