La réception de la Chronique du Pseudo-Turpin en Europe
Texte intégral
- 1 Giambattista Roberti, Del leggere libri di metafisica e di divertimento trattati due. Con Prefazio (...)
- 2 Historia Turpini. Liber sancti Jacobi. Codex Calixtinus, éd. K. Herbers et M. Santos Noia, Santiag (...)
- 3 « Calixtus papa de invencione corporis beati Turpini episcopi et martiris », ibid., p. 227.
- 4 Cf. K. Herbers, « Le Codex Calixtinus. Le livre de l’Église compostellane », Compostelle et l’Euro (...)
- 5 Jehan Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 9.
- 6 La première édition de l’ouvrage de G. Roberti avait même été imprimée, en 1769, à Bologne, à la S (...)
1« Non intendo di ricordare nè Arturo nè Turpin nè la Tavola rotonda… ». C’est ainsi qu’à l’époque des Lumières, dans le second de ses traités Del leggere libri di metafisica e di divertimento, le Jésuite Giambattista Roberti affectait de se vouloir tolérant envers ceux des romans qui prétendent « insegnare agli uomini la onesta vita e i buoni costumi » : moins dangereux que les récits « licenziosi » et que les ouvrages de métaphysique avec lesquels « si estingue la Fede », ils lui paraissaient « solamente vani »1. Mais cette indulgence n’allait pas, assurément, sans quelque involontaire cruauté : considérer la Chronique attribuée au saint archevêque de Reims, et d’abord intégrée dans le Liber sancti Jacobi, comme un insignifiant roman de chevalerie, n’était-ce pas la dépouiller de tout ce qui avait originellement fondé son autorité ? Le texte de Turpin, qui inscrivait le sanctuaire de Compostelle dans une perspective européenne en le liant à la légende de Charlemagne, avait initialement pour fonction de sacraliser l’histoire humaine : donné pro certo2 par son narrateur, il apparaissait même explicitement pourvu d’une caution pontificale3 – tout autant, malgré sa particulière thématique carolingienne, que les autres livres du Codex Calixtinus4. Or, en l’assimilant à une fiction arthurienne, à ces « conte de Bretaigne » que Jehan Bodel disait déjà « vain et plaisant »5, le bon abbé Roberti laissait voir, « con licenza de’ superiori »6, à quel point l’ancienne signification religieuse de l’Historia Turpini était désormais oubliée.
- 7 L’on sait que l’Historia Turpini a été à tel point considérée comme un récit autonome qu’au XVIIe (...)
- 8 Historia Turpini. Codex Calixtinus, éd. cit., p. 201.
- 9 R.N. Walpole, « Sur la Chronique du Pseudo-Turpin », Travaux de linguistique et de littérature, 3, (...)
- 10 A. Moisan, « L’exploitation de la Chronique du Pseudo-Turpin », Marche Romane. Cahiers de l’A.R.U. (...)
2Sans doute était-ce précisément l’effet de la longue existence autonome7 et du rayonnement extraordinaire que ce texte avait connus dans toute l’Europe pendant plusieurs siècles. L’histoire légendaire de la fameuse expédition d’Espagne, entreprise ad expugnandam gentem paganorum perfidam sur l’ordre de l’apôtre vénéré en Galice8, ne pouvait conserver partout et toujours la signification que lui avait accordée la chrétienté du XIIe siècle, en particulier « cette notion que c’était pour saint Jacques […] que Charles avait entrepris la croisade d’Espagne »9. Et précisément, sans doute, parce que l’ouvrage et le souvenir même de Turpin, auteur et personnage, se sont révélés susceptibles de répondre aux attentes d’époques et de sociétés fort différentes, ce récit, qui « risquait de demeurer un fruit sec, […] a exercé une sorte de fascination sur plusieurs dizaines d’œuvres allant de l’épopée et du roman à la chronique et à l’hagiographie »10. Cependant la pérennité et l’étendue de son influence en Europe se sont payées d’une progressive désacralisation : souvent l’ancienne vérité religieuse proposée par la Chronique s’est estompée pour laisser place à une apparente vérité historique, malgré la présence surabondante d’un merveilleux qui avait d’abord permis de révéler l’intervention divine ici-bas ; parfois à l’inverse, notamment en Italie, l’importance même de ces invraisemblables merveilles a pu être perçue comme l’une des marques caractéristiques d’une pure fiction littéraire. Mais, dans l’un et l’autre cas, l’humanité a pris le pas sur le surnaturel dans la conduite de sa destinée, et l’on a cessé de reconnaître avant tout, dans le récit attribué à Turpin, l’illustration d’une histoire terrestre directement et systématiquement conduite par la Providence.
- 11 W. Van Emden, « Le Chef d’œuvre épique », L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès international Renc (...)
- 12 Historia Turpini. Codex Calixtinus, éd. cit., p. 7.
- 13 Il s’agit de la seconde rédaction, dont témoigne notamment le ms. BNF fr. 2464, publié par R.N. Wa (...)
- 14 Ibid., p. 133.
- 15 Il constitue une version réduite de la légende, signalée déjà par G. Paris, que rapporte la Descri (...)
- 16 Historia Turpini. Codex Calixtinus, éd. cit., p. 201.
3N’est-ce pas sa capacité de s’inscrire dans des perspectives diverses qui a permis à cette œuvre de devenir le témoin le plus répandu de la légende rolandienne, contribuant même « énormément à évincer la version poétique, tant rimée qu’assonancée »11 ? Reprise dans de nombreux ouvrages, traduite ou adaptée, ou même utilisée avec plus de distance comme une référence tantôt sérieuse tantôt plaisante, elle a longtemps occupé une place privilégiée dans la culture occidentale. Mais cela, sans doute, en raison précisément de son caractère étonnamment malléable. Si, comme l’annonce l’incipit du codex de Compostelle, « Jacobus » liber iste vocatur12, la célébration de l’Apôtre et de son sanctuaire à travers l’action guerrière de Charlemagne ne demeure pas toujours l’essentielle visée des versions ultérieures de la Chronique ou de ses remaniements. Le pseudo-Johannes peut bien proclamer, au XIIIe siècle, la fidélité littérale de la traduction qu’il en donne en prose française et non point en vers, « por ce que rime se velt afeitier de moz conqueilliz hors de l’estoire », l’une de ses principales rédactions s’ouvre sur le récit du voyage en Orient au cours duquel Charlemagne « esploita tant par la volenté de Deu qu’il delivra tote la terre et le sepulcre Nostre Seignor » et rapporta dans sa capitale abondance de précieuses reliques13. Une telle exaltation de la croisade et des cors saints ne marque certes pas une rupture radicale avec la pieuse orientation du texte de Compostelle, même si elle a pour effet de détourner le regard bien loin de la Galice, en attirant l’attention sur les reliques miraculeuses venues d’Orient et que, plus tard, « Charles le Chauf […] devotement departi en France ou eles sont en plusors leus »14. Mais, plus profondément, l’adjonction de cet épisode, bien connu par ailleurs15, réoriente la structuration sacrée de l’espace établie dans le Liber sancti Jacobi, et notamment la polarisation vers le tombeau de l’Apôtre que dessinait dans le ciel, dès le début de la Chronique, le célèbre caminus stellarum traversant l’Europe usque ad Galleciam16. C’est ainsi que des touches souvent discrètes, mais aussi de plus spectaculaires changements ont pu permettre à la tradition reçue du légendaire archevêque de rester si longtemps vivante, en s’adaptant aux manières fort différentes dont on a pu, au fil des siècles et depuis la Scandinavie jusqu’au sud de l’Europe, concevoir le monde et l’homme.
- 17 Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982, p. 6.
- 18 Ibid., p. 250, et p. 247, 766, 793.
4Métamorphoses parfois inattendues : à la fin du XIVe siècle, le roman épique franco-italien d’Aquilon de Bavière, qui renouvelle fort curieusement le récit des longs conflits entre la paienie et l’empire de Charlemagne, est présenté par son auteur, Raffaele da Verona, comme une « istorie » écrite par un Sarrasin « primemant in lingue africhane, e depois ly arcivescheve Trepin la mist in cronice por letres »17. Mais si, tout au long de cette œuvre immense, Turpin reste constamment présent au premier plan, à la fois comme translateur, narrateur et acteur des événements, saint Jacques n’est que très rarement évoqué et jamais nommé directement : il arrive une seule fois que l’empereur « clame Deu et l’apostole de Galicie che li secore, e pois escrie “San Donis” », et, à trois reprises seulement est mentionnée la route des pèlerins vers son sanctuaire18. Un tel effacement ne saurait être l’effet du hasard chez cet écrivain, fin connaisseur et défenseur à la fois nostalgique et original de la légende carolingienne, dont les apparentes mais volontaires inadvertances signalent seulement une recherche de virtuosité plaisante. S’il ne cesse d’évoquer le souvenir de Turpin et de sa chronique, c’est pour les recréer en les imaginant radicalement autres, réinventant une flottante image d’auteur et des événements inédits dont il propose une interprétation nuancée et complexe, plus proche des conceptions préhumanistes de l’Italie du Trecento que de l’ancien schématisme épique. La tradition issue de l’Historia Turpini ne se limite pas, on le voit par cet exemple, au corpus déjà surabondant de ses nombreuses versions, adaptations et traductions répandues dans toute l’Europe, elle réunit aussi plus largement différentes sortes de récits, de souvenirs et d’allusions qui ont nourri, pendant plusieurs siècles, l’imaginaire de l’Occident.
- 19 Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin, dir. J.‑C. Vallecalle, Lyon, Presses U (...)
5C’est pourquoi il n’est pas sans intérêt de considérer dans son ensemble la réception européenne de cette tradition, pour tenter de mettre en évidence certaines des lignes de force qui ont si longtemps assuré son rayonnement et son renouvellement. Une série d’études réunies dans un ouvrage récent19 a permis ainsi d’observer la manière dont la visée édifiante et la volonté de sacralisation du monde qui caractérisaient originellement toutes les parties de la compilation de Compostelle, ont progressivement cédé le pas, dans l’évolution et la réutilisation de la Chronique de Turpin en France, en Italie, en Scandinavie, à des perspectives plus profanes. À mesure que se percevait moins nettement la présence du sacré, au cœur même de cette destinée collective de l’humanité dont les gesta de Charlemagne avaient présenté à la fois un épisode clef, un moment fondateur et une claire interprétation, l’on s’est attaché principalement à la dimension historicisante du récit – ou du moins, dans une Italie où se préparait déjà la Renaissance, à une apparence historicisante dont nombre d’auteurs ont souligné, plus précocement qu’ailleurs, le caractère fictif et l’artifice.
- 20 Je remercie très vivement Bernard Ribémont et les Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes d (...)
6Les trois articles présentés ici ont pour but de compléter ce tableau en examinant la réception de l’Historia Turpini en Espagne, en Angleterre et en Allemagne20. Ils confirment l’évolution générale qui a conduit souvent – mais non toujours –, dans les derniers siècles du Moyen Âge, à percevoir principalement l’historicité toute terrestre du récit. Mais leur confrontation montre aussi, à travers la diversité même des situations et des contextes, que l’intérêt marqué pour ce caractère historique n’est nullement gratuit, et que le texte a pu aisément être employé comme modèle – ou contre-modèle – politique, qu’il s’agisse par exemple de servir, en Angleterre, les intérêts de la monarchie lancastrienne, ou bien, dans la troisième partie du Karlmeinet, de promouvoir les revendications allemandes contre les prétentions françaises sur l’Empire, ou encore en Espagne d’articuler, parfois avec réticence et différemment selon les contrées ou les époques, un projet politique spécifique face à une tradition carolingienne souvent perçue comme étrangère. Peut-être le succès extraordinaire et la longévité de la vieille chronique attribuée à Turpin tiennent-ils en partie à cette capacité de servir de métaphore politique et de se couler dans le moule de situations historiques diverses. En définitive, alors même que s’estompait sa signification de mythe religieux, elle a su retrouver, dans des contextes historiques favorables, une fonction de légitimation politique avant, peut-être, de devenir une simple fiction littéraire. N’est-ce pas ainsi que finissent les mythes ?
Notes
1 Giambattista Roberti, Del leggere libri di metafisica e di divertimento trattati due. Con Prefazione sopra un libro intitolato De la Predication Par l’Auteur du Dictionnaire Philosophique, aux Delices, MDCCLVI. Edizione terza, Roma, MDCCLXXIII. Nella stamperia al Palazzo Massimi, con licenza de’ superiori, p. 216-17.
2 Historia Turpini. Liber sancti Jacobi. Codex Calixtinus, éd. K. Herbers et M. Santos Noia, Santiago de Compostela, Xunta de Galicia, 1998, t. II, p. 199.
3 « Calixtus papa de invencione corporis beati Turpini episcopi et martiris », ibid., p. 227.
4 Cf. K. Herbers, « Le Codex Calixtinus. Le livre de l’Église compostellane », Compostelle et l’Europe. L’Histoire de Diego Gelmírez, Milan-Compostelle, Skira-Xunta de Galicia, 2010, p. 123-130 ; id., Der Jakobuskult des 12. Jahrhunderts und der Liber sancti Jacobi. Studien über das Verhältnis zwischen Religion und Gesellschaft im hohen Mittelalter, Wiesbaden, Steiner, 1984, p. 58-107.
5 Jehan Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 9.
6 La première édition de l’ouvrage de G. Roberti avait même été imprimée, en 1769, à Bologne, à la Stamperia del Santo Uffizio.
7 L’on sait que l’Historia Turpini a été à tel point considérée comme un récit autonome qu’au XVIIe siècle les folios qui la contiennent ont été matériellement séparés du reste du Codex Calixtinus, et que celui-ci a retrouvé son intégrité seulement lors de la restauration effectuée entre 1964 et 1966. Cf. C. Díaz y Díaz, El Codice Calixtino de la Catedral de Santiago. Estudio codicológico y de contenido, Santiago de Compostela, Centro de Estudios Jacobeos, 1988, p. 224.
8 Historia Turpini. Codex Calixtinus, éd. cit., p. 201.
9 R.N. Walpole, « Sur la Chronique du Pseudo-Turpin », Travaux de linguistique et de littérature, 3, 1965, p. 10.
10 A. Moisan, « L’exploitation de la Chronique du Pseudo-Turpin », Marche Romane. Cahiers de l’A.R.U.Lg, Mediaevalia 81, 31, 1981, p. 11.
11 W. Van Emden, « Le Chef d’œuvre épique », L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès international Rencesvals, Poitiers, Université de Poitiers-CESCM, 2002, t. I, p. 409.
12 Historia Turpini. Codex Calixtinus, éd. cit., p. 7.
13 Il s’agit de la seconde rédaction, dont témoigne notamment le ms. BNF fr. 2464, publié par R.N. Walpole, The Old French Johannes Translation of the Pseudo-Turpin Chronicle. A Critical Edition, Berkeley, Univ. of California Press, 1976, p. 130-33 (citations p. 130 et 132).
14 Ibid., p. 133.
15 Il constitue une version réduite de la légende, signalée déjà par G. Paris, que rapporte la Descriptio qualiter Karolus Magnus clavum et coronam Domini a Constantinopoli Aquisgrani detulerit qualiterque Karolus Calvus hec ad sanctum Dionysium retulerit, mais que l’on trouve aussi dans la Saga de Charlemagne (trad. D. Lacroix, Paris, Librairie Générale Française, 2000, p. 128-29) et, avec une tonalité bien différente, dans la chanson de geste du Voyage de Charlemagne. Cf. R.N. Walpole, op. cit., p. XVII ; P. Aebischer, Textes norrois et littérature française du Moyen Âge, II, La première branche de la Karlamagnús saga, Genève, Droz, 1972, p. 77-84.
16 Historia Turpini. Codex Calixtinus, éd. cit., p. 201.
17 Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982, p. 6.
18 Ibid., p. 250, et p. 247, 766, 793.
19 Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin, dir. J.‑C. Vallecalle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2011. Cet ouvrage s’inscrit dans un programme de recherche développé dans le cadre du CIHAM-UMR 5648, et réunit des contributions de Marion Bonansea, Gérard Gros, Daniel Lacroix, Leslie Zarker Morgan, Marylène Possamaï, François Suard, Jean Subrenat, Jean-René Valette, Jean-Claude Vallecalle.
20 Je remercie très vivement Bernard Ribémont et les Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes d’accepter de publier ce groupe d’articles, continuation du programme de recherche sur le Pseudo-Turpin conduit dans le cadre du CIHAM-UMR 5648, en collaboration, cette fois, avec le projet Textos literarios medievais no Camiño de Santiago (PGIDIT08PXIB204038PR) dirigé par Santiago López Martínez-Morás.
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Référence papier
Jean-Claude Vallecalle, « La réception de la Chronique du Pseudo-Turpin en Europe », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 25 | 2013, 465-469.
Référence électronique
Jean-Claude Vallecalle, « La réception de la Chronique du Pseudo-Turpin en Europe », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 25 | 2013, mis en ligne le 19 juillet 2013, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13122 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13122
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