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2012

Laurence Moulinier-Brogi, L’uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme »

Max Lejbowicz
Référence(s) :

Laurence Moulinier-Brogi, L’uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme », Paris, Champion, (« Sciences, techniques et civilisations du Moyen Âge à l’aube des Lumières » 14), 2012, 256p.

ISBN 978-2-7453-2305-7

Texte intégral

1L’étymologie l’enseigne mais les historiens de la médecine n’en ont pas toujours été convaincus : l’uroscopie se différencie de l’urologie. Celle-ci, rappelons-le, est la « partie de la médecine qui traite des affections des voies urinaires sur le plan médical et chirurgical et, par extension, des maladies de l’appareil génito-urinaire chez l’homme » (CNRTL, s. v.) ; alors que celle-là est « le procédé permettant de déduire de l’examen du fluide [= de l’urine] une vue d’ensemble de l’état du corps » (p. 11 du livre sous recension) – encore convient-il de prendre ici skopein dans sa plus grande extension : le verbe implique la participation de l’ensemble des sens, sur un fond de nette prééminence de la vue. C’est ainsi que les travaux pionniers en histoire de l’uroscopie ont été conduits en adoptant une problématique urologique. Henri Meige en 1900 et Camille Vieillard de 1897 à 1903 pouvaient s’attacher à l’étude des pratiques médiévales les plus inattendues au regard de l’orthodoxie médicale contemporaine de leurs écrits, pour autant qu’ils y déchiffraient les prémices d’une raison se conquérant elle-même, en se mettant en position de vaincre les affections corporelles. Depuis cette époque du positivisme triomphant, l’anthropologie s’est attachée à étudier pour ce qu’elles sont les pratiques et les conceptions thérapeutiques les plus singulières au regard des normes en usage de nos jours. Il est maintenant loisible d’étudier les témoins de l’uroscopie médiévale en considérant celle-ci comme « un système de signification à plusieurs étages : l’urine qui contient des signes de l’état du corps se fait peu à peu signe par excellence, tandis que l’urinal tend de son côté à signifier le médecin » (p. 16-17). Cette sémiologie expansionniste a pour elle les apparences du « bon sens ». En s’évacuant naturellement à l’extérieur du corps comme résidu de « la deuxième digestion » (celle dont le foie est le siège), l’urine devient perceptible, ce qui n’est évidemment pas le cas de la plupart des éléments corporels internes dans le cours usuel de l’existence. L’urine témoigne d’autant plus facilement de la réalité invisible dont elle est issue, que, partie d’un tout, elle s’analyse selon le même schéma que les autres parties de ce tout et que ce tout lui-même, la théorie humorale. Selon celle-ci, la santé résulte d’un équilibre général entre les quatre humeurs, qui sont elles-mêmes composées de deux des quatre qualités élémentaires : le sang est chaud et humide ; le flegme, froid et humide ;  la bile rouge, chaude et sèche ; la bile noire, froide et sèche. Quand cet équilibre est rompu, la maladie survient ; et l’examen uroscopique permet de déceler le type de déséquilibre advenu, d’identifier par conséquent la maladie et au final de prescrire le traitement approprié. L’urine couvre donc les deux relations que « les analyses les plus modernes » (p. 53) attribuent au signe : elle est l’élément d’un système (relation paradigmatique), tout en étant associée à d’autres éléments (relation syntagmatique).

2« L’inspection des urines n’était à l’origine [= dans l’Antiquité grecque] qu’un des éléments de l’examen clinique » (p. 45). Acceptant cet héritage, Galien privilégiait toutefois le pouls, « dont le toucher constituait la seule intervention de sémiologique manuelle directe » (p. 41). Par la suite, « c’est l’urine qui remplaça le pouls pour le pronostic » (p. 45). Un traité symbolise à lui seul cette nouvelle époque de la théorie et de la pratique médicales : le Peri ouron écrit au VIIe siècle par le Byzantin Théophile Protospatharios ; sa traduction gréco-latine, le De urinis, est réalisée « vraisemblablement à Salerne » (p. 54) au XIe siècle. À la même époque, Constantin l’Africain traduit en latin, à partir de l’original arabe, le traité d’Isaac Israeli, le Liber urinarum, écrit un siècle plus tôt dans le prolongement du traité de Théophile. Ces deux œuvres se diffusent chez les clercs latins avant d’être intégrées au « corpus de textes appelés à former durablement le noyau des études médicales » (p. 55), la fameuse Articella. L’irrésistible ascension de l’uroscopie en Europe occidentale est ainsi bien amorcée, à peine assombrie par l’impuissance du corps médical pendant les ravages de la peste noire des années 1348-1352. Elle atteint un haut degré de sophistication, pour disparaître du monde médical à partir du XVIIIe siècle, avec la naissance de la chimie.

3La sémiologie médicale n’occupe que la première partie du livre de Laurence Moulinier-Brogi. L’auteure élargit son enquête à l’histoire sociale de l’uroscopie (2e partie, avec des développements sur les normes de fabrication de l’urinal et sur la consultation uroscopique tant dans la pratique que dans les divers arts figuratifs) et à son histoire intellectuelle (3e partie, qui suit la complexification de l’analyse uroscopique et les oppositions qu’elle a suscitées).

4La documentation ainsi présentée est abondante, surabondante même, mais avec d’étranges lacunes. L’un des quatre index qui terminent l’ouvrage est consacré aux œuvres citées, qu’elles soient pro ou anti-uroscopiques : il en répertorie plus de 300 ; un autre, aux manuscrits sollicités : il s’élève à 126. Quant aux Éléments de bibliographie qui précèdent les index, ils se chiffrent à plus de 500. Comme le nombre de pages du texte de Laurence Moulinier-Brogi ne dépasse pas 205, le lecteur qui prend connaissance de ce livre n’arrête pas de passer d’une œuvre à l’autre, d’une étude à l’autre ; il est entraîné dans un tourbillon sans trop avoir le temps d’ordonner ses pensées ni de hiérarchiser les informations indispensables pour se former un jugement. Il aurait été souhaitable que, pour les différents thèmes et épisodes abordés, des aperçus plus consistants soient plus régulièrement présentés, qu’il s’agisse de rappeler les résultats établis par des historiens précédents ou d’en établir de nouveaux. Les passages consacrés à Théophile Protospatharios, dont on a vu plus haut le rôle majeur dans l’histoire de l’uroscopie, sont, par exemple, bien schématiques au regard des études citées de Wanda Wolska-Conus et de Georges Androutsos. Est-ce qu’une part du travail de l’historien n’est pas de camper les personnages dont il parle et de contextualiser les œuvres dont il traite ? Cette Uroscopie au Moyen Âge se réduit trop souvent à une cavalcade à travers les œuvres, avec d’inévitables anomalies. J’aimerais bien savoir dans quel passage de son De natura rerum Isidore de Séville parle des urines, comme l’assure la p. 48 ; juste sanction bibliographique : la remarquable édition critique de ce traité par Jacques Fontaine en 1960, rééditée en 2002, n’est pas recensée dans les Éléments de bibliographie pourtant si copieux, qui n’en mentionnent d’ailleurs aucune. Isidore de Séville n’est plus qu’un nom qui surnage dans un flux de détails et le De natura rerum est rabaissé à l’état de médaille fallacieuse. Un de ces détails ne manque pas de cocasserie : l’anonyme Placides et Timéo est cité, p. 202, n. 2, à partir d’un extrait qu’en a donné, en 1927, Charles-Victor Langlois dans sa Connaissance de la nature…, et non d’après l’édition critique qu’en a réalisée en 1980 Claude Thomasset, pourtant l’un des deux directeurs de la collection où paraît l’ouvrage sous recension. On ne sait trop à qui attribuer une pareille négligence. Le texte même de Laurence Moulinier-Brogi n’est pas exempt de bizarreries, qu’une relecture aurait évitées. Par exemple : « Gentile da Foligno rappelle à son tour que le flacon doit être examiné dans un lieu ni trop lumineux ni trop obscur : si les rayons font face à l’observateur, il faut faire écran avec sa main en la plaçant devant, afin que la distinction des contenus s’opère mieux et pour que l’esprit visible ne soit pas désagrégé par la luminosité » (p. 87). On ne saisit pas très bien devant quoi la main doit être placée. Si c’est entre le flacon et les yeux du praticien, celui-ci ne verra pas le flacon : sa main fait assurément écran. Si c’est au-delà du flacon, c’est sa main plus ou moins déformée que l’observateur percevra. Curieusement, l’auteure renvoie à une enluminure qui donne une claire représentation de la scène (Paris, BnF, ms. fr. 134, f. 111, reproduit dans Marie-Thérèse Gousset, Enluminures médiévales, p. 126). L’image a une évidence que l’extrait cité n’a pas : le praticien tient l’urinal de sa main gauche, à hauteur de ses yeux, lesquels sont protégés de l’intensité de la lumière par sa main droite mise en visière. Une description immédiatement intelligible était donc possible, au-delà de la paraphrase contournée de Gentile da Foligno. D’autres images sont, elles, reproduites en hors texte. Elles ne se trouvent pas à la fin du volume, comme l’annonce la p. 18, mais peu après la moitié, entre les pages 136 et 137. Plus fâcheux que cette annonce erronée : quand le texte aborde l’une d’elles, il n’en mentionne pas la reproduction. De même, la légende de ces images ne mentionne pas les pages où l’auteure recourt successivement à ces divers témoignages iconographiques. Deux types d’information complémentaires ont été rendus indépendants l’un de l’autre : il est clair que la précipitation a présidé à la réalisation du volume. La qualité de la lecture s’en ressent.

5On est navré de constater ces déficiences de mise en forme. La documentation rassemblée par Laurence Moulinier-Brogi est considérable, en dépit des lacunes relevées. Quelques mois de travail supplémentaires lui aurait permis d’atteindre le stade du travail achevé. Une deuxième édition pourrait être l’occasion de donner un texte de meilleur aloi, qui deviendrait la référence incontestée dans le domaine traité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Max Lejbowicz, « Laurence Moulinier-Brogi, L’uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 18 août 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12740 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12740

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Auteur

Max Lejbowicz

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