Portraits de l’écrivain en clergesse dans quelques œuvres politiques de Christine de Pizan
Résumés
Au fil de sa carrière d’écrivain, Christine de Pizan se forge une image de plus en plus affirmée de clergesse, femme de savoir et de lettres, synthèse des différentes postures prises dans ses œuvres politiques. Cet article se propose d’examiner les représentations de l’écrivaine – les figures de la veuve, de l’historienne, de la philosophe-préceptrice et de la prophétesse –, ainsi que les procédés rhétoriques qui contribuent à leur élaboration, dans quatre textes majeurs : le Livre de l’Advision Cristine, le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, le Livre de paix et le Ditié de Jehanne d’Arc.
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1C’est en ces termes que Raison, dans Le chemin de longue étude, confie à Christine, la narratrice du songe allégorique, une mission d’écrivain politique : retranscrire le débat qui visait à déterminer quelle est la qualité principale du meilleur gouverneur. Ces quelques vers lient de façon inaugurale – Le chemin de longue étude étant la première œuvre de Christine de Pizan qui s’occupe de définir le bon roi – la science et la politique.
- 2 J. Cerquiglini-Toulet, « Fondements et fondations de l’écriture chez Christine de Pizan : Scènes d (...)
2Christine a bien souvent témoigné de son amour pour le savoir et s’est représentée dans une attitude d’« intellectuelle » au travail, image étudiée par Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans un article important2. Cette représentation littéraire se double, dans certains manuscrits, de portraits iconographiques de Christine à sa table de travail, réceptive aux livres ouverts devant elle, à partir desquels elle compose un nouvel ouvrage. La redondance du texte et de l’image montre l’importance que notre auteur accorde à la représentation de soi en clergesse, véritable signe de reconnaissance qui fonctionne autant comme une signature que le nom « Cristine » ou « Cristine de Pizan » attribuant de façon certaine l’œuvre à la femme écrivain.
- 3 Pour une synthèse sur le statut du savoir féminin et sa lente reconnaissance au Moyen Âge, voir D. (...)
3Si Christine se plaît à se dépeindre dans des activités intellectuelles et en tire une légitimité, le statut de femme savante dont elle désire la reconnaissance n’est pas pour autant, à l’époque, aussi valorisant qu’il y paraît. À une époque dominée par l’idéologie misogyne, le savoir féminin génère de la méfiance, du mépris, quand il n’est pas nié3. L’examen d’une occurrence du livre I de l’Ovide moralisé témoigne de la crainte qu’il suscite. Après avoir été prostituée, Io devient sage et opère une translatio studii de la Grèce vers l’Égypte :
- 4 L’Ovide moralisé, éd. de C. de Boer, Vaduz, Sändig Reprint Verlag Hans R. Wohlwend, 1988, tome I, p (...)
El fu vielle de grant savoir,
Malicieuse et decevant,
Si vint par sa malisse avant,
Et par le grant sens qu’ele avoit
Clergesse ert, et mout en savoit.
La gent d’Egipte l’aouroient
Et pour deesse la tenoient,
Si fu lor dame et lor roïne.
Ce fut cele qui la douctrine
Et l’art de la clergie escripte
Tranlata de Gresse en Egipte4.
- 5 Ibid., v.4005-11 « Et par œuvres de penitance / Restora toute le vilté / De sa premiere iniquité, / (...)
4L’auteur souligne le grand savoir d’Io mais il associe cette faculté à la malice et à la capacité de faire le mal. De plus, directement associé au paganisme par la mention du culte rendu par les Égyptiens à leur bienfaitrice, le savoir féminin n’est pas loin d’être lié, sous la plume du clerc, à la sorcellerie, du moins à la fausse religion et au manque de discernement, même si la glose fait d’Io l’archétype de la pécheresse repentie, qui devient sainte à force de pénitence5.
- 6 F. Baider, « Christine de Pizan : femme de lettres, femme de science», Une femme de science, une f (...)
- 7 La Città delle Dame, éd. de E. J. Richards, trad.de P. Caraffi, Milan, Luni, 1998, p. 162, 232, 244 (...)
- 8 Le Livre de la Mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, Picard, 1959-1966, 4 vol. , t. 3, VI, 5, (...)
- 9 Voir J. Cerquiglini, « L’Étrangère», Revue des langues romanes, tome 92, 1988, p. 239-251.
5Une telle ambivalence ne se rencontre jamais dans l’œuvre de Christine de Pizan, comme le signale Fabienne Baider6. Mot rare dans l’ensemble de ses textes, les occurrences de clergesse désignent des personnages exceptionnels. Alors qu’il aurait pu être abondamment utilisé dans La Cité des dames, tant les femmes évoquées brillent par leur sagesse, ce terme est réservé à trois d’entre elles : à Carmenta, à Cassandre et à sainte Catherine, la première femme à être admise dans la cité après la Vierge7. Dans Le livre de la mutacion de fortune, il désigne exclusivement Médée et Cassandre8. Les qualités de ces personnages permettent de définir l’excellence intellectuelle selon notre auteur. Chacune de ces femmes est dotée d’un grand savoir et s’illustre par ses mérites dans des domaines traditionnellement cléricaux : Médée est versée dans les sept arts libéraux ; sainte Catherine est capable de discuter les arguments des plus grands philosophes de son temps et de les convaincre de se convertir au christianisme. Carmenta possède une grande éloquence et Christine lui consacre un long récit qui la décrit comme l’inventeur du droit écrit romain et de l’alphabet latin. Civilisatrice de la terre italienne9, elle illustre parfaitement la fonction de scribe attribuée aux clercs et leur rôle dans l’administration politique. Par ailleurs, plusieurs de ces « clergesses » sont des prophétesses, Christine le précise avec beaucoup d’admiration pour Cassandre et Carmenta. Degré ultime de la sagesse pour la fille de l’astrologue de Charles V, la prophétie, selon la conception médiévale, suppose de la clairvoyance, une connaissance suffisante du passé pour prévoir les événements futurs – aux mêmes causes correspondent les mêmes conséquences –, et une relation privilégiée à Dieu. Enfin, ces femmes paraissent indépendantes des hommes. Médée, Cassandre et sainte Catherine sont vierges et refusent de se marier. Carmenta est mariée et mère, mais dans le récit de La Cité des dames, l’époux fait seulement l’objet d’une mention rapide et c’est seule avec son fils que l’héroïne établit un pouvoir politique et administratif sur le mont Palatin.
6Réservé à des femmes exceptionnelles, le terme de clergesse ne vient jamais désigner Christine elle-même. Pourtant comment ne pas voir se dessiner dans les caractéristiques prêtées à ces personnages tant loués un portrait de l’écrivain ? Au fil de ses œuvres politiques, Christine adopte des postures qui concentrent les qualités que nous venons de relever. Comme les femmes dont elle admire les qualités intellectuelles, notre écrivain vit sans soutien masculin. Elle est veuve, et rappelant cette caractéristique biographique avec force dans ses premiers traités, elle en fait un moyen d’ancrer son discours politique dans le réel. Bien au fait de l’histoire, élément essentiel de la connaissance qui permet de juger les événements contemporains et d’offrir en exemple de bons gouverneurs, Christine se veut historienne dans certains textes. Riche des propos philosophiques et moraux qu’elle a cueillis au fil de ses lectures ou dans les florilèges, soucieuse du bien commun et de la stabilité politique du royaume, elle se présente comme amie de la sagesse et approche le cercle fermé des précepteurs-philosophes dignes d’éduquer les princes. Enfin, elle est à son tour prophétesse, sachant reconnaître l’intervention de Dieu dans les événements.
7Ces quatre postures se construisent en partie par l’usage de procédés littéraires propres aux écrits didactiques et issus de la littérature cléricale. L’usage de ces techniques reconnues contribue à faire de Christine, comme sainte Catherine et Carmenta, une championne de rhétorique et d’éloquence, au même titre que les écrivains masculins de son époque.
La figure de la veuve ou l’ancrage de l’écriture politique dans le réel
- 10 Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : Deuil et savoir au féminin dans la littérature médiévale, (...)
8La posture de la veuve ne garantit pas, a priori, la possession d’un savoir. Pourtant, son statut de femme sans homme lui donne une place à part dans la société. Comme le signale Yasmina Foehr-Janssens, la veuve est double, à la fois solitaire et liée socialement par le mariage, fragile et forte de son expérience, aux prises avec les difficultés financières et détachée des biens matériels10. Le mariage et les obligations quotidiennes auxquelles elle est confrontée la placent au plus près des problèmes sociaux. Parmi les « clergesses » mentionnées plus haut, les vierges refusant tout époux possèdent une pureté spirituelle qui leur accorde un rôle en lien avec la religion : sainte Catherine défend le christianisme en terre païenne, Cassandre avertit les siens d’un sombre avenir. Seule Carmenta, mariée mais dont le mari est inexistant dans le récit de Christine, se voit attribuer un rôle politique essentiel : instaurer un gouvernement solide sur une terre, symbolisé par le château fort qu’elle fait construire et les lois qu’elle rédige. Le mariage ancre dans la vie sociale et matérielle, le veuvage permet d’agir à la place de l’homme.
- 11 Le Livre de l’advision Cristine, éd. de C. Reno et L. Dulac, Paris, Honoré Champion, 2001.
- 12 Ibid., I, XI, p. 22.
- 13 Ibid., I, XI, p. 22.
9Christine de Pizan a construit en partie son succès de poétesse sur la figure de la veuve solitaire, inconsolable après la mort du mari aimé. Elle reprend largement cette image dans l’Advision Cristine11, texte allégorique composé en 1405, un de ses premiers ouvrages politiques, et surtout œuvre bilan dans laquelle l’écrivain fait le point sur sa carrière et tente de se définir, à la fois poétesse, écrivain politique et férue de théologie. La première partie de l’œuvre met en scène la rencontre entre la narratrice et la personnification de la France, Libera, encore appelée la Dame Couronnée12. Dans un long discours, Libera raconte son histoire depuis ses origines. Elle insiste particulièrement sur la période heureuse de son existence où elle était gouvernée par un « prouffitable ortelain13 », un bon jardinier qui a su faire fructifier ses terres et accroître sa renommée, métaphore qui désigne le roi Charles V. La disparition de ce bon gouverneur donne lieu à une lamentation dans laquelle le lexique de la plainte amoureuse abonde :
- 14 Ibid., I,, XIX, p. 35.
O Dieux ! quel plaie a moy adoulee avec mes autres griefs ! Je suis comme la vesve de bon per delaissiee, a qui chascun cueurt sure et nul n’en a pitié. Et que sont devenus les champions de droit ? Ne s’en sont ilz fuis ? Et s’aucun en y a, la faulse desloyale ne leur laisse sortir leur droicturier effait. Voiez, voiez, tous mes loyaulz amis, comment suis gouvernee par ce que j’ay perdu la joie de mon chief14.
10Libera est la veuve du roi défunt et sa peine est celle d’une épouse ayant perdu l’être aimé. Christine reprend là une métaphore courante de la littérature politique de son époque, celle du mariage mystique. Comme le Christ est l’époux de l’Église, le roi est uni à son royaume par un mariage symbolique. L’allégorie permet à l’écrivain de rappeler ses talents de poétesse. La prose de ce passage s’appuie sur des procédés empruntés à la poésie lyrique qui ne manquent pas d’évoquer les poèmes de veuvage de Christine : lexique des sentiments, expression d’une douleur exacerbée, exclamations, questions rhétoriques, et, ailleurs, contraste entre la joie et les larmes qui souligne la perte définitive du bonheur. Le mot « chief » apparaît déjà dans la ballade de veuvage V des Cent ballades et Christine use là de polysémie pour enrichir son allégorie. « Chief » évoque en effet l’image répandue du corps politique, qui associe le gouverneur à la tête du corps social.
- 15 Voir L. Dulac, « La représentation de la France chez Eustache Deschamps et Christine de Pizan», Au (...)
11Au début de sa carrière d’écrivain politique, Christine se sert donc de son expérience poétique pour déplorer la perte du bon roi jamais remplacé. Elle met son adresse littéraire au service de la construction allégorique et élabore ainsi l’une des premières représentations littéraires de la France15, au moment critique où le royaume se constitue en État et où il manque cruellement d’un roi fort et sage.
12L’image de la veuve réapparaît dans le livre III et elle concerne alors Christine elle-même, dans le passage autobiographique célèbre où la narratrice expose ses malheurs à Philosophie. Comme dans le livre I, la représentation sort du champ de l’amour courtois pour intégrer le domaine politique. En effet, si Christine pleure la disparition d’un mari aimé, ses lamentations portent de façon plus précise sur ses difficultés matérielles. Comme Libera est assaillie de toutes parts à la mort du bon gouverneur, Christine est poursuivie par des créanciers malhonnêtes qui ruinent son ménage. Les formules générales abondent dans la description de ses mésaventures :
- 16 Advision Cristine op. cit., III, VI, p. 100.
Adonc me sourdirent angoisses de toutes pars et comme ce soient les metz des vesves, plais et procés m’avironnerent de tous lez.16
- 17 Ibid., III, VI, p. 105-6.
13La plainte individuelle prend une dimension sociale et devient critique de la façon dont les veuves sont traitées dans le royaume de France. La dénonciation est encore plus explicite lorsque Christine insère dans son texte en prose la ballade VI des Autres ballades, composée en 1402, dont le refrain « Ne les princes ne les daignent entendre17 » accuse les puissants de ne pas protéger les femmes sans époux, ce qui est pourtant leur rôle et le signe d’un bon gouvernement. Ayant vécu les difficultés des plus faibles, Christine est la mieux placée pour tenir un discours critique aux princes. Son adhésion à un destin collectif ne se limite pas au seul groupe social des veuves ; elle épouse le devenir du royaume. L’écrivain date en effet le début de ses malheurs non pas de la mort d’Étienne de Castel mais de celle de Charles V :
- 18 Ibid., III, V, p. 98.
Helas ! voirement souvent advient que choses bonnes petit durent. Car encore au jour d’ui, se a Dieu pleust avoir laissié durer sa vie neccessaire a cestui royaume – duquel le gouvernement et estat malement est ores de cil de lors different –, ne fust trop envieillis. Or fu la porte ouverte de noz infortunes, et moy, estant encore moult jeune, y fus entree.18
14La juxtaposition des deux phrases, l’une concernant la France, l’autre concernant la narratrice ainsi que l’adjectif possessif « noz », qui peut concerner Christine et les siens, ou bien Christine et l’ensemble des Français, montrent que les événements néfastes subis par l’auteur coïncident avec ceux endurés par la France. Cette profonde solidarité légitime la parole politique de Christine : touchée dans son destin par la mort de Charles V, elle est sensible aux souffrances du royaume, est qualifiée pour critiquer le comportement des princes et les appeler à mieux gouverner.
15La figure de la veuve devient une figure d’autorité grâce à son inclusion dans le réel. Contrairement aux clercs, que l’appartenance à un ordre religieux et le dévouement à la spiritualité coupent du monde, la veuve clergesse est riche d’une expérience matérielle, elle s’est frottée à la souffrance des plus faibles et y a acquis une conscience sociale et politique.
16L’émergence de cette image de l’écrivain politique est rendue possible grâce à la forme générique de l’ouvrage : le songe allégorique permet de rendre compte d’un parcours personnel et favorise l’écriture autobiographique. Or l’allégorie est, à l’origine, un mode d’écriture et de lecture cléricale, avant d’avoir un succès considérable en littérature. Notre écrivain se conforme à l’usage littéraire de son temps, tout en innovant par la création de la figure inédite de Libera. À la recherche de la polysémie propre à l’écriture allégorique, elle croise les références intertextuelles dans l’élaboration de la représentation de la France. L’image maternelle de la Dame Couronnée évoque aussi bien la figure de la Vierge qui rassemble les chrétiens sous son manteau que la Nature du De Planctu Naturae d’Alain de Lille et celle du Roman de la Rose de Jean de Meun. La polysémie permet à Christine de montrer son érudition, tout enrichissant la littérature politique de la représentation synthétique d’un concept en pleine élaboration, celui d’État.
Christine historienne : le passé comme modèle d’excellence politique
- 19 Ibid., III, X, p. 109-10.
- 20 Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. de S. Solente, Paris, Honoré Champion, (...)
- 21 Ibid., t. I, I, p. 6-9.
17Rendue attentive, par la fragilité de sa situation personnelle, aux événements qui bouleversent le royaume de France, Christine s’intéresse également à l’histoire, porte d’accès à la connaissance, selon le parcours intellectuel qu’elle décrit dans l’Advision19, mais aussi domaine de ses premiers pas dans la littérature didactique d’envergure ; Christine a en effet composé la Mutacion de Fortune en 1403, et c’est cet ouvrage qui a conduit Philippe de Bourgogne à lui confier la rédaction de la biographie de son frère Charles V, le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V20. Cette commande – et l’écrivain raconte l’épisode avec force détails21 – est la preuve que Christine est déjà un auteur à l’érudition reconnue lorsqu’elle se lance dans son premier traité politique non allégorique. Elle fait une nouvelle fois preuve d’innovation. Elle laisse aux Chroniques le soin de référencer les événements et se charge de sélectionner les faits qui font de Charles V un roi idéal, rassemblant toutes les vertus d’un gouverneur chrétien.
- 22 Ibid., t. I, I, XV, p. 41.
18Malgré l’appui du duc de Bourgogne, l’acquisition d’un statut d’historienne ne va pas de soi. Le principe médiéval qui veut que le meilleur historien est celui qui a vécu les faits conduit Christine à rappeler qu’elle a côtoyé son sujet d’étude. Elle évoque avec insistance son arrivée à la cour22 et lorsqu’elle narre un fait peu connu ou qui pourrait paraître faux, elle convoque le témoignage de son père, véritable prolongement de son existence dans le passé. C’est le cas pour les événements qui construisent une légende autour du roi et pourraient le rapprocher de la sainteté : la possession d’une ampoule du sang liquide du Christ, la visite des ambassadeurs du sultan d’Égypte, venus proposer au souverain français de gouverner les terres du sultan, établissant de cette façon un roi chrétien sur la Terre Sainte, et la mort exemplaire de Charles V. De même, Christine expose régulièrement son travail de recherche d’informations. Elle dit avoir consulté les chroniques et les proches du roi pour s’assurer de l’exactitude de son ouvrage. Tout en accréditant son œuvre, elle a pour souci de se représenter dans la posture de l’historienne au travail, dévoilant quelques ficelles du métier, comme si, pour l’écrivain habitué à compiler, confronté cette fois à la difficulté de composer un ouvrage portant sur l’histoire récente, la matière devait déjà circuler sinon dans les livres, du moins dans la mémoire orale des témoins encore vivants, afin ne pas paraître trop nouvelle et être digne de figurer dans l’ouvrage.
19Christine ne raconte pas l’histoire du roi mais des histoires du monarque. Rompant l’axe chronologique, elle découpe la vie de Charles V en courts récits qui prennent l’allure d’exempla édifiants. Cette méthode permet, en particulier dans le livre I, de construire un système analogique sur lequel repose la modélisation de la vie du souverain. Puisant largement dans les Faits et dits mémorables de Valère Maxime, qu’ont traduits Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse, Christine met en rapport un acte de Charles V avec une action similaire d’un gouverneur de l’Antiquité, afin d’illustrer une qualité essentielle au bon prince. La vertu n’est plus liée à un personnage en particulier mais appartient à l’essence du roi parfait. S’il est aussi bon justicier que Trajan, aussi fiable que Regulus, et aussi clément que Scipion, Charles V surpasse ses célèbres prédécesseurs romains en ce qu’il possède toutes les qualités énoncées par Christine, alors que chacun n’en illustre qu’une seule. Charles V devient ainsi le roi par excellence.
20Christine fait donc office d’historienne dans le Charles V, mais l’histoire est au service de la leçon politique : il s’agit, tout en offrant aux Valois un ancêtre admirable, de donner aux descendants du sage roi, alors que la guerre civile s’annonce, un modèle à suivre, accessible puisqu’il s’est déjà réalisé. Christine met son art du récit au service de cette mission, et choisit une forme appartenant à la littérature cléricale, celle de l’exemplum. Par ces courts récits, l’écrivain cherche à égaler Valère Maxime ; elle prouve également sa capacité à éduquer par l’exemple, à conduire le lecteur, par le choix des faits exposés et des mots qui les narrent, vers l’idée qu’elle souhaite exprimer. Le Charles V comporte également des parties théoriques très complexes, touchant notamment à la définition des sciences, par lesquelles Christine souligne son érudition, mais la leçon politique se fait à partir de ces courts récits aisément compréhensibles et plaisants à lire. Notre écrivain cède peut-être à une mode : Nicolas de Gonesse vient d’achever, pour Jean de Berry, la traduction commencée par Simon de Hesdin pour Charles V, et cette entreprise rencontre un grand succès.
21L’innovation de Christine tient en ce qu’elle crée de nouveaux exempla ayant pour héros un roi français et non plus un chef romain. Elle augmente ainsi le fonds d’histoires exemplaires disponibles, tout en reprenant les récits traditionnels de la littérature politique de son époque. Les aventures de Trajan rendant la justice à une veuve, par exemple, forment un véritable topos qui se trouve de texte en texte. Christine montre qu’elle possède les clés des œuvres politiques de son temps, qu’elle répond aux attentes de cette littérature, tout en l’augmentant d’une nouvelle figure de roi idéal.
22Se créant, par la rédaction de nouveaux exempla,une place parmi les écrivains politiques, Christine cherche aussi peut-être à assurer sa postérité : les courts récits édifiants sont faits pour être repris dans d’autres œuvres et se transmettre de cette manière. Le nom de Charles V pourrait ainsi franchir les siècles, ainsi que celui de Christine qui a su raviver son souvenir et montrer la perfection de son règne. Toutefois, le Charles V n’aura pas été utilisé comme recueil d’exempla et Christine a été la seule à s’emparer de la matière de son œuvre pour en bâtir une nouvelle. Dans le Livre de paix, son dernier traité politique, elle reprend plusieurs des récits du Charles V et les réécrit pour les adapter à sa nouvelle œuvre, comme elle le fait avec les sententiae qu’elle emprunte au Livres dou tresor de Brunetto Latini. Chaque exposé théorique visant à convaincre le jeune dauphin Louis de Guyenne que telle ou telle vertu est indispensable au bon gouverneur se conclut par l’unique exemple historique de son grand-père. Alors que les noms de philosophes abondent et que les citations de leurs propos se multiplient, Christine historienne offre un moment de pause narrative, pendant laquelle l’élève princier peut se distraire à l’écoute de l’histoire de son aïeul tout en s’éduquant. Se distinguant des philosophes cités par la nature de son discours et l’unicité de sa voix, l’écrivain assure la transmission de son œuvre grâce à la forme malléable, sécable en petites unités, qu’elle lui a donnée.
Christine philosophe-préceptrice : la reconnaissance et la transmission de la sagesse universelle
- 23 The « Livre de la paix» of Christine de Pisan, éd. de C. C. Willard, The Hague, Mouton,1958.
23Christine ne fait que se conformer à sa pratique habituelle de la citation et de la compilation, lorsque, dans le Livre de paix23, composé en 1412-1413 à l’intention du dauphin Louis de Guyenne, elle élabore son texte à partir de sententiae de philosophes antiques qu’elle réécrit et organise pour les rendre intelligibles au jeune prince et conformes à la leçon politique qu’elle souhaite lui donner. Cependant, Christine franchit un pas de plus dans cette figure « d’amie de la sagesse » qui est la sienne depuis le début de sa carrière, elle s’inscrit plus profondément dans le cercle des sages lettrés, dont les œuvres et les propos sont universels et intemporels.
24Le Livre de paix est le premier traité politique où Christine désigne clairement un destinataire. Le tutoiement et la présence incessante de ce destinataire, loué, critiqué, invité à constater les bienfaits de telle vertu, la sagesse de tel propos, la grandeur de telle attitude de Charles V, font de l’écrivain la préceptrice du dauphin, rôle qu’elle n’a jamais eu en réalité mais qu’elle s’octroie le temps d’une œuvre, nouvelle tentative d’imposer son modèle de gouverneur et de corriger les défauts d’un prince sur lequel repose la survie présente et future du royaume.
- 24 Ibid., III, XXXVII, p. 173-74.
- 25 Ibid., III, XXXVII, p. 174 : « Et qu’il soit ainsi manda l’aucteur allegué cy dessus ou latin à Ali (...)
25Pour renforcer cette posture de préceptrice, Christine évoque par endroits des figures de maîtres célèbres. Si les propos de Sénèque sont fréquents, la relation de maître et élève d’Aristote et Alexandre est plus explicitement mentionnée. Le jeune duc est encouragé à s’identifier au conquérant macédonien, lorsque, par exemple, Christine l’invite à s’écarter de la luxure24. La question est délicate : on reproche à Louis de délaisser son épouse, Marguerite de Bourgogne et d’apprécier les orgies, plutôt que de prendre en main les affaires de la France. L’écrivain adresse au dauphin des propos d’Aristote à Alexandre. Le jeune homme est ainsi invité à imiter un puissant seigneur qui s’est fourvoyé mais qui a su se corriger. Par analogie, en citant les paroles du Philosophe au style direct25, Christine les approuve, et tout en laissant, sur un sujet sensible, parler un auteur ayant plus d’autorité qu’elle, elle s’installe dans le rôle de la préceptrice qui corrige son élève en se servant des sentences de sages reconnus.
26De la même manière, dans tout le Livre de paix, notre auteur montre qu’elle reconnaît la sagesse des philosophes. Elle y participe en reprenant leurs propos, en les rassemblant et en les mettant en corrélation. Les puisant à divers florilèges et ouvrages encyclopédiques – des passages entiers proviennent du Livres dou Tresor de Brunetto Latini –, Christine se charge, en bonne compilatrice, de lier les sententiae entre elles. Peut-être en raison de la rapidité de la composition, toujours menacée par la reprise de la guerre civile, ces liens sont parfois ténus : les mots de liaison qui unissent les citations sont parfois inexistants, les sentences étant alors simplement juxtaposées. Un passage du chapitre XXXV du livre III donne un exemple de ce style :
- 26 Ibid., III, XXXV, p. 171.
Item, que la compaignie des mesdisans, detraieurs et mocqueurs soit mauvaise, le dit Senecque. Et pour ce disoit le prophecte : “ Homme discordant et noiseux par ses parolles puet esmouvoir tout un pays ”. Jhesus filz Sirach : “ Riens n’est plus espouventable en cité ne plus perilleux en communité que homme sedicieux et raporteur ”, et qui de cellui tient parolle fait ainsi que s’il gectoit huille en un feu tres perilleux pour plus l’atiser . Dist Tulles : “ Plus que la voix et l’abay des chiens doivent estre escheuz les detraieurs ” desquelz dit Macrobe : “ Les mocqueurs et detraieurs sont pugnis par leur meismes vices, car ce qu’il dient des autres est dit d’eulx meismes ”. Et dist l’apostre : “ Homme qui juge mal sus les autres condampne soy meismes ”. Et dist apres : “ Tu reprens chascun et si n’ensengne pas à toy meismes ”26.
- 27 Voir C. Le Ninan, « Les formules proverbiales, leur réécriture et leurs usages dans le Livre de pa (...)
27Tout le texte n’est pas bâti sur une construction aussi minimale, mais ces quelques lignes permettent de constater quelques traits récurrents : la réduction des mots de liaison à la conjonction « et », qui montre que l’organisation des citations ne repose pas sur un lien logique mais sur un principe d’accumulation ; l’élision du verbe « dire » par endroits dans les incises distributives qui se trouvent réduites au nom de l’auteur donnant au texte une impression d’inachèvement mais témoignant également de la volonté de la part de Christine de limiter son intervention au minimum pour offrir la sagesse antique à son élève et n’être, au moment où la parole philosophique retentit, qu’une intermédiaire discrète. Une étude plus poussée de la réécriture de sententiae montrerait toutefois que notre écrivain les façonne de manière à ce que son élève se sente à tout moment impliqué dans la leçon27.
28Cette technique de compilation suggère que toutes les citations vont dans le même sens, participent de la même idée, sans opposition entre les auteurs. Pour convaincre son élève, Christine fait appel à toute la tradition philosophique, tout en faisant état de son propre savoir. Elle n’a certainement pas lu toutes les œuvres qu’elle cite mais du moins, elle a, grâce à l’utilisation de florilèges, outils mis au point pour faciliter la composition des sermons et des traités moraux, une connaissance globale de ce qui a été dit par les plus grands auteurs sur les sujets qu’elle traite. En ce sens, Christine montre son adhésion à une pensée millénaire, elle rassemble un savoir, lui donne une cohérence au sein de son texte et une résonance dans son époque. Elle la réactualise et ce faisant, témoigne de son universalité. Notre écrivain s’inscrit ainsi dans le cercle des auteurs qui cultivent cette sagesse et qui se chargent de la transmettre, d’œuvres en œuvres et de siècles en siècles.
- 28 Le Livre de paix, op. cit., p. 174-76.
29La voix de Christine de Pizan semble donc s’effacer par moments pour laisser place au chœur des philosophes, qu’elle orchestre cependant selon la leçon qu’elle veut donner à entendre à son élève. Pourtant, le Livre de paix se caractérise par l’importance d’une pratique très courante dans l’ensemble de l’œuvre de notre auteur : l’autocitation. Pas moins de trois traités antérieurs sont mentionnés : le Charles V, Le Livre du corps de policie et l’Advision du coq. Or, Christine opère une distinction entre les ouvrages dont elle se sert pour élaborer son texte. Si les titres des œuvres des philosophes dont sont issues les sententiae sont cités, ceux des ouvrages de seconde main desquels proviennent réellement la matière du livre sont tus. Le Livres dou tresor, par exemple, n’est explicitement cité que lorsque Christine lui emprunte un long passage sur les vertus du mariage, que Brunetto Latini n’attribue à aucun auteur et qui semble de son fait28.
30Comme le Livres dou tresor, le Charles V est utilisé comme un recueil fournissant la matière d’une nouvelle œuvre. Christine sélectionne des passages, les prélève, les insère et les réécrit, les augmentant ou les réduisant selon ses besoins. Elle cite pourtant le titre de cette œuvre source, sans doute parce qu’elle constitue une œuvre de référence sur le roi. Ainsi mentionné, le Charles V figure parmi les œuvres des philosophes. La biographie devient un classique de la littérature politique et didactique, digne d’être compilée et d’être gardée en mémoire en raison de la sagesse de son contenu. Son auteur s’affirme aussi comme un grand écrivain politique, dont l’œuvre participe de la sagesse universelle, à l’instar de celle des philosophes antiques.
- 29 B. Ribémont, « Christine de Pizan écrivain didactique : la question de l’encyclopédisme», Christin (...)
31Riche d’une longue carrière d’écrivain politique et auteur d’une œuvre qu’elle veut essentielle à la culture du dauphin. Christine montre qu’elle est à la hauteur de la fonction de préceptrice qu’elle s’est attribuée, nouvel Aristote guidant un nouvel Alexandre. La comparaison est flatteuse pour le prince, mais notre écrivain n’a sans doute jamais eu l’audace de se prétendre l’égale du Philosophe ; elle n’est qu’un de ses disciples qui reconnaît sa sagesse pour mieux enseigner le métier de prince. L’utilisation de la compilation29, technique cléricale, lui permet de s’installer plus explicitement dans son statut de clergesse dépositaire du savoir universel. Par l’autocitation, Christine assure également la promotion de ses œuvres : elle rappelle leur existence à son lectorat princier ; en en inscrivant les titres dans le texte, elle multiplie leurs chances d’accéder à la postérité.
Christine prophétesse : la clairvoyance au service du message politique
32La plupart des personnages à qui Christine attribue le titre de clergesse sont capables de prévoir l’avenir. Cette posture vient achever le portrait de notre écrivain en clergesse. De façon plus visible que pour les autres postures, l’image de la prophétesse est présente aussi bien au début de la carrière d’écrivain politique de Christine, dans l’Advision Cristine notamment, que dans sa dernière œuvre connue, Le ditié de Jehanne d’Arc. Dans ces deux textes, la voix prophétique se construit à partir de références aux textes bibliques et d’imitations de passages de l’Ancien Testament.
- 30 C. Le Ninan, « Christine de Pizan et la répétition de l’histoire : exempla historiques et discours (...)
- 31 Advision Cristine, op. cit., I, XXII, p. 39 : « Ains se voult engraissier des faulses pastures de D (...)
33La forme du songe favorise la parole prophétique, le sommeil et la période de l’endormissement étant des moments propices à la révélation des desseins divins. Dans l’Advision Cristine, c’est la Dame Couronnée qui se charge de mettre la narratrice en garde, et à travers elle, les lecteurs, des dangers induits par le mauvais comportement de ses enfants princiers. La parole prophétique est fondée sur une construction logique très solide qui tisse un parallèle implicite entre les chefs hébreux en butte à la colère divine et les princes français30. L’analogie est aisée à mettre en place et est très lisible, les Français se considérant, à l’instar des Hébreux, comme le peuple élu de Dieu. Libera s’appuie sur plusieurs exempla tirés de l’Ancien Testament où un roi pèche par vice. Ainsi, Christine reprend un épisode du Livre de Samuel où Saül s’oppose par avarice au commandement de Dieu qui lui ordonne de tuer les hommes du roi d’Amaleq, plutôt que de les garder prisonniers et d’en tirer une rançon31. Comme Saül, les princes au pouvoir sont cupides, ne pensent qu’à leur enrichissement personnel, et ce vice peut entraîner leur perte s’ils ne prennent pas garde aux avertissements qui leur sont destinés.
- 32 J.-C. Mühlethaler, ‘Le poète et le prophète : littérature et politique au XVe siècle’, Le Moyen fr (...)
34Dans l’ensemble des récits vétérotestamentaires ainsi utilisés, une triade se profile : Dieu, le roi et le prophète. Un schéma récurrent est repérable dans lequel ces trois personnages ont un rôle fixe : un roi offense Dieu par ses péchés, un prophète l’avertit de la prochaine punition et l’invite à se repentir, Dieu punit finalement le gouverneur qui n’a pas entendu le message de son envoyé. Jean-Claude Mühlethaler a montré que ce mouvement imite celui d’un épisode du Livre de Jonas dans lequel le roi de Ninive est averti par le prophète Jonas de la ruine imminente de son royaume en punition des péchés de son peuple32. Le roi de Ninive expie ses fautes et celles de ses sujets, et son royaume est sauvé. Le système analogique qui sous-tend la reprise de ce schéma attribue à l’écrivain la place de la prophétesse : elle est chargée d’avertir du malheur prochain et d’encourager un changement de comportement de la part des fautifs. Les gouverneurs, s’ils ne sont pas aveuglés par le péché, devraient l’écouter, s’amender et échapper ainsi à une catastrophe certaine. La punition touche de façon systématique le domaine politique. Saül est destitué au profit de David, David voit son peuple décimé par trois calamités, Nabuchodonosor est chassé de son royaume et condamné à vivre en animal. Dieu punit le mauvais gouverneur, celui qui est assez orgueilleux pour le défier, en l’affaiblissant par la privation de son royaume ou par la mort de ses sujets. Le message de Christine est clair : un prince non vertueux n’est plus digne d’exercer le pouvoir, et sa conduite entraîne son malheur et celui de son peuple. L’écrivain possède une responsabilité politique essentielle, celle de convaincre le prince de l’imminence du danger.
35Dans l’Advision Cristine, Christine accorde une importance telle au discours prophétique qu’elle conclut la plainte de la personnification sur ce thème. Libera se compare à Cassandre avertissant en vain les Troyens de leur ruine. Là encore, Christine se sert des représentations des Français en vogue en son temps. Les seigneurs qui règnent sur le peuple élu de Dieu se veulent les descendants des Troyens. La Dame Couronnée dévoile aussi la référence sous-jacente à Jonas et au roi de Ninive en adressant un discours direct à ce dernier, le louant pour sa sagesse. Elle appelle les princes à imiter la contrition du souverain biblique. Le discours prophétique renforce la dimension critique de la première partie de l’Advision ; il la dote d’un appel au changement, et fournit la solution qui sauvera le royaume : un plus grand respect de la vertu de la part des dirigeants et de leurs sujets.
- 33 Ditié de Jehanne d’Arc, éd. d’A. J. Kennedy et K. Varty, Oxford, Society for the study of mediaeval (...)
- 34 D. Fraioli, « L’image de Jeanne d’Arc : Que doit-elle au milieu littéraire et religieux de son tem (...)
36Christine se fait donc prophétesse par imitation littéraire d’un modèle biblique. C’est également le cas dans Le ditié de Jehanne d’Arc33, mais dans une perspective plus joyeuse, puisqu’il s’agit de célébrer le couronnement de Charles VII, rendu possible par les exploits de Jeanne d’Arc. Plusieurs critiques ont montré que ce texte choisit pour modèle implicite un autre passage de l’Ancien Testament34 : le Cantique de Déborah contenu dans le Livre des Juges. La prophétesse Déborah encourage le roi Baraq à combattre ses ennemis en lui promettant la victoire. Elle l’accompagne sur le champ de bataille et participe au combat. On retrouve dans ce nouveau modèle les trois personnages des exempla de l’Advision Cristine : Dieu qui a permis la victoire, la prophétesse qui a su conseiller le roi et le roi lui-même. Mais l’envoyée de Dieu est ici une femme et elle est dotée d’une activité guerrière qui n’existait pas dans les récits étudiés plus haut. Sortant du schéma qu’elle avait l’habitude d’utiliser, s’adaptant à une nouvelle situation, capable de reconnaître dans les événements contemporains des similitudes qui les rapprochent des faits du passé, Christine trouve dans l’histoire de Déborah une excellente représentation du triomphe de Charles VII, galvanisé par Jeanne d’Arc, jeune guerrière pourvue d’un pouvoir de prophétesse.
- 35 L. Dulac, « Un écrit militant de Christine de Pizan : le Ditié de Jehanne d’Arc», Aspects of Femal (...)
- 36 Ditié de Jehanne d’Arc, op. cit., XXX et LIV.
37Cependant, ce nouveau schéma ne laisse pas de place à la poétesse, la fonction divinatoire étant occupée par l’héroïne éponyme. Pour compenser ce manque, Christine se présente comme la détentrice absolue de la parole. Le « je » de l’écrivain est présent dès le début du poème et forme un point de départ d’où s’épanche un discours émotif, qui chante la joie de voir le roi de France légitime sur le trône, mais également un récit des événements récents et l’interprétation qu’il faut leur donner. En cette période de trouble, où il devait être difficile de faire la part des choses, Christine donne une lecture unique des faits, en faveur des Valois, qui corrobore les écrits de Jeanne d’Arc elle-même, assurée d’être le bras armé de Dieu et certaine de sa victoire prochaine. Christine connaissait sans doute les lettres de Jeanne aux Anglais et aux Bourguignons, elle s’en inspire, mais elle ne les cite jamais explicitement35. De même, elle se contente de deux mentions rapides de la fonction de prophétesse de la jeune héroïne36, préférant insister sur ses qualités de guerrière. Par cette appropriation sans partage de la parole, Christine retrouve le rôle qu’elle occupe habituellement dans le discours prophétique : elle est celle qui sait distinguer dans le flou de l’actualité l’avenir heureux ou malheureux et qui est chargée d’en informer les puissants.
- 37 Juges 5, 12, Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Le Livre de Poche, 1988, p. 305.
38Pour remplir sa mission, elle fait de son ditié un véritable chant à la gloire de Dieu, et le poème rappelle en cela le cantique de Déborah et de Baraq remerciant la divinité de la victoire qu’elle leur a accordée. Selon le même mouvement que le texte des Juges 5, la célébration de la grandeur divine et la volonté de la faire reconnaître à un large public cèdent la place au récit de la bataille. Or dans le cantique biblique, c’est Déborah qui est chargée de chanter : « Éveille-toi, éveille-toi, Débora ! / Éveille-toi, éveille-toi, lance un chant37. » Dans le Ditié, le chant est émis par Christine, elle s’approprie une des fonctions de Déborah la prophétesse, laissant à Jeanne d’Arc l’aspect guerrier du personnage.
- 38 Ditié de Jehanne d’Arc, op. cit., v.48-9 et v.57-61 : « Mais or vueil raconter comment / Dieu a tou (...)
- 39 Juges, 5, 4, op. cit., p. 304 : « Pour le Seigneur, moi, je veux chanter, / je veux célébrer le Sei (...)
- 40 Ditiéde Jehanne d’Arc, op. cit. v.484-8 : « […] Mais j’entens / Qu’aucuns se tendront mal contens / (...)
39Si l’écrivain, heureuse de voir une femme venir au secours de la France et démontrant de cette manière l’aptitude de son sexe à être à l’origine d’actions bénéfiques, vante les mérites de Jeanne, Christine fait néanmoins de Dieu le responsable des victoires de la guerrière38, comme le cantique des Juges valorise l’action divine sur celle des héros39. La jeune femme est avant tout un instrument mis à la disposition de la divinité. Cette valorisation du rôle de Dieu permet d’ancrer plus profondément Christine dans son rôle de prophétesse : en chantant les exploits de Jeanne, elle reconnaît la puissance de l’intervention divine et souligne sa clairvoyance prophétique. L’importance du thème de la vue dans l’ensemble du texte, et notamment dans la conclusion qui condamne l’aveuglement des alliés des Bourguignons et appelle à contempler la lumière40, montre que la poétesse se situe parmi ceux qui savent discerner la présence divine parmi les hommes.
- 41 J. Blanchard et J.-C. Mühlethaler, op. cit., p. 53.
- 42 P. Contamine, « Mythe et histoire : Jeanne d’Arc, 1429», De Jeanne d’Arc aux guerres d’Italie : Fi (...)
40Ce savoir exceptionnel permet à Christine de participer au combat à sa manière, par la parole. Elle en vient à prononcer en son nom des menaces prophétiques. Paris est ainsi promise à une destruction certaine si la ville ne prend pas le parti du roi. Le Ditié est une œuvre de propagande en faveur de Charles VII41, mais il est aussi la seule arme à la disposition d’une femme qui, au terme de sa vie, voit dans la restauration d’une autorité royale un espoir d’assister à la renaissance du royaume de France. Promettant la défaite aux ennemis de Jeanne, Christine fait partager à l’aristocratie la ferveur populaire42 suscitée par l’apparition de la jeune femme ; la poétesse contribue aussi à miner le moral des Bourguignons. D’une façon ou d’une autre, elle œuvre pour la cohésion nationale autour d’une figure forte et pour le retour de la paix.
41La posture de la prophétesse naît donc d’une très bonne connaissance de la Bible, de la reprise des récits marquants de l’Ancien Testament et de l’imitation du schéma qui confère une logique à des événements historiques. Un roi pécheur entraîne nécessairement la perte de son royaume à moins d’une intervention d’un prophète et d’un changement radical de comportement. Ce rapport de cause à effet laisse une certaine liberté aux hommes. Les Bourguignons sont ainsi libres de reconnaître en Jeanne d’Arc l’envoyée de Dieu et en Charles VII le roi légitime de la France. Dans ce cadre, la responsabilité de l’écrivain est de pointer les défauts des gouverneurs, de les amener à se corriger par son discours, et cette fonction critique est aussi importante que celle du roi qui doit respecter la vertu pour rendre son peuple heureux.
Conclusion
42Au fil de son œuvre, Christine de Pizan se constitue en clergesse par les postures qu’elle prend dans ses textes. Ces représentations de l’écrivain répondent aux caractéristiques distinguées chez les sages femmes auxquelles elle voue une grande admiration, mais ces images dépendent aussi profondément des modalités littéraires que Christine choisit d’utiliser. L’écrivain qui, à la fin du Moyen Âge, décide de se lancer dans la littérature didactique ne peut que reprendre à son compte les techniques mises au point par les clercs – l’allégorie, les exempla, les sententiae, la compilation – tant le discours clérical domine le savoir et sa diffusion. En choisissant de s’imposer dans ce domaine, Christine apporte quelques spécificités propres : une attention aiguë aux problèmes matériels des plus faibles, la volonté de se montrer aux prises avec les réalités sociales, une prédilection pour le discours prophétique qui répond en partie à la perception du savoir féminin comme d’un phénomène hors du commun, qui ne peut être que d’origine divine ou maléfique.
- 43 T. Adams, « The Political Significance of Christine de Pizan’s Third Estate in the Livre du corps (...)
- 44 D. Lechat, « Dire par fiction» : Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et (...)
43Si Christine est clergesse par son œuvre, elle ne l’est jamais par les mots. Son humilité l’empêche sans doute de prendre ce titre. Il faut aussi voir dans ce refus une ambivalence de notre écrivain par rapport aux clercs. Elle veut certes se faire reconnaître comme leur égale en matière de savoir et de compétences littéraires mais, sous sa plume, les clercs sont bien mis à mal. Appartenant au peuple selon sa description du corps politique43, les clercs sont ses adversaires dans Le débat sur le Roman de la Rose. Dans La Cité des dames, ils sont souvent dans l’erreur, soit parce qu’ils adhèrent aux théories misogynes, soit parce qu’ils possèdent une mauvaise faculté de juger. La position marginale de Christine par rapport à cette communauté lui permet de ne pas en partager les défauts, de garder ses idées propres et de s’octroyer le droit de « contester les discours tout faits, le prêt-à-penser de son époque », selon l’expression de Didier Lechat44. Cette indépendance d’esprit fait la richesse de l’œuvre de notre auteur et témoigne d’une laïcisation progressive de la possession et de la production du savoir, laïcisation qui doit sans doute beaucoup au combat mené par Christine de Pizan pour le droit à la reconnaissance intellectuelle et au statut d’écrivain.
Notes
1 Le Chemin de longue étude, éd. d’A. Tarnowski, Paris, Le Livre de Poche(Lettres Gothiques), 2000, p. 462, v.6332-3.
2 J. Cerquiglini-Toulet, « Fondements et fondations de l’écriture chez Christine de Pizan : Scènes de lecture et scènes d’incarnation», The City of Scholars, New Approaches to Christine de Pizan, dir. M. Zimmermann et D. De Rentiis, Berlin, W. de Gruyter, 1994, p. 79-96.
3 Pour une synthèse sur le statut du savoir féminin et sa lente reconnaissance au Moyen Âge, voir D. Bohler, « Savoirs de femmes en amont ?», Autour des quenouilles. La parole des femmes (1450-1600), dir. J.-F. Courouau, P. Gardy et J. Koopmans, Turnhout, Brepols, 2010, p. 8-12.
4 L’Ovide moralisé, éd. de C. de Boer, Vaduz, Sändig Reprint Verlag Hans R. Wohlwend, 1988, tome I, p. 144-45,v.3891-904. Je remercie L. Harf-Lancner de m’avoir signalé cette occurrence.
5 Ibid., v.4005-11 « Et par œuvres de penitance / Restora toute le vilté / De sa premiere iniquité, / Si devint sage, sainte et bone, / Si li dona Dieus la corone / Qu’il donne aus sains en paradis.»
6 F. Baider, « Christine de Pizan : femme de lettres, femme de science», Une femme de science, une femme de lettres, dir. J. Dor et M.-E., en coll. avec B. Ribémont, Paris, Champion, 2008, p. 271-88.
7 La Città delle Dame, éd. de E. J. Richards, trad.de P. Caraffi, Milan, Luni, 1998, p. 162, 232, 244 et sq.
8 Le Livre de la Mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, Picard, 1959-1966, 4 vol. , t. 3, VI, 5, v.14301-16et VI, 12, v.15325-28
9 Voir J. Cerquiglini, « L’Étrangère», Revue des langues romanes, tome 92, 1988, p. 239-251.
10 Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : Deuil et savoir au féminin dans la littérature médiévale, Genève, Droz, 2000, p. 32-3.
11 Le Livre de l’advision Cristine, éd. de C. Reno et L. Dulac, Paris, Honoré Champion, 2001.
12 Ibid., I, XI, p. 22.
13 Ibid., I, XI, p. 22.
14 Ibid., I,, XIX, p. 35.
15 Voir L. Dulac, « La représentation de la France chez Eustache Deschamps et Christine de Pizan», Autour d’Eustache Deschamps : Actes du Colloque du Centre d’Études Médiévales de l’Université de Picardie-Jules Verne, Amiens, 5-8 novembre 1998, dir. D. Buschinger, Amiens, Presses du « Centre d’Études Médiévales», 1999, p. 79-93.
16 Advision Cristine op. cit., III, VI, p. 100.
17 Ibid., III, VI, p. 105-6.
18 Ibid., III, V, p. 98.
19 Ibid., III, X, p. 109-10.
20 Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. de S. Solente, Paris, Honoré Champion, 1936 ; Genève, Slatkine reprints, 1977, 2 vol.
21 Ibid., t. I, I, p. 6-9.
22 Ibid., t. I, I, XV, p. 41.
23 The « Livre de la paix» of Christine de Pisan, éd. de C. C. Willard, The Hague, Mouton,1958.
24 Ibid., III, XXXVII, p. 173-74.
25 Ibid., III, XXXVII, p. 174 : « Et qu’il soit ainsi manda l’aucteur allegué cy dessus ou latin à Alixandre, les mots sus dis, lesquelz peuent semblablement servir à tous princes, disant : ‘Toy qui subjugues et seigneuris les hommes, se tu vacques à vin et à luxure tu t’asubjectis’, qui meismement est à entendre de toutes superfluitéz d’aises de corps, comme il s’en puist ensuivre infinis maulx, si que assez de exemples t’en pourroye dire de plusieurs princes et tres notables hommes qui en pardirent ame, corps, honneur et meismement leur seigneurie.»
26 Ibid., III, XXXV, p. 171.
27 Voir C. Le Ninan, « Les formules proverbiales, leur réécriture et leurs usages dans le Livre de paix de Christine de Pizan», in Desireuse de plus avant enquerre… : Actes du VIe Colloque international sur Christine de Pizan (Paris, 220-24 juillet 2006), Paris, Champion, 2008, p. 221-32.
28 Le Livre de paix, op. cit., p. 174-76.
29 B. Ribémont, « Christine de Pizan écrivain didactique : la question de l’encyclopédisme», Christine de Pizan : Une femme de science, une femme de lettres, op. cit., p. 71-93.
30 C. Le Ninan, « Christine de Pizan et la répétition de l’histoire : exempla historiques et discours prophétique dans le livre I de l’Advision Cristine», Cahiers de Recherches Médiévales, 2008, 15, p. 239-51.
31 Advision Cristine, op. cit., I, XXII, p. 39 : « Ains se voult engraissier des faulses pastures de Dieu veés et espargna ledit reprouvé roy, pour laquelle chose Dieu appella Samuel le prophette, disant : ‘Je me repens d’avoir ordonné sus mon peuple Saul roy’. Dont, comme ledit prophete reprensist Saul d’icelle forfaiture, se voult excuser disant que les despouilles que faictes avoit, c’estoit en entencion de a Dieu les sacrefier. De laquelle chose respondi le prophette : ‘Mieulz vault obedience que sacrefice. Et pour tant que par croire la monicion de la rapineuse as desobey, tu seras debouté de ton royaume’ Et adonc le prophette le deposa et en oingny David a roy.»
32 J.-C. Mühlethaler, ‘Le poète et le prophète : littérature et politique au XVe siècle’, Le Moyen français, 13, 1983, p. 37-57.
33 Ditié de Jehanne d’Arc, éd. d’A. J. Kennedy et K. Varty, Oxford, Society for the study of mediaeval languages and literature, 1977.
34 D. Fraioli, « L’image de Jeanne d’Arc : Que doit-elle au milieu littéraire et religieux de son temps ?», Jeanne d’Arc : Une époque, un rayonnement. Colloque d’histoire médiévale, Orléans – Octobre 1979, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1982, p. 191-202. J.-F. Kosta-Théfaine, « Le Ditié de Jehanne d’Arc de Christine de Pizan : un modèle d’architecture fondé sur l’utilisation de la symbolique des nombres», Cahiers de Recherches Médiévales, 3, 1997, p. 121-9. J. Blanchard et J.-C. Mühlethaler, Écriture et pouvoir à l’aube des temps modernes, Paris, PUF, 2002, p. 52.
35 L. Dulac, « Un écrit militant de Christine de Pizan : le Ditié de Jehanne d’Arc», Aspects of Female Existence : Proceedings from The St. Gertrud Symposium « Women in The Middle Ages», Copenhagen, September, 1978, Gyldendal, 1980, p. 115-34.
36 Ditié de Jehanne d’Arc, op. cit., XXX et LIV.
37 Juges 5, 12, Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Le Livre de Poche, 1988, p. 305.
38 Ditié de Jehanne d’Arc, op. cit., v.48-9 et v.57-61 : « Mais or vueil raconter comment / Dieu a tout ce fait de sa grace» ; « Oyez par tout l’univers monde / Chose sur toute merveillable ! / Notez se Dieu, en qui habonde / Toute grace, est point secourable/ Au droit en fin. […]»
39 Juges, 5, 4, op. cit., p. 304 : « Pour le Seigneur, moi, je veux chanter, / je veux célébrer le Seigneur, Dieu d’Israël.»
40 Ditiéde Jehanne d’Arc, op. cit. v.484-8 : « […] Mais j’entens / Qu’aucuns se tendront mal contens / De ce qu’il contient, car qui chiere / A embrunche, et les yeux pesans, / Ne puet regarder la lumiere.»
41 J. Blanchard et J.-C. Mühlethaler, op. cit., p. 53.
42 P. Contamine, « Mythe et histoire : Jeanne d’Arc, 1429», De Jeanne d’Arc aux guerres d’Italie : Figures, images et problèmes du XVe siècle, Orléans, Paradigme, 1994, p. 63-76.
43 T. Adams, « The Political Significance of Christine de Pizan’s Third Estate in the Livre du corps de policie », Journal of Medieval History, 35, 2009, p. 385-98.
44 D. Lechat, « Dire par fiction» : Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan, Paris, Champion, 2005, p. 457.
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Référence papier
Claire Le Ninan, « Portraits de l’écrivain en clergesse dans quelques œuvres politiques de Christine de Pizan », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23 | 2012, 243-258.
Référence électronique
Claire Le Ninan, « Portraits de l’écrivain en clergesse dans quelques œuvres politiques de Christine de Pizan », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 23 | 2012, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 10 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12836 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12836
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