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Bon gré mal gré : les échanges interconfessionnels dans l’Occident chrétien (XIIe-XVIIe siècles)

Deux confessions, une perfection. Architectures sacrées catholiques et protestantes, regards croisés (xvie – xviiie siècles – France, cantons suisses)

Mathieu Lours et Université de Cergy-Pontoise
p. 299-320

Résumés

Du XVIe au XVIIe siècle, loin de systématiquement s’opposer, les architectures religieuses catholique et protestante relèvent souvent de la même matrice. D’un côté comme de l’autre on constate une volonté de retour à un modèle d’« antique église ». Pour les catholiques, c’est souvent celui des basiliques paléochrétiennes. Pour les protestants, les sources sont plus diverses, intégrant notamment la mémoire du temple de Jérusalem. Quoiqu’il en soit, l’usage effectif des lieux de culte pose également des questions similaires en matière de fonctionnalité architecturale en termes de visibilité et d’audition. Au XVIIIe siècle, le goût pour l’architecture à l’antique marque de nouveaux rapprochements à mesure que le goût de la « belle architecture » du temps des lumières tend à subordonner davantage, de part et d’autres, la sacralité à l’esthétique.

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Texte intégral

  • 1  L’architecture religieuse des protestants a été étudiée sur de nouveaux présupposés à partir des a (...)

1L’architecture religieuse à l’époque classique est souvent évoquée par une simple approche dichotomique. Tout comme s’opposeraient strictement architecture baroque et architecture classique, il existerait une architecture catholique et une architecture protestante profondément différentes. Une opposition tranchée associerait à la  première le plan basilical et la croix latine et à la seconde une prévalence du plan centré. L’architecture protestante procèderait donc d’une rupture, qui poserait comme présupposé une réflexion radicale et totalisante sur la forme et le plan du temple1. Poser ainsi les termes de la question reviendrait à juger a posteriori de processus qui n’étaient pas uniquement théoriques à l’époque moderne et notamment dans la première modernité. Bien au contraire, les termes du problème qui se posaient aux catholiques et aux protestants étaient d’une surprenante similitude, même si leurs conclusions pouvaient être fort différentes.

  • 2  Voir notamment L’église dans l’architecture de la Renaissance, Actes du colloque de Tours, 28-31 m (...)
  • 3  En ce qui concerne le protestantisme, voir B. Reymond, « Les styles architecturaux du protestantis (...)
  • 4  On pourra en juger également dans les sources catholiques publiées à l’époque, par exemple dans l’ (...)

2Le premier de ces termes réside dans la sémiotique de l’architecture. La référence commune aux deux confessions était la matrice antique. L’architecture savante, fondée sur les traités de Serlio puis de Philibert de l’Orme se développa en France à partir des années 1530 au moment même où se posait la question d’un nouveau rapport au lieu de culte2. Cette architecture faisait la synthèse des traités antiques, Vitruve en premier lieu, et des expériences italiennes du Quattrocento et du premier Cinquecento. Le plan centré semblait alors la solution qui faisait concorder le beau, le bien et le vrai suivant une lecture purement platonicienne de l’architecture sacrée, sans exclure toutefois le plan basilical. À cette première question se connecte tout naturellement celle de l’écriture stylistique3, elle aussi assez consensuelle, sous la forme de la redécouverte de la superposition des ordres et de l’ornementation antiques revivifiées dans le contexte italien. La troisième question était sans doute la plus essentielle. Il s’agit de la praxis liturgique. L’approche de l’espace sacré était essentiellement fonctionnelle. Là encore, les termes catholiques et protestants sont semblables : assurer les dégagements et les circulations, favoriser une visibilité de certains éléments, promouvoir l’audition, assumer une spécialisation de certains lieux4.

3Pour valider la pertinence de ces intuitions, il convient de décliner les concepts en jeu dans différents projets architecturaux mis en œuvre pendant les trois siècles modernes. Les phénomènes de distorsions chronologiques, voire les anachronismes, peuvent être évités par une approche rigoureuse des chronologies et de leurs éventuels décalages. Le cadre géographique demande en revanche à être restreint. Traiter de l’Europe entière en quelques pages, fût-ce pour décliner trois concepts, ne serait pas pertinent. En revanche, il semble possible de traiter de façon éloquente du cadre du protestantisme réformé francophone, français et suisse, face au cadre catholique gallican. Dans les deux cas, la réflexion sur l’architecture religieuse s’est opérée avec des acteurs conscients d’agir pour définir une identité. Cette architecture est également portée par des institutions permanentes. La rupture induite par la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 transforme la donne pour la fin du xviie et le début du xviiie siècle. On vit alors apparaître une opposition plus claire entre France et cantons suisses réformés, sans pour autant que ne changent les grandes orientations théoriques.

4Sur cette période et dans ce cadre, donc, quelles furent les dynamiques communes de la réflexion sur l’architecture sacrée ? Existe-t-il des passerelles au point qu’on puisse parler d’influences croisées entre écritures architecturales protestantes et catholiques ? En somme, peut-on définir un paradigme de l’architecture religieuse chrétienne à l’époque moderne, au delà de la distinction entre architectures catholiques et protestantes ? Tout comme l’architecture classique peut être interprétée comme une déclinaison nationale du baroque européen, l’architecture religieuse de telle ou telle confession chrétienne peut aussi être réintégrée dans un champ interprétatif plus large. Trois points permettent d’en juger. Le premier est l’étude du rapport entre l’espace sacré vécu et pensé et l’espace sacré réel, hérité du Moyen-Âge. Le second est la manière dont se construit le nouvel espace sacré, lors de l’édification d’un édifice nouveau. Le dernier, le rapport à la notion d’antiquité, entendue comme la restitution d’un état premier de l’édifice de culte.

Comment assumer l’héritage ?

  • 5  Sur l’adaptation des églises médiévales aux pratiques du catholicisme post-tridentin, voir B. Chéd (...)

5Le catholicisme rénové, tout comme le protestantisme, eut la lourde charge d’hériter d’édifices de culte construits pour la plupart au Moyen-Âge, suivant des modalités et des dispositions qui associaient généralement un vaste volume architectural à une extrême compartimentation fonctionnelle5. La célèbre gravure protestante présentant l’église papiste comme une accumulation de jubés et clôtures, d’autels et de statues est parfaitement réaliste. Le lieu de culte avait adopté dans son organisation interne les divisions sociales de la Chrétienté, entre clercs et laïcs, mais aussi entre chapelains et chapitre, entre haut et bas-chœur, ainsi que la nécessité d’un rapport au sacré fait de voilements et de dévoilements. Le maître-autel devait ainsi rester le « saint des saints » témoignant du mystère eucharistique et restant occulté aux fidèles par le jubé, visible seulement par la clôture à claire voie du rond-point depuis un déambulatoire accessible seulement aux « pieuses personnes » que le clergé y laissait entrer pendant les messes solennelles.

6On peut presque s’étonner de la facilité avec laquelle les réformés légitimèrent le remploi de ces églises pour leurs cultes. La même gravure présente la véritable église de Dieu comme une cathédrale gothique épurée. Le volume architectural est ainsi validé dans son efficacité, au détriment de son aménagement et de son décor. Comment expliquer cette possible adaptation de l’église catholique au culte protestant ? L’héritage de la Devotio moderna doit évidemment être évoqué. Le fantastique développement de la prédication à la fin du xve siècle avait familiarisé les fidèles avec la disposition de chaires, souvent amovibles, dans les nefs et donc de leur utilisation transversale. La disposition de l’assemblée sous forme « chorale » existait tout autant que sous la forme « basilicale », pour reprendre les termes actuellement employés par les liturgistes.

7Ce remploi permet aussi de lire autrement le processus de pillage et de destruction des églises catholiques par les protestants français pendant les guerres de Religion. Dans les villes où l’installation des protestants fut durable, un choix fut opéré entre les églises à conserver pour le nouveau culte et celles qui devaient être abattues. Souvent, les églises les plus adaptées à la prédication furent conservées et transformées. À Alet, la cathédrale fut abattue car cette église monastique aurait sans doute nécessité des transformations radicales pour sa nouvelle utilisation. La population réduite de la ville gagnait à utiliser comme lieu pour le nouveau culte l’église paroissiale Saint-André. Des gestes symboliques furent certes accomplis contre des édifices emblématiques de l’ancienne Église, comme la destruction des cathédrales de Pamiers ou de Castres, mais à Montauban, la démolition de la cathédrale s’explique par le fait qu’éloignée du centre urbain, elle ne pouvait devenir le temple qui devait être au centre de la cité Réformée.

  • 6  Ces études prolongent le travail fondamental d’O. Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclas (...)

8Comment ces édifices furent-ils réappropriés ? La question de l’iconoclasme, bien traitée par des publications nombreuses et récentes6, sera ici laissée de côté pour des raisons de place, et parce qu’elle nous écarte du propos général qui est de voir comment se réinscrit un nouveau culte dans un espace sacré hérité. Du point de vue de l’espace, il convient de noter que la division entre chœur et nef, avec la présence du jubé, n’a pas été systématiquement supprimée par les réformés, qui lui donnèrent cependant un sens bien différent. Le premier cas peut être illustré par l’exemple de la cathédrale de Lausanne devenue temple après 1534. Les fidèles sont rassemblés dans la nef autour de la chaire. Le jubé sert d’arrière-plan à cet espace cultuel, le chœur, situé en arrière, est laissé sans aucun usage. À Zurich, en contexte zwinglien, la chaire est placée sur le jubé, qui prend donc un rôle central dans le nouvel espace sacré. Il conserve sa fonction ambonatique, tout en abandonnant sa fonction de porte, de passage, de séparation. Ce réinvestissement d’une structure médiévale, par ailleurs honnie et souvent abattue dans les cathédrales pillées par les Huguenots, attire notre attention sur un fait notable : lorsque le passage à la réforme se fit de façon pacifique, les éléments « papistes » conservés le furent suivant des critères strictement fonctionnels. Quant la ville était prise de vive force, comme à Lyon par exemple, le pillage fut bien plus systématique. À Berne, une autre forme de conservation du jubé peut être observée à l’église française, ancienne église des Dominicains. Le jubé fut utilisé comme soubassement d’un haut mur construit pour séparer le chœur et la nef. La nef fut conservée pour le culte et le chœur réduit à l’usage profane.

  • 7  Voir la gravure d’Isaac Brunn in Summum Argentoratensis Templum, Strasbourg, L. Zetzner, 1617, fon (...)

9La seconde famille de solutions consistait à abattre le jubé tout en maintenant une certaine bipartition fonctionnelle. C’est ce qui fut fait à Genève, dans l’ancienne cathédrale Saint-Pierre. Le jubé fut abattu. La chaire fut placée sur un des piliers nord du chœur et la nef laissée sans usage. Au xviiie siècle, cette organisation fut à nouveau revue, avec prédications dans la nef et Cène dans le chœur, avant que les xixe et xxe siècles ne redonnent à la cathédrale des dispositions basilicales, l’historicisme l’emportant sur la rupture de la Réforme. Les luthériens connurent une même diversité de choix. On peut prendre l’exemple de la cathédrale de Strasbourg, qui servit de temple protestant de 1534 à 1681. Le jubé fut conservé. La nef devint espace de prédication avec la chaire. Le jubé servit de dais monumental au banc des autorités civiles. La Cène continua à avoir lieu dans le chœur, sur le maître-autel dont le grand retable du xve siècle fut conservé7.

10On notera que la plupart des exemples pris en compte relèvent du monde helvétique ou du Saint-Empire. En France, les sources nous font cruellement défaut pour connaître les aménagements des églises devenues temples. Leur restitution suite à l’édit de Nantes, même dans des villes dont la population était majoritairement réformée, mit un terme précoce à l’expérience de réutilisation.

11On peut donc constater que l’édifice de culte catholique n’était pas a priori inadapté au culte protestant. La compartimentation de l’église catholique ouvrait la possibilité d’une utilisation souple des espaces, tout comme le grand volume architectural permettait de manifester, par l’importance de l’assemblée, la spiritualité du sacerdoce universel.

12Plus rare est la question inverse : les temples protestants ont-ils pu servir de cadre adapté à la liturgie catholique lors de leur réinvestissement par le culte traditionnel ? Pour l’heure, un unique exemple a pu être exploré, dans un contexte très particulier. Il s’agit du grand temple de la Rochelle. La ville devint en 1628 le siège d’un nouveau diocèse, créé suite au transfert de l’évêché de Maillezais dont la cathédrale avait été détruite par les troupes d’Agrippa d’Aubigné. Le seul lieu de culte suffisamment vaste pour devenir cathédrale était justement le grand temple. Il est surprenant de voir comment le culte catholique sut tirer parti des ressources propres à cet édifice. De plan centré octogonal avec un côté plus allongé, il était polarisé sur sa chaire. Le chœur des chanoines vint naturellement s’inscrire dans ce qui avait constitué le « quadrangle choral » du temple réformé (Fig 0). Le maître-autel fut accolé au mur du fond. Un jubé doté de deux autels clôturait ce chœur, prolongé par une clôture portant elle aussi deux autels. L’esprit d’une cathédrale à chœur clos et la compartimentation typique de l’esprit des églises médiévales pouvait s’inscrire de façon satisfaisante dans un espace pensé pour le culte réformé. Malheureusement, un incendie en 1685 détruisit cet édifice exceptionnel. La nouvelle cathédrale de la Rochelle fut reconstruite à partir de 1734, sur un dessin type de l’église classique française, suivant les plans de Jacques-Ange Gabriel.

  • 8  Voir supra note 5.
  • 9  Voir J.-D. Ludmann, « Les aménagements successifs du chœur de la cathédrale de Strasbourg depuis 1 (...)

13Ainsi, on pourrait à cette étape du raisonnement, croire que les protestants s’inscriraient dans une rupture qui vise à reconstruire, alors que les catholiques défendraient la continuité. Or, force est de constater que pour les catholiques également, l’espace sacré hérité du Moyen-Âge posait des problèmes semblables à ceux éprouvés par les protestants. La compartimentation de l’église médiévale ne convenait pas plus au culte catholique rénové par le concile de Trente qu’à un culte protestant. Encore faut-il introduire de grandes nuances. Les chapitres des grandes cathédrales et les moines et moniales des ordres bénédictins traditionnels restaient attachés à ce que Bernard Chédozeau appelle l’« église à chœur clos »8. Au xviie siècle, bien peu de cathédrales voient leur chœur s’ouvrir par la démolition du jubé. C’est paradoxalement dans une cathédrale qui était devenue temple protestant que la formule de la cathédrale « à chœur ouvert » fut expérimentée en France dans ce type d’édifice. Cela n’est dans pas anodin. Après les guerres de Religion, les chapitres s’étaient empressés de relever les jubés et les clôtures que les protestants avaient abattus, comme autant de signes de catholicité, afin que les liturgies puissent retrouver leur cadre traditionnel. Ceci avait retardé les aménagements nouveaux dans les cathédrales. À Strasbourg, en revanche, les protestants, comme on l’a vu, avaient conservé intacts le maître-autel et le jubé médiévaux. En 1681, lors du retour de la cathédrale au culte catholique, l’évêque, Mgr. de Furstenberg, fit démolir ces éléments, faisant ainsi ouvrir le chœur9. Le nouveau maître-autel était surmonté d’un somptueux baldaquin dont le couronnement prenait la forme d’une couronne royale française. Seule innovation, concession aux traditions gallicanes : une suspense eucharistique assurant la continuité avec les traditions gallicanes médiévales, importée en Alsace avec le retour au catholicisme. Après que la voie a été ainsi ouverte, la plupart des chapitres cathédraux engagèrent dans leurs églises des « travaux et embellissements ». Commença alors une longue polémique entre les dispositions « à la romaine », avec chœur en arrière de l’autel et dispositions traditionnelles. Dans les deux cas, l’église médiévale était repensée suivant les impératifs de visibilité, d’audition, de décence et de mise au goût du jour. Plus d’un siècle après les protestants, les catholiques accomplissaient aussi la réforme de leurs églises anciennes.

  • 10  Dans le domaine de la théorie architecturale et liturgique, les évolutions du débat sont significa (...)
  • 11  L’ensemble de ces travaux est détaillé dans le Cérémonial du maire-chapelain René Lehoreau, A.D. 4 (...)
  • 12  Bnf est. Va 442 187265 à 187268.

14Les questions étaient semblables également quant à la possibilité d’utiliser une église en y articulant efficacement plusieurs fonctions. Comment articuler l’église des prêtres, le chœur et celle des fidèles, la nef ? Les théoriciens de l’architecture et les liturgistes les plus ouverts aux nouvelles idées proposèrent des solutions rejetant le chœur des religieux dans l’abside et avançant l’autel principal dans la croisée du transept10. En 1699, à la cathédrale d’Angers, l’évêque fait transférer les stalles en arrière d’un nouveau maître-autel avancé à la croisée (Fig. 1 et Fig. 2)11. Un jubé de bois est construit au fond chœur, au dessus de son entrée. Ce grand déménagement du chœur donna l’exemple à la cathédrale de Poitiers où on procéda de même en 1714. Lorsqu’il s’est agi, à partir de 1699 également, de réaménager le chœur de Notre-Dame de Paris, Jules Hardouin-Mansart et Robert de Cotte proposèrent deux projets avec un maître-autel à baldaquin placé à la croisée, disposant de deux tables accolées12. On aurait ainsi pu célébrer la messe du côté des fidèles ou du côté du clergé disposé dans le chœur. La séparation entre clercs et laïcs était tempérée par la force d’un point focal de l’architecture qui coïncidait avec le lieu central de la fonction liturgique. Des dispositifs trop innovants qui ne furent pas acceptés par le chapitre. Notre-Dame de Paris resta disposée suivant la formule traditionnelle, avec son autel au fond du chœur.

15Ainsi, catholiques comme protestants furent confrontés à la difficile gestion de l’héritage médiéval. Les termes du problème – visibilité, centralité, audition – concernaient également la conception des nouveaux lieux de cultes. Là encore, des parallèles très éloquents peuvent être mis en évidence.

Construire le nouveau temple

16Dans le cas des réformés comme dans celui des catholiques, le premier parallèle est l’absence de texte normatif officiel quant à la forme que doit adopter le nouveau lieu de culte. Dans les deux cas, cependant, sont énoncés des grands principes visant à affirmer la radicale différence entre espace sacré et espace profane.

17On pourrait être surpris de l’affirmation d’une sacralité spécifique au lieu de culte réformé. Calvin, pourtant, dans l’Institution et dans la Confession helvétique postérieure de 1566 affirme une radicale différence du lieu de culte. Par métonymie, l’église de pierre est en effet le symbole de l’« Église de chair » :

  • 13  Jean Calvin, Confession helvétique postérieure, Aix-en-Provence, Kerygma, 2001, p. 27.

Or, comme nous croyons que Dieu n’habite point ès temples faits de main d’homme, aussi, nous savons que les lieux dédiez à Dieu et à son service ne sont point profanes mais sacrés à cause de la parole de Dieu et l’usage des choses sainctes auxquel ils sont employez : et que ceux qui les fréquentent y doivent converser en toute modestie et révérence, se souvenans qu’ils sont en un lieu sainct, en la présence de Dieu et de ses saincts anges13.

18De cela procède le fait que Dieu possède sa demeure au sein de la ville des hommes :

  • 14  Ibid.

Qu’on élise donc des amples et spatieuses maisons ou temples et qu’icelles soyent repurgées de toutes les choses qui sont indécentes à l’Église14.

19Il convient cependant de ne pas inverser ce rapport et éviter que le lieu de culte ne devienne source d’« idolâtrie » :

  • 15  Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence, Kerygma, 2001, p. 30.

Il nous faut garder [de considérer les lieux de cultes] propres habitacles particuliers de Dieu et d’où nostre Seigneur nous preste l’aureille de plus près ; ou que nous leur attribuyions quelque sainteté secrète, laquelle rendre nostre oraison meilleure devant Dieu. Car si nous sommes les vrays temples de Dieu, il faut que nous le prions en nous, si nous le voulons invoquer en son vray temple15.

  • 16  Voir les décisions de la xxve session. Voir  Universum Sacrosanctum Concilium Tridentinum, Brescia (...)

20Le parallèle avec le catholicisme est évident. Le concile de Trente, lui aussi, est muet en matière d’édifices de culte. La forme architecturale, le plan, la disposition du chœur et de l’autel, tout ceci reste subordonné aux nécessités du lieu et aux usages des Églises diocésaines. La seule condition posée s’énonce en un terme absolument semblable à celui posé par Calvin : l’église doit être « decens », c’est à dire conforme à la dignité des mystères qui s’y célèbrent. En revanche, le concile est très loquace sur les images, considérées comme fondamentales pour donner à l’édifice de culte son efficacité dans l’édification des fidèles16. Il s’agit là d’une rupture fondamentale entre les deux confessions. Ce point étant acquis, revenons à la structure même de l’édifice.

  • 17  Charles Borromée, Instructiones fabricae ecclesisticae et supellectilis ecclesiasticae libri duo, (...)

21La théorisation de l’édifice catholique après le concile de Trente n’a pas été l’œuvre des pères conciliaires, pas plus que du Saint-Siège. Elle s’est opérée par l’association de plusieurs éléments. Le premier est l’œuvre théorique de Charles Borromée, qui, dans les Instructiones fabricae17, publiées en appendice au concile provincial de Milan de 1577, énonce les principes fondamentaux suivant lesquels doivent être bâtis les édifices de culte du diocèse. Ils y sont présentés par types : paroissiale, collégiale, cathédrale. Dans tous les cas, la décence se traduit par l’architecture des lieux. Dégagements, visibilité, absence d’autels secondaires dans les nefs, sauf dans les cathédrales, utilisation des bras du transept pour disposer des autels de dévotion, chœur disposé de préférence, mais non exclusivement, en arrière du maître-autel. Le nouveau sens de cette église passe également par la position du tabernacle sur le maître-autel. Charles Borromée avait inauguré cette solution à la cathédrale de Milan en 1564. La conservation de l’eucharistie est associée au lieu de la célébration. Ce changement radical dans l’économie du lieu de culte accentue la centralité de l’autel. Touchons-nous ici à la norme architecturale valable dans toute la chrétienté catholique ? Les études consacrées à l’œuvre de Charles Borromée ont trop souvent survalorisé l’œuvre normative borroméenne. En effet, l’usage du tabernacle sur le maître-autel était contraire au principe romain qui dissociait lieu de célébration et lieu de conservation eucharistique. Toutes les basiliques romaines furent aménagées aux xvie et xviie siècles avec des chapelles du saint sacrement distinctes du sanctuaire principal. En France, l’œuvre de Charles Borromée fut reçue par les liturgistes issus des ordres traditionnels et par les chapitres cathédraux comme la preuve qu’on pouvait donner des normes architecturales en suivant les usages traditionnels d’un diocèse. De plus, les solutions proposées par Borromée sont en fait celles qui étaient déjà mises en pratique par les architectes tels que Giacomo della Porta dans certaines églises romaines. L’église dite « post tridentine » est donc le fruit d’une synthèse suivant des modèles antérieurs au concile et son élaboration s’est parachevée grâce à l’action des commanditaires et des architectes du xviie siècle.

22Sur ces fondements théoriques complexes et contradictoires, mais postulant la radicale spécificité du lieu de culte, on constate, dans les solutions mises en œuvre par les Réformés et les catholiques, des postulats parallèles, même si les solutions adoptées sont parfois radicalement opposées.

23Chez les Réformés, on constate une volonté de rompre, au moment de construire un nouveau temple, avec le plan et l’élévation des églises catholiques. Cette exploration de formes nouvelles s’est opérée essentiellement là où le culte catholique avait réussi à conserver ses édifices historiques et où la communauté protestante devait cohabiter suivant le régime des divers édits de tolérance qui marquèrent les guerres de Religion. Là, aussi, où les Réformés ne souhaitaient pas réoccuper les anciennes églises, comme à La Rochelle. En somme, au xvie siècle, les églises réformées françaises sont sans doute les plus éloquentes. La Suisse réformée étant alors davantage marquée par le réinvestissement d’édifices anciens.

  • 18  A. Hugon, Le temple et l’histoire de la paroisse réformée du Collet-de-Dèze (Lozère), Uzès, Palada (...)
  • 19  Œuvre conservée à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève. Voir aussi les deux dessins (...)
  • 20  Voir le plan et l’élévation publiés dans É. Lesens (éd.),  Histoire de la persécution faite à l’Ég (...)
  • 21  J. Pannier, L’Église réformée de Paris sous Louis xiii, Paris, Champion, 1931.

24Les nouveaux temples sont d’emblée marqués par des plans à caractères centrés. Mais quelle centralité ? La chaire, lieu de proclamation de la Parole, la table de communion, lieu de la célébration de la Cène et les fonts baptismaux pouvaient tous trois prétendre, à des degrés divers, à occuper le centre de l’espace cultuel. Ainsi, les temples s’adaptent, très pragmatiquement, au « quadrangle choral ». Le plus ancien temple français encore conservé, celui du Collet de Dèze dans les Cévennes18, est une simple construction carrée étrésillonnée en son centre par un grand arc transversal, tout autour de laquelle sont disposés des bancs de pierre. Le second type de plan adopté est le plan elliptique. C’est celui du temple du Paradis à Lyon, édifié vers 1564. Il a souvent été proposé comme modèle du temple réformé car il a été immortalisé par la célèbre peinture sur bois de Périssin (Fig. 3)19. La chaire est légèrement décalée vers le fond pour accroître l’espace disponible pour l’auditoire. Afin d’assurer une proximité par l’audition lors du prêche, une tribune est disposée sur le périmètre de l’espace cultuel. Ces temples de plan centré, jamais réellement circulaires, peuvent adopter une forme polygonale. C’est le cas du temple dodécagonal bâti en pans de bois à Quevilly (Fig. 4 et Fig. 5), à l’usage de la communauté réformée de Rouen20. Les grands édifices de Bergerac et de Montauban adoptaient des dispositions semblables. On notera que, paradoxalement, la chaire n’occupait pas non plus le centre de ces édifices, mais un des côtés. Ainsi, c’est surtout pour des raisons symboliques, ou acoustiques – mais les sources manquent pour l’attester – que le plan centré à été retenu, puisqu’on garda systématiquement un usage longitudinal qui était une réminiscence d’une logique basilicale. Dérivé de ce modèle, mais d’un développement architectural bien plus important, le grand temple de La Rochelle était de plan octogonal avec un côté allongé. Le plan basilical n’était pas totalement absent de la typologie des temples français. Celui de Charenton (Fig. 6), utilisé par les Réformés parisiens sous le régime de l’édit de Nantes21, était de plan rectangulaire (Fig. 7), similaire à certaines basiliques romaines, avec un bas-côté continu sur tout le périmètre intérieur, sur lequel reposaient les deux étages de tribunes. La disposition de la chaire imposait un usage dans un sens basilical, même si cette logique était atténuée par la disposition des portes sur trois côtés, dont une derrière la chaire. Ainsi, il faut sans doute postuler plusieurs références pour ce temple. À la basilique s’ajoutent sans doute les reconstitutions savantes du temple de Salomon, qui attestaient sa forme rectangulaire, à la différence de l’imagerie populaire qui lui donnait la forme octogonale du dôme du Rocher. En somme, même référence qu’à la Rochelle, mais avec des sources contradictoires. À partir de l’édit de Nantes, les réformés avaient également dû intégrer une contrainte supplémentaire : leurs lieux de cultes ne devaient en aucun cas ressembler à des églises catholiques afin de ne pas entretenir de confusion chez les fidèles. Le texte de l’édit le dit explicitement : « Les lieux d’exercice ou temples que ceux de la religion prétendue réformée ont la permission de bâtir, doivent être sans élévation, capable seulement de contenir les fidèles. Ils ne doivent pas être faits en forme d’église, n’avoir de tours ou de grands clochers ». À Charenton, l’élévation extérieure fait donc explicitement référence à l’architecture civile typique de ce temps, avec des grandes baies rectangulaires, un chaînage de pierres sur des murs de briques.

25Plan centré ou plan basilical, comment les protestants justifiaient-ils ces choix ? La centralité de la chaire explique ces choix du point de vue d’une approche fonctionnaliste de l’architecture. Mais les motivations symboliques n’ont pas été exclues de la réflexion précédant la mise en œuvre. Une réflexion qui multipliait les sources croisées. La matrice biblique imposait en effet une référence au Temple de Jérusalem. Une référence largement idéalisée. Comment le Temple était-il connu ? Les gravures circulant au xvie siècle et représentant Jérusalem indiquaient le temple comme étant le Dôme du rocher. Ainsi, les édifices protestants de plan centré pouvaient se référer, par leur forme, à ce qu’on croyait être le Temple. Cette méprise est prouvée par le plan du Grand temple de La Rochelle (Fig. 8) qui possède une forme librement inspirée de l’édifice présent à Jérusalem. Ainsi pouvait-on manifester que la cité était bien une nouvelle Jérusalem, une nouvelle cité élue, organisée autour de la demeure de son Dieu. Dans les cantons suisses réformés, très vite cependant, les temples adoptèrent une forme très proche de celle des églises catholiques. Certes, l’interdit imposé par des conditions de l’édit de Nantes ne jouait plus, mais pourquoi adopter des codes architecturaux rappelant l’ancienne Église ? L’absence de concurrence religieuse, par la disparition ou la marginalisation du catholicisme dans les régions concernées permettait de s’inscrire dans une continuité séculaire, avec notamment la référence au clocher comme repère identitaire de la communauté. Dès 1590, un temple de ce type est édifié à L’Estinaz, dans le canton de Vaud, puis à La Brémie, dans le canton de Neufchâtel en 1604, puis à Gy, près de Genève. À Mex, cependant, dans le canton de Vaud, le temple bâti en 1582 n’était pas encore marqué par ce retour à la référence traditionnelle et rappelait davantage les expériences françaises. Cette filiation se maintient en certains lieux jusqu’à assez tard dans le xviie siècle, comme le prouve le temple elliptique de Chêne-Pâquier, de 1667, dans le canton de Vaud. Quant au plan rectangulaire proposé à Charenton, il pénétra aussi à Genève grâce à un architecte huguenot ayant fui la France au moment de la révocation, Jean Veyne, qui y construisit le temple de la fusterie.

26Les solutions adoptées chez les Protestants ont-elles influencé l’architecture religieuse catholique ? Les temples protestants permettaient incontestablement de répondre à certaines questions qui marquaient aussi les recherches du catholicisme. Premier point de comparaison possible, l’usage du plan centré. Dans le contexte catholique français, ce plan semble réservé aux architectures funéraires, comme la grande rotonde des Valois sur le flanc nord de l’abbatiale de Saint-Denis, ou à certaines réalisations d’ordres monastiques nouveaux ou réformés. François Mansart le propose pour l’église des Visitandines de Paris, avec des accents très baroques dans la disposition de deux ellipses. Le plan en croix grecque fut également proposé dans certaines chapelles conventuelles. Ce n’est donc pas dans ce type d’approche symbolique que des passerelles doivent être cherchées. Le plan basilical en croix latine fut finalement celui qui retint le plus de suffrages et l’église paroissiale française de la Contre-réforme fut finalement un édifice synthétique dont le plan restait celui des églises médiévales. Ainsi, toutes les grandes églises paroissiales parisiennes édifiées aux xviie et xviiie siècle avant 1755 possédaient-elle une nef bordée de collatéraux, un transept et un chœur entouré d’un déambulatoire. Le modèle donné à Saint-Sulpice se décline ensuite à Saint-Jacques-du-Haut-Pas et à Saint-Roch, avant d’être repris, avec quelques adaptations pour les cathédrales de Dax, Montauban et La Rochelle.

27Du point de vue fonctionnel, l’usage de tribunes dans les églises de la Contre-réforme en France doit-il être imputé à une confrontation avec les espaces cultuels protestants ? Les églises jésuites françaises, et en premier lieu celle de Paris, possédaient des tribunes permettant de contempler l’autel tout en gardant une distance intimiste avec la foule. L’usage de ces tribunes est donc très différent de celui des édifices protestants. De plus, l’emploi de tribune dans les églises françaises était une tradition médiévale : les grandes cathédrales de la fin du xiie siècle possèdent souvent un étage de tribunes, notamment Notre-Dame de Paris. Malgré ces limites, il faut toutefois constater que ce sont des églises conventuelles de l’époque classiques qui furent systématiquement choisies par les autorités pour devenir les lieux de culte réformé sous la révolution et l’empire. Est-ce un hasard si les communautés protestantes purent si facilement modeler leur espace cultuel dans l’ancienne église des Oratoriens du Louvre à Paris, où les tribunes avaient déjà été prévues par les Pères de l’Oratoire, ou encore dans l’ancienne église des Visitandines, dont le plan centré semblait attendre l’installation d’une chaire ? Il en alla de même à La Rochelle ou à Nîmes, où les réformés auraient tout aussi bien pu s’installer dans des églises médiévales. En choisissant des édifices classiques, outre la question du goût, on adoptait des édifices intrinsèquement adaptés par leur acoustique et leurs volumes dégagés à une praxis liturgique conforme à leurs attentes.

  • 22  P. Beraud, Uzès, son diocèse, son histoire, Uzès, Éditions de la Cigale, 1953 et G. Gourbeyre, Gui (...)
  • 23  M.-A. Privat-Savigny, La reconstruction de la cathédrale de Valence au xviie siècle : néo-roman et (...)

28Dans les espaces où les protestants étaient nombreux, où l’Église catholique était en forte concurrence avec les communautés réformées, il était nécessaire, sous le régime de l’édit de Nantes de disposer d’édifices capable de contribuer à la conversion des protestants en travaillant les dispositions de espaces cultuels. La cathédrale d’Uzès est sans doute l’exemple le plus parlant22. L’édifice médiéval avait été totalement détruit par les Huguenots, à l’exception de son clocher roman, la fameuse « tour Fenestrelle ». Lorsque la cathédrale fut relevée, on décida d’un parti tout à fait différent des autres édifices de la région. La cathédrale comporte en effet deux étages de tribunes sur les flancs de sa nef et dans ses croisillons. Elles étaient évidemment destinées à permettre aux fidèles et notamment aux nouveaux convertis, de contempler la célébration de saints mystères au maître-autel. Elles permettaient aussi une bonne vue et une bonne audition des prédications. À Alès également, le parti d’une grande église à tribunes est adopté lors de la reconstruction de l’église Saint-Jean, appelée à devenir cathédrale lors de la création du diocèse en 1692. Cependant, les autres cathédrales reconstruites dans le sud de la France n’adoptent pas les dispositions novatrices de celles d’Uzès (Fig. 9) et d’Alès. À Mende, à Valence, la construction se fit à l’identique de la cathédrale abattue pendant les guerres de Religion. À Valence s’éleva ainsi en plein xviie siècle une cathédrale romane23 et à Mende une cathédrale gothique. Sans parler du chantier exemplaire d’Orléans qui permit l’édification d’une cathédrale gothique de 1598 à 1829.

29En somme, le dialogue entre édifices catholiques et protestants est plus limité en matière de création qu’en matière de réaménagement des églises anciennes. Il semble ne fonctionner que dans des contextes très particuliers et suivant des partis énoncés par des maîtres d’ouvrages spécifiques.

Le rapport à l’« antique église »

  • 24  Th. Lörtscher et G. Germann (dir.), « Währschafft, nuzlich und schön »-Bernische Architekturzeichu (...)

30L’ultime étape de cette étude comparative doit permettre de juger d’un autre dénominateur commun entre architecture sacrée catholique et protestante : celle du rapport avec l’Antiquité. Il s’agit d’accepter le terme dans ses deux sens. Restitution de l’art antique à partir du milieu du xviiie siècle dans le cadre de la révolution néo-classique. Restitution surtout, de l’antiquité de la « primitive église ». L’idéalisation de la basilique antique est en effet manifeste chez les liturgistes tant catholiques que protestants du xviiie siècle24. Ce rapport à l’antique a permis au xviiie siècle d’accélérer l’évolution du concetto architectural vers un sens commun, à la fois du point de vue du style et de la disposition des lieux.

  • 25  Dom Claude de Vert, Explication simple, littérale et historique des cérémonies de l’Église, pour l (...)
  • 26  Lazare-André Bocquillot, Traité historique de la liturgie sacrée ou de la Messe, Paris, Anisson, 1 (...)

31C’est chez les catholiques que la fascination pour la basilique antique est la plus forte. Dès 1716, le liturgiste Dom Claude de Vert publie dans son Explication de la messe25 un plan restitué d’une ancienne basilique chrétienne. Il n’est pas anodin qu’il s’agisse d’un livre destiné à l’instruction des nouveaux convertis issus de la religion protestante. C’est ce plan qui servit de matrice, bien davantage que des études archéologiques des modèles en place, au modèle de l’église paroissiale néo-classique inauguré par Chalgrin à Saint-Philippe-du-Roule en 1764 puis François Trouard à Saint-Symphorien de Versailles (Fig. 10). Dom Claude de Vert, mais aussi Lazare Bocquillot26, rêvaient de restituer ces dispositions à l’antique dans toutes les églises. Ce qui revenait à adopter des dispositions « à la romaine », mais validées par l’argument d’antiquité, donc d’autorité. La théorisation de l’église néo-classique française, depuis Sainte-Geneviève de Soufflot jusqu’aux grands projets d’Étienne-Louis Boullée, assimilait aussi les concepts nouveaux du rationalisme fonctionnel typique du siècle des Lumières.

32La réactivité des protestants face à l’affirmation du nouveau goût est typique d’un nouveau cheminement parallèle. Dès la fin du xviie siècle, les temples monumentaux édifiés en Suisse avaient adopté sans aucune retenue les ressources de l’art baroque tardif. Ainsi, on notera l’affirmation de la façade du temple d’Yverdon, de 1757, sur la grande place de la ville, ou encore la puissance de la tour classicisante du temple de Morges, édifié en 1777. Ces édifices restaient marqués par l’architecture baroque germanique, mais avec des accents déjà tempérés.

  • 27  Abbé Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Delatour, 1753 et Observations sur l’a (...)

33L’amour pour le goût antique permet aussi aux protestants de porter sur l’architecture gothique un regard étonnamment parallèle à celui des catholiques. En 1753 et 1763 dans ses deux ouvrages consacrés à l’architecture27, l’abbé Laugier donnait les règles qui permettaient de « corriger » l’architecture gothique. Il convenait de distinguer la structure, virtuose et rationnelle, du décor, constitué de méprisables « colifichets tudesques ». Ce sont ces principes mêmes qui avaient déjà été appliqués en 1749 à l’ancienne cathédrale devenue temple Saint-Pierre à Genève. Après neuf mois de délibérations, le conseil rend sa décision de rebâtir à l’antique la façade de l’édifice sur le projet d’Alfieri. Le texte mérite d’être cité :

  • 28  Rapporté par B. Reymond, op. cit. p. 115.

La raison tirée de l’habitude qui nous rend respectable la forme de notre cathédrale n’est pas d’un grand poids. Il est difficile à celui qui est accoutumé à de belles choses de goûter celles qui le sont moins mais on porte aisément son goût du laid au médiocre et du médiocre au beau. Dans six mois, personne ne regrètera la longueur inutile et disproportionnée de notre temple. Nous disons disproportionnée car il ne faut par croire que les Goths aient connu des règles. Tous les ouvrages de ces temps là, style, éloquence, poésie, peinture, sculpture, architecture, tout annonce un manque de goût, un défaut de proportions, une ignorance ou un mépris des règles. L’art consistait à faire des bâtiments vastes, massifs et hardis. Qu’on voie les plus beaux édifices de ces malheureux siècles. On sera surpris des sommes qu’ils ont dû coûter28.

  • 29  Cf. le projet de Ritter, reproduit dans Th. Lörtscher et G. Germann, op. cit., p. 248.

34La nouvelle façade de la cathédrale prit l’aspect d’un austère péristyle couronné d’un fronton. Dans un même souci de rationalisation, le conseil de Lausanne pensa, en 1766, à abattre l’ancienne cathédrale gothique dont l’entretien était fort coûteux et dont le style gothique n’était plus conforme aux attentes du temps29. L’architecte Ritter donna la même année un projet de reconstruction d’un grand temple qui est une remarquable synthèse des traditions protestantes et de la restitution de l’antiquité (Fig. 11). Rompant avec la référence à l’église, qui s’était à nouveau affirmée en Suisse aux xviie et dans le premier xviiie siècle, il revient à un plan elliptique. Le souci de symétrie impose quatre entrées pour ce vaste édifice à tribunes. La référence évidente, avec la coupole centrale, est le Panthéon de Rome. La référence à l’antiquité païenne en matière de style était justifiée par le retour au plan centré, jugé plus conforme avec la disposition d’une assemblée réformée. L’architecture idéale rencontrait à nouveau l’architecture pratique. Concilier foi et raison, assumer l’héritage antique : le concept primait à nouveau. Si les catholiques français restèrent dans la plupart des cas éloignés de cette démarche en édifiant plutôt des basiliques, les architectes développèrent des projets, jamais mis en œuvre, qui revenaient à des formes idéales centrées. Pour l’église proposée pour la ville de Chaux, Claude-Nicolas Ledoux proposa ainsi un édifice en croix grecque doté de quatre entrées. Il en va de même pour le projet de métropole – c’est-à-dire de cathédrale pour un diocèse dirigé par un archevêque –, d’Étienne-Louis Boullée qui proposa en 1781 un immense édifice en croix grecque, centré sur une gigantesque coupole, avec un autel central et quatre entrées à péristyle. Ainsi, la réflexion des catholiques et des protestants trouvait dans la théorie une nouvelle façon parallèle de faire cheminer leurs projets.

35Le xixe siècle contredit et affirma à la fois ces évolutions conjointes. En France, les réformés restèrent très longtemps fidèles au style néo-classique. Cela leur permettait de distinguer fortement leurs temples des églises catholiques, marquées par le retour au style historique, essentiellement néo-gothique et néo-roman, à partir de la décennie 1840. On peut ainsi citer de grand temple d’Anduze, dans le Gard. Très vite cependant, l’historicisme gagna aussi ces communautés, notamment avec le grand temple de Montpellier ou encore celui de Lyon, librement influencés par l’architecture romane. En Suisse, cependant, le style néo-classique fut rapidement abandonné au profit des références historicisantes, avec des temples ressemblant à s’y méprendre à des églises catholiques néo-gothiques. Un nouveau cheminement parallèle.

36Ainsi, l’étude des trois points choisis permet de dresser un certain nombre de conclusions et d’ouvrir des perspectives vers des axes de recherche futurs. La première de ces conclusions est la radicale nécessité de transformer les lieux de culte hérités du Moyen-Âge. Réforme calviniste et catholicisme post-tridentin sont donc, en matière de disposition des lieux de culte, deux aspects d’une même rupture, qui est signe de l’entrée dans la modernité. En second lieu, le sens d’une nouvelle architecture sacrée est définitivement marqué par une grande inventivité et une grande diversité des sources de la part des protestants, mais un modèle unique peine à émerger. Cette inventivité, essentiellement française, était en partie liée aux contraintes imposées aux communautés maîtresses d’ouvrage dans le contexte de la législation des édits de tolérance et essentiellement de l’édit de Nantes. La poursuite de ces expériences architecturales fut définitivement arrêtée par l’édit de Fontainebleau et ses conséquences. Au siècle des Lumières, les protestants suisses surent s’inscrire dans un processus de redéfinition de l’architecture sacrée parallèle à celui des architectes français catholiques de cœur ou de tradition.

37On peut ainsi parler de dialogue architectural entre les deux confessions chrétiennes en présence dans l’espace considéré, mais de dialogue implicite. Aucun texte normatif, aucun traité d’architecture de part et d’autre n’ose assumer les passerelles, pourtant réelles, qui existent parfois. On doit supposer une circulation des modèles et des idées fonctionnant par capillarités dans le milieu de la création architecturale, mais aussi dans celui des maîtres d’ouvrages. En ce sens, la rupture et les continuités entre deux architectures permettent aussi de conserver l’unité d’une approche chrétienne et européenne des espaces sacrés, au delà de la confessionnalisation des territoires. Il convient donc désormais d’enrichir ces intuitions par des études précises de différents contextes spécifiques et d’introduire une démarche comparative avec la situation allemande où se font face une architecture catholique et une architecture luthérienne.

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Notes

1  L’architecture religieuse des protestants a été étudiée sur de nouveaux présupposés à partir des années 1980, essentiellement à partir de la réflexion des Églises réformées et Évangéliques sur le réaménagement de leurs lieux de culte. Outre les articles du Bulletin de la Société d’Histoire du protestantisme Français, la synthèse la plus récente et la plus documentée est l’ouvrage de B. Reymond, L’architecture religieuse des protestants, Genève, Labor et Fides, 1996. On consultera également l’intéressant mémoire de maîtrise de Ph. Abauzit, Architecture et lieu de culte réformé – Architecture du lieu de culte réformé, Montpellier, Institut protestant de Théologie, 1984. On peut citer également Cl. Grosgurin, « Valeur des traditions architecturales dans le protestantisme », Bulletin technique de la Suisse romande, Lausanne, 1952, n° 26, p. 337-348. Il existe également des références à l’architecture dans l’ouvrage d’H. Dubief et J. Poujol, La France protestante. Histoire et lieux de mémoire, Montpellier, Chaleil, 1992. En langue allemande, la référence reste le livre de K. O. Fritsch, Der Kirchenbau des Protestantismus von des reformation bis zur Gegenwart, Berlin, Vereinigung Berliner Architekten, 1893.

2  Voir notamment L’église dans l’architecture de la Renaissance, Actes du colloque de Tours, 28-31 mai 1990, éd. J. Guillaume, Paris, Picard (coll. « Architectura »), 1995.

3  En ce qui concerne le protestantisme, voir B. Reymond, « Les styles architecturaux du protestantisme : un survol du problème », Études théologiques et religieuses, 68, 1993, p. 507-535.

4  On pourra en juger également dans les sources catholiques publiées à l’époque, par exemple dans l’ouvrage attribué à Amelincourt (sieur de, pseud. sans doute de Girard, Jean), Des églises et des temples chrestiens, Paris, 1626.  

5  Sur l’adaptation des églises médiévales aux pratiques du catholicisme post-tridentin, voir B. Chédozeau, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médiévale à l’église tridentine, Paris, Éd. du Cerf, 1997 et sur le cas des cathédrales M. Lours, L’autre temps des cathédrales. Du concile de Trente à la Révolution, Paris, Picard, 2010.

6  Ces études prolongent le travail fondamental d’O. Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991.

7  Voir la gravure d’Isaac Brunn in Summum Argentoratensis Templum, Strasbourg, L. Zetzner, 1617, fondation de l’Œuvre Notre-Dame.

8  Voir supra note 5.

9  Voir J.-D. Ludmann, « Les aménagements successifs du chœur de la cathédrale de Strasbourg depuis 1681 : projets et réalisations », Bulletin de la cathédrale de Strasbourg, 21, 1994, p. 45-56.

10  Dans le domaine de la théorie architecturale et liturgique, les évolutions du débat sont significatives. Dans la décennie 1680, l’abbé Jean-Baptiste Thiers se fait le champion de la défense de l’église à chœur clos dans ses Dissertations ecclésiastiques sur les principaux autels des églises. Les jubés des églises. La clôture du chœur des églises, par M. J.-B. Thiers, docteurs en théologie et curé de Champrond, Paris, Dezallier, 1688. Parmi les promoteurs du chœur ouvert, on peut citer Lazare Bocquillot dans son Traité de la liturgie sacrée ou de la messe, Paris, Anisson, 1701 ou encore l’abbé théoricien de l’architecture Jean-Louis de Cordemoy dans le Nouveau traité de toute l’architecture ou l’art de bastir, Paris, Coignard, 1706.

11  L’ensemble de ces travaux est détaillé dans le Cérémonial du maire-chapelain René Lehoreau, A.D. 49, G 239.

12  Bnf est. Va 442 187265 à 187268.

13  Jean Calvin, Confession helvétique postérieure, Aix-en-Provence, Kerygma, 2001, p. 27.

14  Ibid.

15  Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence, Kerygma, 2001, p. 30.

16  Voir les décisions de la xxve session. Voir  Universum Sacrosanctum Concilium Tridentinum, Brescia Jean-Baptiste Bozola, 1563.

17  Charles Borromée, Instructiones fabricae ecclesisticae et supellectilis ecclesiasticae libri duo, Milan, Pontium, 1583.

18  A. Hugon, Le temple et l’histoire de la paroisse réformée du Collet-de-Dèze (Lozère), Uzès, Paladan, 1975.

19  Œuvre conservée à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève. Voir aussi les deux dessins conservés aux Archives municipales de Lyon, et la maquette conservée au Musée Calvin à Noyon.

20  Voir le plan et l’élévation publiés dans É. Lesens (éd.),  Histoire de la persécution faite à l’Église de Rouen, Rouen, Louis Deshayes, 1874, pl. I, II et III.

21  J. Pannier, L’Église réformée de Paris sous Louis xiii, Paris, Champion, 1931.

22  P. Beraud, Uzès, son diocèse, son histoire, Uzès, Éditions de la Cigale, 1953 et G. Gourbeyre, Guide artistique d’Uzès, Uzès, Éditions de la Cigale, 1939.

23  M.-A. Privat-Savigny, La reconstruction de la cathédrale de Valence au xviie siècle : néo-roman et pouvoir royal, mémoire de D.E.A. de l’École Pratique des Hautes Études, 1997.

24  Th. Lörtscher et G. Germann (dir.), « Währschafft, nuzlich und schön »-Bernische Architekturzeichunugen de 19. Jahrhunderst, Bern, Bernisches Historisches Museum, 1984. Du côté catholique, parmi l’abondante littérature de l’époque sur la question du retour à l’antique, on compte de nombreux ouvrages rédigés par des ecclésiastiques, comme le livre du père L. Avril, Temple anciens et modernes ou observations historiques et antiques sur les plus célèbres monuments d’architecture grecque et gothique, Londres, à Paris chez Musier fils, 1774.

25  Dom Claude de Vert, Explication simple, littérale et historique des cérémonies de l’Église, pour l’instruction des nouveaux convertis, Paris, Florentin de l’Aulne, 1706-1713.

26  Lazare-André Bocquillot, Traité historique de la liturgie sacrée ou de la Messe, Paris, Anisson, 1701.

27  Abbé Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Delatour, 1753 et Observations sur l’architecture, Paris, Desaint, 1763.

28  Rapporté par B. Reymond, op. cit. p. 115.

29  Cf. le projet de Ritter, reproduit dans Th. Lörtscher et G. Germann, op. cit., p. 248.

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Pour citer cet article

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Mathieu Lours et Université de Cergy-Pontoise, « Deux confessions, une perfection. Architectures sacrées catholiques et protestantes, regards croisés (xvie – xviiie siècles – France, cantons suisses) »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 24 | 2012, 299-320.

Référence électronique

Mathieu Lours et Université de Cergy-Pontoise, « Deux confessions, une perfection. Architectures sacrées catholiques et protestantes, regards croisés (xvie – xviiie siècles – France, cantons suisses) »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 24 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12932 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12932

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