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Justice, vengeance, trahison dans la légende d’Ogier le Danois

L’impossible procès d’Ogier, de la chanson aux romans

Emmanuelle Poulain-Gautret
p. 411-422

Résumés

La Chevalerie Ogier, bien que connue pour la place qu’elle accorde à la faide, n’en présente pas moins une scène de procès qui semble globalement respecter les formes attendues. Mais si la première version de l’œuvre associe harmonieusement histoire, politique et exigences du récit, les versions ultérieures effaceront progressivement la dimension juridique de l’épisode, au profit de sa portée psychologique et dramatique, révélant finalement sa structure profonde et sa fonction.

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Texte intégral

  • 1  Il tue également Ami et Amile, alors que les deux pèlerins n’ont pas d’autre tort que d’être aimés (...)

1Les chansons de révolte se prêtent naturellement mieux que d’autres à l’étude des questions de droit et de justice, puisqu’elles reposent toutes sur une double faute – celle du vassal comme celle du souverain. Elles passent également pour opposer la conception archaïque de la faide à un règlement visant à préserver ou à rétablir l’harmonie sociale. Parmi elles, la Chevalerie Ogier tranche par le paroxysme de violence qu’elle impose d’emblée : lorsque Charlot, fils de Charlemagne, a tué Baudouinet, fils d’Ogier, ce dernier, à défaut d’atteindre le meurtrier (bien caché), se bat contre l’empereur et tue son neveu Lohier – c’est le début d’une longue guerre, pendant laquelle le héros n’hésitera jamais à s’en prendre aux membres de la famille royale1. Certes, nous savons que ce type de chanson

  • 2  Ph. Haugeard, « Un baron révolté est-il un hors la loi ? Droit et violence dans Girart de Roussill (...)

inscri[t] la révolte et la violence de ses développements dans le cadre juridique de la féodalité, non pas pour trancher les questions de droit, mais pour tirer parti de la complexité des situations et accroître la tension dramatique d’un conflit dont le ressort premier n’est en réalité ni politique, ni juridique, mais proprement psychologique2.

  • 3  « Réunion, en présence d’un seigneur haut justicier, généralement du roi, en vue de statuer sur un (...)

2Cela n’écarte pas pour autant l’exercice de la justice des ressorts de l’œuvre : si le texte y recourt comme moyen, il n’en fournit pas moins également une représentation de pratiques, d’idées ou de tensions qui travaillent la société médiévale – l’assemblée (judiciaire) est d’ailleurs bien attestée comme motif3. Pour violente qu’elle soit, la Chevalerie Ogier ne dédaigne pas la mise entre parenthèses de l’action guerrière au profit d’un « plaid » : lorsque Ogier est enfin fait prisonnier par l’archevêque Turpin, il n’est pas livré à Charlemagne, mais Turpin – différant ainsi l’exécution – vient plaider sa cause devant l’empereur. La scène se déroule entièrement au discours direct, et permet, de fait, de ramener l’attention vers parole et réflexion : c’est le moment de revenir sur les droits et les fautes de chacun – notamment de nommer ces dernières, mais aussi de représenter une justice en exercice, dans ses modalités pratiques.

  • 4  Qui elle-même ne pouvait commencer que si les adversaires sarrasins se sentaient mis en confiance (...)
  • 5  La véritable confrontation aura lieu lorsque Charlemagne se verra contraint de sortir Ogier de sa (...)
  • 6  Comme celui de Ganelon, clairement défini et reconnaissable dans sa procédure.

3Dans le même temps, la scène reste gouvernée par les impératifs du récit : il fallait qu’Ogier fût fait prisonnier afin de mettre un terme à la guerre, mais il ne pouvait être mis à mort puisqu’il devait sauver le royaume lors de l’invasion sarrasine4. Selon la logique structurelle médiévale la plus fréquente, le conflit entre le roi et son « bras armé » se développe en deux temps, présentant d’abord une « fausse solution » (la condamnation et l’enfermement prétendument mortel d’Ogier) avant d’en proposer une véritable (la réconciliation des adversaires en vertu d’une exigence supérieure). La rédaction de l’épisode, médian, se devait de tenir compte de sa fonction5 ; autrement dit, sa conclusion, contrainte, ne pouvait fournir une réponse entièrement satisfaisante au conflit : sans doute est-ce la raison d’ailleurs pour laquelle l’épisode n’est jamais explicitement qualifié de « plaid »6.

4En tant que tel cependant, le passage se prête à l’étude diachronique : puisque la légende d’Ogier, dont l’intérêt repose en grande partie sur ce conflit entre le roi et son chevalier, a suscité des réécritures jusqu’au XXe siècle, comment la question de la justice a-t-elle été traitée par les remanieurs ? Sa représentation reflète-t-elle l’évolution de la société, ou se soumet-elle aux exigences du roman ?

  • 7  Nous utilisons l’édition Eusebi : La Chevalerie Ogier de Danemarche, canzone di gesta, ed. M. Euse (...)

5Dans la Chevalerie, l’épisode court sur quatre laisses, des vers 92577 (Ogier, vaincu, tombe aux pieds de Turpin) à 9482 (Turpin quitte le palais de Charlemagne après avoir obtenu de l’empereur qu’il accepte sa proposition). Il s’ouvre par une brève injonction du héros à l’archevêque : Ogier préfère être tué sur place plutôt que d’être livré à Charlemagne (« Se il me tient, a dolor m’ociroit », v. 9261). Turpin le gardera donc à Reims. Cependant un chevalier, dont Ogier avait tué le frère, s’empresse d’aller conter la prise de son « anemi » à Charlemagne et lui demande la mise à mort du Danois. Charlemagne se réjouit, mais son fils Charlot développe un premier plaidoyer (l’empereur de s’y trompe pas, qui lui répond « car n’en plaidiés », v. 9352) en faveur du héros (20 vers). Ogier a eu de bonnes raisons d’être « iriés » (v. 9331) : d’une part, Charlot a tué son fils, d’autre part, Charlemagne l’a assiégé et a tué bon nombre de ses compagnons – Ogier a dû lutter pour sauver sa vie. Ils ont donc tort (le terme est employé deux fois), et la conclusion est claire :

  • 8  On retrouve ici les conditions du plaid.

Le tort qu’avons faison li adrechier
Con jugeront dux et conte et princhier8
Et li rendés ses terres et ses fiés (v. 9341-3).

6Charlemagne, obsédé par la mort de ses proches, décide cependant de réclamer Ogier à Turpin, et envoie à ce dernier ses messagers, porteurs d’une lettre scellée. Nouvelle prière d’Ogier à son cousin, qui cède et décide de se rendre à la cour, sans son prisonnier mais accompagné de « chevaliers a plenté, / vesques et mones et prious et abés » (v. 9400-1). À Paris, il trouve le roi entouré du « grant barnage qi il avoit mandé » : son conseil est au complet, « de doce France i sont li XII pers » (v. 9409), dont Naimes, « Tierri d’Ardane », « Dos de Nantuel » et « Girart de Rossillon ». L’empereur réclame immédiatement Ogier pour le faire pendre « come traïtre, felon et perjuré » (v. 9415). Se dressent alors une soixantaine de barons, qui rappellent ses torts (deux nouvelles occurrences du mot) à Charlemagne (28 vers) : l’empereur a fait « a tort desheriter, / De dolce France et banir et jeter » Ogier. Reprenant le récit de la mort de Baudouin, ils menacent de se révolter (« Tot vos volrons orendroit desfier » v. 9451), s’il ne s’accorde pas au Danois. Charlemagne reconnaît in petto que « vers Ogier a si tres mal erré » (v. 9458). Turpin se jette à ses pieds, l’adjure au nom de « saint carité » et propose à l’empereur de nourrir si peu Ogier qu’il finira par mourir de faim. L’argument manque ici un peu de clarté :

Si faitement morra per tans Ogier ;
Ne sai coment vos pussiés mix vengier,
N’a son lignage n’estra tel reprover (v. 9472-5).

7Il ne s’agit plus de réconciliation, mais d’une mort acceptée et acceptable par tous. « Li prinche » consentent (« si serons apaisiés », v. 9477) ainsi que le roi – on sait que le quartier et le hanap promis par Turpin seront en vérité si imposants que le héros survivra sans difficulté.

  • 9  Qui ne concerne pas que l’époque carolingienne.
  • 10  B. Lemesle a montré que la justice féodale, même avant le XIIe siècle, ne méritait pas l’image dég (...)
  • 11  « La société médiévale […] ne s’est pas organisée par rapport à un pouvoir central […] le roi subs (...)
  • 12  M. Billoré, Introduction à La Trahison au Moyen Âge, de la monstruosité au crime politique (Ve-XVe(...)

8La scène adopte donc d’emblée une double posture. D’une part, une représentation juridique assez convaincante du « plaid », de la cour de justice publique9. Un chevalier dépose plainte auprès de Charlemagne, qui dispose également d’arguments contre le héros. Le chef d’accusation est clair (traître, félon et parjure) : de fait, Ogier a trahi l’empereur en se dressant contre lui, et a porté atteinte à la sécurité du royaume (« car de mes homes m’a trop asfebloiés », v. 9354). À l’offense contre l’intérêt public s’ajoute l’offense contre « particuliers » : Ogier a tué le frère du chevalier plaignant, et de nombreux proches de Charlemagne. Le cas du Danois est étudié collectivement, en conseil (vraisemblablement mandé pour l’occasion) : face à l’empereur qui représente l’accusation, deux « avocats » rappellent les fautes commises contre Ogier (outre l’assassinat de son fils, il a été assiégé, banni et déshérité « a tort »). À cet égard, le texte confirme que la justice médiévale s’occupe autant de juger que d’arbitrer – il est vrai que le texte date du début du XIIIe siècle10 – mais il rend également compte de la relative faiblesse du roi à cette époque11 (Turpin vient fortement accompagné, et le lignage d’Ogier fait pression). La solution adoptée, sanctionnée par l’accord royal (« Et dist li rois : “jel ferai volentiers” », v. 9479), doit satisfaire les deux partis, à savoir celui des barons et celui du roi : Ogier, qui de fait est coupable de rébellion, sera bien mis à mort – il n’y a finalement pas ici contestation de sa faute – mais, ayant des « circonstances atténuantes » (les torts royaux sont donc bien pris en compte), un puissant lignage et une grande valeur, il ne recevra pas une mort honteuse. Cette solution témoigne des valeurs qui sous-tendent la société ici représentée ; à la recherche de justice s’ajoute la pensée pratique et politique : de la part des barons, reconnaissance de la royauté, de la dimension sacrée de la personne royale (ils acceptent la mise à mort d’Ogier) ; de la part du roi, souci de paix sociale, conscience d’une dette à l’égard du meilleur chevalier du royaume, respect de la haute noblesse – le lignage accepte certes un emprisonnement, fût-il mortel, mais refuse la honteuse pendaison. Or on sait qu’au Moyen Âge « la prison n’est pas une sentence très courante, sauf pour […] soustraire quelques grands seigneurs à la peine capitale. À l’inverse, elle représente une sanction couramment choisie par les cours ecclésiastiques, qui refusent de faire couler le sang et utilisent ce moyen à des fins pénitentielles ; il s’agit de placer le coupable face à lui-même, de le faire réfléchir à sa faute et de l’amener au repentir »12. Reste qu’il ne s’agit pas ici de repentir mais bien de tuer le héros d’une mort lente.

  • 13  Si les peines pour crime de trahison peuvent être limitées au bannissement et si la vengeance par (...)

9C’est que, d’autre part, on voit combien l’auteur tient son fil dramatique. La coloration affective du passage est forte : Turpin pleure, partagé entre son devoir et son affection pour Ogier ; le chevalier dénonciateur, tout comme Charlemagne, est tourmenté par le souvenir des morts (Charlemagne est bien près de céder, lorsqu’il se souvient soudain de ceux qu’Ogier a tués) ; Charlot représente un défenseur inattendu du Danois (qui croit au contraire que Charlot le hait) – ses arguments ont un fort coloris moral et religieux. Surtout, la solution trouvée ne se soucie guère de vraisemblance : un homme, fût-il grand chevalier, qui aurait à plusieurs reprises tenté de tuer le roi, serait assuré de mourir de la façon la plus ignominieuse13. Les arguments du lignage ne laissent d’ailleurs pas de surprendre : ils affirment à l’empereur qu’à la suite de la mort de Baudouin,

Por che qu’Ogiers en valt un mot parler,
Dedens vo cartre le volïés jeter ;
Dont s’en fuï n’i osa demorer (v. 9440-2).

  • 14  Elle ressemble, mutatis mutandis, au serment d’Yseut, autre solution biaisée à un problème insolub (...)

10Si l’on se souvient bien, il s’agissait plus d’appliquer la loi du talion que de « parler » ! En outre, la proposition de Turpin, qui joue sur les mots14 et sur l’énorme appétit du héros, insère une note comique, dans le même temps qu’elle se trouve clairement justifiée par les intérêts du récit, puisque ni la mort ni la réconciliation ne sont alors envisageables – la proposition d’une mort lente accorde simplement à l’intrigue le temps de rendre le retour du héros indispensable. De même, la prière de Charlot, comme celle des pairs, n’est pas inutile : elle annonce cette réconciliation à laquelle tout le monde est déjà prêt, sauf Charlemagne. Enfin, l’absence d’Ogier, outre qu’elle évite une confrontation directe qui ne pourrait être que pure violence, a l’avantage d’introduire un manque : au Moyen Âge, un procès se termine par la reconnaissance publique de ses torts par la partie condamnée (à l’occasion d’une cérémonie). Or Ogier, absent ici, ne reconnaîtra aucun de ses torts, ce qui engendrera le rebondissement que l’on sait – Ogier exigeant finalement de se venger de Charlot.

11Dans cette première version conservée, la mise en scène de l’exercice de la justice combine donc une relative vraisemblance (force de la haute noblesse mais acceptation du pouvoir royal, notamment) et un souci de l’intrigue qui s’allient harmonieusement. S’il est mis au service de cette intrigue, le plaid n’en adopte pas moins des formes qui conviennent encore, grosso modo, à la dimension historique et politique de la chanson de geste.

  • 15  BnF, fr. 1583. Sur les différentes versions de la légende d’Ogier, voir notre ouvrage, La Traditio (...)
  • 16  Nous utilisons le meilleur des trois manuscrits : Paris, Arsenal, 2985.
  • 17  Là encore comme dans le Tristan, Dieu soutient le juste qui ment plutôt que le traître qui dit la (...)

12Au milieu du XIVe siècle, la Chevalerie Ogier a déjà donné lieu à deux longs remaniements. Le premier15 est plus exactement une suite (dans le même mètre) : s’il prend pour point de départ une version légèrement différente de notre Chevalerie, il n’en offre pas une variante suffisamment nette pour qu’il puisse être considéré comme un remaniement. Le second16 cependant réécrit en alexandrins la totalité des versions qui l’ont précédé, tant la Chevalerie que la suite en décasyllabes. La Chevalerie proprement dite y occupe plus de 13 000 vers, et s’est donc allongée d’environ 1000 vers. De fait, l’une des transformations y augure mal du traitement de la justice (du moins telle que nous la concevons aujourd’hui) : Ogier y connaît une aventure galante avec Aigremonde, la femme du roi Désier. Lorsqu’elle est accusée d’adultère par un traître, il envoie son écuyer Benoît mener un combat judiciaire qu’il gagnera, malgré la culpabilité de la reine. Certes, le traître était un être odieux doublé d’un mauvais chrétien, mais le duel n’en récompense pas moins ici un mensonge17.

  • 18  Il s’étend de la page 269 à la page 275, soit approximativement sur 210 vers (225 dans la version (...)
  • 19  Le comte de Flandres fait effectivement partie des pairs de France au Moyen Âge.
  • 20  La curia regis médiévale se dédouble sous saint Louis entre le parlement et le Conseil du roi. Un (...)

13L’épisode du « procès d’Ogier » se trouve également légèrement modifié, bien qu’il conserve à peu près les mêmes proportions18 que dans la version du XIIIe siècle. Y a-t-il gagné en vraisemblance historique, porte-t-il des traces de l’histoire de la justice médiévale ? Somme toute assez peu. Le cadre tient à la fois autant du respect des motifs que de l’adaptation à l’époque : le remanieur développe un peu plus largement l’énumération topique des membres de l’assemblée des barons, à laquelle il ajoute par exemple « le conte de Flandres qui porta le lion » (p. 270)19. Il utilise le terme de « parlement », qui correspond bien effectivement à la partie de la curia regis désormais dévolue à la justice – c’est notamment le tribunal de première instance pour les causes impliquant des membres de la noblesse20. Ce « parlement » de Charlemagne est réuni (et décrit) deux fois : dès l’arrivée du chevalier dénonciateur, puis lorsque Turpin se présente ; à aucun moment cependant le texte ne précise si Charlemagne a réuni ses barons en vue d’un plaid contre Ogier, ce qui brouille un peu la dimension judiciaire du passage – mais nous savons que cette ambiguïté sert la fonction de cet épisode « intermédiaire ». Autre élément en faveur d’une évolution historique, le comportement des barons à l’égard de Charlemagne. Certes, ils continuent de représenter une haute noblesse solidaire et dont le roi peut craindre la colère. Pourtant nul ne s’avise plus ici d’invoquer des torts de l’empereur, et la solution de l’emprisonnement associé aux privations est présentée comme devant lui profiter : d’une part Ogier ne constituera plus une menace pour Charlemagne (« N’arés par luy dommage qui vaille un seul denier », p. 274), d’autre part sa souffrance aura tout lieu de mieux satisfaire la vengeance royale (« […] mieulx vengiés en serés / Que s’il estoit destruis et a la mort livrés », p. 275). Même si c’est discret, on peut penser qu’il y a là indice d’une idéologie royale plus forte – on traite l’empereur avec plus de ménagement.

14Faut-il également voir dans l’amplification du discours des défenseurs d’Ogier un reflet de l’évolution des pratiques judiciaires médiévales ? Elle ne porte guère trace du développement du droit savant (au demeurant initié dès le XIIe siècle) mais va plutôt dans le sens d’un enrichissement littéraire de l’épisode : le discours de Charlot conserve sa tonalité religieuse et morale, mais dans un style plus travaillé. Les louanges du Danois s’expriment d’abord au moyen de l’anaphore :

C’est la crestienne espee pour sainte eglise aidier
C’est li dieux des proesces pour le peuple avancier
C’est fleur de gentillesse pour no loy essaucier
C’est force sans peril c’est cuer sans espargner
C’est cieux qui a puissance et force de princier (p. 271).

  • 21  Se trouve ainsi complété et élargi l’univers – littéraire – de référence : à celui de la chanson d (...)
  • 22  Charlot a tué le fils d’Ogier, ce dernier est le meilleur chevalier du royaume, son lignage le ven (...)
  • 23  29 vers pour Charlot, 30 pour Turpin, 7 pour Thierry et 10 pour Naimes.
  • 24  L’auteur manque d’ailleurs ici un parallèle entre les deux pères endeuillés que sont Naimes et Ogi (...)
  • 25  Au demeurant, le discours de Charlot (dont la figure est ici préservée), qui témoigne d’une profon (...)

15Charlot multiplie ensuite les références : Ogier est supérieur à « Judas Macabé, Artus de Bretaigne, Ector li fils Priant et Lancelot du Lac »21. Plus loin, c’est la force dramatique du passage qui est améliorée : si les arguments de la défense restent les mêmes22, l’auteur délaisse le recours à la voix chorale des barons, mais individualise les plaidoiries. Après Charlot, ce sont Turpin, puis Thierry d’Ardane et enfin Naimes23 qui prennent la parole : l’invention du « témoignage » de Naimes est habile, puisque celui-ci rappelle qu’il aurait des raisons de vouloir se venger d’Ogier, meurtrier de son fils Bertrand24, mais qu’il préfère conseiller l’emprisonnement – résolution d’ailleurs ambiguë, car le remanieur attribue à Naimes l’idée de priver le héros de nourriture. En ce sens, Naimes pourrait tenir le rôle d’un pendant symétrique de Turpin : tous deux sont également proches d’Ogier comme de Charlemagne, mais l’archevêque servirait plus les intérêts du Danois, quand Naimes serait davantage dévoué à l’empereur. Plus dramatiques également, les interventions de l’empereur, qui reprend la parole après chacun des discours des « avocats », pour affirmer avec obstination qu’il pendra Ogier – plus question ici de reconnaître quelque tort que ce soit, Charlemagne multiplie les hyperboles vengeresses et les manifestations d’autorité (« c’est le mien jugement et si me vient a gré », p. 273). De fait, il serait périlleux d’interpréter comme autant de signes d’un message politique ce comportement royal. Dans ces versions tardives, les effets de style et les portraits psychologiques gouvernent plus souvent le récit : les éclats du roi contribuent à la fois à structurer un passage qu’ils scandent, à accroître la tension d’une scène où le juge est décidément difficile à convaincre, et à faire du roi un simple personnage dont les défauts servent l’intrigue25 – significativement, ce sont ici ses seules émotions qui nourrissent sa haine du Danois ; le texte ne reprend pas même l’accusation de félonie précédemment portée contre Ogier : ce qui seul motive son refus de réconciliation, c’est le souvenir de ses compagnons morts.

16La technique du remanieur apparaît donc bien comme celle d’un auteur soucieux de la marche de son récit : il modernise un peu le cadre de l’épisode, mais ne cherche guère à y développer une nouvelle réflexion sur le droit de chacun et l’exercice du pouvoir. Les transformations qu’il apporte à son modèle vont dans le sens de la dramatisation d’une scène dont il sait qu’elle ne doit pas aller jusqu’à la complète résolution des conflits : plus que son prédécesseur peut-être, il permet de dévoiler la nature de l’épisode, faux procès, fantôme du procès que nous ne verrons jamais, puisqu’il faudra bien que Dieu seul – et non la raison humaine – vienne à bout des haines des hommes.

  • 26  À ce sujet, voir l’évocation de la punition des régicides (notamment Ravaillac) par A. Lebigre dan (...)
  • 27  Telle que nous la conserve l’incunable de Vérard (1498) publié en fac-similé par K. Togeby (Munsks (...)
  • 28  Une des dernières versions dont nous disposions, sans doute due à Alfred Delvau, date de 1859 (Bib (...)
  • 29  « Cette période des XIVe et XVe siècles est la grande époque des États généraux » (J. Ellul, op. c (...)

17Dès lors tout est dit, et les versions suivantes ne chercheront pas plus à faire œuvre de vraisemblance historique qu’à développer la casuistique du droit. Il faut dire aussi que la lèse-majesté est devenue à ce point impensable, dans une société où le roi ne cesse de gagner en pouvoir (tant politique que symbolique26), que les possibilités de modernisation du texte sont fort réduites. La mise en prose du XVe siècle27, qui survivra, sous forme abrégée, jusqu’au XIXe siècle dans la littérature de colportage28, prétend faire œuvre de chronique : Charlemagne y tient les « estas » (p. 114). Il ne s’agit donc plus ici du Parlement, mais de la convocation, plus ou moins régulièrement ou pour résoudre une crise, de l’assemblée des États, c’est-à-dire des trois ordres de la société29, qui a lieu pour la première fois en 1302. Cependant l’auteur ne cherche pas véritablement à lier la réunion des États au conflit avec Ogier : le chevalier accusateur arrive simplement à Paris au moment où Charlemagne a réuni ses États, alors même qu’il ignore encore la capture du Danois. Lorsque Turpin, convoqué, rejoint le roi, le texte se contente d’indiquer la présence des douze pairs « et autres chevaliers » (p. 116), sans donner de noms. Il ne s’agit plus ici de reproduire le contexte d’un plaid, mais de fournir une image traditionnelle du roi siégeant entouré de sa noblesse, la mention des États ayant simple valeur d’image évocatrice.

18Non cependant que le schéma initial du passage ait complètement disparu : ainsi la présence des barons joue encore un rôle dans la décision finale. Après les paroles de Naimes,

[…] tous les autres barons disrent pareillement comme dessus. Et donc le roy ouyes les nobles et honnestes remonstrances qui par les .xii. pers et autres chevaliers lui furent faictes si fut pressé que il se consentist a l’ordonnance de l’assistence […] (p. 116).

  • 30  Le discours de Charlot occupe 12 lignes, celui de Turpin 8, celui de Thierry 6 alors que 11 sont r (...)

19De même, le remanieur prend visiblement plaisir à développer l’argumentation ; Charlot apporte deux nouvelles idées : d’une part, il incite l’empereur à se représenter à la place d’Ogier « qui m’auroit occiz en celle maniere assavoir mon si vous auriez le cueur si lasche de n’en faire aucune poursuyte » ; d’autre part, il propose un pari sur l’avenir : « advisez qu’il vient encores sur sa force quelles vaillances il pourra faire pour le temps advenir » (p. 114). Si Turpin conserve le même discours (le lignage n’accepterait pas la pendaison du Danois), Thierry développe mieux le thème de la reconnaissance que l’on doit à Ogier. L’auteur n’hésite pas alors à manier l’hyperbole : « toute Rommenie a mise en pacification » (p. 115), procédé qu’il applique à nouveau dans les paroles de Naimes30 :

Ha sire n’ayez jamais le cueur si felon ne si oultrageux de vouloir mettre a mort cellui qui tant bien vous a servy si loyallement aymé et si vaillamment entretenu. Car d’homme ne sera par aventure jamais trouvé le pareil. Et si le nom estoit comun par le royaume qu’il fut mort vous auriez vos ennemis infideles chascun jour en vostre porte (p. 116).

20Là encore, on note un nouvel argument, de pure prudence cette fois.

  • 31  A. Lebigre (op. cit.) signale qu’au XVIe siècle, à l’occasion de la Réforme, la question de la lég (...)
  • 32  C’est au contraire seul Charlemagne qui le serait s’il oubliait la reconnaissance due. La Biblioth (...)
  • 33  Cette possibilité, peut-être jugée nuisible à l’intensité dramatique du passage, est supprimée dan (...)

21De fait, tout se passe bien comme si la véritable question de droit était diluée, à peine évoquée parmi des propos qui restent généraux ; on ne feint même plus de discuter des torts et des droits des héros (oui ou non, Ogier avait-il raison de se rebeller31 ? Charlemagne a-t-il été injuste ?) mais de sentiments humains qui mettent les hommes sur le même plan : il est frappant que Charlot propose à Charlemagne de s’imaginer à la place d’Ogier, et un peu étrange de lire que l’empereur en veut particulièrement au Danois de l’avoir ridiculisé en résistant sept ans à son siège (p. 115, p. 22 dans la Bibliothèque Bleue). De même, la dimension pragmatique se trouve fortement accentuée : Ogier peut encore servir, sa présence effraie les ennemis sarrasins (il n’est plus félon – tout au plus Turpin reconnaît-il que le chevalier a « fort mesprins devers Charlemaigne »32). Quant à la décision finale, elle reste en apparence conforme à l’intrigue, au sens où Turpin estime « plus honourable de le faire mourir par indigence emprisonné » (p. 115) et Naimes « beaucoup plus raisonnable de le faire mourir peu a peu […] par peu de pitance » (p. 116), ce qui éteindrait plus discrètement sa renommée. Mais en réalité, l’exercice de la justice semble moins sérieux qu’on pourrait s’y attendre : Turpin et tous les assistants sont « tresjoyeulx et fort contens pour l’amour d’Ogier » (p. 116), puisque l’archevêque explique bientôt au héros que « a l’ayde de noz bons amis », il a trouvé moyen de lui assurer une prison confortable malgré la promesse faite au roi – au point qu’on se demande à présent si Turpin n’avait pas tout imaginé avant de faire sa proposition à Charlemagne. Cette transformation modifierait naturellement le sens de l’épisode : Charlemagne, naïf, a été joué par des vassaux bien décidés à ce qu’Ogier ne souffre de rien – ce procès n’était qu’une parodie de justice33.

22Encore une fois, et même dans une « chronique », l’intrigue prime largement : non seulement l’emportent psychologie et dramatisation, mais cette fois tous les arguments attribués aux barons, comme la solution qu’ils échafaudent, visent uniquement à préparer à la fois l’arrivée des Sarrasins et le recours à Ogier comme seul adversaire capable de les repousser.

  • 34  Paulmy lui-même, le comte de Tressan ou Legrand d’Aussy.
  • 35  Notice de la collection, Le Roman du preux et vaillant chevalier Ogier le Danois, Bibliothèque Uni (...)

23Les questions de droit et de justice étant évacuées du récit, restait à effacer même le contexte judiciaire, au demeurant déjà fortement gommé. L’idée, même vague, d’un plaid disparaît de deux versions tardives. D’une part, celle de la Bibliothèque Universelle des Romans. À la fin du XVIIIe siècle, l’équipe du marquis de Paulmy propose des versions abrégées des œuvres antérieures au XVIe siècle. Quel qu’ait été celui des adaptateurs chargé d’Ogier le Danois34, il offre à son public une lecture « scientifique », distanciée, qui commente l’histoire en même temps qu’il la raconte : la Bibliothèque Universelle des Romans « donne l’analyse des romans anciens […] avec des anecdotes et notices historiques et critiques concernant les auteurs ou leurs ouvrages ; ainsi que les mœurs, les usages du temps, les circonstances particulières et relatives […] »35. La collection ne cherche pas à faire croire à la chronique (l’histoire d’Ogier s’ouvre sur la visite des six fées au berceau du héros) mais elle tend néanmoins à rendre les couleurs d’une époque : ainsi notre adaptateur ajoute-t-il qu’Ogier, otage à la cour de Charlemagne, y reçoit les leçons d’Alcuin et d’Éginard. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’il prenne plaisir à conserver le cadre d’une assemblée judiciaire. Or l’évocation est des plus vagues. Certes, lorsque Turpin se rend devant Charlemagne, « les barons qui étoient present s’[entremettent] pour concilier cette affaire » (p. 113) – il ne s’agit même pas d’un conseil, mais à nouveau d’une image traditionnelle de cour féodale. Nous ne savons d’ailleurs rien de ces barons, dont les paroles ne sont pas transmises (ni Charlot ni Naimes n’interviennent plus) – ont-ils même un poids politique ? L’argumentaire, s’il n’est pas absent, est si curieusement placé qu’il semble presque que le remanieur ait volontairement évité la représentation d’un procès ; c’est Turpin lui-même qui relève les chefs d’accusation contre Ogier, au moment où il le capture :

[…] Vous contre qui depuis deux ans nous faisons la guerre en Lombardie, qui avez insulté notre empereur, qui avez enhardi Didier à la révolte, et qui avez fait périr devant Pavie et devant Chateaufort tant de braves chevaliers françois, vos anciens amis ? (p. 112).

24Or Turpin n’établit cette liste (qui relève des fait sans les qualifier : Turpin n’appelle Ogier ni traître ni félon) que pour s’affirmer comme « ministre de paix » qui souhaite « obtenir [la] grâce » du héros et dire à Charlemagne qu’il « lui ramenoit […] une brebis égarée ». L’accusation se trouve donc d’emblée écartée, et ne sera pas rappelée par l’empereur. La défense n’est cependant pas mieux traitée : elle est prise en charge par le narrateur, qui indique simplement que Charlemagne parle « sans considérer à quel point Ogier avait été fondé à entrer en fureur après la mort de son cher Baudouin, et combien il lui importoit de compter un pareil héros entre ses alliés ». Il y a donc bien ébauche d’argumentation, mais déplacée : soit, pour l’accusation, dans la bouche du défenseur – pour mieux l’évacuer –, soit, pour la défense, sous la plume du narrateur – dont le recours à une tournure négative (« sans… ») équivaut finalement aussi à l’exclure de l’épisode. Autrement dit, nul débat ici. Reste-t-il au moins une représentation du pouvoir judiciaire ? Charlemagne, que l’auteur dit pourtant « quelquefois dur, et même injuste », n’ordonne plus, mais questionne : « c’est donc pour le faire punir du dernier supplice que vous me l’amenez ? » et bat facilement en retraite devant les protestations de l’archevêque, qui répond « qu’il n’avoit jamais pu concevoir une pareille pensée, ni comme archevêque, ni comme chevalier et pair de France […] et qu’on lui ôteroit plutôt la vie que d’attenter à celle d’Ogier ». Au mieux peut-on noter ici l’évocation du statut politique de Turpin, grand seigneur religieux, qui soutient la conciliation opérée par les barons : l’empereur, assez bonhomme (inutile de le menacer), cède rapidement à un désir général de paix. La décision semble collégiale (« Il fut convenu ») : le Danois serait simplement emprisonné dans le château archiépiscopal, et, selon le vœu de l’empereur, y subirait « une espèce de pénitence », en étant nourri « petitement » (p. 113). Ainsi la version rédigée à la fin du XVIIIe siècle se garde bien de chercher à représenter une justice qui suscite pourtant bien des interrogations. Tout au plus n’est-il peut-être pas anodin que ses auteurs, issus de la noblesse et peu enclins au modernisme politique, accordent encore un poids essentiel à cette noblesse et au haut clergé qui en est issu.

  • 36  Les Infortunes d’Ogier le Danois, texte adapté par Marie Butts, pour l’épisode p. 117-8.
  • 37  Souvenir sans doute de la mort de Ravaillac, ou peut-être de celle de Ganelon – les versions précé (...)

25Dans l’ultime avatar de la légende d’Ogier, publié chez Larousse36 dans les Contes héroïques de douce France, de 1913 à 1950, on ne saurait s’étonner de voir l’épisode réduit à sa plus simple expression. Charlemagne (qui semble recevoir Turpin seul) souhaite faire écarteler Ogier37 ; Turpin lui propose la solution que nous connaissons :

Il s’affaiblira peu à peu, il finira par mourir, et vous serez débarrassé de votre ennemi sans vous être déshonoré en le faisant périr (p. 118).

26Il ne faut sans doute pas prendre trop au sérieux l’idée selon laquelle l’empereur serait réellement déshonoré s’il condamnait Ogier à une mort publique – la prévention en faveur du héros est particulièrement forte dans ce « conte héroïque ». Quoi qu’il en soit, Charlemagne accepte et Turpin n’a plus qu’à s’occuper de « réfléchir aux moyens de tenir son serment sans affamer Ogier » (p. 118). Plus de cour de justice, plus de débat, l’épisode s’en trouve finalement (enfin ?) réduit à sa pure fonction médiane.

  • 38  Voir l’article de J. Miquet, « À propos de la fixité thématique de l’épopée aux XIVe et XVe siècle (...)

27L’étude diachronique est riche de deux leçons : d’une part, elle confirme la « fixité thématique38 » des épopées tardives. Le traitement – ou plutôt l’absence de traitement – du motif judiciaire doit à cet égard être rapproché de celui de l’art de la guerre : de même que les remaniements (et ceux de la légende d’Ogier ne dérogent guère à la règle) ne tiennent aucun compte de l’évolution des techniques et des stratégies guerrières au cours du Moyen Âge, de même ne témoignent-ils jamais de la riche histoire de l’évolution de la justice. En cela, il est clair que ces œuvres ne constituent que partiellement des réécritures : elles se donnent pour mission de transmettre, en en facilitant la lecture, des œuvres du passé, pour distraire ou pour instruire. D’emblée, ce sont des sortes de « romans historiques », où les couleurs réelles du passé comptent moins que le souci de l’intrigue. Mais d’autre part, ces textes nous en apprennent beaucoup sur le fonctionnement et la structure de l’œuvre initiale : il résidait en effet dès l’abord une difficulté particulière dans ce « procès d’Ogier », qui ne pouvait complètement en être un, tout en devant en mimer les formes et les résolutions. Le dépouillement progressif que subit la scène, perdant à la fois cadre juridique, débats et enjeux, semble la réduire à son essence : assurer la transition entre deux parties de l’œuvre. Tous les auteurs (et en cela ce sont bien des auteurs) ont cependant également compris que si ce « pseudo procès » ne pouvait en dire trop, c’est qu’il se devait aussi d’annoncer (et de laisser une place à) l’autre partie de ce qui constitue bien une sorte de diptyque : après l’invasion sarrasine, Ogier, Charlemagne et les pairs se retrouveront pour une autre sorte de procès, où l’on reprendra débats et condamnation, cette fois au détriment de Charlemagne. À la condamnation du chevalier succèdera la condamnation du roi, sans qu’aucune des deux, simple miroir inversé de l’autre, ne constitue un véritable plaid ni ne fournisse une solution : c’est que décidément la justice n’est pas de ce monde dans la légende d’Ogier le Danois.

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Notes

1  Il tue également Ami et Amile, alors que les deux pèlerins n’ont pas d’autre tort que d’être aimés de Charlemagne.

2  Ph. Haugeard, « Un baron révolté est-il un hors la loi ? Droit et violence dans Girart de Roussillon », CRM, 18, 2009, p. 279-91. L’A. cite aussi D. Boutet : « […] en compliquant la question des responsabilités, et en soulignant l’échec des voies judiciaires, les auteurs prouvent qu’ils ne cherchent pas à illustrer des situations emblématiques pour dire le droit ou le tort des parties » (Charlemagne et Arthur, ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, p. 380).

3  « Réunion, en présence d’un seigneur haut justicier, généralement du roi, en vue de statuer sur un conflit de droit, d’une cour dont les membres sont souvent énumérés […] ; si le roi ou le seigneur n’a pas choisi d’annoncer des décisions prises à l’avance […], on entend les discours du plaignant et de l’accusé, et le roi annonce enfin sa décision » (J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, définition et utilisation, Centre d’études médiévales et dialectales de l’Université de Lille III, 1992, p. 111).

4  Qui elle-même ne pouvait commencer que si les adversaires sarrasins se sentaient mis en confiance par la disparition du grand chevalier.

5  La véritable confrontation aura lieu lorsque Charlemagne se verra contraint de sortir Ogier de sa prison afin de défendre une nouvelle fois le royaume. Le rapport de force aura alors changé, et l’arbitre sera divin.

6  Comme celui de Ganelon, clairement défini et reconnaissable dans sa procédure.

7  Nous utilisons l’édition Eusebi : La Chevalerie Ogier de Danemarche, canzone di gesta, ed. M. Eusebi, Milano / Varese, Istituto Editoriale Cisalpino, 1963.

8  On retrouve ici les conditions du plaid.

9  Qui ne concerne pas que l’époque carolingienne.

10  B. Lemesle a montré que la justice féodale, même avant le XIIe siècle, ne méritait pas l’image dégradée qu’on en donne généralement : le seigneur n’y était pas réduit au rôle d’arbitre (B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Âge, Paris, PUF, 2008. Voir notamment l’introduction, p. 4 et 5).

11  « La société médiévale […] ne s’est pas organisée par rapport à un pouvoir central […] le roi subsiste comme organe de coordination. S’il a peu de pouvoir et d’autorité, il représente cependant le lien commun du royaume » (J. Ellul, Histoire des Institutions, XVIe-XVIIIe siècle, PUF, 1999, p. 6-7).

12  M. Billoré, Introduction à La Trahison au Moyen Âge, de la monstruosité au crime politique (Ve-XVe siècle), publié sous la direction de M. Billoré et de M. Soria, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 28.

13  Si les peines pour crime de trahison peuvent être limitées au bannissement et si la vengeance par loi du talion est acceptée jusqu’à la fin du Moyen Âge (voir C. Gauvard, article « Vengeance » du Dictionnaire du Moyen Âge, sous la direction de C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, PUF, 2004, p. 1437-8), la lèse-majesté, atteinte au roi sacré, réclame un sort exemplaire destiné à marquer les mémoires : à ce sujet, voir les exemples cités par M. Billoré dans l’op. cit., p. 24-32.

14  Elle ressemble, mutatis mutandis, au serment d’Yseut, autre solution biaisée à un problème insoluble. À ce moment cependant, il n’y a pas tromperie volontaire de la part de Turpin : de retour à Reims, « Li arcevesques se prist a porpenser / coment porra son sairement garder » (v. 9491-2). À tout le moins, il s’agit sans doute de retarder la mort du héros.

15  BnF, fr. 1583. Sur les différentes versions de la légende d’Ogier, voir notre ouvrage, La Tradition littéraire d’Ogier le Danois après le XIIIe siècle. Permanence et renouvellement du genre épique médiéval, Paris, Champion, 2005.

16  Nous utilisons le meilleur des trois manuscrits : Paris, Arsenal, 2985.

17  Là encore comme dans le Tristan, Dieu soutient le juste qui ment plutôt que le traître qui dit la vérité : subtile casuistique ! Sur les duels judiciaires, voir B. Lemesle, op. cit., p. 181-9.

18  Il s’étend de la page 269 à la page 275, soit approximativement sur 210 vers (225 dans la version ancienne).

19  Le comte de Flandres fait effectivement partie des pairs de France au Moyen Âge.

20  La curia regis médiévale se dédouble sous saint Louis entre le parlement et le Conseil du roi. Un crime de lèse-majesté peut être jugé par la Grand Chambre du Parlement, « où le roi tenait son lit de justice et où les pairs tenaient séance » (J.-P. Royer, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 1995, p. 49), ou par le Conseil, qui agit également comme cour suprême, où se rend la justice royale dite « retenue » sur les affaires que le roi se réserve ou décide d'évoquer devant lui. Ici, le choix du parlement renvoie peut-être plus sûrement à une conception de l’exercice commun de la justice, issue du texte source : le souci de conserver la « couleur » du texte initial l’emporterait.

21  Se trouve ainsi complété et élargi l’univers – littéraire – de référence : à celui de la chanson de geste, présente dans la liste des membres du conseil de Charlemagne qui incluait Doon de Nanteuil ou Girart de Roussillon, s’ajoutent les héros de l’Antiquité et du monde arthurien.

22  Charlot a tué le fils d’Ogier, ce dernier est le meilleur chevalier du royaume, son lignage le vengerait s’il périssait d’une mort honteuse.

23  29 vers pour Charlot, 30 pour Turpin, 7 pour Thierry et 10 pour Naimes.

24  L’auteur manque d’ailleurs ici un parallèle entre les deux pères endeuillés que sont Naimes et Ogier, mais c’est pour mieux l’exploiter au moment où Ogier obtiendra le droit de se venger (p. 337-8). Alors qu’il demande pardon à Naimes pour le meurtre de Bertrand, celui-ci le console : « ce fu fait de guerre », argument qu’Ogier reprendra lorsque Charlemagne lui demandera de pardonner comme Naimes – en ajoutant qu’en outre Baudouin n’avait fait aucun mal (Bertrand avait tué Béron, le compagnon d’Ogier). Il y a là une intéressante argumentation, qui montre bien que le remanieur a volontairement omis de développer les plaidoiries dans un épisode qui ne peut fournir de véritable solution.

25  Au demeurant, le discours de Charlot (dont la figure est ici préservée), qui témoigne d’une profonde humilité, contrebalance les outrances de l’empereur.

26  À ce sujet, voir l’évocation de la punition des régicides (notamment Ravaillac) par A. Lebigre dans La Justice du roi. La vie judiciaire dans l’ancienne France, Paris, Albin Michel, 1988, p. 130-1.

27  Telle que nous la conserve l’incunable de Vérard (1498) publié en fac-similé par K. Togeby (Munsksgaard, 1967). L’épisode occupe les pages 114 à 116.

28  Une des dernières versions dont nous disposions, sans doute due à Alfred Delvau, date de 1859 (Bibliothèque Bleue, Paris, Lécrivain et Toubon) ; l’épisode s’y trouve p. 21-2.

29  « Cette période des XIVe et XVe siècles est la grande époque des États généraux » (J. Ellul, op. cit., p. 12). L’évocation manque cependant de rigueur : les États généraux servent plutôt à affermir le pouvoir royal contre la haute noblesse, or ici seuls les nobles semblent actifs.

30  Le discours de Charlot occupe 12 lignes, celui de Turpin 8, celui de Thierry 6 alors que 11 sont réservées à Naimes : Charlot et Naimes bénéficient d’une mise en valeur à l’ouverture et à la fermeture de l’argumentation.

31  A. Lebigre (op. cit.) signale qu’au XVIe siècle, à l’occasion de la Réforme, la question de la légitimité du régicide est à nouveau débattue (n. 23, p. 264-5).

32  C’est au contraire seul Charlemagne qui le serait s’il oubliait la reconnaissance due. La Bibliothèque Bleue ne reprend pas cette idée audacieuse.

33  Cette possibilité, peut-être jugée nuisible à l’intensité dramatique du passage, est supprimée dans la version du XIXe siècle. Turpin y a résolu « à part [lui] » d’adoucir la sentence (p. 22).

34  Paulmy lui-même, le comte de Tressan ou Legrand d’Aussy.

35  Notice de la collection, Le Roman du preux et vaillant chevalier Ogier le Danois, Bibliothèque Universelle des Romans, février 1778, p. 71-167. On trouve notre épisode p. 111-3.

36  Les Infortunes d’Ogier le Danois, texte adapté par Marie Butts, pour l’épisode p. 117-8.

37  Souvenir sans doute de la mort de Ravaillac, ou peut-être de celle de Ganelon – les versions précédentes s’en tenaient à la pendaison à Montfaucon.

38  Voir l’article de J. Miquet, « À propos de la fixité thématique de l’épopée aux XIVe et XVe siècles », Charlemagne et l’épopée romane. Actes du VIIe congrès international de la Société Rencesvals (Liège, 28 août-4 septembre 1976), t. 2, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 433-42.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuelle Poulain-Gautret, « L’impossible procès d’Ogier, de la chanson aux romans »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 24 | 2012, 411-422.

Référence électronique

Emmanuelle Poulain-Gautret, « L’impossible procès d’Ogier, de la chanson aux romans »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 24 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12951 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12951

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Auteur

Emmanuelle Poulain-Gautret

Université d’Artois – Lille Nord de France

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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