Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux, dir. Elodie Burle-Errecade et Valérie Naudet
Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux, dir. Elodie Burle-Errecade et Valérie Naudet, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence (« Senefiance » 56), 2010, 282p.
ISBN 978-2-85399-733-1
Texte intégral
1Cette collection d’articles est la publication du colloque annuel du CUERMA. Elle s’ouvre sur la contribution de Vincent Ferré, spécialiste de J.R.R. Tolkien, dont l’œuvre est, pour lui, le marqueur idéal du thème du présent volume, à la croisée de l’érudition et de la création. La distinction qui s’impose entre « ce qui fait » médiéval ou moyenâgeux dans cette fiction est ici recentrée sur deux motifs en particulier, l’amour courtois et le modèle tristanien. Ces rapprochements sont guidés par des présupposés qui ne doivent pas conduire le lecteur à une fiction critique, mais rester clairement conscients malgré leur choix subjectif. La visée théorique de l’étude est avantageusement enrichie par celle qui est son pendant à la fin du volume et qui pose les termes du débat en toutes lettres : médiévalisme, moyenâgeux, médiéval. On regrette peut-être qu’un tel apport apparaisse en conclusion. Il aurait permis de cadrer subtilement l’ensemble. En partant du constat de la différence édifiée en France dans la terminologie relative au Moyen Âge – « seul le français a su canaliser ces préjugés et leur charge désapprobatrice pour garantir la neutralité scientifique et la pleine valeur référentielle du terme médiéval » –, Mark Burde en retrace un bref historique et procède à une subtile analyse lexicale : « le moyenâgeux tend à partir dans les dérives d’une imagination moderne façonnant un passé plus fidèle aux besoins d’une fantasmagorie volatile qu’à l’exactitude savante et la compréhension raisonnée ». Dans cet affrontement, qui a droit,qui a tort ?En effet, le reproche d’anachronisme adressé, selon l’auteur, aux créations moyenâgeuses ou artistiques, peut être battu en brèche par la nature flottante de l’imaginaire du Moyen Âge qui fait d’un prince troyen le fondateur de la Grande Bretagne, ou par les envolées des glosateurs chrétiens des écritures hébraïques qui n’ont rien à envier, en termes d’approximation, aux libertés prises par un Viollet-le-Duc ou un Victor Hugo. C’est un discours de réconciliation qui nous est ici présenté, une légitimation des résonances post-médiévales du Moyen Âge, un encouragement à se plonger dans les pages du présent livre qui, pour emprunter sa formule à Mark Burde, œuvre « à la valorisation de notre période de prédilection sous toutes ses formes authentiques aussi bien que celles qu’a pris sa réception ».
2Vingt-deux articles se déroulent, entre la partition initiale des termes et leur concorde ultime, divisés en cinq sections respectivement intitulées : (1) Fantasy ; (2) Artes ludendi ;(3) Réminiscences littéraires, XIXe et XXe siècles ; (4) Heur et malheur du personnage ; (5) Vestiges du Moyen Âge.
3Pour Anne Larue, le Moyen Âge, en tant que référence commune aux Seigneurs des anneaux et à Don Quichotte, permet d’atteindre le « monde-autre » défini par Michel Perrin : celui de l’amour de l’art, une composante importante des deux textes où Don Quichotte, fou de littérature, déchaîne la littérarisation générale de la vie et Frodon, décrit comme un héros picaresque, compose à son tour, à la mort de Gandalf. Frodon, devenu le double de Tolkien, est le renvoi à un Moyen Âge sans histoire, légendaire : « le moment de l’art ». Dans le registre de la fantasy, les réécritures arthuriennes proposent un Moyen Âge fondé sur des sources dont elles ne proposent aucune contextualisation historique et intertextuelle fiable. Anne Besson identifie là une remontée aux origines de ce « sous-genre plutôt bâtard des littératures de grande diffusion » ; nous verrons que ce mouvement d’excavation à l’œuvre dans la littérature arthurienne contemporaine prolonge celle inaugurée dès le XIXe siècle par les Romantiques et constituant déjà ainsi une tradition littéraire. Les traces en sont multiples et pratiquement constantes : emprunts onomastiques à l’« effet archaïsant garanti vu leur exotisme orthographique », graphies imprononçables, structure en cycle, etc. Il se veulent gage d’authenticité, un concept diversement décliné selon la datation de l’œuvre moderne et les intentions des auteurs. En contrepartie, cette mystification médiévalisante reçoit du lecteur sa complicité qui en fait le succès commercial. La question reste de mesurer l’impact littéraire de ces récits pléthoriques dont la valeur s’éteindra avec le nombre des années. Le dépaysement garanti par la réécriture arthurienne prend une dimension philosophique chez C.S. Lewis, théoricien majeur de la fantasy moderne, qui revisite la légende, dans That Hideous Strength, à travers un personnage de Merlin inspiré de celui du Brut de Layamon. Anne-Isabelle François lit le roman de ce médiéviste universitaire comme un plaidoyer humaniste contre la technocratie moderne. Dans cette lutte entre le bien et le mal, Lewis oppose un état totalitaire contemporain et le royaume spirituel de Logres qui incarne l’essence éternelle de l’Angleterre. Il se définit ainsi comme un guide et comme la mauvaise conscience de la modernité. Ces principes sont activés à travers Merlin qui réapparaît à l’époque de la narration. Le roman montre l’opposition entre le moyenâgeux qui inspire la peur et le médiéval qui restitue à la réalité sa couleur et sa complexité. A.-I. François étudie les stratégies narratives utilisées pour convaincre le lecteur ignorant des possibles écartés par la science technique, comme la merveille. Mais la vision du monde reste bipolaire et le fossé infranchissable entre les deux époques.
4Le Moyen Âge stigmatise depuis l’époque romantique cette valeur ajoutée accordée au passé. En littérature, divers genres en témoignent : le théâtre, le roman, l’essai ou l’annale historique, bientôt dissociés de la littérature. Mais c’est dans sa dimension historique que s’ancre la recherche d’une légitimité argumentative pour confronter l’époque avec ses manquements sociaux, politiques ou religieux. Recomposé, le Moyen Âge se révèle une période plastique, au gré des oeuvres qui le convoquent, bien que repoussoir inlassable et farouche du présent. Charles VII recréé en héros romantique sous les traits d’un personnage shakespearien (Patrick Latour) suscite, depuis les scènes théâtrales de Lebrun et Dumas, l’infléchissement de la science historique. Marchangy, avec sa Gaule poétique en huit volumes, invite à reconsidérer le Moyen Âge sur lequel il s’attarde, ouvrant ainsi la voie à Nerval, Nodier, Hugo et Mérimée qui trouveront, rassemblés en son œuvre, les morceaux épars d’une période disséminée (Isabelle Durand-Leguern). Les accroches sont déjà celles qui séduisent les auteurs de fantasy : fascination du mot et des contrastes qu’il inspire, potentialité du merveilleux, ascendant de l’imagination sur la raison, rempart contre les dérives du présent, et surtout, à l’époque de Marchangy, création d’une mythologie nationale voire contre-révolutionnaire. Mot fourre-tout, le Moyen Âge ? Peut-être, mais seulement parce qu’il synthétise la différence là où on ne l’attendrait plus. A l’obscurantisme de l’Inquisition, à l’indifférence en matière de religion, les Néo-catholiques opposent l’époque comme « un âge d’or de la foi et une période de puissance pour l’église » (Guilhem Labouret). Montalembert, Chateaubriand, Lacordaire en cherchent « le symbolisme profond », un idéal pour l’Eglise contemporaine sous la Restauration, le fouillent comme un objet d’étude scientifique, un fonds littéraire (poésie et matière de Bretagne). Puis la flamme s’éteint après les années 1850. Parallèlement (Pierre Triomphe), François Guizot consacre quatre volumes de ses travaux à la période médiévale qu’il estime être le temps des origines, encore, un temps où se constituent les éléments de la civilisation moderne en dépit du clivage de l’Ancien Régime. Des ordines, il tire avant l’heure le schéma dumézilien sur une base sociale : ces « classes » auxquelles Karl Marx confiera sa lutte. Toutefois, la science historique est encore de la littérature : les artifices stylistiques et rhétoriques (présent de narration, métaphores, caractérisants traduisant l’étonnement, sources littéraires contemporaines) tissent des liens entre ces deux disciplines dont le décrochage n’est pas encore très net. Guizot nous invite à faire nous-mêmes la part entre le médiéval, l’histoire, et le moyenâgeux, la littérature. Le XIXe siècle cherche dans la scission bipolaire ou le jumelage ennemi un équilibre instable. Notre-Dame de Paris illustre ce manque d’aplomb et fait école : « L’aspect sérieux du faux documentaire hugolien laisse une grande impression sur la mémoire collective en France et dans le monde » (Caroline Cazanave). La tension entre le médiéval (scientificité) et le moyenâgeux (fantasmagorie et liberté) est féconde, à preuve les innombrables productions inspirées par le roman. Mais la fidélité au texte est obsolète : la matière quasimodienne, semble-t-il, éclipse la controverse alors que, chez Hugo, « le domaine savant et la fiction débridée se disputaient le terrain ».
5Au XXe siècle, la dispute prend une coloration nouvelle car l’art s’exhibe, ou plutôt l’artifice, sous le prétexte du roman. La distance se creuse avec le passé. On ne revendique plus le Moyen Âge. On s’en sert sur la base de l’anachronisme, « une cacophonie chronologique », sur celle d’un modèle inédit, en empruntant des voies inexploitées, ou dans une quête de transcendance. Filon inépuisable, il se prête à toutes les audaces littéraires sans démentir sa fondamentale altérité. L’OULIPO en fait un champ d’expérience, avec Calvino, Queneau et Roubaud, dont les textes forment un corpus insolent, une poésie du non-sens. Le lecteur cherche un Moyen Âge improbable « derrière la fonction ludique des anachronismes » (Séverine Abiker). Les contraintes narratives propres à l’OUvroir renouent avec le principe des conventions, essentiel à l’époque médiévale. Les ressorts de cette littérature, le jeu de mot, les glissements et le « désordre » des discours, l’ironie sont tournés vers l’activation d’un mouvement précipité, celui du passé, qu’ils rendent présent. Chez Audiberti, la farce cède au théâtre, devant la quête poétique d’une vérité émergeant d’une autre cosmogonie, naturelle et innocente, à travers le mythe de Mélusine traité en trilogie (Nelly Labère). La forme cyclique de l’œuvre signifie le retour possible du Moyen Âge envisagé, de nouveau, sous ses deux angles : le médiéval ou « plénitude consentie à la totalité de la somme des possibles », et le moyenâgeux ou « face historiée de l’obscurantisme ». La permanence de la direction axiale du couple lexical ne surprendra pas. Il disparaît, pourtant, lorsque l’hagiographie investit le champ romanesque (Aude Bonord). Le personnage du saint et du mystique donne un nouveau souffle à la création littéraire. Ils deviennent ainsi parfois chez Blaise Cendrars, Joseph Delteil, Christian Bobin et Sylvie Germain des repères pour la modernité en élargissant l’être au-delà du rationnel et pour lui faire reprendre conscience qu’il peut dépasser sa propre finitude. C’est un discours spiritualiste qui se forge là, à la recherche d’un langage authentique, libéré des règles syntaxiques, oralisé, régi comme dans le peuple par l’émotion et non l’intellect. Pour Florence Playe-Faure, le Moyen Âge de Pierre Michon exploite la notion de trace fondatrice et se concentre sur la question des origines de la société actuelle, sur celle de notre imaginaire, sur la nature de la fiction. Ce regard esthétique définit l’écriture comme un deuxième acte, succédant à la lecture, car la création ne peut s’y faire que par référence à une auctoritas : « Chaque œuvre est une aventure de lecture. » Les époques considérées sont peu exploitées par ailleurs : le Haut Moyen Âge et l’an 1000 dans Mythologies d’hiver, 976 pour le début d’Abbés. Leurs représentations relèvent de l’hypotypose médiévale, mais elles suscitent des hésitations interprétatives, mettant en jeu la « croyance », du déchiffrement des signes dont le premier Moyen Âge symbolise la naissance dans « un monde de mélange de paganisme et du premier christianisme », un « syncrétisme religieux », privilégié par rapport au monde guerrier, où l’écrivain est un « fabricant de texte » et l’écriture atteint l’expérience quasi extatique. Il est donc du Moyen Âge comme d’un temps désencombré des faillites modernes et qui, trituré par l’écriture, paraît pouvoir en soustraire. Jean-Louis Benoît renchérit dans une dénonciation du discrédit porté sur l’époque médiévale par la culture anti-cléricale radicale née de la Révolution, quand Umberto Eco voit dans le Moyen Âge une « réponse post-moderne au moderne » pour donner un sens spirituel à un monde en crise.
6A ces réflexions existentielles, la modernité oppose un usage du Moyen Âge plus léger dans la pratique des jeux de rôles. L’histoire n’apparaît que pour stigmatiser les conditions pré-industrielles, féodales et pré-urbaines de l’époque. Le Moyen Âge invoqué y renvoie à une atmosphère de forces invisibles ouvrant le jeu à la merveille et au fantastique (Charlotte Bousquet). Ces constituants esquissent un exotisme possible à l’intérieur d’une tradition socio-historique, une remontée vers le rêve enfantin. Sur le plan conceptuel, le Moyen Âge des Jeux Grandeur Nature incarne positivement la condition prémoderne « des critiques du présent » (Gil Bartholeyns). Dans la chanson, le Moyen Âge est moyenâgeux et fantasmagorique. Il ouvre des possibles sans référence appuyée à l’époque. Villon, chez Brassens, devient frère de discours dans le plaisir de l’hypertexte. Massilia Sound System travaille sur la topique du troubadour dans un souci de faire contrepoids au centralisme parisien sous le patronage des premiers poètes occitans. Le « hoquet » jouant sur le silence inspire les créations de Chanson Plus Bifluorée, le plain-chant « uni, égal, aisé, clair », Jacques Bertin, etc. (Cécile Cecchetto).
7Le frère médiéval peut s’affranchir de la figure du héros poétique, lyrique ou grégorien. Il se dresse alors aux confins de l’imaginaire recréé par un désir de refondation culturelle, voire par une fierté ethnique. Il se diabolise sous des traits féminins ou sous ceux de l’ogre. Alexis Léonard retrace le mythe d’un âge d’or de l’antiquité celtique pré-romaine que le choc des civilisations aurait fait disparaître. Cette aurore supposée de l’Europe occidentale suscite, depuis Macpherson et la montée des nationalismes romantiques, des mouvements incertains de repli celtisant, druidique, poétique motivés par la certitude d’une appartenance. Légitimité du sang celte, de la résidence en terre celte, du lien symbolique pallient l’absence de sources écrites qui donneraient un socle scientifique à la celtomanie. A travers l’étude de deux tableaux d’Evariste Luminais présentés au salon de 1894, Caroline Olson explore à son tour une antiquité barbare et un autre mythe : celui du viking. Il incarne la figure de l’aïeul. Les sagas du XIIIe siècle relayées par le roman historique documentent, jusqu’au XIXe siècle, le « gothicisme » et auréolent « l’ancêtre Viking d’un prestige sans mesure ». Le personnage construit par les récits contemporains de ses raids, réhabilité par la théorie des climats de Montesquieu, puis idéalisé aveuglément, s’affirme en concurrence du Breton taillé dans les légendes de pierre et les brumes océanes. Pirate à l’origine de la chrétienté, le terme prend « un sens ethnique et une majuscule » lors du XXe siècle qui endure ses dérives dramatiques : les représentations exaltées de la race aryenne. De nos jours, son avatar est un surhomme, parangon de la virilité, mais encore funestement connoté. Si l’on sait faire la part des choses entre le médiéval et le moyenâgeux dans l’identification de cette figure, en revanche, la confusion règne sur celle de la sorcière faussement datée du Moyen Âge par l’imaginaire populaire (Maryse Simon). Émergeant d’un paroxysme historique du XVIIe siècle, la croisade du chevalier Pierre de Rostéguy de Lancre, elle se construit en Europe à partir du procès de Jeanne d’Arc (1431), avec Le Marteau des sorcières de Henrich Kramer (1486), son vol apparaissant pour la première fois dans Le Champion des dames de Martin Le Franc (1440-1442). Malgré tout, son symbolisme ne sera pas fixé à la fin de la période. Il se dégrade au XVIe siècle, de même que le statut social et légal de la femme. La sorcière parvient à sa caricature actuelle au XIXe siècle avec les contes des frères Grimm qui la relèguent au fond des forêts alors que son nez se busque jusqu’au crochet avec la montée de l’antisémitisme. Pourtant, la sorcière a ses défenseurs en la personne de juristes détracteurs de sa traque, de celle de Michelet qui l’apparente précocement à une figure féministe, de la littérature de jeunesse contemporaine (Harry Potter)ou de la télévision (Ma sorcière bien aimée). L’image de la sorcière repose en général sur une vision fantasmagorique qui ne retient du Moyen Âge que sa face sombre, moyenâgeuse. L’attrait de la sexualité débridée et du démonisme qui accompagne cette figure féminine trouve un répondant dans un seigneur médiéval, Gilles de Rais, dont les crimes suscitent nombre d’études dans le cadre de la « clinique historique » ou « archéologie pathologique » qui naît au XIXe siècle. On recherche dans son ascendance, dans ses lectures, dans son hérédité les sources de ses vices (Zrinka Stahulgak). Le Moyen Âge au service de la science médicale, en somme.
8La dernière section du volume est consacrée à l’art d’un point de vue patrimonial, pictural et décoratif, enfin éditorial. Laure Foulquier retrace l’évolution de la conservation des « monuments de l’art », depuis la constitution d’un Moyen Âge romantique pensé par les auteurs littéraires, Chateaubriand et Hugo notamment, sur les « ruines amoncelées », jusqu’à la fondation d’institutions responsables de leur sauvegarde. Ce progrès initié à la Révolution par la création de musées « meublés des confiscations pour régénérer et instruire le peuple », sans compétences particulières, ni ressources financières fiables, est interrompu voire annulé au cours d’un XIXe siècle qui est hostile à ses décisions. Flaubert et Stendhal, eux-mêmes, accompagnent ce recul, en se prononçant sur la « barbarie architecturale » du temps passé et en dénigrant sa sculpture. Pourtant, en 1823, Hugo fustige l’inertie des autorités contre le pillage spéculatif de la Bande Noire. Avec l’avènement de la Monarchie de Juillet, la politique de conservation est désormais régie par une autorité centrale, et l’Etat dirige les initiatives éparses pour la conservation du patrimoine. Il aura fallu la belle énergie romantique pour sauver d’une irrémédiable destruction les monuments mutilés. De l’autre côté de la Manche, l’architecture, l’enluminure et les mythes médiévaux exercent une fascination particulière sur toute une génération d’artistes auto-désignée, vers 1848, par le terme de pré-Raphaélite. Edward Burne-Jones, que Julia Drobinsky propose de suivre dans son cheminement d’esthète et d’érudit, fournit l’exemple d’une production qu’on n’oserait dire moyenâgeuse, mais que l’on qualifiera de médiévalisante. La distinction lexicale exposée dans le propos liminaire de cette recension élucide le sens de cet anglicisme qui accorde une valeur propre à l’art de ce siècle, inspiré par l’esthétique médiévale. Entré en Moyen Âge par la lecture de Thomas Malory, Burne-Jones fréquente les manuscrits et les enluminures jusqu’à acquérir « une pleine maîtrise de l’iconographie ». Entrepreneur et artiste, il réalise les sujets arthuriens qu’il crée sous forme de tableaux à l’huile, de vitraux, de tapisseries, de carreaux de faïence ou de meubles peints réalisés par l’entreprise « Fine Art Workmen » de Morris, Marshall, Faulkner & C°. Bien que séduit par les maîtres de la Renaissance italienne, il restera fidèle au Moyen Âge dont il a su parfaitement assimiler les traits stylistiques typiques. Lorsqu’il fonde Kelmscott Press avec Morris, en 1891, « son art épouse au plus près le travail de l’enlumineur » en tentant de « ressusciter le style des miniatures et des bois gravés des XIVe et XVe siècles ». Avec le Kelmscott Chaucer, ultime actualisation de la mise en abyme du livre dans le livre, il exécute une édition précieuse qui se veut « le lieu de résurrection du livre médiéval », en geste d’hommage. Préalablement, l’idée d’illustrer un texte ancien par une image contemporaine germe en 1837 à propos de l’édition de la Légende dorée. En 1850, elle est devenue un principe diffusé largement. Nathalie Pineau-Farge en retrace les aléas, dans les années 1870-1880, à propos de textes pilotes en la matière : La Conquête de Constantinople avec la continuation d’Henry de Valencienne de Villehardouin et l’Histoire de Saint Louis, Credo et Lettre à Louis X de Joinville par Firmin-Didot, les Chroniques de Froissart et Les Chroniqueurs de l’histoire de France depuis les origines jusqu’au XVIe siècle par Mme de Witt, née Guizot, ainsi que L’Histoire de France racontée par les contemporains de Berthold Zeller, chez Hachette. Après des tâtonnements et des erreurs de jugement promouvant d’abord une utilisation archéologique des images d’objets, de miniatures, de vitraux, de sites médiévaux, etc., puis, dans un second temps, l’« illustration d’interprétation », les éditeurs vont allier les deux principes pour parvenir à un agencement perceptible, mais non théorisé, dont les liens de complémentarité ne sont ni pleinement perçus ni signalés. Mais la progression des images répond à une distribution logique orchestrée par une gradation pédagogique d’éducation visuelle au Moyen Âge. Le texte est édité selon les mêmes principes. On passe ainsi, pour le corpus considéré, de l’illustration moyenâgeuse à une illustration du Moyen Âge.
9L’ensemble des contributions semble s’accorder sur la dichotomie traditionnellement inscrite dans le couple moyenâgeux / médiéval. La question d’un dépassement s’inscrit naturellement dans le lexique emprunté aux anglo-saxons, médiévalisant, qui redore le blason moyenâgeux en lui accordant tout le crédit associé à la belle innovation esthétique du style « gothique » insulaire à une époque où la Révolution se débarrassait du Moyen Âge.
Pour citer cet article
Référence électronique
Miren Lacassagne, « Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux, dir. Elodie Burle-Errecade et Valérie Naudet », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 25 novembre 2012, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12774 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12774
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