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2013

Langue de l’autre, langue de l’auteur. Affirmation d’une identité linguistique et littéraire aux XIIe et XVIe siècles, études réunies par Marie-Sophie Masse et Anne-Pascale Pouey-Mounou

Estelle Doudet
Référence(s) :

Langue de l’autre, langue de l’auteur. Affirmation d’une identité linguistique et littéraire aux XIIe et XVIe siècles, études réunies par Marie-Sophie Masse et Anne-Pascale Pouey-Mounou, Genève, Droz (« Travaux d’Humanisme et Renaissance » 497), 2012, 432p.

ISBN 978-2-600-01473-1

Texte intégral

1Le volume, riche de vingt-trois études, affiche d’emblée l’originalité de sa démarche : les questions de l’auctorialité et de la langue n’y sont pas examinées dans une perspective exactement transhistorique, mais à travers la confrontation de deux époques traditionnellement considérées comme des « Renaissances » en miroir. Les thèmes travaillés par l’ouvrage sont exposés dans une riche introduction qui oriente les enjeux d’un thème assez rebattu, la translatio, dans des directions intéressantes : celle de l’ancrage géographique, brouillé par la transgression et le voyage ; celle des transferts culturels ; celle du dialogue imaginaire ou réel entre écrivains, à la source de pensées et de pratiques de l’appropriation. Ce terme, dont A.-P. Pouey-Mounou a montré l’importance pour les poétiques du XVIe siècle, résume dans sa polysémie la problématique du livre : qu’est-ce qu’une langue propre (à un individu, un espace, une culture) ? Que signifie s’approprier les mots de l’autre ? Le thème de la rencontre, fil rouge de l’ouvrage, semble donc se refléter dans la mise en présence des deux périodes ; il est sensible dans la composition très travaillée du recueil.

2Celui-ci se déploie à travers trois volets thématiques, rassemblant à chaque fois des études sur le XIIe et sur le XVIe siècle. Cette juxtaposition, qui pourrait apparaître mécanique, est néanmoins assouplie par des jeux subtils de contre-points et d’échos entre les contributions. Ainsi la première partie, « Territoires », est-elle encadrée par un retour sur des témoignages célébrissimes : à la figure de Conon de Béthune, moqué pour ses « mots d’Artois » (G. Gros), répond celle de Clément Marot, migrant de l’idiome maternel d’oc à la langue septentrionale du père (M. Jourde). Des territoires communs se tissent aussi, comme l’Allemagne qu’étudient R. Pérennec enquêtant sur Wolfram von Eschenbach et E. Kammerer scrutant les stratégies du traducteur Caspar Scheit, poète de la cour d’Heidelberg au milieu du XVIe siècle. Le dialogue noué, exemplifié par les relations de Jean Bouchet et du poète néo-latin Nicolas Petit (A. Laimé), se heurte au cloisonnement linguistique de la Satyre Ménippée, structure dont la visée politique est rappelée par D. Ménager. Parmi toutes ces études, on peut retenir notamment les fines analyses d’A. Leclerc sur les représentations des traducteurs dans les chansons de geste de la Croisade, qui pointent avec justesse la présence ou l’absence de ces truchements comme un baromètre de la fictionalité affichée par les récits ; et la proposition suggestive de R. Pérennec sur le motif du Provençal et du Français que tisse avec malice Wolfram von Eschenbach.

3La deuxième partie invite à examiner les autorités mises en jeu par la translatio. Les huit articles sont cette fois encadrés par un diptyque hébraïque. Il fait dialoguer l’invention linguistique de Rachi et de ses disciples commentateurs (M. Kiwitt) et le positionnement intellectuel du traducteur Sébastien Castellion face à l’hébreu (M.-C. Gomez-Géraud). Le thème du transfert linguistique implique bien entendu de prêter attention aux passages du latin aux langues vernaculaires et aux œuvres curieusement mixtes qui peuvent en naître. Le travail d’Herman de Valenciennes dans le Roman de Dieu et de sa mère peut ainsi être confronté à l’intérêt pédagogique de Charles de Bovelles pour les proverbes français (B. Milland-Bove ; A.-H. Klinger-Dollé). Pareil rapprochement tend d’ailleurs à étayer l’une des hypothèses des éditrices, qui postulent dans l’introduction une mutation du statut du latin, langue sacrée au XIIe siècle, qui serait surtout ressentie au XVIe siècle comme une langue savante. La translatio étant un geste engageant l’autorité, il est intéressant d’étudier certaines figures inattendues de passeur. C’est le cas des voix féminines, conteuses du XIIe siècle analysées par E. Thorington ou destinataires visées par les adaptateurs des Vies des pères, à l’exemple de Blanche de Champagne (M.-G. Grossel). Qui dit autorité, dit enfin auteur. Sans surprise, ce volet est conclu par l’examen de deux théoriciens majeurs du XVIe siècle, Jacques Peletier du Mans, traducteur d’Horace (J. Vignes), et Joachim du Bellay (C. Gutlub).

4Le troisième parcours s’attarde sur la manière dont ces passages imprègnent les écritures. La rencontre de la langue de l’autre façonne en effet des langues d’auteur dont la définition reste cependant problématique. C’est cette fois un diptyque grec qui ouvre le propos. L’imaginaire des romans antiques qui travaille les mots et le chronotope du Cligès de Chrétien de Troyes(D. James-Raoul) fait écho aux insertions et inventions onomastiques de Hue de Rotelande et d’Aimon de Varennes (F. Mora). Mais les études rassemblées dans cette partie s’attachent essentiellement à montrer la complexité du passage linguistique et culturel. Soit parce que ce geste fait miroiter le même dans le même, comme le montrent diversement les mises en prose romanesques (C. Gaullier-Bougassas) et les auto-traductions de Dolet (E. Rajchenbach). Soit parce que le voyage brouille les frontières qu’il traverse, à l’image de la translatio ambiguë du Reinhardt Fuchs (D. Buschinger) ou du transfert de l’épître héroïque vers l’éloge politique effectué par Fausto Andrelini (S. Provini). Soit parce que le dialogue se complique en trilogue. Le cas célèbre de S. Brandt, J. Locher et P. Rivière, repris par A.-L. Metger-Rambach, fait alors couple avec le ballet moins connu d’une œuvre espagnole, d’une adaptation italienne puis française à travers la Prison d’amour analysée par M. Thorel.

5Langue de l’autre, langue de l’auteur n’est donc pas seulement un volume de plus dans la longue bibliographie sur la translatio. La majorité des analyses qui y sont présentées sont excellentes et son principal postulat, la mise en parallèle du XIIe et du XVIe siècle, lui confère une dynamique innovante. Notons cependant que celle-ci n’est pas sans périls. Elle engage d’une part à des choix ; d’où l’absence de quelques figures attendues, entre autres Jean Lemaire de Belges, transfuge, penseur des langues et des espaces politiques et considéré comme modèle d’une « langue d’auteur » au début du XVIe siècle. S’il est difficile de le reprocher à un volume aussi riche et aussi travaillé, reste que le miroir des deux siècles impose un évitement artificiel des périodes intermédiaires – elles transparaissent en filigrane dans quelques contributions, comme celle de C. Gaullier-Bougassas sur les mises en prose ou de C. Gutlub opposant la translation oresmienne à « l’illustration » selon du Bellay. En rendant mieux compréhensibles certains glissements ou en apportant certaines nuances (il n’est pas certain par exemple que l’identité régionale du XIIe siècle cède aussi nettement à une identité nationale quatre cents ans plus tard), une perspective légèrement plus diachronique aurait mis en valeur les discontinuités éclairées ici. Mais ces difficultés mêmes rendent l’essai précieux et sa lecture stimulante pour les médiévistes comme pour les spécialistes de la Renaissance. On peut souhaiter que d’autres lecteurs le consultent, tant il est vrai, comme l’indique la belle étude de M. Jourde, que la problématique choisie rencontre et renforce les questions sur la diglossie, le plurilinguisme et les transculturalités complexes qui sont au centre des études contemporaines.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Estelle Doudet, « Langue de l’autre, langue de l’auteur. Affirmation d’une identité linguistique et littéraire aux XIIe et XVIe siècles, études réunies par Marie-Sophie Masse et Anne-Pascale Pouey-Mounou »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 26 mai 2013, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13013 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13013

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Estelle Doudet

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