Le Purgatoire de saint Patrick : entre justice humaine et justice divine
Texte intégral
- 1 Paris, Gallimard, 1981.
- 2 M. Cavagna (La Vision de Tondale, Paris, Champion, 2008) a bien montré qu’en réalité, le lieu purg (...)
- 3 Il se rapproche un peu des limbes, par exemple.
- 4 Dans l’iconographie, d’ailleurs, le Purgatoire est peu représenté et, quand il l’est, il ressemble (...)
1L’ouvrage de Jacques Le Goff La Naissance du Purgatoire1 reste une référence concernant l’émergence du Purgatoire, non seulement en théologie mais aussi en littérature. L’historien y montre comment le lieu purgatoire apparaît progressivement, à partir de l’idée de peines purgatoires et en s’appuyant sur différentes allusions bibliques. Depuis saint Augustin, au moins, on s’interroge sur la destination des âmes de ceux qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais. Le Purgatoire devient, autour du XIIe siècle2, la destination officielle de ces âmes intermédiaires, pour un séjour également intermédiaire, dans l’attente d’un passage définitif en Enfer, ou préférablement, et après purgation, au Paradis. Dans cette mesure, le Purgatoire est un lieu qui concerne la plupart des hommes, mais il est tout à fait singulier par rapport aux autres lieux de l’au-delà3, en particulier en raison de sa temporalité variable, mais également à cause du caractère intermédiaire des peines que les suppliciés y subissent qui ressemblent le plus souvent aux peines infernales4 mais sont réputées être moins intenses et surtout ne pas durer éternellement.
- 5 Voir à ce sujet, M. White-Le Goff, Changer le monde, réécritures d’une légende : le Purgatoire de (...)
- 6 La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, « Folio/Histoire », [1981] 1991, p. 440.
2À la singularité du lieu, la légende du Purgatoire de saint Patrick greffe une autre particularité fondamentale, notamment au plan poétique : le caractère accessible de l’autre monde, où l’on peut entrer à fleur de terre, en pénétrant dans une grotte située sur une île du Lough Derg, en Irlande. L’idée de cette entrée terrestre à l’au-delà questionne l’immanence possible de certaines réalités spirituelles. Elle apparaît d’abord dans le texte latin d’un moine dont l’initiale est H., de l’abbaye de Saltrey. Elle est ensuite abondamment réécrite dans différentes langues vulgaires, à travers toute l’Europe entre le XIIe et le XVe siècles5. Jacques Le Goff considère que L’Espurgatoire seint Patriz écrit par Marie de France au XIIe siècle est la « première œuvre littéraire française sur le Purgatoire »6.
- 7 Sur ce point, voir M. White-Le Goff, Changer le monde..., p. 237-257.
- 8 Voir à ce sujet M. White-Le Goff, « Pour une lecture politique de la légende du Purgatoire de sain (...)
3En outre, la légende du Purgatoire de saint Patrick présente la particularité de rapporter l’histoire du chevalier Owein, un homme qui pénètre au Purgatoire pendant le temps de sa vie et in corpore. Il traverse ainsi le Purgatoire dont il endure les tourments dans sa chair, avant de rejoindre le Paradis terrestre, qu’il visite, et de contempler la porte du Paradis céleste. Il revient finalement dans le monde, en rebroussant chemin, et dévoile son expérience aux autres hommes. Le chevalier est présenté comme un pécheur en quête de salut dont la repentance et la pénitence s’appuient sur une foi indéfectible qui lui permet de revenir sain et sauf dans le monde des hommes. Il est à la fois un modèle accessible et idéal pour les autres hommes : il est un homme comme les autres et puise sa force en Dieu. Ainsi, la légende fait dialoguer notre monde avec l’autre, autour d’un voyageur singulier, témoin de la société contemporaine, notamment par son appartenance à la chevalerie. Owein prouve qu’il est possible à un laïc d’accéder au salut. Cela est confirmé lorsque le chevalier demande à son roi quel statut il doit élire pour pouvoir poursuivre sa vie saintement : le texte latin et la majorité des réécritures font affirmer au roi la valeur de l’état chevaleresque et ne lui font pas demander à Owein de prendre l’habit religieux7. L’un des ressorts de l’idéologie du Purgatoire et de la légende est la conviction qu’au Purgatoire justice sera rendue à tous. La justice parfaite de Dieu pourra éventuellement compléter ou corriger la justice humaine trop imparfaite, c’est pourquoi on peut voir dans l’invention du Purgatoire un facteur d’apaisement et de cohésion sociale8.
4Toutefois, la légende du Purgatoire de saint Patrick, si elle est fondatrice, est également révélatrice d’un véritable mouvement idéologique dont témoignent aussi d’autres textes jusqu’à la fin du Moyen Âge autour de ces questions. Le dossier qui suit présentera une image des interrogations qui portent certains de ces textes.
5Yolande de Pontfarcy (University College Dublin) confronte le Tractatus de Purgatorio sancti Patricii, l’origine latine de la légende, à un autre grand récit du XIIe siècle, qui présente de nombreuses problématiques communes, la Vison de Tondale. Elle démontre que la sphère culturelle irlandaise et la vision du monde sur laquelle elle s’appuie contribuent à définir la justice divine dans l’ordre cosmique. Un système symbolique dense fonde un imaginaire de l’au-delà signifiant.
6Sonia Maura Barillari attire notre attention sur un texte latin bref consacré au voyage au purgatoire de Ludovic de Sur, inspiré par le Tracatus de Purgatorio sancti Patricii. En étudiant la tradition manuscrite, les questions de filiation ainsi que les emprunts divers et que les points de convergences et de divergences entre les différents témoins, l’auteur montre qu’il s’agit d’adapter une conception du purgatoire en évolution graduelle à un contexte culturel nouveau.
7Martina Di Febo (Université de Macerata) évoque les versions du texte en prose le plus courant en ancien français imprimées à Paris pendant les XVe et XVIe siècles, ainsi que la nouvelle traduction du texte latin proposée à Lyon. Elle donne ainsi à percevoir certaines tendances de la réécriture et de la réception, entre exemplum et récit de voyage. L’une des dynamiques qui motive la rédaction de ces textes est « l’urgence eschatologique » (Martina Di Febo) qui caractérise les périodes d’inquiétude existentielle.
- 9 Voir aussi M. White-Le Goff, « Étude des réécritures tardives de la légende du Purgatoire de saint (...)
8Ce parcours nous conduit jusqu’au croisement de la légende avec différentes trames de fictions9. C’est la fin d’un lieu de croyance au sens strict, comme le confirme l’interdiction papale et la fermeture de la fosse d’entrée au Purgatoire en 1497. Le Purgatoire de saint Patrick se trouve au carrefour de différents jeux de filiation, de réseaux ou d’interpolation. La subjectivité de l’expérience du chevalier Owein semble une mise en abyme de celle de chaque auteur reprenant en charge son histoire et celle du lieu qu’il a visité. Avec le Purgatoire, on comprend combien l’imaginaire de l’au-delà témoigne non seulement des questions sur le devenir de l’homme après la mort, mais encore du contexte intellectuel et psychologique contemporain. La porosité est grande entre ici-bas et au-delà. Les angoisses humaines sont immanentes aux réponses que propose le Purgatoire, notamment sur la justice. La justice divine devient accessible, et cela modifie notablement l’ordre du monde.
Notes
1 Paris, Gallimard, 1981.
2 M. Cavagna (La Vision de Tondale, Paris, Champion, 2008) a bien montré qu’en réalité, le lieu purgatoire hantait les consciences depuis longtemps même s’il faut attendre le XIIe siècle pour qu’il apparaisse explicitement en littérature.
3 Il se rapproche un peu des limbes, par exemple.
4 Dans l’iconographie, d’ailleurs, le Purgatoire est peu représenté et, quand il l’est, il ressemble beaucoup à l’Enfer car les peines figurées sont souvent les mêmes. Voir à ce sujet, M. White-Le Goff, « Images de l’au-delà : deux manuscrits enluminés du Purgatoire de saint Patrick », Moyen Âge, 115, 2/2009, p. 309-335.
5 Voir à ce sujet, M. White-Le Goff, Changer le monde, réécritures d’une légende : le Purgatoire de saint Patrick, Paris, Champion, 2006.
6 La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, « Folio/Histoire », [1981] 1991, p. 440.
7 Sur ce point, voir M. White-Le Goff, Changer le monde..., p. 237-257.
8 Voir à ce sujet M. White-Le Goff, « Pour une lecture politique de la légende du Purgatoire de saint Patrick », Vérité poétique, vérité politique, mythes, modèles et idéologies politiques au Moyen Âge, éd. J.-Ch. Cassard, É. Gaucher, J. Kerhervé, CRBC, UBO, Brest, 2007, p. 435-446.
9 Voir aussi M. White-Le Goff, « Étude des réécritures tardives de la légende du Purgatoire de saint Patrick ou la découverte du ‘mythisme’ médiéval », Images du Moyen Âge, éd I. Durand-Le Guern, Rennes, PUR, « Interférences », 2006, p. 101-110.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Myriam White-Le Goff, « Le Purgatoire de saint Patrick : entre justice humaine et justice divine », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 26 | 2013, 195-197.
Référence électronique
Myriam White-Le Goff, « Le Purgatoire de saint Patrick : entre justice humaine et justice divine », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 26 | 2013, mis en ligne le 30 décembre 2016, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13405
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