Fictions de vérité dans les réécritures européennes de romans de Chrétien de Troyes, études réunies par Annie Combes
Fictions de vérité dans les réécritures européennes de romans de Chrétien de Troyes, études réunies par Annie Combes, avec la collaboration d’Anne-Catherine Werner, Paris, Classiques Garnier, 2012, 262p.
ISBN 978-2-8124-0612-6
Texte intégral
1Ce volume rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu à Rome en avril 2010. Il prend pour objet les réécritures de Chrétien de Troyes dans l’aire européenne, et pour sujet la forme des prétentions de vérité des différentes narrations examinées. En effet, Chrétien de Troyes se singularisait par un amusement certain sur ses propres pouvoirs d’auteur et de narrateur, qui confinait parfois à la désinvolture et a pu apparaître pour tel chez ses relecteurs. Que devient, dans des textes parfois éloignés chronologiquement et géographiquement de Chrétien, son jeu subtil entre fiction, vérité et mensonge ?
2Le volume examine un large champ littéraire puisqu’il s’attache successivement aux domaines français, italien, germanique, celtique et scandinave. Les articles concernent majoritairement des reprises des romans de Chrétien, c’est-à-dire des romans donnés pour une histoire déjà racontée par Chrétien et consacrée au même personnage (Érec et Cligès bourguignons, Lancelot en prose, Percheval néerlandais, Herr Ivan suédois, etc.), et des réécritures plus implicites, consacrées plus généralement à la matière arthurienne.
3La première contribution (« Le peigne de la reine »), signée d’Anatole Pierre Fuksas, se livre à des analyses microtextuelles de l’épisode du peigne de Guenièvre dans les différents manuscrits du texte de Chrétien et dans son aboutissement dans les trois versions en prose (α, β, γ). Outre les filiations possibles qu’il met en valeur, l’examen insiste sur le soin pris par la prose, mais également par les copistes du texte de Chrétien, « d’atténuer, d’expliquer et de clarifier les étrangetés du roman en vers », ses « ellipses » et son incomplétude (p. 32).
4Dans « Fiction de vérité et vérité de la fiction dans les mises en prose du Chevalier de la charrette », Annie Combes, partant du constat que la Charrette était racontée par un narrateur dont la position par rapport à la véracité et la fiabilité de son récit était très ambiguë, examine le devenir de cette « posture distanciée et ludique » dans les trois versions en prose. Celles-ci, par souci d’efficacité narrative, ont rejeté toute forme d’ambiguïté pour asseoir, autant que faire se pouvait, la légitimité du récit et l’autorité du conte.
5Maria Colombo Timelli se penche ensuite sur les « Fictions de vérité dans les réfections en prose d’Érec et de Cligès ». Les deux proses bourguignonnes sont observées dans une perspective analogue : la mise en valeur d’une autorité qui légitime le texte. L’enjeu n’est plus de se positionner par rapport à l’autorité de Chrétien, pour le moins diffuse au xve siècle, mais demeure néanmoins de constituer une autorité narrative qui légitime le récit. « L’arsenal » des procédés destinés à certifier la fiction est conséquent. Il implique au premier chef la mention de la source – soit pour accréditer des choses peu croyables, soit pour couvrir les innovations de la prose. Mais les deux récits recourent également à Dieu, aux lecteurs eux-mêmes (qui pourraient attester s’ils avaient été là, sur le modèle des appels épiques) et à la parole gnomique.
6Francis Gingras se livre à une réflexion sur « l’épreuve du temps comme épreuve de vérité » pour les romans de Chrétien, réflexion dont le titre rappelle le liminaire « Tant con durra crestiantez » de l’œuvre du Champenois. « Épreuve de vérité » est à comprendre au sens propre : le point de départ de l’auteur est l’ambivalence de Chrétien sous le rapport de la vérité et de la fiction. C’est la première qui, peut-être, a fait ranger les romans de Chrétien dans des manuscrits à prétention historique. Ainsi s’interprète la construction du ms. BNF fr. 1453 ou du ms. Guiot : les histoires de Chrétien y côtoient des textes qui transmettent un savoir, une vérité, à tout le moins une sagesse. C’est cependant la fiction qui l’emporte rapidement dans l’appréciation du statut des récits de Chrétien. Bientôt, « l’historia cède le pas à la fabula » et les manuscrits du xiiie siècle avancé entourent plus volontiers les romans de Chrétien de récits dans lesquels la fiction est caractérisée, questionnée et mise en abyme. Les mises en prose oblitèrent plus radicalement encore « le double jeu de Chrétien de Troyes entre la vérité et le mensonge » (p. 89) ; il en est encore de même chez Pierre Sala. Enfin, le format des réécritures introduites dans la Bibliothèque universelle des romans condamnait à la disparition les subtilités d’ordre aléthique et les garanties alambiquées qu’elle pouvait trouver dans ses modèles. Ceux-ci, au xviiie siècle, n’ont plus que l’intérêt d’être une des formes historiques du goût de la fiction.
- 1 Annie Combes, Les voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en pr (...)
7Deux articles sont ensuite consacrés au domaine italien. Dans le premier, « Réécrire le Lancelot en prose en Italie », Arianna Punzi s’intéresse à l’Illustre e famosa historia di Lancillotto del Lago, unique traduction du Lancelot en prose. Après avoir précisé ce que l’on pouvait supposer de la réception du Lancelot en Italie, et de la littérature arthurienne en général, l’article en vient à cette traduction imprimée en 1558-1559 par Michele Tramezzino à Venise. Contrairement à ce que l’on estimait jusqu’alors, Arianna Punzi établit, par des rapprochements convaincants, que le modèle de cette traduction est l’édition de 1488. Suit une étude des articulations narratives qui met en valeur l’escamotage de toute autorité auctoriale ou textuelle explicite. À vrai dire, ce résultat ne saurait surprendre : c’est le fonctionnement des formules d’entrelacement qui, par sa rhétorique propre, convoque un conte ou une estoire qui ne sont pas identifiés. On peut regretter que cette donnée, qu’il ne faut pas surinterpréter, n’ait pas été mise en perspective avec des travaux existants sur ce sujet – et au premier chef ceux d’Annie Combes1.
8Maurizio Virdis, dans « La défroque italienne du roi Arthur », s’intéresse principalement à la Tavola Ritonda. Il constate que « l’effet de vérité » y repose sur la revendication d’une sagesse « empirique », assimilable à une forme de « bon sens » bourgeois, soit que le narrateur l’assume comme un savoir préalablement partagé, soit que cette sagesse apparaisse comme la conclusion de débats contradictoires (débat entre Tristan et Dinadan sur l’amour, par exemple). Ainsi, le récit « se mue en une espèce de répertoire de sagesse, au goût vaguement encyclopédique, dans lequel le lecteur peut puiser pour s’informer des choses de la vie ». D’un point de vue plus métanarratif, les paragraphes finaux de l’article considèrent l’effet de vérité en quelque sorte théologique de l’élection de Galaad, ainsi que le rôle ordonnateur de Merlin.
9Le domaine germanique est couvert par trois contributions qui concernent respectivement des adaptations allemandes, néerlandaise et anglaises de Chrétien de Troyes. René Pérennec s’occupe des « jeux de la fiction et de la vérité » dans « les adaptations allemandes de Chrétien de Troyes : les deux textes d’Hartmann von Aue et le Parzival de Wolfram ». Un intéressant exposé méthodologique précède l’analyse : René Pérennec y plaide pour la lecture des adaptations allemandes non pas sous l’angle d’un pur et univoque aboutissement du transfert d’une source à une adaptation, mais sous celui de sa « dynamique productive », qui envisage les assimilations et les incompréhensions (« la difficulté d’accommodation, la réaction de résistance à la nouveauté », p. 130). Hartmann, dans l’Érec dit « d’Ambras », parvient par exemple à surenchérir sur les facétieuses protestations de vérité de Chrétien. Mieux encore, un jeu de dialogue fictif s’installe à plusieurs reprises entre le narrateur et son auditoire supposé, jeu dans lequel la véracité de la narration est régulièrement interpellée. Ce procédé absolument singulier signe une réappropriation de l’originalité narrative du texte de Chrétien. En revanche, avoir développé et parachevé la fin du roman trahit une divergence esthétique entre Hartmann et son prédécesseur. Iwein reprend et accomplit cette dialectique entre la posture ambiguë de la source et celle que se construit le narrateur Hartmann ; comme la fin de l’introduction du volume le notait, c’est le seul exemple parmi les textes considérés, ou le plus parfait, dans lequel la posture ambiguë du narrateur Chrétien ait été aussi bien assimilée. Chez Wolfram, en revanche, la résistance d’une conception narrative attachée encore au mode de la chronique, face aux incessants jeux d’énigme du Conte du Graal, « produit un style qui innove d’une autre façon ». L’auteur consacre ensuite ses dernières pages à Kyot, der Provenzâl, source de Wolfram, et refuse l’identification à Guiot de Provins.
10L’article de Frank Brandsma prend pour sujet « la véridicité des émotions dans le Perchevael, transposition en moyen-néerlandais du Conte du Graal ». L’auteur examine d’abord la traduction originale, datable du milieu du xiiie siècle et demeurée dans quatre fragments manuscrits, puis son insertion dans les différentes phases de l’adaptation du Lancelot en néerlandais. La traduction originale a conservé et amplifié les « effets émotionnels » du texte de Chrétien – le système des « personnages-miroirs », cher à l’auteur, suscitant auprès du public la légitimation des émotions représentées. Comme d’autre réécritures en prose de Chrétien examinées au cours du volume, l’adaptation néerlandaise en prose est en retrait lorsqu’il s’agit de reproduire la subtilité des procédés narratifs du Champenois.
11Dans les romans Ywain and Gawain et Sir Percyvell of Gales, auxquels Carolyne Larrington consacre sa contribution, ce sont d’apparentes conventions d’oralité qui prennent en charge l’évaluation de l’autorité du narrateur et de la véracité du récit. Dans Ywain, le traducteur s’est montré très fidèle à Chrétien tout en escamotant cependant son nom et toute référence explicite à l’Yvain originel. Il a conservé la plupart des attestations de vérité auquel Chrétien recourt et en a ajouté d’autres. « Les petites expressions formulaires de la vérité et les interpellations des auditeurs constituent donc l’une des stratégies mises en œuvre par le poète pour établir sa propre autorité sur son récit et rassurer son public quant à la véracité de ce récit – ou sa vraisemblance. » Sir Percyvell multiplie les affirmations de vérité et renvoie parfois à un texte antérieur. Dans les deux romans, selon Carolyne Larrington, de telles manifestations du narrateur échappent à la seule facilité de versification.
12Le seul article de Ceridwen Lloyd-Morgan couvre le domaine celtique. Toute allusion à Chrétien est oblitérée dans les récits celtiques qui le traduisent ou l’adaptent. Ces récits tirent leur légitimité de leur traitement similaire à ceux des contes gallois traditionnels. Assimilés à la tradition orale galloise, ils sont acceptés, transmis, remodelés au fil des préoccupations politiques.
13Sofia Lodén ouvre la dernière section du recueil, qui concerne le domaine scandinave. Elle y compare les versions islandaise (Ívens saga, xiiie siècle) et suédoise (Herr Ivan, xve siècle, le véritable objet de l’article) et montre que si la version islandaise supprime la plupart des passages d’Yvain où intervenait le narrateur, Herr Ivan tend à les conserver, voire en ajoute de temps à autre. « Même si l’auteur de Herr Ivan avait recours à la saga dans son travail, il est clair que c’est le lien au Chevalier au lion qui prédomine dans les différentes manières dont il transpose la voix du narrateur » (p. 225).
14Hélène Tétrel étudie « la double réception de la ‘branche Gauvain’ [du Conte du Graal] dans la littérature norroise ». Elle compare la disposition de l’adaptation de Chrétien dans deux manuscrits. La Saga de Perceval, conservée à la Bibliothèque Royale de Stockholm, réunit la partie Gauvain à la partie Perceval qui précède, mais les deux textes sont en réalité conçus comme disjoints. Cette partie Gauvain figure également, sans la partie de la Saga qui précède, dans un des manuscrits du Brut islandais (Copenhague, coll. Armamagnéenne, AM 573 4to). Hélène Tétrel tâche de montrer que l’ensemble Brut-Gauvain ainsi résultant a été conçu comme tel, tout en insistant sur les problèmes de cohérence narrative que cela pose. Une transcription et une traduction des passages concernés du manuscrit de Copenhague suit l’article.
15Nous retrouvons la Parcevals saga pour clore le volume (Ásdis R. Magnúsdóttir, « Fiction et ‘vérité’ dans la réécriture norroise du Conte du Graal »). Quel qu’ait pu être le sens du récit original de Chrétien, les modifications opérées par la Saga montrent que ce sens n’est pas reçu. Tout mystère est évacué. Parallèlement, les manœuvres de Chrétien narrateur quant au vrai et au fictionnel ont été, dans ce récit encore, supprimées de l’adaptation. La « vérité » du récit tient désormais à une sorte d’évidence morale, en accord avec la perspective éducative impulsée par le roi Hákon, à l’origine des adaptations de la matière bretonne. Plus simple, resserrée sur Perceval, dotée d’une fin expéditive, cette version laisse hors champ le Graal et ses questionnements.
16Le volume, qui contient un index des œuvres mentionnées, regorge de remarques utiles et offrira aux nombreux chercheurs francophones qui connaissent mal les textes arthuriens des autres aires linguistiques européennes de précieuses indications bibliographiques. L’ensemble est un témoignage remarquable de la propagation des récits arthuriens en Europe, en même temps qu’il souligne la singularité esthétique à peu près irréductible du maître champenois, qui semble étonner ceux qui le traduisent et le recopient.
Notes
1 Annie Combes, Les voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1997.
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Référence électronique
Damien de Carné, « Fictions de vérité dans les réécritures européennes de romans de Chrétien de Troyes, études réunies par Annie Combes », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 12 avril 2014, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13218 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13218
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