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Hommage à Jean Dufournet

Réponse de Monsieur Jean Dufournet

Jean Dufournet
p. 12-15

Texte intégral

1Chers Amis,

2Je suis très touché par cet hommage que vous avez tenu à me rendre, par ce troisième volume de Mélanges ; je vous en remercie tous de tout cœur, et en particulier les deux organisateurs, Luca Pierdominici et Élisabeth Gaucher-Rémond.

3Je n’en méritais sans doute pas tant, moi qui n’ai été qu’un modeste passeur. Je reprends ici un mot d’Élisabeth Gaucher.

4Passeur dans mon enseignement. Il est vrai que j’ai eu un plaisir constant à faire connaître les chefs-d’œuvre et toutes les œuvres de la littérature médiévale, de la Chanson de Roland aux Mémoires de Commynes.

5Passeur par mes recherches et mes publications. J’ai eu, en particulier, la chance de pouvoir constituer, pour mon plus grand plaisir, ma propre bibliothèque médiévale, en éditions bilingues, dans la collection G.-F.

6Passeur aussi en tant que directeur de collections chez Champion, collections ouvertes à toutes les méthodes et à tous les points de vue, à condition, bien entendu, qu’ils soient bien étayés et fidèles à la rigueur scientifique. J’ai pu ainsi publier de nombreuses thèses qui font honneur à la recherche française et dont j’ai constaté la grande qualité. Mais c’est grâce à Michel Slatkine que j’ai édité tant de livres, dans une période si difficile pour les publications scientifiques.

7Je suis très sensible à cette nouvelle marque d’amitié et de fidélité, si précieuse par les temps qui courent.

8Aujourd’hui, grâce à vous, je comprends encore davantage qu’on n’existe pas, qu’on ne peut exister sans les autres. C’est une vérité dont je fus persuadé très tôt.

9Les autres, pour moi, ce furent d’abord ma femme Michelle, ma compagne depuis près de soixante ans, mes trois enfants et mes petits-enfants, ma famille de Thônes. Michelle et les enfants m’ont constamment assisté pendant les longs mois de mes maladies. Ils ont été présents aux moments les plus cruciaux : je leur dois d’avoir survécu.

10Les autres, ce furent aussi les étudiants de mes différentes universités : Rabat, Clermont-Ferrand, Montpellier, Paris. Ils n’ont cessé de me stimuler par leur attention, leur enthousiasme et leur attachement. Je peux vous révéler aujourd’hui que ce sont eux qui m’ont retenu en France, alors que j’avais eu les propositions très avantageuses d’universités américaines, en particulier de celle de Charlottesville, où j’aurais pu aussi travailler sur les archives de deux écrivains qui me sont très chers, Marcel Schwob et William Irish. Mais je n’aurais jamais eu là-bas les publics que j’ai eus en France, nombreux, doués et passionnés, tant en licence que dans les séminaires et les cours d’agrégation.

11Parmi les autres, je fais une place particulière à mes thésards, que je retrouvais le vendredi matin dans mes séminaires du 48 bd Jourdan. Ils sont devenus des amis et ont fini par constituer une grande famille dont je suis très fier tant pour la qualité de leurs travaux que pour leur rayonnement. Cette longue fréquentation a créé des liens qu’il est impossible de rompre. Aucune amitié, aucun amour ne s’achève jamais. Tout homme porte en soi leurs vestiges. On peut les oublier un certain temps, mais l’oubli ne les élimine jamais.

12Je ne saurais oublier les maîtres avec qui j’ai travaillé et qui m’ont aimé. Pierre Le Gentil, mon second père, qui nous accueillait au retour des Alpes dans sa maison de Villotte-sur-Ource, mais aussi Jean Frappier, Félix Lecoy, Claude Régnier. Ces maîtres m’ont tout donné sans que je leur demande rien. La vie était alors plus facile. Un maître vous téléphonait de Paris pour vous dire : il y a un poste pour vous dans telle ou telle université ; si cela vous intéresse, écrivez au doyen. L’on écrivait alors et l’on obtenait le poste.

13Qu’aurais-je été sans les collègues et les amis, qui ont allégé pour moi le poids de la vie ? Certains ont disparu prématurément, me laissant au cœur un chagrin dont je ne parviens pas à me remettre. Quelques-uns ont beaucoup compté pour moi : Pierre Albouy, Andrée Méline, Claude Faisant, Jean-Claude Aubailly, Ottό Süpek, Roger Dragonetti, Daniel Moutote, Jean Larmat, Emmanuèle Baumgartner, Nelly Andrieux-Reix, Mike Freeman. De chacun j’ai des souvenirs si précis qu’ils ravivent sans cesse ma douleur.

14J’ai eu la chance insigne d’être soigné et suivi pour mes trois cancers par des médecins hors de pair de l’Hôpital Henri Mondor à Créteil. Humains et compétents, ils ont mis tout leur savoir et leur énergie à me sauver. Je leur voue, à eux et au personnel de leurs services, une vive reconnaissance, ainsi qu’au regretté Alain Harf qui, pendant ces longs mois, est venu me voir quotidiennement.

15Enfin, il y a, parmi les autres, mon ami Michel Slatkine. Sans lui, sans Sylvie Duhamel, je n’aurais pu me réaliser pleinement, ni réaliser ce que j’ai fait dans le cadre des Éditions Champion. Éditeur inventif et rigoureux, Michel Slatkine a mis sa grande culture au service de la belle édition, publiant sans rechigner les thèses, parfois imposantes, que je lui proposais. Il n’a cessé d’innover, quitte à ne pas être toujours suivi par les libraires et à devoir arrêter certaines collections, comme celle qui avait pour nom « Fleuron » qui voulait offrir aux lecteurs des livres de poche reliés tels que le Journal d’un intellectuel au chômage de Denis de Rougemont ou La Jeune fille verte de Paul-Jean Toulet.

16Ma vie s’est poursuivie au prix de renoncements dont quelques-uns m’ont été douloureux.

17Ainsi ai-je été contraint à ne plus faire de montagne. Mes dernières sorties datent de l’été 1991, alors que j’avais connu en altitude, au-dessus de 2500 mètres, un bonheur absolu, sans mélange. Je m’y sentais délivré des médiocrités de l’existence, que je fusse seul ou accompagné.

18J’ai dû renoncer à retourner au Japon et au Canada, à découvrir le Brésil où j’avais été invité. Certes je me plais dans toutes les régions de

19France, et en particulier dans ma Savoie natale, j’aime y revenir. Mais j’ai toujours été très heureux de connaître le dépaysement par de longs séjours dans des pays lointains, tels que l’Afrique du Sud, le Japon, les États-Unis et le Canada, ou dans des terres plus proches de notre Europe, tout spécialement en Hongrie, en Finlande, en Italie. C’est un grand privilège que j’ai eu, et qui m’a fait connaître d’autres mentalités. Je ressens toujours en moi ce côté cosmopolite qui fait bon ménage avec mon goût du terroir.

20J’ai dû renoncer aussi aux longues investigations pour préparer mes cours de licence et d’agrégation, aussi bien que mes séminaires, devant des étudiants exigeants qui m’ont forcé constamment à changer de champ d’investigation. Comme l’a écrit Hubert Nyssen,

21« Le vieillissement ne consiste pas dans un lent déclin, mais dans une suite de sauts à l’élastique. On est soudain poussé dans le dos, on plonge, on voit l’abîme d’un peu plus près, on rebondit plusieurs fois, et, avec un peu de chance, on se rétablit, mais jamais au niveau d’où l’on avait sauté. Cependant, à celui où l’on s’arrête, j’en ai fait l’expérience, on peut s’établir pour une période assez longue. »

22Ces renoncements se sont faits naturellement. Et maintenant je passe la main à des collègues plus jeunes pour la direction des collections qui m’ont permis de rester au cœur de la recherche en médiévistique dont la qualité et la diversité, trop méconnues, m’ont toujours rempli d’admiration.

23Vous aurez compris que je ne regrette rien. Sans doute aurais-je pu avoir une vie plus paisible, moins travailler, consacrer plus de temps à l’amitié. Mais était-ce dans ma nature ? Je ne le crois pas.

24En tout cas, ce que je sais, c’est qu’on peut très bien vivre quand on se sait ou qu’on vous dit en sursis. Je sais aussi que les grandeurs d’établissement, les distinctions ne valent pas l’éclat d’un arbre en automne, le chant d’un oiseau au petit matin, le sourire d’une mère et d’un enfant. Je peux y ajouter un enseignement que j’ai tiré de la fréquentation de Cioran que je tiens depuis toujours pour un grand écrivain (il vient d’ailleurs d’être admis dans la Pléiade). Je suis proche de lui car il m’a appris une vérité fondamentale : seul le pessimisme est la condition d’un certain bonheur, et l’optimisme est la voie la plus sûre des désastres. Cioran, avec d’autres, a dissipé les illusions, dénudé les sentiments. Comme lui, je suis inconsolable et gai.

25Je dirai aussi que la nature humaine a une grande capacité de résistance. Depuis longtemps, je suis sensible à la beauté de ce mot. Résistance à l’excès et à la démagogie, à la dissolution du moi, aux multiples formes de l’oppression. Le mot de résistance est si beau qu’il est devenu un nom propre, que je me plais à illustrer par ce poème de Pierre Emmanuel :

Des hommes
Ont su mourir
Pour demeurer des hommes.
Par-dessus les épaules
De leurs tueurs,
Ils voyaient leur maison,
Leur femme,
Leurs moissons,
Leur pays d’arbres et de fleurs.
Et pour ne pas crier
Ils enfonçaient les ongles
Dans l’azur.

26J’arrive au temps de la méditation et de la contemplation, un peu comme ces hommes du Moyen Âge qui se retiraient dans un ermitage.

27Il faut continuer à vivre, tout en pensant que notre vie est un labyrinthe inachevé de questions à demi posées et de réponses fragmentaires. Chacun de nous est un tisserand qui travaille sur de nombreux métiers dont il oublie plus d’un. Mais, en fin de compte, ce qui importe, c’est de mener un seul modèle jusqu’au bout, et qu’il en vaille la peine. J’ai essayé de le faire, et je le souhaite à chacun de vous, qui êtes mes amis, tout en vous redisant mon affection et ma gratitude.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Dufournet, « Réponse de Monsieur Jean Dufournet »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23 | 2012, 12-15.

Référence électronique

Jean Dufournet, « Réponse de Monsieur Jean Dufournet »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 23 | 2012, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12798 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12798

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