Texte et contre-texte pour la période pré-moderne, éd. Nelly Labère
Texte et contre-texte pour la période pré-moderne, éd. Nelly Labère, Bordeaux, Ausonius (« Scripta Mediaevalia » 23), 2013, 256p.
ISBN 978-2-35613-087-7
Texte intégral
1C’est un volume de très vaste ampleur que ce travail consacré au « contre-texte » entre fin du Moyen Âge et Renaissance. Il regroupe les contributions de 16 spécialistes européens et donne suite à un colloque international dédié à Rose M. Bidler organisé à Bordeaux les 2-4 mai 2012 par Nelly Labère. Il est « conçu comme alternance de questionnements théoriques et d’études de cas qui permettent de dessiner les contours souvent trop flous de ce que l’on qualifie de production contretextuelle » (p. 13). Le volume est organisé en trois grandes sections dans la présentation des différents aspects de ce qui est nommé « contre-texte », de manière très large. De fait, la définition même du contre-texte est une des lignes directrices ou des problématiques dynamiques de l’ensemble du volume qui s’appuie sur l’avant-propos de Nelly Labère (et sur la référence à Pierre Bec) et sur l’utilisation psychocritique du terme ; « dans cette acception, le contre-texte recouvre la somme des réactions (affects et représentations inconscientes) du critique et du lecteur induites par le texte » (p. 9). « Il se propose, à la croisée des chemins modernes, comme une problématique littéraire, historique et philologique pour interroger le texte dans son entière complexité » (p. 12). Le terme recouvre un concept polymorphe dont les contributeurs confirmeront la polysémie, ce qui ne doit pas pour autant masquer le fait que le contre-texte fédère l’effervescence littéraire de la période étudiée. Nelly Labère en donne l’aperçu dans son avant-propos où elle montre : « avec l’introduction de la littérarité du contre se pose la question de la doxa. Il y aurait alors une littérature dite officielle et une littérature officieuse, une expression du devant et du derrière, une définition des codes et leur transgression. Cette question est loin d’être anecdotique pour les XIVe-XVIe siècles. Elle va de pair avec la notion d’auteur qui émerge pour cette période » (p. 13). Dans un style vif qui révèle un esprit pétillant, Nelly Labère, en théoricienne post-moderne de la littérature pré-moderne, synthétise les différentes contributions.
2La première section est consacrée à la marge, espace où « représenter le contre-texte ». Elle est divisée en deux parties : la première sur la matérialité du contre-texte, l’autre sur le con(tre)texte. La première partie propose deux articles : « Cachez cette marge que je ne saurais voir… Le philologue et le contre-texte du manuscrit » de Tania Van Hemelryck et « Le texte contre comme contre-texte. Observations sur les fonctions des colophons en moyen français » d’Olivier Delsaux. Tania Van Hemelryck propose une « double approche à la fois philologique et codicologique. [Elle] définit comme ‘contre-texte’ tous les espaces qui entourent et encadrent un texte, qui se définit comme une œuvre littéraire, dans l’espace du manuscrit », tout en distinguant « ce qui entoure le texte, les feuilles de garde, de ce qui encadre le texte, la marge » (p. 25). Elle définit les termes de son analyse et en souligne la fonction organisatrice, et montre que les marges ne sont souvent pas assez prises en compte par l’étude philologique, qu’elle fasse preuve d’indifférence, d’inconscience ou de déni, causé par un malaise, prétextant que l’étude de la marge détournerait du texte, soit de la littérature. Olivier Delsaux s’intéresse aux « relations complexes voire conflictuelles que les péritextes scribaux, en particulier le colophon, tissent avec le texte et péritexte auctorial » (p. 33 ; les notions sont définies dans le cours de l’article et dès l’introduction). L’objectif premier de l’article est « d’initier une réflexion critique et méthodologique sur la nature et la fonction esthétique et littéraire du péritexte dans les manuscrits de textes français médiévaux » (p. 33) à partir du répertoire des colophons médiévaux des Bénédictins du Bouveret (1965-1979) et des Catalogues des manuscrits datés.
3La deuxième partie rapproche « Contre-textes et contre-sociétés » de Jelle Koopmans et « Parodie et contre-texte : le Sermon Joyeux de la Choppinerie » de Margarida Madureira. Jelle Koopmans rappelle que le « contre-texte est la production d’une contre-culture par la culture » (p. 53) et souligne l’utilité de la notion pour lire les textes, notamment pour démêler le « jeu subtil du dedans et du dehors » (p. 61). Margarida Madureira use d’un concept d’excentricité, tel qu’il est défini par Patricia Eichel-Lojkine, pour aborder le sermon joyeux.
4La deuxième section est consacrée aux motifs contre-textuels et est composée de deux parties. La première partie traite des « conjointure et contrefacture » et comporte les articles de Patricia Victorin, « Le paradoxe nostalgique ou Chrétien de Troyes revu et corrigé dans le Conte du Papegau : Anti-doxa ou ante-doxa ? », et de Jean-Claude Mühlethaler, « Histoires d’amour à l’ombre d’un poirier : entre réécriture et parodie (Du Cligès de Chrétien de Troyes au Cligès en prose) ». L’autre partie aborde des « contrelectures », avec les articles d’Hélène Haug, « Les scènes de lecture en moyen français : modèles, réécritures… subversions ? », et de Madeleine Jeay, « Les Évangiles des Quenouilles : contre-texte de référence pour Jean Molinet et Eloy d’Amerval ». Patricia Victorin envisage la question de la réception dans la suite de ses précédents travaux sur la « rétro-écriture » ou l’écriture de la nostalgie. Elle montre que la « réception de motifs et clichés participe de la fabrication du contre-texte, d’une part ; et d’autre part, [elle] envisage la notion complexe de ‘cliché’ en tant que figure préconstruite et convention générique qui suppose l’appartenance à un modèle culturel reconnaissable fondant une communauté de lecteurs, afin d’appréhender la notion de ‘paradoxe nostalgique’ » (p. 78). Elle montre dans quelle mesure l’auteur du Papegau remonte vers un avant du cliché, vers une forme d’ante-doxa, à l’origine de ce qui est destiné à devenir un cliché. La démonstration est très convaincante et passionnante. L’auteur conclut que « le Conte du Papegau est invitation à repenser l’histoire littéraire et la vision chronologique des choses » (p. 84). Jean-Claude Mühlethaler observe le contre-texte à l’intérieur d’une seule et même œuvre, en se posant la question : « où faut-il situer le moment de rupture, à partir duquel on passe du déplacement au renversement parodique, lequel amène nécessairement le lecteur à percevoir l’œuvre comme un contre-texte ? » (p. 85) Il observe le motif de la poire, notamment dans ses implications érotiques, dans un parcours diachronique très nourri, qui le mène jusqu’au Cligès en prose de 1454. « Relire la scène du verger dans le Cligès en vers à la lumière des textes bourguignons revient à en dégager l’intentio parodique. L’idéalisation proposée par le Roman de la Poire au XIIIe siècle, puis la récupération courtoise tentée par le Cligès en prose au XVe, ne font que confirmer le malaise que peut susciter l’épisode narré par Chrétien de Troyes » (p. 100). Hélène Haug présente « quelques résultats issus de l’analyse de descriptions de lecture présentes dans un ensemble de textes rédigés en moyen français, en France et en Bourgogne, entre les règnes de Charles V et de Louis XI (1364 à 1483) » (p. 105), ce qui fait apparaître différents modèles pour les scènes de lecture (lecture pieuse, lecture d’étude, lecture passe-temps, par exemple). Le phénomène de « prélecture » – terme préféré à celui de lecture publique – « véhicule des enjeux essentiels liés à la mémoire et à la notoriété des faits des anciens » (p. 112).
5La troisième section traite d’auteur et d’autorité. Elle se divise en trois parties : la première sur les « contre-textualités narratives » mettant le « moi » en débat, la deuxième sur les « contre-textualités lyriques : la mort du poète » et la troisième sur les « renaissances textuelles : écriture et réécritures du contre ». La première partie rassemble les articles de Luca Pierdominici, « Les visions du moi dans le Paradis de la reine Sibylle d’Antoine de La Sale », de Philippe Frieden, « Jean de Meun et le Testament de la Rose » et de Peter Frei, « Le Silène de Rabelais : jeu et enjeux d’un contre-texte de la Renaissance ». La deuxième partie rapproche les articles de Karin Becker, « Villon et la danse macabre » et d’Adrian Amstrong, « Un cimetière bigarré : les épigraphes poétiques de Jean Molinet ». La troisième partie regroupe les contributions de Maria Cristina Panzera, « Leurre et ruines de la beauté : Jodelle et la tradition italienne des Contr’amours » et de Nathalie Dauvois, « Des contreblasons de La Hueterie ou Contrepoison d’Artus Désiré, enjeux et formes d’une poétique de contre à la Renaissance ». Luca Pierdominici fait la place à ce qu’on ne considère que bien peu, au moins au plan purement littéraire : la mémoire des yeux et de l’oreille, c’est-à-dire la prise en compte par Antoine de La Sale de sa propre compréhension de phénomènes phonétiques et régionaux dans le traitement des noms propres, par exemple. Philippe Frieden explique les motivations des traditions manuscrites conjointes du Roman de la Rose et du Testament. Peter Frei pose cette question très ambitieuse : « au-delà de leur contenu qui, souvent, ne peut se dire révolutionnaire qu’après-coup ou au prix de simplifications trop rapides, comment certains textes en sont-ils venus à rendre pensable ou dicible une fracture dans l’ordre des idées et des représentations, voire même à l’instaurer ? (p. 157) » « La figure du Silène rabelaisien permet plutôt de montrer comment le texte de Rabelais se constitue, voire même se construit comme symptôme au sens où l’entend Georges Didi-Huberman, c’est-à-dire comme ‘nœud de rencontre […] d’une arborescence d’associations ou de conflits de sens’ » (p. 161), notamment sous l’influence de l’allégorisme, jusqu’à un véritable vertige herméneutique. L’article est extrêmement intéressant, clair et bien mené. L’auteur appuie sa démonstration de la référence à d’autres textes contemporains de ceux de Rabelais : le « De studio literarum recte et commode instituendo que publie Guillaume Budé en 1532 à Paris chez Josse Bade, [où] Budé [se] sert de l’image du Silène pour penser ce qu’il appelle les ‘étonnants symboles’ du texte par excellence, la Bible » (p. 163) ; ou le Commentaire sur le Banquet de Platon de Marsile Ficin. Karin Becker montre que le Testament de Villon dans son intégralité participe au « renouvellement du genre de la danse macabre » (p. 170), en étudiant « successivement les différentes parties du Testament, afin de comprendre à quel point la composition entière obéit au principe structurel de la danse macabre et de voir si la tendance novatrice constatée pour les trois ballades ‘de jadis’ vaut bien pour l’ensemble du texte » (p. 170). L’auteur observe point par point la subversion des topoï et ses enjeux. Adrian Amstrong expose comment Molinet se livre à un dépassement perpétuel dans une réécriture du genre de l’épitaphe au fil de ses compositions : « Molinet développe son discours funèbre tout en le déconstruisant » (p. 193). Maria Cristina Panzera montre très bien les enjeux de « l’élargissement du champ de l’inventio en direction du bas » (p. 213) dans les Contr’Amours. Nathalie Dauvois analyse deux ensembles, « les blasons et les contreblasons et la querelle entre Marot et Sagon […] entre 1536 et 1537 » (p. 215), qui lui apparaissent comme « deux modes d’écriture du contre » (p. 215) : d’un côté un modèle judiciaire (…), de l’autre un modèle épidictique » (p. 215). Marot utilise une poétique du contre comme poétique de la réversibilité, ce à quoi ses adversaires répondent par « une poétique de l’attaque, de la réfutation et de l’accusation » (p. 219). Mais pour Artus Désiré, la poétique du contre est avant tout « correction de l’hérésie » protestante (p. 224) : « contrer ce qui va à l’encontre de la doctrine chrétienne » (p. 224). En outre, ces différentes conceptions de la poétique du contre dessinent une véritable « ligne de démarcation entre littérature et polémique » (p. 225).
6Nelly Labère clôt le volume – « pour en finir avec le contre-texte ? » – en retrouvant son point de départ : la notion psychocritique de contre-texte. Elle rappelle que « l’essence du contre-texte est de rappeler le travail de lecture à l’œuvre dans le texte littéraire conçu non seulement dans sa réception mais aussi dans sa production comme condition du ‘plaisir du texte’ » (p. 227).
7Les index et bibliographies sont précis et très bien construits. L’ensemble du volume est à la pointe de la recherche et propose des analyses très poussées, qui sont souvent très abstraites et aiguës. Le tout est stimulant.
Pour citer cet article
Référence électronique
Myriam White-Le Goff, « Texte et contre-texte pour la période pré-moderne, éd. Nelly Labère », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 22 juin 2014, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13253 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13253
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