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2012

Miracles d’un autre genre. Récritures médiévales en dehors de l’hagiographie, études réunies par Olivier Biaggini et Bénédicte Milland-Bove

Marie-Céline Isaïa
Référence(s) :

Miracles d’un autre genre. Récritures médiévales en dehors de l’hagiographie, études réunies par Olivier Biaggini et Bénédicte Milland-Bove, Madrid, Casa de Velázquez, 2012, 344p.

ISBN 978-8-4968-2080-7

Texte intégral

1Les études d’hagiographie médiévale ont bénéficié depuis les années 1970 d’un renouveau fécond : nul ne penserait plus désormais à contester que l’hagiographie est un lieu de création littéraire, le résultat de filiations, de variations et de jeux d’écriture, certainement pas la simple mise par écrit d’événements passés qu’il conviendrait de trier pour démêler le vrai du faux. De fait, l’hagiographie n’a pas été traitée par l’ère du soupçon différemment des autres sources écrites, toutes déconstruites, mises à distance, analysées dans leurs stratégies narratives, etc. ; mais pour ces textes où le surnaturel affleure à chaque ligne, le passage de la lecture positiviste hyper-critique à la lecture compréhensive de l’analyse littéraire a apporté une réhabilitation plus essentielle : de mensongère car crédule, l’hagiographie est devenue le domaine par excellence de la créativité médiévale, langagière comme stylistique. C’est bien dans cette veine d’une application émerveillée des outils de l’analyse littéraire à l’hagiographie que s’inscrivent les études rassemblées par Olivier Biaggini et Bénédicte Milland-Bove. L’entreprise trouve cependant sa forte originalité dans son parti d’explorer les frontières génériques en brouillant les catégories habituelles : les auteurs n’étudient ni Vies, ni Translations, mais uniquement des miracles trouvés « en dehors de l’hagiographie », dans le roman, les récits épiques, les chansons de gestes, la poésie courtoise... Le choix du miracle comme point de vue est inspiré par la même volonté de se situer aux limites d’un discours : au sein de la littérature hagiographique en effet, le miracle est ce qui ressemble le moins à l’historiographie et le plus au « conte merveilleux »1, une catégorie-limite de texte donc qui, contrairement aux Vies, ne circule pas de manière autonome ou seulement en recueils. Le miracle ne peut donc en aucun cas incarner le « genre hagiographique », comme l’exprime d’une façon très pertinente O. Biaggini, note 2 p. 258 ; il permet néanmoins de se demander ce qu’apporte l’intrusion du discours hagiographique dans les différents genres littéraires du Moyen Âge.

2Dans certains cas – les plus intéressants ? – l’étude est impossible. Les fabliaux par exemple sont, par définition, hermétiques au surnaturel. Quand ils évoquent pourtant la possibilité du miracle, c’est le plus souvent pour tourner en dérision la crédulité d’un personnage. Une subtile étude montre que ce choix de la rationnalité n’interdit pas une réflexion profonde sur la cruauté d’un monde qui se résumerait au sensible et à l’immédiateté : les fabliaux eux-mêmes portent le regret du miracle qu’ils évitent2. D’autres miracles par ailleurs, malgré leurs fortes potentialités dramatiques, ne quittent pas le domaine de l’hagiographie et se transmettent seulement à l’intérieur de recueils d’exempla ou d’une littérature édifiante qui leur ressemble de près3. On peut se demander aussi si la définition du miracle, signe divin, n’est pas trop radicalement altérée lors de son transfert dans un contexte non hagiographique : par exemple, le miracle peut-il faire irruption dans le roman sans perdre son origine divine et devenir une simple merveille4 ? Ou peut-on encore parler de miracle quand il est un motif autonome, sans origine historique ni scripturaire, historiographique ou hagiographique, motif qui circule librement et tisse des échos d’une prose à l’autre comme le ferait n’importe quel récit folklorique5 ?

3Jusque dans ces constats de dissolution du miracle, ou d’imperméabilité d’un genre au discours miraculeux, ce volume rigoureux apporte des éclairages importants sur les frontières génériques, surtout dans le domaine hispanique. Cette restriction culturelle n’est pas absolue ; elle pourrait être justifiée par cet article où Carlos Heusch montre qu’il existe une théologie du miracle propre aux Partidas d’Alphonse X : d’inspiration thomiste et pas augustinienne, elle donne une définition très restrictive du miracle comme intervention de Dieu, natura naturans, contre les lois de la nature, natura naturata, qu’il a créée6. Le miracle diffère ainsi du prodige, lui aussi rare et surprenant, mais qui ne viole pas les lois de la nature. Après Alphonse X, pourrait-on pour autant parler d’une unité théorique de la conception hispanique du miracle ? Les éditeurs ne vont pas jusque-là. Ils insistent en revanche pour que les communications ne soient pas bornées à la description des phénomènes de transposition, mais comprennent plutôt quelle signification idéologique et formelle revêt l’irruption du miracle dans des textes non hagiographiques : est-il davantage utilisé à des fins édifiantes, pour convaincre ou, comme tout Deus ex machina, pour permettre la résolution d’une difficulté narrative ? Cette dernière utilisation du miracle dans des textes de fiction semble bien le propre de l’époque médiévale, ce qui justifie pleinement la périodisation retenue7.

4Les textes historiographiques sont les objets d’un premier ensemble d’études. Trouver des miracles au milieu des chroniques n’a, à vrai dire, rien d’étonnant, puisque l’histoire est en contexte chrétien le lieu par excellence où Dieu révèle son projet pour l’humanité : qu’Il s’y manifeste parfois d’une façon plus surnaturelle ne fait que révéler une vérité éternelle, Dieu est le maître des temps et de l’histoire. L’affirmation est aussi bien vérifiée dans des histoires « vraies »8 que dans ces chansons de geste qui les imitent9 ou dans ces poèmes historiques qui partagent leur inspiration radicalement biblique10. On n’aura donc pas de difficulté à montrer que les miracles apportent aux chroniques leur efficacité persuasive11 parce que les deux types de récit poursuivent les mêmes buts de légitimation : les rois astur-léonais comme les rois castillans attendent de l’écriture de leur hauts faits un surcroît de prestige, que l’intervention ponctuelle de Dieu en leur faveur ne peut que renforcer12. Ce que l’on peut comprendre du point de vue du commanditaire et bénéficiaire de ces histoires, on peut le démontrer aussi du point de vue de l’auteur : Ch. Veyrard-Cosme montre que l’insertion de miracles dans un texte historiographique du VIIIe siècle, l’Histoire des Lombards, est le moyen choisi par Paul Diacre pour doter les Lombards d’une histoire nationale aussi glorieuse que celle des Francs. L’historien utilise donc le modèle des Dix Livres de Grégoire de Tours, et entremêle comme l’évêque démonstrations de virtus et narration chronologique, ce qui devrait lui assurer une place de choix dans l’entourage de Charlemagne13. De même, Robert de Clari et Geoffroy de Villehardouin n’appellent pas « miracles » les mêmes épisodes de la IVe croisade, puisqu’ils en proposent une interprétation divergente, respectivement plus morale et plus providentialiste (B. Milland-Bove). L’étude qui clôt cette première partie apporte à toutes ces observations justes et bienvenues des nuances nouvelles ; Sophie Hirel-Wouts ne méconnaît pas l’usage politique qu’on peut faire des miracles dans les chroniques ; elle s’étonne plutôt, et à juste titre, qu’on n’en fasse pas davantage usage, que les saints attendus ne soient pas les plus présents, ni leurs miracles les plus classiques les plus usités14. Les saints Votus et Félix par exemple jouent dans la Chronique de Saint-Jean de la Peña un rôle fondateur, servant notamment à ancrer les débuts de la royauté aragonaise dans un contexte géographique précis : mais ce sont des saints sans miracles ou presque. Cette première partie démontre en vérité que le miracle est parfaitement à sa place dans l’historiographie chrétienne, suivant un prototype biblique qui aurait pu être mieux mis en valeur : il y a là une source inépuisable d’arguments en faveur d’une définition du genre hagiographique comme un sous-genre de l’historiographie médiévale.

5De ce fait, l’objet propre du volume – le miracle « en dehors de l’hagiographie » – est peut-être mieux cerné en deuxième et troisième parties, dans les articles qui s’intéressent aux textes non historiographiques. Le Conde Lucanor par exemple, qu’analyse Olivier Biaggini15, est un dialogue fictif entre le comte et son conseiller, qui développe une éthique nobiliaire à partir de cas concrets : or il contient cinq récits de miracles. L’un pourrait venir de la tradition hagiographique (saint Dominique et l’exemplum performatif du Lombard damné pour son amour des richesses) ; mais d’autres permettent à l’auteur de fonder sur des références sacrées sa définition toute laïque des relations de vassalité, du mariage ou des responsabilités du prince : « le miracle... contribue activement à une laïcisation du sacré » (O. Biaggini, art. cit., p. 273). Il permet à l’auteur de transférer à des laïcs (dont Richard Cœur de Lion, modèle de tout chevalier) des vertus et des pouvoirs plus souvent réservés à des clercs. Comme en réponse à cette mise en valeur du chevalier chrétien, Marta Lacomba explore un cas fascinant16 : la Crónica abreviada qu’elle étudie se présente en effet comme un résumé de l’Estoria de España d’Alphonse X, mais elle a intégré dans sa trame chronologique des légendes monastiques venues de San Pedro de Cardeña et les apports de la Crónica de Castilla, elle-même située à la frontière de l’historiographie et de la pure fiction... Dans le cas particulier du Cid, la Crónica abreviada parvient à en former l’image nouvelle d’un chevalier-bénéficiaire-de-miracles-qui-n’est-pas-un-saint. Surtout, le miracle oblige l’auteur à un dévoilement : car si l’histoire pouvait être présentée d’une façon objective, comme l’expression dans le temps du jeu des causalités, le miracle implique qu’une autre logique, surnaturelle, discontinue, soit revendiquée : d’où « l’émergence d’une figure auctoriale qui assume le récit qu’elle est en train de créer » (art. cit., p. 184), l’auteur prenant la place de Dieu lui-même. Sylvie Labarre exploite pour sa part le cas exemplaire de Venance Fortunat, auteur de Vies en prose mais aussi de poèmes, dont certains racontent des miracles de guérison : elle met en évidence l’intérêt du distique élégiaque choisi par Fortunat pour donner au miracle la forme d’une surprise oxymoristique qui en révèle l’essence – le faible devient fort, le tombeau du saint mort est lieu de vie, etc.17 L’usage du miracle glisse ainsi lentement de la recherche de son efficacité politique à celle de sa plasticité poétique : par un jeu de transgression et de récritures, le miracle permet de communiquer le sens du sacré même à des vers profanes, comme le fait le poète de cour Azevedo qui célèbre la beauté de la princesse de Palerme en lui prêtant les vertus miraculeuses de saint Janvier18. Dans cette littérature courtoise, le recours à un miracle déplacé hors de son contexte hagiographique n’est que l’un des aspects d’une écriture résolument sacrilège qui divinise l’aimé en lieu et place de Dieu.

6Miracles d’un autre genre n’est pas, et c’est tant mieux, une nouvelle synthèse sur la récriture des miracles19 ; c’est en revanche, au-delà d’une réflexion théorique sur les genres, une très belle collection d’essais sur les fonctions du récit de miracle qui devrait retenir l’attention de tous les spécialistes du Moyen Âge.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Céline Isaïa, « Miracles d’un autre genre. Récritures médiévales en dehors de l’hagiographie, études réunies par Olivier Biaggini et Bénédicte Milland-Bove »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 12 octobre 2012, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12766 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12766

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Marie-Céline Isaïa

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