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Pour une poétique de l'exemplum courtois

Post-scriptum

La perle du savoir courtois, un boniment de charlatan ?
Yasmina Foehr-Janssens
p. 101-104

Texte intégral

Mais la sagesse, où se trouve-t-elle ?
[…] L’abîme dit : elle n’est point en moi.
Elle ne se donne point contre de l’or pur,
Elle ne s’achète pas au poids de l’argent ;
[…] Le corail et le cristal ne sont rien auprès d’elle :
La sagesse vaut plus que les perles.
(Job 28, 12-18)

  • 1  L’histoire de Barlaam et Josaphat, version champenoise d’après le ms. Reg. Lat. 660 de la Biblioth (...)
  • 2  « Biaux doulz amis, je vuel que tu saiches que ge sui .i. marcheanz et si sui venuz de mont loing (...)
  • 3  « La pierre don ge te parol hai teil vertu sor les autres vertuz que j’ai nomees que nus ne la doi (...)
  • 4  On aura compris que Barlaam joue ici avec le double intertexte biblique que lui fournissent les pa (...)

1Barlaam le marchand possède une pierre qu’il ne montre pas1. Celle-ci rend la vue aux aveugles et aux muets la parole, et aux malades la santé et aux fous la raison et le sens2. Mais lorsqu’il s’agit de présenter cette merveille en public, son détenteur, soudain prudent, assure que, outre toutes ses autres merveilleuses vertus, la pierre précieuse possède une qualité encore supérieure : elle ne peut être vue que par un être entièrement chaste et sans péché, faute de quoi elle frappe de cécité et de folie celui qui prétend la contempler3. La ficelle est si grosse qu’elle évoque les procédés d’un charlatan ou d’un escroc. Après avoir vanté les pouvoirs extraordinaires du remède universel dont il prétend faire bénéficier son interlocuteur, le bonimenteur, sommé de donner la preuve de ce qu’il avance, invoque la puissance et la rareté de son talisman pour faire monter les enchères. Barlaam articule ici, à l’endroit de Josaphat deux rhétoriques contradictoires. La promesse d’un salut offert à tous, d’une guérison gratuite de toutes les blessures, de toutes les faiblesses, s’accompagne aussitôt d’une mise à l’épreuve des vertus du disciple. Josaphat sera-t-il digne de la pierre qu’on lui offre ? Pourra-t-on le comparer à la bonne terre qui reçoit la semence de la parole et la fait heureusement fructifier4 ? Voici que la rédemption devient conditionnelle :

Por ce di ge que se ge truis an ton cuer de bone terre qui doie porter du frut, je i semerai la divine semance et te descovrerai le mystere. (op. cit., p.50, l. 20-22)

2Mystère, le mot est lâché : l’apprentissage de Josaphat prend l’allure d’une initiation. La page de la légende de Barlaam et Josaphat que nous venons de lire dans sa version champenoise en prose démontre par quelle subtile manipulation des références évangéliques on passe de la prédication du salut libéralement offert à l’institution d’une religion ésotérique qui réserve la richesse de son savoir aux seuls élus. Certes, nous nous situons ici au cœur d’un des problèmes théologiques les plus ardus que pose la révélation chrétienne. La dialectique complexe de la grâce et des œuvres ou l’anneau de Moebius que forment, envers et avers d’une face unique, la miséricorde infinie de Dieu et la foi inconditionnelle du croyant empêchent de démêler jamais, dans la dynamique de la rédemption, le point d’origine d’avec ses effets. Certes, l’évangile laisse retentir à diverses reprises, et notamment à la suite de la parabole du semeur, l’anathème jeté par le prophète Isaïe contre « ceux qui ont des oreilles pour entendre et qui n’entendent pas» (Mt 13, 14-15 ; Mc 4, 12 ; Lc 8, 10) et le Christ lui-même, reprenant l’image de la perle, recommande de ne pas la jeter aux pourceaux (Mt 7, 6). Il n’en demeure pas moins que Barlaam en use ici avec Josaphat en examinateur sévère : le postulant a-t-il les qualités requises pour être admis au nombre des justes ? Il introduit donc une exigence d’excellence que la rhétorique évangélique ne présente jamais comme un critère de cooptation à la communauté chrétienne.

3Prendrons-nous donc la légende de Barlaam et Josaphat en flagrant délit de perversion de ce message chrétien qu’elle s’efforce apparemment de répandre ? Il semble bien que oui, si l’on songe que, lorsqu’il s’approprie la parabole de la perle et du marchand (Mt 13, 44-46), Barlaam en déforme complètement l’économie narrative. Le marchand évangélique ne cherche pas à vendre, ni même à offrir la perle merveilleuse, mais bien plutôt à l’acquérir. Enthousiasmé par sa découverte inouïe, il est prêt à brader tout ce qu’il a pour, dans une logique de dépense inconsidérée, se procurer ce qui, pour lui, ne saurait avoir de prix. De même, la parabole du semeur utilisée dans une logique de sélection du bon terrain dément entièrement la pente du récit de Jésus rapporté par les évangiles synoptiques (Mc 4, 2-9 ; Mt 12, 3-9 ; Lc 8, 5-8). Le semeur en effet sort pour semer et répand sa semence sur tous les terrains. La graine tombe où elle peut, dans la bonne terre comme sur le bord du chemin. Le don est universel, sa fructification est confiée aux aléas de la germination. Comment comprendre cette attitude élitiste qui introduit une grave distorsion dans le maniement des métaphores du Royaume ?

4Un soupçon nous saisit ici, à considérer la pratique de l’exemplum à la lumière du thème proposé par Marion Uhlig et Amy Heneveld. Un usage courtois de la narration exemplaire ne met-elle pas au jour, en mimant, mais en minant aussi les procédés de la prédication chrétienne, ce qui dans la mentalité courtoise résiste sourdement à l’universalisme de la bonne nouvelle ? « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclaves , ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et le la femme» annonce saint Paul (Gal. 3, 28). L’édification de la communauté chrétienne a raison des différences de sexe, de condition et d’origine.

  • 5  Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, publ. par F. Lecoy, Paris, Champion, 1965 (CFMA), v.134- (...)

5Or la sociabilité courtoise repose quant à elle sur le concept de distinction. Il s’agit de discriminer le noble et l’ignoble en appelant les membres d’une communauté d’élus qui exclut la laideur, la pauvreté et le manque d’élégance à incarner un idéal de bonne conduite, d’harmonie et de générosité. Le pari engagé par Barlaam sur la valeur de Josaphat, fils de roi, répond à cette typologie qui s’incarne aussi à merveille dans les différentes versions du Lai de l’Oiselet. Une nature en deuil de la courtoisie résiste à la violence et à la gloutonnerie du vilain ou de l’archer qui la menace. De même, une logique de démarcation gouverne l’édification du mur du jardin de Déduit, décrit au début du Roman de la Rose. Les figures repoussantes de la pauvreté, de la vieillesse, de l’envie ou de l’avarice tracées sur la face extérieure de la clôture marquent bien la volonté de tenir à distance toutes les formes de mal et de laideur5. Force est de constater que le projet du père de Josaphat qui prétend maintenir son fils à l’abri « de mort, de veille, de maladie, de povreté, ne d’autre chose qui sa joie et sa liesce terrienne li peüst amenuisier» (op. cit., p.38, l. 70-72) répond exactement au même modèle. Prisonnier du magnifique palais de son père Josaphat vit environné de « totes choses plaisanz et delitaubles» (ibid.).

6De plus, le marché de dupes mis en place par Barlaam (et de manière tout à fait parallèle par l’oiseau du Lai de l’Oiselet) lorsqu’il laisse espérer la perle comme bien suprême pour la refuser tout aussitôt à celui qui se sera pris de désir pour elle, n’entre-t-il pas dans un rapport d’homologie parfait avec la dynamique à laquelle conduit la rhétorique de la fin’amor ? La femme, rose ou marguerite incomparable, gemme sans prix dont la beauté exhibée suscite un amour irrépressible n’est-elle pas toujours interdite, refusée ? Le livre des Proverbes de l’Ancien Testament suggère déjà une certaine ressemblance entre la sagesse, féminisée comme objet du désir par la métaphore de la perle, et la femme vertueuse, tout aussi rare et précieuse :

Car la sagesse est meilleure que le corail
Et rien n’est plus désirable (Prov.8, 11)

Une femme de valeur, qui la trouvera ?
Elle a bien plus de prix que le corail. (Prov.31, 10)

7Faut-il alors penser que si la littérature des XIIe et XIIIe siècles annexe les métaphores évangéliques du salut, elle en déplace les enjeux au profit d’une culture aristocratique de l’excellence et que même une légende aux accents apologétiques comme celle de Barlaam et Josaphat se ressent de la priorité donnée aux aspirations d’une élite éprise de sa propre beauté ? Un tel constat, dans sa sévérité, reviendrait à taxer de leurre la pratique courtoise de l’exemplarité : il s’agirait de faire croire à l’orthodoxie d’un idéal mondain pourtant peu compatible avec les exigences de la foi.

8Mais en rester là serait naïf, car si elle est rusée, la pratique exemplaire de Barlaam ne perd jamais de vue son objectif dernier : mettre son élève sur la voie d’une quête d’absolu. C’est par le désir d’un objet hors de prix que le sage guide son élève. La promesse de la perle ou de la pierre précieuse capte l’énergie vitale de celui qui en entend parler à la manière d’un éblouissement amoureux :

Josaphat li respondi et dist : « Hay, enoraubles vellarz, se tu savoies con ge suis dessieranz d’oïr aucune bone chose et profitauble. Se te di qu’il me semble que touz li cuers m’arde dedanz le cors del grant dessierre que ge en ai.»

La dématérialisation de la métaphore, sa disparition de tout autre lieu que le langage qui l’exprime permet le dépassement de l’image. Lorsqu’elle est reconnue comme le comparant d’une réalité capable de s’offrir sans limite à la dynamique du désir, la perle devient un talisman dont Josaphat s’empare. Devenu à son tour marchand de paroles (op. cit., p.149, l. 29-31), le prince pourra faire tomber les barrières que son père érigeait pour le protéger du mal.

9La gemme sans prix est devenue le rempart contre l’angoisse de la mort. Cette constatation permet de réconcilier l’imagerie courtoise avec la dynamique de la parabole biblique. Elle nous rappelle en effet qu’une exigence de perfection est belle et bien inscrite au cœur du message chrétien. Ce n’est pas pour rien que le Christ place au centre de ses récits un espace utopique qu’il nomme Royaume. Selon la promesse du fils de l’homme, chacun est roi, distingué, aimé, choyé comme un prince. Le Royaume accueille une humanité rédimée de toutes ses faiblesses et de son ignominie. Mais pour ce faire, il faut que la perle se vende et s’achète à un prix fou, moyennant quoi, la porte du palais s’ouvre pour inviter à la noce ceux qui se trouvent au dehors (Mt 22, 1-10 ; Lc 14, 15-24). Autant dire que les paraboles intègrent et valorisent le risque inconsidéré et le pari inconditionnel de l’amour, exactement comme le font les narrations courtoises. La sociabilité courtoise redevient soluble dans la révélation chrétienne pour peu que l’on accepte d’inscrire les aspirations et les incertitudes du désir parmi les promesses de l’espérance, de la foi et de la charité.

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Notes

1  L’histoire de Barlaam et Josaphat, version champenoise d’après le ms. Reg. Lat. 660 de la Bibliothèque Apostolique vaticane, éd. par L. R. Mills, Genève, Droz, 1973 (TLF). Le passage commenté ici se trouve aux pages 48-50.

2  « Biaux doulz amis, je vuel que tu saiches que ge sui .i. marcheanz et si sui venuz de mont loing et ai aportee une preciouse pierre si bone que nus ne vist onques ne la mostra nelui […] ge te di qu’il n’est nule richesce en terre qui la vaille, quar ele rent aus avulglex lor veüe, et aux muz la parole, et as melades senté, et as fox sen et savoir» (éd. cit., p. 48, l.35-42).

3  « La pierre don ge te parol hai teil vertu sor les autres vertuz que j’ai nomees que nus ne la doit veoir s’i ne l’ai veüe des ieulz mont seinne et mont entierre et le cors chaste et sans vilenie de pechié. Et se nus l’avoit sanz ces .ii. choses, si l’en meschiet si duremant qu’il am pert le senz et tant pou de veüe com il hai» (éd. cit., p. 49, l.56-61).

4  On aura compris que Barlaam joue ici avec le double intertexte biblique que lui fournissent les paraboles du semeur (Mc 4, 2-9 ; Mt 12, 3-9 ; Lc 8, 5-8) et du marchand à la perle (Mt 13, 44-46).

5  Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, publ. par F. Lecoy, Paris, Champion, 1965 (CFMA), v.134-464.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yasmina Foehr-Janssens, « Post-scriptum »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23 | 2012, 101-104.

Référence électronique

Yasmina Foehr-Janssens, « Post-scriptum »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 23 | 2012, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12813 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12813

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Auteur

Yasmina Foehr-Janssens

Université de Genève

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