Les « Sortes sanctorum ». Édition critique et traduction, par Enrique Montero Cartelle
Les « Sortes sanctorum ». Édition critique et traduction, par Enrique Montero Cartelle, Paris, Classiques Garnier (« Textes littéraires du Moyen Âge » 27), 2013, 140p.
ISBN 978-2-8124-1724-5
Texte intégral
1Paru une première fois en 2004 sous le titre Los « Libros de Suertes » medievales. Las « Sortes sanctorum » y los « Prenostica Socratis Basilei », traduit aujourd’hui en français dans une version augmentée, ce petit ouvrage offre un accès aisé à une tradition de textes essentiellement latine qui puise ses origines dans l’Antiquité tardive et qui a connu une diffusion courant sur l’ensemble du Moyen Âge. Il préfigure également le travail éditorial en cours mené pour la même collection par Katy Bernard sur une version occitane du XIIIe siècle des Sortes sanctorum.
2Les Sortes sanctorum ou Sorts des saints appartiennent à un type de procédés divinatoires fondé sur l’usage d’un livre supposé offrir une réponse de la Providence divine concernant une « situation préoccupante ». Le mécanisme peut être celui de l’apertio libri (p. 10), autrement dit de l’ouverture du livre au hasard, et il concerne tout particulièrement les Écritures (Sortes Biblicae), dont l’origine providentielle ne fait pas question. « Justifié » par le texte sacré lui-même ‒ voir notamment Act 1 : 26 : Et dederunt sortes eis et cecidit sors super Matthiam et adnumeratus est cum undecim apostolis ‒, toléré par saint Augustin (p. 37), ce premier procédé était semble-t-il utilisé dans certains cas pour choisir les titulaires de charges ecclésiastiques, notamment d’évêques (p. 10-11), quand l’hagiographie y recourait parfois pour précipiter le processus de « conversion » d’un futur saint.
3Tout en étant gouvernées par le hasard ou la Providence, les Sortes sanctorum ne se fondent quant à elles ni sur un texte ayant l’autorité de la Bible ni sur le mécanisme de l’apertio libri. Identifiables par l’incipit Post solem surgunt stellae, elles sont constituées le plus souvent de 56 courtes propositions de portée générale ‒ par exemple « C.C.IIII. Dieu t’aidera dans ta quête. Adresse ta demande à Dieu, bientôt tu obtiendras ce que tu désires » (p. 73) ‒ précédées chacune de trois chiffres allant de 1 à 6 (I, II, III, IIII, V, C) devant être choisis au hasard l’un après l’autre, le plus souvent par le jet d’un dé (p. 30-31). Bien que la tradition reconnaisse que Dieu seul connaît l’avenir, qu’elle n’ait de cesse de Lui enjoindre de révéler gracieusement la vérité recherchée, et qu’elle inscrive le plus souvent la pratique des sorts dans le cadre d’une cérémonie religieuse (jeûne préparatoire, récitation de prières et de psaumes, messes), les conciles de l’Église ont multiplié les condamnations depuis le Ve siècle de cet art divinatoire placé selon eux « sous le nom d’une religion feinte » (p. 37).
4Les manuscrits latins conservant les Sortes sanctorum, au nombre de huit, remontent pour les plus anciens aux IXe-Xe siècles. Ils conservent, comme l’on peut s’en douter pour un texte de cette catégorie, une tradition très évolutive, ce qui ne facilite pas le travail éditorial. D’un côté, au fil des réécritures, le poids accordé aux exigences de préparation spirituelle et de dévotion tend à s’accroître, comme le montrent bien la version du manuscrit de Cologne (origine anglaise, début XIIe siècle), qui intègre les Sortes dans une messe dédiée à la Trinité dont on prend soin de détailler l’ordo (p. 48-50), et celles du XVe siècle. De l’autre, les propositions sont modifiées pour être en général simplifiées (p. 61). Les conditions de conservation de ces textes très courts sont variables : la version la plus ancienne (ms. Paris, BnF, lat. 2796, IXe s.) est très fragmentaire ; dans certains cas, les scribes ont réemployé un ou quelques feuillets laissés vides dans des volumes plus anciens (par exemple dans le manuscrit de base de l’édition, conservé à Madrid (Xe s.), aux fol. 34v-35 et 50v, ou encore dans le ms. de Cologne, au fol. 50, avec la suite aux fol. 48v-49) ; dans tous les cas, ils sont insérés dans des compilations où apparaissent majoritairement des textes de comput et d’astronomie. S’il s’agit bien d’une tradition de texte « ouverte » (p. 41) pour laquelle on peut identifier deux branches principales (p. 61), il n’est pas certain en revanche que cela soit dû au fait que l’on aurait ici « une manifestation de la religiosité populaire » (p. 32). Du moins faudrait-il mieux définir ce que l’on entend par là. La tradition essentiellement latine, le poids quasi obsessionnel accordé à l’autorité divine dans les propositions (Deo adjuvante, p. 72; Deus tibi in adjutorio erit, p. 74 ; Deum tuum roga ut placatus fiat tibi, p. 80, etc.), les rappels incessants en la nécessaire foi en la Providence divine (Dominum tuum negligis cui multum promisisti et non implevisti. Primum placa Deum ut propitius sit tibi et quia valde iratus est tibi, p. 96 ; Fidelis esto in perpetuum,p. 104 ; voir aussi les Sortes apostolorum du manuscrit de Vienne p. 119-124, dont les propositions relèvent presque de la catéchèse) et la multitude des références bibliques et liturgiques laissent plutôt penser à une tradition fondamentalement cléricale (du moins avant les premières traductions en langues vernaculaires) qui viserait peut-être, parfois au cœur même de l’Église, dans certains cas sans doute à l’usage des laïcs via la médiation du clergé, à encadrer une forme de détermination de l’avenir qui, sans être énigmatique à l’instar de la prophétie, prend bien soin de ne proposer ici que des réponses d’ordre général (sur ce point, la différence avec les Sortes Sangallenses évoqués p. 17 et plus marqués socialement est intéressante). Sur le plan de l’histoire des textes, le parallèle avec les traditions latines de magie et notamment de magie rituelle qui se diffusent en Occident à partir des XIIe et XIIIe siècles peut être pertinent : si ces traditions pseudépigraphiques condamnées elles aussi par l’Église voient leur forme évoluer en permanence dans les manuscrits, elles n’en restent pas moins une production qui, pendant longtemps, a été le monopole du monde clérical, notamment monastique et universitaire. La réécriture incessante tient donc plutôt au caractère pratique de ce type de textes, à leur statut et à leur défaut d’auctoritas.
5En conclusion, nous ne pouvons que saluer la parution de la version française de ce travail sur un procédé qui, pour relever des arts divinatoires du point de vue du droit de l’Église et de la norme, n’en reste pas moins très marqué par la tradition religieuse chrétienne.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julien Véronèse, « Les « Sortes sanctorum ». Édition critique et traduction, par Enrique Montero Cartelle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 22 juin 2014, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13239 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13239
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