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2014

Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (xiie-xiiie siècles)

Damien de Carné
Référence(s) :

Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (xiie-xiiie siècles), Paris, Champion (« Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » 104), 2011, 542p.

ISBN 978-2-7453-2206-7

Texte intégral

1Perceval, évidemment, lance cette vaste étude consacrée à l’énigme dans la production arthurienne classique. Son parcours, fait de mystères et de questions, exemplifie la profusion d’objets, de situations et d’identités énigmatiques au sein de la littérature arthurienne. Aussi l’introduction de l’ouvrage d’Hélène Bouget s’attache-t-elle à souligner le décalage entre d’une part la récurrence des phénomènes d’énigme dans cette littérature et de commentaires critiques qui leur sont consacrés, et d’autre part l’absence d’une définition opératoire de l’énigme et d’outils d’analyse adaptés à l’étudier dans le corpus arthurien. La tâche que se donne l’auteur est de montrer quelle est la place de l’énigme dans la poétique arthurienne, dans la mesure où elle apparaît comme une « notion opérante pour tenter de comprendre le charme, la nature et les évolutions du roman arthurien français à un moment clef de son histoire » (p. 12).

2Le parcours historique de l’ænigma mène de la Grèce antique (elle apparaît comme une forme de métaphore pour Aristote) à la période médiévale, où le terme est à peu près réservé au domaine théologique. Le mot n’apparaît d’ailleurs en français qu’au xive siècle, mais Hélène Bouget précise aussitôt que le concept d’énigme — ou d’« énigmatique » — est couvert en ancien français par les termes de merveille et de devinaille. Ce sera du reste l’objet de la première partie que de réfléchir à « la typologie et l’identification des énigmes » (p. 21).

3Dans la première partie, donc, l’énigme est observée dans un premier chapitre comme « propos voilé ». Elle est en premier lieu un trope qui a trait à la métaphore et à l’allégorie. L’obscurité inhérente à certains énoncés repose sur des procédés identifiables (comme la juxtaposition d’énoncés contradictoires, le paradoxe, le parallélisme illisible, la surenchère de signifiants vagues ou englobants) qui tendent à dissoudre ou détourner le référent possible de l’énigme, à « bloquer » le « processus interprétatif » (p. 33). L’énigme est un signifiant dont le référent ou le signifié sont rendus inidentifiables — ainsi des armes portées par un chevalier inconnu. H. Bouget remarque que « les objets les plus importants et les plus mystérieux du cycle du Lancelot-Graal, l’épée, le fourreau, les renges, le Graal, voire des personnages-clés comme Galaad, n’entrent pas autrement dans le texte que par la rhétorique de l’énigme » (p. 34). Au-delà du simple trope, à l’échelle du schéma narratif, l’énigme est considérée sous le rapport des prophéties et des songes. Les allégories du Perlesvaus sont examinées dans une perspective qui problématise la notion d’énigme et la participation des énigmes à la poétique singulière de ce texte-ci : les indices de double sens sont souvent différés, les interprétations ne construisent pas de second sens de l’intrigue qui lui soit nécessaire. L’énigme médiévale est décrite par les médiévaux comme involucrum (« l’enroulement » des propos) mais aussi comme integumentum (leur « couverture ») ; et le temps suivant de ce chapitre liminaire rappelle combien cette métaphore trouve sa manifestation concrète dans le roman : les énigmes demandent aux chevaliers de soulever voiles et lames et d’ouvrir coffres et tombeaux. La deuxième partie du chapitre (p. 64-94) se penche sur les occurrences de devinailles. Il apparaît que, dans la littérature arthurienne, seul le Tristan en prose, à l’imitation d’Apollonius de Tyr et du Roman de Thèbes, a utilisé les devinailles comme un discours isolé au sein du flux romanesque, en rupture avec la forme environnante. Il est probable que, avec pour acteur un géant de l’époque païenne et pour modèles textuels des récits de l’orée du genre romanesque, le recours aux devinailles, qui appartient à la préhistoire tristanienne, serve à connoter l’archaïsme du chronotope de celle-ci. Figées et univoques, ces devinailles sont supplantées dans le reste de la littérature arthurienne par des formes plus dynamiques de l’énigme (« l’échange problématique »), dans lesquelles les personnages sont engagés dans un processus herméneutique qui diffère la résolution des énigmes, et qui inaugure une perception subjective du monde : cette « herméneutique littéraire » « ouvr[e] une recherche fondée sur les données du texte [...], non sur une réponse préconçue qu’il faudrait à toute force faire correspondre à la question. Dès lors, c’est le lecteur et le critique qui prennent évidemment le relais du personnage interrogateur » (p. 102).

  • 1  Jean-René Valette, La poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1997.

4C’est l’occasion de rappeler que la quête du chevalier arthurien est toujours fondamentalement une quête de savoir, et que la merveille, comme incongruité initiale, y joue un rôle initiateur irremplaçable. Hélène Bouget se fonde opportunément ici sur les travaux de Christine Ferlampin-Acher et de Michèle Gally ; on pense également aux réflexions décisives de Jean-René Valette sur cette dimension dynamique de la merveille, qui auraient à leur mesure éclairé ces pages et le chapitre suivant1.

5Celui-ci, intitulé « Langue et style du discours énigmatique », examine la syntaxe puis le lexique par le biais desquels l’énigme s’inscrit dans le récit. Dans la devinaille, le récit marque à toute force l’oralité du propos ; mais une oralité rigidifiée par le caractère récité et immuable des énigmes et par la contrainte de l’acte de langage directif qu’elle constitue. Le demandeur impose la devinaille, il est dans une « position haute ». En revanche, dans l’échange problématique, le demandeur est dans une « position basse », dans la mesure où il subit son ignorance. Les questions tendent à se démultiplier à mesure que la curiosité est insatisfaite. Sur le Graal en particulier, le mode de discours (qui n’est quasiment jamais l’interrogation directe), le mot interrogatif et l’objet de la question (questions thématiques et non prédicatives ; parfois questions implicites, du reste) varient sans cesse dans un même roman ou au fil des réécritures. En dépit de l’illusion de précision qui peut être ainsi créée, ce travail continuel du questionnement rend les résolutions nécessairement incomplètes, négligées, décevantes. La brève étude lexicale qui suit (demander, savoir, merveille/merveiller, esbahir...) conclut sur la représentation d’une subjectivité du personnage confronté à l’énigme : l’incompréhension suscite le désir de savoir, mais aussi la crainte, le doute, le malaise, l’angoisse, voire la colère (p. 138-140).

6La deuxième partie du volume examine les « instances et modalités du discours énigmatique ». Les « figures du savoir » sont l’objet du premier chapitre : les figures diaboliques ou para-diaboliques d’abord, puis les porte-parole de Dieu. Ces ermites, moines et preudons disposent tantôt d’un savoir collectif, tantôt d’un savoir clérical, tantôt d’un savoir révélé. Ces figures entretiennent une tension entre le savoir et le désir de connaissance : même les mieux informées d’entre elles ne comblent pas toujours la béance ouverte par l’interrogation. Un sort spécial doit être réservé à la figure de Merlin : par l’ambiguïté de sa nature et de ses motivations, par l’obscurité qu’il laisse demeurer sur ses prédictions, il ressortit autant des figures périmées (et décriées) de poseurs de devinailles qu’à celles des ermites et des sages auxquels il ressemble au premier abord (p. 168-170). Distincts des détenteurs d’un savoir transcendant, les rois et les fées ont une position paradoxale. Les rois passent pour détenir une vérité qu’ils gardent jalousement, comme si le pouvoir de ces personnages souvent blessés, mutilés, immobiles, en dépendait. Mais les textes, en réalité, leur accordent une faculté d’éclaircissement très limitée et insatisfaisante. Quant aux fées, elles disposent d’un savoir pragmatique, qui relève des forces de la nature, disposé aux enchantements mais incapable d’éclairer en rien le sens du monde.

7Pour les quêteurs de savoir, le chapitre suivant met d’abord en valeur, une nouvelle fois, l’archaïsme des devinailles. Ceux qui les résolvent sont des élus, et telle est la limite de leur rapport au savoir. Mais le processus cognitif de l’échange problématique implique une subjectivité nouvelle du héros, une conscience ébauchée de l’étrangeté du monde. L’héroïsme arthurien se définit dans cette stimulante perpective par la « capacité à saisir la présence énigmatique, à poser des questions et donc à signifier la volonté de comprendre le monde pour agir sur lui et sur soi » (p. 196). Mais le dernier chapitre montre à quel « rendez-vous manqué » cette quête de savoir peut aboutir. Loin de la « parfaite adéquation » entre question et réponse que permettent les devinailles, l’échange problématique multiplie les cas d’incomplétude (questions oubliées, réponses perdues, selon les termes d’H. Bouget) et d’inadéquation (questions modifiées, réponses décalées ou incomplètes, non seulement d’un personnage à l’autre, mais également d’un texte à l’autre, comme par exemple L’Élucidation qui ne répond pas vraiment aux énigmes du Conte du Graal).

8L’ouvrage d’H. Bouget bascule alors d’un concept à l’autre. Pour le premier chapitre de sa seconde moitié, « l’effet d’énigme » sera préféré à « l’énigme », le premier rendant mieux compte de l’inachèvement fondamental du processus herméneutique que les deux premières parties ont constaté. Le choix du terme pourrait se discuter : « effet d’énigme » me semble quelque peu ambigu, car il donne l’impression qu’il s’agit essentiellement d’un ressenti énigmatique, construit par le lecteur de façon uniquement subjective. En réalité, il s’agit bel et bien d’objets textuels repérables au sein du texte par les éléments signalétiques de l’énigme, mais soumis à une forme d’inachèvement à l’échelle du récit : non questionnés ou non résolus, ces phénomènes d’énigme engagent une suspension indéfinie du sens. Cette suspension constitue bien sûr un effet de lecture, mais elle repose sur des phénomènes localisables et qu’il est possible de décrire, comme le montre la suite de l’étude. Le terme d’« énigmatique », utilisé dans l’introduction générale, est partiellement récusé dans les premières pages du premier chapitre ; peut-être aurait-il pu convenir, moyennant une définition ferme de la façon dont il devrait être entendu.

9C’est là un point de terminologie qui n’a pas tant d’importance, et qui n’enlève rien à la qualité ni à l’intérêt des analyses qui suivent. Ce chapitre consacré à la définition et aux situations typiques de « l’effet d’énigme » indique en premier lieu les « questions sans réponse », avec des exemples empruntés notamment à la Suite du Merlin (le Perron du Cerf) et à Gerbert de Montreuil (Perceval y formule plusieurs fois des questions après coup, qu’il regrette de n’avoir pas posées tant qu’il était temps). Les « réponses multiples » sont une autre configuration typique, identifiée pour certaines questions relatives au Graal ainsi qu’au motif de l’arbre merveilleux. C’est dans ces deux cas le parcours intertextuel des questions et des réponses qui diffracte le parcours herméneutique et obscurcit la résolution possible. Les « questions latentes », qui pourraient surgir lorsqu’apparaît le mystère ou l’incompréhension mais ne sont jamais formulées, participent également de cette suspension (ainsi dans le début de L’Âtre périlleux ou lors de la disparition d’Arthur à la fin du Lancelot-Graal). L’épée brisée des continuations du Conte du Graal est enfin un cas où l’objet qui suscite la question n’est jamais, d’un texte à l’autre ou au sein d’un même texte, semblable à lui-même. Ainsi « l’objet de l’interrogation », tout comme dans d’autres cas la question ou la réponse, est-il « omis » ou rendu « confus » (p. 248) : on se trouve alors face à des « effet[s] d’énigme sans énigme[s] à proprement parler » (ibid.).

10Le chapitre suivant implique l’énigme et l’effet d’énigme dans l’organisation narrative. L’énigme est fréquemment le lieu ou le support d’une dramatisation du récit. Plus important peut-être, l’énigme engage un parcours qui a plus d’une fois une « fonction structurante », et H. Bouget montre sur des exemples choisis (énigme identitaire dans le Lancelot en prose, énigme graalienne dans la Continuation de Gerbert), que l’on pourrait sans aucun doute multiplier, combien la ramification des énigmes, la progression de leur résolution, le surgissement d’interférences dans le parcours herméneutique (par exemple des prédictions mensongères, ou bien la négation qu’une résolution soit possible...) s’agglomèrent en une structure qui constitue le squelette narratif du roman. Le chapitre se poursuit avec la figuration métaphorique que peut prendre l’énigme dans un grand nombre de textes : les écus partis, les épées parties ou brisées, les portes fermées manifestent la faille identitaire ou cognitive et illustrent symboliquement la quête de savoir en cours. Enfin, H. Bouget examine comment l’énigme devient « un principe de réécriture majeur » (p. 293) qui donne cohérence et complexité à la littérature arthurienne.

11Cette partie consacrée à l’implication de l’énigme dans la poétique romanesque s’attarde en denier lieu sur les aspects liés à la réception. Partant du principe, avec l’appui de R. Guiette, que la « pensée voilée » est source de plaisir esthétique, et rappelant le succès continu de la littérature d’énigme depuis l’Antiquité (signe que les lecteurs médiévaux appréciaient l’énigme pour elle-même, et non parce qu’ils y devinaient quelque chose qui nous échappe désormais), H. Bouget s’interroge sur le rôle et l’inscription du lecteur dans la dimension énigmatique de la littérature arthurienne. Confrontés à l’énigme, Perceval ou Gauvain mettent en scène le plaisir lié à sa contemplation. Ils représentent également le comportement plausible du lecteur, interdit devant ce qu’il ne comprend pas. Suit, pour la majeure partie du chapitre, une tentative d’adapter la théorie des mondes possibles de la fiction à la littérature arthurienne. Le texte arthurien, par le biais notamment de l’énigme, se présente toujours comme un univers incomplet, et joue fièrement de cette incomplétude affichée (comme l’ont montré à leur manière E. Vinaver ou E. Baumgartner). L’énigme est alors un des facteurs qui témoignent de la naissance de ce qu’il faut appeler une conscience littéraire, d’une fiction consciente de son caractère fictif, qu’elle assume auprès de son lectorat. C’est d’ailleurs là, comme l’indiquent les pages conclusives du chapitre, une grande différence entre les textes arthuriens français et les récits gallois, coulés dans le moule de la tradition folklorique.

12Dans la dernière partie de son ouvrage, H. Bouget retraverse de façon analytique les textes qu’elle a étudiés, suivant les deux grands thèmes énigmatiques qui se sont révélés au fil du livre : d’un côté le Graal, de l’autre le problème identitaire. Chacun des deux chapitres constitue une étude sérielle de l’avancée, de l’étoffement et des transmutations des effets d’énigmes attachés à ces deux thèmes dans les textes en vers et en prose qui constituent le très vaste corpus d’H. Bouget. Une partie des analyses précédentes est reprise, développée, mise en perspective historique dans l’évolution des genres. L’énigme et les problématiques qui lui sont attachées permettent de distinguer différentes esthétiques de la prose, différentes générations des romans en vers. On se contentera d’indiquer une des lignes majeures qui se dessinent au long de ces deux chapitres : alors que les livres du Graal présentent aussi des énigmes identitaires (sauf le cycle de Robert de Boron), les textes qui se focalisent sur le seul paradigme identitaire semblent en définitive développer une esthétique critique à l’égard de la littérature du Graal. Que ce soit des textes en prose (Tristan, post-Vulgate), qui se distinguent ainsi du Lancelot-Graal, ou des textes en vers (Méraugis, L’Âtre périlleux, Le Chevalier aux deux épées...) qui prennent leurs distances aussi bien avec Chrétien qu’avec la prépondérance des proses arthuriennes, les deux formes majeures du roman arthurien font évoluer le traitement de l’énigme en fonction de leurs propres partis poétiques.

  • 2  Frédérique Le Nan, Le secret dans la littérature narrative arthurienne (1150-1250). Du lexique au (...)

13La somme des textes étudiés compose un ensemble impressionnant. Au cas par cas, les romans observés font l’objet de pages particulièrement éclairantes (mention particulière, à mon sens, pour Le Chevalier aux deux épées, Gerbert de Montreuil et le Perlesvaus). L’ouvrage d’H. Bouget, en ce qu’il oppose régulièrement des figures et schémas narratifs cloisonnés à l’apparition d’une perception complexe et subjective du monde, constitue une pierre importante dans la réflexion sur la naissance médiévale d’une esthétique proprement romanesque. Il s’inscrit en outre dans une filiation qu’il convient de souligner : à la suite des études sur le secret ou sur la parole empêchée que l’on a déjà dévolues à la littérature arthurienne2, il rappelle, et le démontre d’une nouvelle manière, que cette littérature parle de la parole, du dire et de l’impuissance du dire, et que l’écriture même est un de ses objets.

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Notes

1  Jean-René Valette, La poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1997.

2  Frédérique Le Nan, Le secret dans la littérature narrative arthurienne (1150-1250). Du lexique au motif, Paris, Champion, 2002, et Danièle James-Raoul, La parole empêchée dans la littérature arthurienne, Paris, Champion, 1997.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien de Carné, « Hélène Bouget, Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (xiie-xiiie siècles) »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 12 avril 2014, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13229

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Auteur

Damien de Carné

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