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Théâtre et pédagogie au XVIe siècle : les jeux scolaires de Barthélemy Aneau

Le théâtre de Barthélemy Aneau

Écriture dramatique et pédagogie de l’actio
Mathieu Ferrand
p. 363-378

Résumés

Barthélemy Aneau, professeur au collège de la Trinité à Lyon, rédigea en 1540 le «Formulaire et institution du Collège»; le texte propose un programme d’enseignement librement inspiré du modus parisiensis et de l’humanisme érasmien. Or, c’est dans le cadre de ses activités de professeur qu’Aneau fit représenter par ses élèves le Chant Natal(1538) et le Lyon Marchant (1541). De quelle façon ces pratiques dramatiques pouvaient-elles s’inscrire dans le programme ainsi fixé et dans la démarche du professeur humaniste? Nous voudrions montrer que la mise en scène et en voix, par les élèves d’Aneau, de ces textes français est un moyen efficace de formation à l’action oratoire et à la maîtrise de la langue française. C’est par une étude précise des textes, de leur composition et de l’écriture même du vers que nous tenterons de souligner la difficulté, et donc le prix, d’un tel exercice.

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Texte intégral

  • 1  Voir, sur la formation rhétorique par le théâtre dans l’enseignement élémentaire, les travaux de K (...)
  • 2  Sur le théâtre des collèges, je me permets de renvoyer à mes deux articles « Le théâtre des collèg (...)
  • 3  C. Biet et C. Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p. 66-67 : « La performan (...)
  • 4 Pour une réflexion stimulante sur les relations entre poétique et rhétorique en matière de pronunti (...)
  • 5  Specimen epithetorum, Paris, H. Estienne, 2 septembre 1518, fol. 7v-8r ; cf. notre article « Les e (...)

1La tradition du théâtre scolaire est déjà bien établie, en France, lorsque Barthélemy Aneau compose le Chant Natal et le Lyon Marchant. Tandis que, dans les petites écoles, certains professeurs proposent à leurs jeunes élèves d’interpréter en français leur composition, souvent chantées1, les étudiants des collèges parisiens et bordelais pratiquent régulièrement le théâtre, en langue vernaculaire puis, au XVIe siècle, en latin2. De fait, les professeurs voient dans ces performances3 le moyen de former les jeunes gens à ces deux langues mais aussi, à la pronuntiatio ou action oratoire : comme la declamatio rhétorique, le théâtre et le chant sollicitent en effet la mémoire et permettent aux élèves de domestiquer, de façon ludique, leur voix et leurs gestes4. C’est ainsi que Joannes Ravisius Textor, pédagogue érudit et auteur de dialogues latins, dit en 1518 son admiration pour le jeu de l’un de ses élèves, capable, tel Protée, d’adapter ses gestes et son visage à tous les rôles et à tous les types de pièces (fabulae), lors des fêtes du collège de Navarre5. Il consacre ainsi la réussite d’une pédagogie par le jeu du théâtre, qui assure la maîtrise du corps en scène.

  • 6  On pense notamment aux Colloques et aux écrits théoriques du Rotterdamois sur l’éducation, et nota (...)
  • 7  Sur le modèle parisien en matière d’organisation des études, voir en particulier G. Codina Mir, Au (...)
  • 8  B. Biot, « Un projet innovant pour un collège humaniste : Le Formulaire et Institution du collège (...)
  • 9  Voir Archives municipales de Lyon, BB 58, citées d’après B. Biot, art. cit., p. 449 : « Le jeudi, (...)
  • 10  Faut-il donner à ce choix le caractère exceptionnel et novateur qu’on lui a parfois attribué (voir (...)
  • 11  On sait, du reste, qu’Aneau prendra officiellement position dans le Quintil Horatian, publié en 15 (...)

2Si de telles pratiques sont anciennes, les travaux d’Érasme et des pédagogues humanistes6 leur ont donné, à l’évidence, des assises théoriques et un nouvel essor. Ainsi, l’auteur du Chant Natal et du Lyon Marchant, dans son Formulaire et institution du collège de la Trinité,propose un programme d’étude inspiré à la fois du modus parisiensis7 et de l’humanisme érasmien8, programme qui, s’il n’évoque pas explicitement les jeux dramatiques, fixe bien le cadre d’une pratique active et ludique de la pronuntiatio; il accorde, par exemple, une grande place aux exercices de diction et à l’emulatio, mais aussi, aux « jeux libéraux », exercices physiques ou pratiques musicales qui supposent la maîtrise du geste et de la voix9. Certes, Aneau se détache du modèle érasmien et parisien lorsqu’il compose, dans l’esprit de ces « jeux libéraux », des pièces en français et consacre plusieurs lignes de son programme à la place que peut occuper cette langue dans les petites classes10 ; mais il n’en inscrit pas moins son œuvre et son enseignement dans le débat animé, depuis le début des années 1530, par les humanistes parisiens et lyonnais sur le statut de la langue vernaculaire11 et sur les conditions de son acquisition et de sa maîtrise.

3Cet article voudrait ainsi interroger la façon dont le « théâtre » scolaire d’Aneau, original à bien des égards, donne à la réflexion pédagogique et linguistique de l’humaniste lyonnais les moyens de s’actualiser sur la scène, entre approche théorique et pratique dramatique, recherche poétique et formation oratoire.

Emulatio. Le Chant Natal

  • 12  [B. Aneau,] Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mys (...)
  • 13  Ibid., f. A1:
    Louez Enfans, le seigneur, et son nom
    Les chants qu’a vous je dedie, chantants
    Chants (...)

4Le recueil de textes intitulé Chant Natal réunit septNoëls ainsi qu’un Chant Pastoural dialogué, un Mystère de la Nativité, et enfin un Chant Royal12. Le dizain initial, adressé aux « disciples » de Barthélemy Aneau, laisse entendre que le tout a été chanté par ses élèves ou devait l’être13.

  • 14 K. Lavéant, « Les pièces de l’Avent de François Briand ... », art. cit.

5Il est difficile de dire si l’ensemble formait un spectacle unique, ou si le recueil rassemble divers exercices d’interprétations, proposés à différentes occasions. Si le recueil des Noëls de F. Briand, analysé par K. Lavéant14, réunit quatre textes chantés séparément, à l’occasion des quatre dimanches de l’Avent, C. Chapman suggère que l’ensemble des textes d’Aneau forme un tout cohérent, un unique spectacle dont la structure rappelle celle des grands mystères de la Nativité :

  • 15  C. Chapman « French Renaissance Dram. Soc. : The plays of Barthélemy Aneau », En marge du classici (...)

We find the dramas of the Nativity and of the Kings (the Chant Royal), the pastoral scenes [le Chant Pastoural et les deux derniers épisodes du Mystère], the holy songs which formed musical interludes in the mysteries, and the epilogue-cum-sermon which often terminated them […]. It would seem that the Chant Pastoural, the Mystere and the Chant Royal were acted out, interspersed with the Sept Noelz sung by a choir15.

  • 16  Dialogue Calliope in Dialogi aliquot Joannis Ra. Textoris Nivernensis hactenus non editi, studiosa (...)
  • 17  Voir Virgile, Bucoliques, 3 et 7 ; Horace, Odes, III, 9. Ajoutons que les pastorales, ou « bergeri (...)
  • 18  Notons en outre que le Chant Royal rappelle les Chants Royaux chantés sur podium dans les concours (...)
  • 19  Le texte publié porte la signature du maître et il est difficile d’apprécier la part que les élève (...)

6L’analyse est convaincante ; elle n’exclut pas une part de recomposition, pour l’édition, et l’adjonction de textes indépendants sur le noyau cohérent que forme le Mystère. Un tel spectacle présente l’avantage de donner à de nombreux élèves un rôle à jouer, et rappelle les dispositifs prévus par le Formulaire pour susciter entre eux une saine émulation. De fait, Aneau décrit dans ce texte une espèce de concours hebdomadaire « classe contre classe », avec « prix proposés aux vainqueurs », dans le cadre d’une pratique ludique de la disputatio, exercice scolastique revu à la lumière de l’humanisme érasmien. Certes, il n’est pas question, dans ce Formulaire, de théâtre. Mais Ravisius Textor, dans les années 1510, présentait déjà les exercices poétiques et dramatiques de la Saint-Rémi, au collège de Navarre, comme les éléments d’un concours entre les classes qui se disputaient la palme, sur le modèle, disait-il, des jeux olympiques. Textor pouvait aussi avoir en tête le modèle des chants amébées, lorsqu’il évoque les différentes classes qui se répondent devant le public : « Les uns chantent des vers lyriques […], d’autres leur répondent en chantant des vers élégiaques16. » Un tel rapprochement me semble plus pertinent encore pour l’œuvre d’Aneau qui met en scène bergères et bergers de la pastorale antique17 ; nous y reviendrons. On peut donc raisonnablement penser qu’il entrait, dans la représentation d’un spectacle complet avec plusieurs groupes de chanteurs, une part de rivalité entre les élèves, qui attendaient des récompenses, réelles ou symboliques18. Parce que la part d’improvisation devait être réduite – les élèves interprétaient le texte du maître, ou le fruit de leur composition19 – l’enjeu du concours devait se porter sur les deux parties de la rhétorique qui nous intéressent ici, la memoria et l’actio.

Memoria. Les Noëls

  • 20  Voir sur ce point les pages que F. Dobbins consacre à Aneau dans Music in Renaissance Lyons, Clare (...)
  • 21  Sur l’usage du contrafactum dans le Chant Natal, cf. B. Biot, op. cit. p. 199-202. Sur le contrafa (...)
  • 22  Sur l’air de chanson qui accompagnait ce texte et dont on connaît différentes versions à plusieurs (...)

7Dans le Chant Natal, au début de chaque texte, Aneau ou son éditeur précise sur quel air de chanson ses mots devaient être interprétés20. Or, cette importance accordée à la musique est étroitement liée à un certain mode d’écriture, dont je voudrais rappeler qu’il est aussi une mnémotechnique : le contrafactum. Il s’agit en effet de chanter, sur le timbre d’une chanson profane, un texte sacré qui vient se substituer au texte d’origine21. Voici le premier couplet du premier Noël « ou Chant spirituel de l’âme à Jésus Christ », accompagné de son « modèle » marotique22 :

  • 23  [B. Aneau,] Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mys (...)
  • 24  C. Marot, chanson XXXVI, « Pour la Brune », in Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, t. I, Paris, Dunod (...)

B. Aneau

C. Marot

Pourtant si je suys brunete
Par peché noire d’esmoy,
Dieu m’a faicte blanche, et nete,
Arrousant son sang sur moy.
L’Ange clair damné je voy,
Des blanches essences l’une,
qui fissent dessus la Lune.
Doncq’au contre Lucifer :
Mieulx vault blanchir estant brune,
que noircir blanche en enfer23.

                        

  

Pourtant si je suis Brunette,
Amy n’en prenez esmoy,
Aultant suis ferme, et jeunette,
Qu’une plus blanche que moy.
Le Blanc effacer je voy.
Couleur Noire est tousjours une :
J’ayme mieulx donc estre Brune
Avecques ma fermeté,
Que Blanche comme la Lune
Tenant de legiereté24.
                  

  • 25  Si, comme le suggère C. Chapman dans l’article cité plus haut, les Noëls étaient interprétés par d (...)

8Aneau reprend le premier vers de Marot, mais aussi les structures rythmiques et rimiques de la chanson, en plaçant, le plus souvent, les mêmes mots à la rime. En même temps qu’un timbre musical, il s’agit ainsi d’installer des repères textuels qui identifient, sans aucun doute possible, la source poétique25. L’exhibition de l’hypotexte, au seuil du poème, permet à l’auditeur d’apprécier les écarts par rapport au modèle, qui seront de plus en plus importants d’une strophe à l’autre, et donc le travail de récriture du poète qui transforme peu à peu la chanson de Marot. Ainsi la seconde strophe ne propose rien d’autre qu’une traduction du Cantique des Cantiques, du fameux nigra sum sed formosa qui vient se glisser dans le modèle rimique et le timbre musical de la première strophe. Puis les modifications se poursuivent. Ce qui se passe dans le premier vers de chaque strophe illustre parfaitement le phénomène ; la répétition de ce vers, qui joue d’abord le rôle d’un refrain, se réduit peu à peu à une simple anaphore :

  • 26  [B. Aneau,] Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mys (...)

Pourtant si je suys brunete […]
Pourtant si je suys noirete […]
Pourtant si je suis infaicte […]
Pourtant que ne suis honneste […]
Pourtant en Foy je proteste […]26.

  • 27  L’image du nigra sum retournée vers l’immaculée Marie est un lieu commun de la chanson mariale, pa (...)

9La dernière strophe, ayant effacé la « noire macule », peut alors chanter Noël, dernier mot du poème27. L’exercice de conversio du registre profane au registre sacré, de l’intertexte marotique à l’intertexte biblique, est alors achevé.

  • 28  Voir sur ce point précis les analyses de M. M. Fontaine à propos des Décades, qui s’appuie sur les (...)

10La dimension spirituelle de cet « exercice » de conversion littéraire est bien connue de la littérature évangélique et réformée, notamment. Mais je voudrais insister ici sur le rôle de la mémoire, dans le cadre d’un exercice scolaire ; celle de l’auditeur est sollicitée qui reconnaît le modèle poétique et musical et peut ainsi apprécier les jeux de variations, qui sont ici signifiants ; mais aussi celle de l’acteur, de l’enfant qui prête sa voix. Outre la valeur mnémonique, dans chaque dizain, de la structure rimique ababbccdcd, chère à Aneau28, les effets d’anaphore, de concaténation et d’anadiplose, dans la répétition du premier vers et dans le système des rimes qui, d’une strophe à l’autre, peu à peu se transforment, facilitent la mémorisation, pour le travail préparatoire, et la restitution, au moment de la performance : l’élève suit donc un parcours clairement balisé, sur un air bien connu.

11Ce procédé du contrafactum est unprocédé d’écriture constant dans toutes les pièces du Chant Natal. Parfois cependant, la chanson d’origine n’offre plus qu’un timbre pour des paroles totalement renouvelées ; celles-ci peuvent en outre être partagées entre plusieurs interlocuteurs dans le cadre des textes dialogiques ; c’est le cas pour le Chant pastoural et le Mystère. Dès lors, la performance scénique s’enrichit d’enjeux pédagogiques nouveaux.

Pronuntiatio, ou action oratoire. Le Mystère de la Nativité

  • 29 Cf. F. Dobbins, op. cit., p. 62.
  • 30  Ce sont là les éléments de la Nativité telle qu’elle est présentée, par exemple, dans le Mystère d (...)

12Le court Mystère de la Nativité, à huit personnages, entièrement chanté sur des airs du temps29, met en scène le voyage de Marie et Joseph vers Bethléem et la Nativité proprement dite, suivie de l’Annonciation aux bergers, enfin le voyage de ces derniers vers l’étable et l’adoration30. Au-delà de l’exercice spirituel que constitue cette conversion de textes et chansons profanes en textes religieux, nous allons voir que le Mystère, divisé en trois séquences, propose une progression du narratif au lyrique, qui impose aux élèves un effort croissant d’harmonisation des voix et des gestes, bref, une école du corps en scène.

  • 31  Cependant, les derniers dizains, après l’enfantement, annoncent déjà les chants de célébration.
  • 32  Ce qui en fait, pour l’auditeur, un dizain.
  • 33  Cf. supra. Aneau connaît bien ce modèle, qu’il met en scène dans l’un des emblèmes d’Imagination p (...)

13Le voyage vers Bethléem de Marie et Joseph et l’enfantement occupent quatorze dizains d’octosyllabes chantés sur l’air de la chanson « Le plus souvent tant il m’ennuie » ; chaque strophe est entièrement prononcée par un seul personnage, à deux exceptions près. L’ensemble reste globalement narratif31 et suit une progression linéaire ; il n’y a pas de refrain. Le second ensemble, l’annonce aux bergers, chanté sur un air différent, se fait quant à lui plus lyrique et alerte. Les deux premiers vers de chaque huitain sont systématiquement répétés par les chanteurs32, tandis que chaque strophe se termine par un refrain de célébration, en latin : « Gloria in excelsis Deo». L’annonce de l’Ange, dans le premier huitain, précède le chant des bergers qui, à tour de rôle, prennent la parole et se répondent ; ainsi, dans le deuxième huitain, le premier Berger interroge la Bergère, « Bergère as-tu bien ouy, etc. [...] ? » et la Bergère de répondre dans le huitain 2 « J’ai bien le son entendu [...] ». Le second Berger invite alors au départ « Allons visiter l’enfant, etc. », ce qui appelle la réponse du troisième berger dans le quatrième huitain. Enfin, les personnages se partagent la dernière strophe, les bergers chantent les premiers vers et la bergère conclut. Cette répartition rigoureuse de la parole rappelle, à certains égards, le chant amébée des bergers dans la lyrique grecque et latine33 : les quatre élèves-bergers se répondent et rivalisent sur une même structure métrique et un même thème musical, dans un cadre discursif qui, par ailleurs, est de plus en plus morcelé.

14Ainsi le troisième mouvement du Mystère est-il plus lyrique encore. Les refrains, plus longs, sont repris de la chanson d’origine « Sonnez my doncq quand vous irez », qui devient « Chantons Noël quand nous irons, etc. » ; le dialogue et le chant choral alternent ici, d’une strophe à l’autre : les quatre bergers parlent à tour de rôle et se répondent, dans les strophes 1 et 3 ; dans les strophes 2 et 4, ils chantent tous ensemble. Pour apprécier le mode de circulation de la parole, prenons l’exemple de la troisième strophe :

Le premier [berger]
Je présente au Roy nouveau
Ung quartier de formaige.
Le second
Et moy ma bouteille d’eau,
Par faulte de vinaige.
Le tiers
Et moy mon flaiol si bel,
Noël Noël, a l’aeternel.
Tous ensemble.
Nous sommes venuz tous chantans
Et dansans dessuz l’herbe,
[Refrain]
Chantons Noël […].

15L’offrande rituelle se dit et se fait sur le mode répétitif de l’anaphore (« Je présente... », « Et moi... », « Et moi... »). Chaque élève doit ainsi caler sa parole sur celle de ses camarades, sur le rythme et la rime imposés par les autres élèves, en même temps que sur leurs jeux de scène, leurs gestes, qui tendent à se styliser et à se fondre dans la danse et le chant choral des derniers vers, du refrain et de la dernière strophe. De telles analyses mériteraient d’être complétées par une étude musicologique, que je laisse aux spécialistes de la discipline. Il me suffit d’avoir montré comment ici le lyrique l’emporte peu à peu sur le narratif et le dialogique, imposant aux élèves une quête toujours plus exigeante d’harmonie sonore et, pourrait-on dire, chorégraphique. Les jeunes gens apprennent ainsi à domestiquer leur corps et leur voix.

Pronuntiatio, ou action oratoire. Le Lyon Marchant

  • 34  Pour une approche critique d’une telle présentation, cf. la contribution d’E. Doudet dans le prése (...)

16Dans le Lyon Marchant, c’est d’abord sur les seules ressources de l’écriture poétique et dramatique que le professeur et poète s’appuie pour faire de son théâtre une école de la pronuntiatio, ou action oratoire. De fait, ce texte, joué au collège de la Trinité en 1541, n’est plus un texte entièrement chanté, même si la musique peut avoir, ici ou là, un rôle important. Il s’agit d’une sorte de revue de l’actualité depuis 1524, par personnages « mysticques »34. Le dialogue se fond cependant très volontiers dans les formes fixes de la poésie médiévale et contemporaine ; ainsi, ballades et rondeaux contribuent à styliser le propos, tout en proposant, là encore, un soutien mnémonique à l’élève-acteur.

17Le texte, assurément, est plus difficile que celui du Chant Natal, et s’adresse, vraisemblablement, à des enfants plus âgés ; conformément aux principes du Formulaire qui insiste sur le caractère nécessairement progressif des enseignements, en fonction de l’âge des élèves, le Lyon Marchant, en matière d’actio, va donc plus loin que le Chant Natal. En effet, l’enseignement de l’actio est ici lié à la notion rhétorique de decorum : pour l’élève, il ne s’agit plus seulement de régler ses mots, sa voix et ses gestes sur ceux des camarades et sur un air de musique, il faut surtout les rendre conformes aux propos, aux émotions que le personnage doit exprimer, ainsi qu’à son èthos. J’essaierai de le montrer en étudiant les réactions provoquées par le coup de serpentine de Vulcan lorsqu’il paraît sur scène, au début de la pièce :

  • 35  B. Aneau, Lyon Marchant, Satyre Françoyse [...], Lyon, Pierre de Tours, 1542, f. 7 à 10.

1

Paris se reveillant comme en sursault
Hau, qu’est cela ?

Vulcan
                              C’est un coup de matines.
Que Vulcan sonne avec son gros bafroy.

Europe, en tremblante voix, et piteuse contenance
O tort Vulcan comme tu nous mastines !

Lyon en grosse voix
Hau qu’est cela ?

Vulcan
                              C’est un coup de matines.

5

Arion
Qui faict ces paours Panicques repentines ?

Aurelian
Qu’est ce qui bruict ?

Androdus
                             Qu’el villon Godefroy ?

Paris
Hau qu’est cela ?

Vulcan
                             C’est un coup de matines.
Que Vulcan sonne avec son gros bafroy.
Europe en tremblant.
De paour je tremble.

Androdus
                             Oncq’ n’euz un tel effroy.

Paris

10

Reveillé m’a de mon dormir profond.

Aurelian
Troublé j’en suys.

Arion
                             Encore m’en effray. ...

Europe
De paour je tremble.

Androdus
                             Oncq’ n’euz un tel effroy.

Lyon
Ha fault il craindre ? oncq’ crainte n’esprouvay
Je me retire en mon fort jusque au fond.

15

Europe
De paour je tremble.

Androdus
                             Oncq’ n’euz un tel effroy.

Paris
Reveillé m’a de mon dormir profond.

Vulcan
Consyderes quelz gestes tous ilz font,
Vulcan faict il œuvre de grand merveille ?

20

Androdus crainct et Paris s’en reveille
Son Daulphin mort, Arion en regrette.
Et le Lyon en sa forest secrette.
S’est retiré. Aurelian en doubte
Finalement, Europe en tremble toute.

25

Europe ? Europe ? Encore n’est ce que monstre.
Apres la paour, la douleur se demonstre.

Paris
Qui se tiendra seur, encontre
Telle encontre.
A faim, feu, fer poursuivant ?

Aurelian

30

De quelle part vient se monstre,
Qu’on nous monstre,
Que vulcan met en avant ?

Vulcan
N’en sentez vous pas le vent
Du levant

35

Du Ponant, surest, et north
Des deux Poles se levant
Vous servant
Des dessertes de la mort ?

Androdus
D’ond procede tel effort,

40

Qui si fort
Nous menasse, et mal appreste ?

Arion
De quelle partie sort
Si dur sort
A ruine, et a tempeste ?

Vulcan

45

La queue encore vous reste
Du moleste
Gist venin mortellement.
Vous ne voyez de ma beste
Que la teste
Ne que le commencement35.

  • 36  Aneau suit le schéma rimique AbaAabAB où les éléments A et B constituent le refrain littéraire et (...)
  • 37  De plus, à cause de l’hétérométrie, la rime reprise se trouve en quelque sorte là où l’on attendra (...)

18On distingue clairement deux mouvements, séparés par le discours de Vulcan (v. 17-25), sur lequel nous reviendrons. Le premier mouvement (v. 1-16) prend la forme de deux rondeaux musicaux36 qui disent le triomphe de la panique parmi les personnages de la pièce : Paris, Europe, Lyon, Arion, Aurelian, Androdus. La répétition régulière des vers, des mots souvent à la rime, parfois équivoque (matines / mastine), ou simplement des structures rimiques crée un effet de liaison entre les répliques qui se répondent, se répètent. Dans le second rondeau (v. 9-16), chaque personnage exprime son effroi sans davantage trouver de réponse à ses angoisses, dessinant ainsi un cercle infernal dont nul ne peut sortir. Le deuxième mouvement quant à lui (v. 26-49) est constitué de quatre sizains hétérométriques, tantôt partagés entre deux interlocuteurs (strophe 1 et 3), tantôt prononcés par le seul Vulcan (strophe 2 et 4). Les jeux sur les rimes léonines ou équivoques sont encore nombreux37, mais une progression se dessine plus nettement grâce à la rupture de la forme circulaire du rondeau, et à la structure rimique en forme d’anadiplose : AAB AAB // BBC BBC // CCD CCD // DDE DDE. On a là comme un feu qui se répand, dans un cadre certes répétitif mais qui dit aussi la progression de proche en proche du sentiment de panique et d’effroi. Enfin, la répartition rigoureuse de la parole crée là encore un ballet de mots qui exige de chaque élève l’écoute, l’attention à l’autre pour répondre au bon moment, sur le même rythme, en répétant les mots mais aussi en ménageant, le plus souvent, une variation.

  • 38  C’est là toute la complexité et l’originalité, dans la pièce d’Aneau, des figures allégoriques à d (...)
  • 39  C’est ainsi que le présente la didascalie qui précède immédiatement notre texte.
  • 40  C’est ainsi que se présente le personnage éponyme de la pièce, dans la parade initiale des personn (...)

19Cette variation, précisément, peut tenir au ton de la voix ou à l’attitude du corps. En effet, je n’ai rien dit des didascalies : elles signalent des nuances dans l’expression des émotions. Là comme ailleurs se met en place une dialectique du même et du divers qui conduit, dans l’expression de l’effroi, de la peur à la douleur. Ainsi, une même réplique peut être prononcée d’une manière différente ; l’expression du pathos est alors déterminée par l’èthos du personnage. Paris se réveille et sursaute lorsqu’il prononce sa première réplique « hau qu’est cela ? » ; Lyon prononce les mêmes mots « en grosse voix ». Ainsi le premier personnage, qui incarne à la fois la Ville de Paris, ville de science et de plaisir, et le berger Pâris38, couché au pied du mont Ida39, s’oppose au second, qui représente la ville de Lyon aussi bien que l’animal et qui, « devant tous marchant », manifeste plus d’assurance et de force40. Europe quant à elle, tiraillée de tous côtés, menacée par le Grand Turc, s’exprime « en tremblante voix et piteuse contenance ». On imagine ainsi le travail de l’acteur, qui doit, par son seul jeu de scène, par son attitude ou le son de sa voix, construire son personnage ; celui-ci se définit par un èthos particulier et par l’émotion qu’il ressent et doit communiquer, à un instant précis de l’action.

20Les spectateurs sont d’ailleurs invités à apprécier la performance de l’élève en scène ; Vulcan, de fait, prononce, au centre du texte cité, une réplique qui peut être lue comme un commentaire métathéâtral (v. 17-25) : « Consyderes quelz gestes tous ilz font, etc. » En général, la parole interprétative, dans le Lyon Marchant, permet une lecture des signes, dans le cadre d’un système allégorique ; parfois, certains personnages glosent une parole proférée par un tiers. Mais ici, le discours n’est pas interprétatif, mais ostensif: il n’explique rien, il attire seulement l’attention sur les personnages et sur la performance des acteurs considérée pour elle-même. Le Lyon Marchant apprend la maîtrise des signes non-verbaux ; il s’agit de les rendre conformes aux situations, aux personnages, au propos, sous les regards des camarades, du maître et des spectateurs réunis pour l’occasion. Le futur orateur comme le futur marchand sauront s’en souvenir.

La pronunciation du français

  • 41 Cf. n. 22.
  • 42 Cf. G. Matthieu-Castellani, art. cit.
  • 43  Graphie pour « accentuant ».
  • 44  Texte édité par B. Biot, art. cit., p. 448.
  • 45 Voir les analyses de B. Biot, art. cit.

21Évidemment, si Aneau se montre attentif aux signes non-verbaux, ceux-ci ne prennent sens qu’en relation avec les mots eux-mêmes et le discours qu’ils portent. Ces mots doivent donc rester, en toute occasion, parfaitement intelligibles41 et l’élève doit maîtriser la bonne pronunciation, au sens moderne du terme; celle-cine se confond pas, en effet, avec l’action oratoire, et désigne la bonne diction et accentuation des lettres et des syllabes42. Or, dans son Formulaire, Barthélemy Aneau s’attarde tout particulièrement sur cette question, comme, avant lui, l’avait fait Érasme. Mais le professeur lyonnais s’intéresse surtout à la prononciation du français. De fait, il ne veut pas, dans les petites classes, entendre le latin abâtardi des collèges ; il préfère donc imposer l’usage du vernaculaire aux plus jeunes élèves, et ce malgré les difficultés spécifiques de la langue française et de son orthographe. Aussi souhaite-t-il, dans le Formulaire, que, dans les petites classes, le régent « soit [...] bien accectuant43 et pronunçant bien distinctement et articulement, pour la bonne lecture, accent et pronunciation acoustumer dès le premier commancement qui tient a jamais la langue formable des enfans. » Il insiste par ailleurs pour que les exercices d’élèves se fassent « à claire et haulte voix44 », devant tous les camarades : ainsi les enfants s’écoutent et se corrigent sous la conduite attentive du maître45. On mesure, dans ce cadre, le parti que le professeur peut tirer du dialogue dramatique, qui prolonge, lors des répétitions et sur la scène, de tels exercices.

  • 46  De recta pronuntiatione, 932 CD ; Cf. J. Chomarat, Grammaire et Rhétorique chez Érasme, Paris, Les (...)
  • 47  Cf. les mots d’Étienne Pasquier : « De nostre temps ce mot d’honneste, auquel en ma jeunesse j’ay (...)
  • 48  Ceci pose évidemment la question du rapport entre le texte dit et le support écrit, non seulement (...)
  • 49  G. Tory, Champ Fleury Auquel est contenu Lart et Science de la deue et vraye Proportion des Lettre (...)
  • 50  Aneau compose le Chant Natal et le Lyon Marchant quelques mois seulement avant la publication du p (...)

22Déjà dans le Chant Natal, écrit sans doute pour de jeunes enfants, les jeux sur les sons et les mots pouvaient avoir une dimension pédagogique. Érasme, dans le De recta pronuntiatione, s’arrête par exemple sur le problème du « s » en français, dont il regrette qu’il ne soit pas toujours prononcé46 ; c’est d’ailleurs au nom de cet hiatus entre orthographe et prononciation qu’Érasme condamne la langue française. Aneau, quant à lui, non seulement affronte la difficulté, mais il en joue. Ainsi, dans le premier Noël, on passe insensiblement, dans le premier et troisième vers de chaque strophe, des rimes [et] (brunete, première strophe) aux rimes [est] (proteste, celeste, dernière strophe), par la médiation d’une rime orthographiée este (honneste) alors même que, pour ce mot, la consonne implosive, au XVIe siècle, tend à ne plus être prononcée47. Les vers d’Aneau jouent donc de cet écart entre l’orthographe et la prononciation, le signe graphique et le phonème et on imagine que le travail préparatoire sur le texte devait mettre en évidence cette singularité du français48. De fait, la réflexion sur le rapport homophonie / homographie est au centre des débats depuis les premières publications de l’imprimeur Geoffroy Tory sur l’orthographe française autour de 153049 ; vingt ans plus tard, tandis que Meigret répond au Dialogue de l’Ortografe e Prononciacion Francoese de Jacques Peletier du Mans50, l’auteur du Quintil Horatian prend même position contre les tentatives désordonnées et incohérentes de réformes : selon lui, elles ajoutent de la confusion à la confusion. Ces questions sont de fait centrales pour le pédagogue qui, plus préoccupé que d’autres d’enseigner à ses élèves la maîtrise d’une langue commune, s’en remet au bon sens et à l’usage ; il ne s’agit pas tant d’établir une norme que de composer avec les pratiques partagées par le plus grand nombre.

23Le Noël Branlant, dont l’écriture rappelle immanquablement les jeux de la Grande Rhétorique, pose lui aussi de nombreux problèmes d’homophonies. Je prendrai pour exemple la deuxième strophe :

  • 51  « Noël Branlant », in Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, av (...)

Il dict, qu’ennuyct a la mynuict
Le filz Dieu voulut naistre :
Toute la nuyct point de m’a nuict
Veillant par ce champ estre ;
Laisson parc champestre paistre,
Laisson parc champestre ;
Allon grand alleure, a l’heure,
Allon grand alleure51.

24On notera d’abord que les rimes naistre / estre / paistre peuvent être là encore une manière d’explorer les difficultés de l’orthographe et de la prononciation du français, lors du travail préparatoire. Lors de la performance, les équivoques posent un autre problème : le jeune enfant, en effet, qui découvre alors la richesse poétique des homophones français, risque de se laisser porter par la musique des mots, et oublier le sens, ce qui peut le conduire à une mauvaise prononciation ; aussi l’acteur doit il maintenir une claire distinction entre qu’ennuyct et la nuyct, mynuict et m’a nuict, ou encore par ce champ estre et parc champestre. L’élève ne peut ni ne doit perdre le sens ni confondre les paronymes et les rimes que distingue un unique phonème ; il évitera pour cela de dissocier le signifiant de son signifié. Ainsi les équivoques, les reprises et les rimes internes couronnées sont autant de défis pour l’esprit du spectateur, mais aussi pour la bouche du locuteur/chanteur. La dimension ludique de ces exercices poétiques est du reste tout à fait conforme à la pédagogie présentée par le Formulaire.

25Dans le Lyon Marchant, les élèves, certes plus âgés, étaient confrontés au même type de difficultés ; ils devaient mener, en outre, un travail sur l’accentuation, puisque l’accent n’était plus imposé par la mélodie. Ainsi, la première réplique de Vulcan crée un effet de cacophonie conforme à l’èthos du personnage, incarnation sur la scène de la diabolè. Or cette diabolè menace aussi l’acteur qui doit être attentif à chaque syllabe, malgré, par exemple, la rencontre problématique, pour une bouche inexpérimentée, des liquides et des occlusives ; Vulcan évoque ainsi la « Guerre forgée à détruire et conquerre » qui ébranle Europe « Par Pyracmon, par Brontes et Steropes ». Les jeux du poète sur le cliquetis des mots rendent la déclamation du vers particulièrement périlleuse, mais c’est précisément cette difficulté qui fait le prix de l’exercice. Ainsi se trouvent justifiés, sur le plan pédagogique, les jeux linguistiques qui, dans le théâtre d’Aneau, reprennent les procédés de la Grande Rhétorique.

  • 52  Je reprends là le mot de Montaigne cité dans la note 5.
  • 53  J’entends par là un praticien de la parole publique, notamment politique et juridique. Les élèves (...)

26Comme les textes du théâtre latin des collèges parisiens ou des « petites écoles », le théâtre d’Aneau est un théâtre non seulement scolaire, mais pédagogique, en ce sens que les principes du professeur, qu’il expose dans son Formulaire, trouvent sur la scène l’occasion de prendre corps ; le plaisir du jeu, de ce « jeu libéral » qui apprend à maîtriser le geste et le langage tout en explorant leur souplesse52 et leurs possibles, est donc bien, outre une école de la mémoire évidemment sollicitée, une école de l’actio ou pronuntiatio, mais en un sens qui n’est pas étroitement rhétorique : il ne s’agit pas tant de former un orateur au sens strict53 que de former, déjà, un honnête homme, un homme de culture et de langue française, maître, en toute occasion, de son corps et de ses mots.

  • 54  Norbert Élias l’a pourtant négligé dans son étude classique, La Civilisation des mœurs, publiée po (...)
  • 55  Cette traduction a été publiée par François Juste en 1537.

27Ainsi Aneau, tout en ayant recours aux procédés et aux formes poétiques de la Grande Rhétorique ou de la poésie palinodique, inscrit son œuvre au cœur de débats d’actualité. S’il prolonge sur la scène la réflexion que mènent les grammairiens contemporains sur la maîtrise et l’acquisition de la langue française, il se fait aussi l’écho des nouvelles réflexions sur cette « civilisation des mœurs », dont le Courtisan de Castiglione est l’un des écrits fondateurs54. Le dialogue italien, qui venait d’être publié à Lyon dans une traduction peut-être revue et corrigée par Étienne Dolet55, un ami de Barthélemy, faisait en effet la promotion de la musique, de la danse et des langues vernaculaires comme outils de civilisation. Sans aller jusqu’à dire que l’ouvrage de Castiglione eut une influence directe sur la pédagogie d’Aneau – de fait, il y a loin du courtisan à l’élève de collège – nous pouvons au moins remarquer, dans l’œuvre dramatique du professeur comme dans celle de l’Italien, un même souci de concilier les points de vue rhétorique, éthique et esthétique. C’est aussi cette singulière modernité qui fait le prix du théâtre scolaire de Barthélemy Aneau.

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Notes

1  Voir, sur la formation rhétorique par le théâtre dans l’enseignement élémentaire, les travaux de K. Lavéant, « Le rôle de la pratique dramatique dans la formation scolaire et périscolaire au XVIe siècle », Pratiques professionnelles de la parole (XIIIe-XVIIe siècles), éd. M. Bouhaïk-Gironès,à paraître dans la Revue de synthèse ; « Les pièces de l’Avent de François Briand (Le Mans, 1512) : l’écriture dramatique et ses visées didactiques et pédagogiques », Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge, éd. X. Leroux, Paris, Champion (Collection Babeliana, 14), 2011, p. 243-264.

2  Sur le théâtre des collèges, je me permets de renvoyer à mes deux articles « Le théâtre des collèges, la formation des étudiants et la transmission des savoirs aux XVe et XVIe siècles », Camenulae, 3,2009 (en ligne) ; « Le théâtre des collèges au début du XVIe siècle : Les Dialogi (1530) de Johannes Ravisius Textor », BHR, t. LXXII (2010), p. 337-368.

3  C. Biet et C. Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p. 66-67 : « La performance sera [...] la manifestation d’une action corporelle (gestuelle, voix, mouvement) dans le cadre d’un lieu spécifique conçu pour être observé [...] ». Notons que c’est par commodité et abus de langage que nous continuerons de parler de théâtre, pour désigner des textes et des pratiques qui supposent une mise en voix et en scène (les Noëls en particulier) mais ne ressortissent pas nécessairement, stricto sensu, du genre dramatique.

4 Pour une réflexion stimulante sur les relations entre poétique et rhétorique en matière de pronuntiatio, voir G. Matthieu-Castellani, « ‘De bien prononcer les vers’ : la poétique de la Renaissance et l’héritage antique », À haute voix. Diction et prononciation aux XVIe et XVIIe siècles, éd. O. Rosenthal, Paris, Klincksiek, 1998, p. 19-34. La pronuntiatio n’est pas simplement un « supplément » mais « participe de la signification » ; elle est donc objet d’une attention constante de la part des pédagogues.

5  Specimen epithetorum, Paris, H. Estienne, 2 septembre 1518, fol. 7v-8r ; cf. notre article « Les exercices de composition et de déclamation poétiques dans les collèges parisiens, au début du XVIe siècle. Autour de Joannes Ravisius Textor », Actes du colloque La poésie néo-latine à haute-voix, éd. L. Isebaert et A. Smesters, Turnhout, Brepols, à paraître. On se souvient aussi des mots de Montaigne qui, bien plus tard, dit avoir acquis, sur les planches du collège de Guyenne « asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste » (Essais, I, 26).

6  On pense notamment aux Colloques et aux écrits théoriques du Rotterdamois sur l’éducation, et notamment le De ratione studii (1512)qui défend une pratique vivante de la langue latine. Voir F. Bierlaire « Colloques scolaires et civilités puériles au XVIe siècle », Histoire de l’enfance en Occident, t. I, Paris, Le Seuil, 1998, p. 271-302.

7  Sur le modèle parisien en matière d’organisation des études, voir en particulier G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites. Le « modus parisiensis », Rome, Institutum Historicum S. I., 1968. Selon M. M. Fontaine, Aneau aurait pu séjourner et étudier, voire enseigner à Paris avant son installation à Lyon, en 1537 ; cf. « La contribution de Barthélemy Aneau à l’‘illustration’ de la langue française », Lyon et l’‘illustration’ de la langue française, éd. G. Defaux, Lyon, E.N.S. Éditions, 2003, p. 481-504.

8  B. Biot, « Un projet innovant pour un collège humaniste : Le Formulaire et Institution du collège de la Trinité », BHR, t. LVI (1994), p. 445-464 ; ead., Barthélemy Aneau, régent de la Renaissance lyonnaise, Paris, Champion, 1996, p. 127-135 ; 457-461. Voir aussi P. Servet, « Une figure lyonnaise de l’éducation humaniste : B. Aneau » dans L’Éducation au XVIe siècle, Puy-en-Velay, 1994, p. 25-35.

9  Voir Archives municipales de Lyon, BB 58, citées d’après B. Biot, art. cit., p. 449 : « Le jeudi, après disner auront […] l’espace de trois heures, lesquelles ilz employeront en toutes manieres de jeux liberaulx que leur prescripront mesmes leurs maistres et regens, comme à jeux de perciée, de pellotes et balles, à jeux de nombres [ici un blanc a été laissé dans le manuscrit], à chanter en musique […]. »

10  Faut-il donner à ce choix le caractère exceptionnel et novateur qu’on lui a parfois attribué (voir en particulier B. Biot, art. cit., p. 462-463) ? En réalité, Aneau ne préconise la pratique du français que pour les petites classes. Or, il semble que le français avait déjà toute sa place dans les petites écoles du temps, où l’on chantait, bien avant Aneau, des Noëls en français (cf. supra). Par contre, si le Lyon Marchant, satyre françoise, fut réellement joué par des élèves des grandes classes, il y a là un problème dans la mesure où le latin reste la langue obligatoire pour les plus âgés, au collège de la Trinité comme dans tous les collèges du royaume. Ce choix du français peut s’expliquer par le caractère exceptionnel de la représentation, qui s’est peut-être inscrite dans le cadre de festivités publiques (on sait qu’Aneau proposa des spectacles en de telles occasions, cf. B. Biot, op. cit., p. 162-171). Au demeurant, notre professeur, poète de langue française, ne partage en rien le mépris d’Érasme pour les langues vernaculaires et le français reste pour lui un objet constant de réflexion et, nous tenterons de le montrer, d’enseignement. Aneau était ainsi plus disposé que d’autres à faire des exceptions à la règle qui consacrait le latin comme seule langue de l’École. Enfin, n’oublions pas que les élèves d’Aneau sont avant tout des fils de notables locaux et de marchands, qui attendaient une formation plus pratique que celle que l’on dispensait, en latin, dans les collèges parisiens de la Faculté des Arts (sur l’origine sociale des étudiants qui fréquentent le collège de la Trinité, cf. B. Biot, art. cit., p. 453-454).

11  On sait, du reste, qu’Aneau prendra officiellement position dans le Quintil Horatian, publié en 1550.

12  [B. Aneau,] Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mystère de la Nativité, par personnages [], Lyon, Sébastien Gryphe, 1539 [BnF RÉS-YE-782].

13  Ibid., f. A1:
Louez Enfans, le seigneur, et son nom
Les chants qu’a vous je dedie, chantants
Chants, mais quelz chants, de Poesie ? Non,
Mais chants Natalz, que requis ha le temps […]

14 K. Lavéant, « Les pièces de l’Avent de François Briand ... », art. cit.

15  C. Chapman « French Renaissance Dram. Soc. : The plays of Barthélemy Aneau », En marge du classicisme. Essays on the French theatre from Renaissance to the Enlightenment, éd. A. Howe et R. Waller, Liverpool University Press, 1987, p. 5-26, p. 8. Cf. aussi le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, première journée.

16  Dialogue Calliope in Dialogi aliquot Joannis Ra. Textoris Nivernensis hactenus non editi, studiosae juventuti utiles et jucundi, adjecta sunt animi gratia ejusdem epigrammata aliquot non inutilia, Paris, Ambroise Girault, 1536, f. 88v :
Pars cantant lyricis […]
[…] pars recinunt elegos.

17  Voir Virgile, Bucoliques, 3 et 7 ; Horace, Odes, III, 9. Ajoutons que les pastorales, ou « bergeries », étaient à la mode dans le théâtre depuis, au moins, la fin du XVe siècle. Cf., par exemple, la Moralité à cinq personnages du ms. La Vallière, éditée par J. Blanchard, Genève, Droz, 1988, ou la Bergerie de l’Agneau de France (1485), éditée par H. Lewicka, Genève, Droz, 1961. Ces deux textes ont cependant une dimension politique qui est étrangère au propos d’Aneau. Cette dimension sera davantage présente, quoique sous des formes bien différentes et cryptées, dans l’autre œuvre « pastorale » du professeur, le Genethliac de 1559.

18  Notons en outre que le Chant Royal rappelle les Chants Royaux chantés sur podium dans les concours poétiques et les Puys ; cf., sur ce point, D. Hüe, La poésie palinodique à Rouen, Paris, Champion, 2002.

19  Le texte publié porte la signature du maître et il est difficile d’apprécier la part que les élèves pouvaient prendre au processus même de la création poétique. Pour le théâtre de Textor, elle pouvait être relativement importante.

20  Voir sur ce point les pages que F. Dobbins consacre à Aneau dans Music in Renaissance Lyons, Clarendon Press, Oxford, 1992, p. 59-72. Il identifie la plupart des airs de chansons du Chant Natal ainsi que leurs auteurs.

21  Sur l’usage du contrafactum dans le Chant Natal, cf. B. Biot, op. cit. p. 199-202. Sur le contrafactum dans la poésie du XVIe siècle en général, et chez les évangéliques en particulier, cf. l’introduction de G. Dottin in Chansons spirituelles de Marguerite de Navarre, Genève, Droz, 1971, p. X-XVII. Le contrafactum est très nettement condamné par Érasme, qui doute de sa valeur édifiante ; il rejette le mélange du profane et du sacré ; cf. J.-C. Margolin, Érasme et la musique, Paris, 1965 ; id., article « Musique » in Érasme, éd. C. Blum, A. Godin, J.-C. Margolin, D. Ménager, Paris, Laffont, 1992, p. CLXXIII-CLXXV.

22  Sur l’air de chanson qui accompagnait ce texte et dont on connaît différentes versions à plusieurs voix, voir F. Dobbins, op. cit., p. 60.

23  [B. Aneau,] Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mystère de la Nativité, par personnages [], Lyon, Sébastien Gryphe, 1539, f. A2r-v.

24  C. Marot, chanson XXXVI, « Pour la Brune », in Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, t. I, Paris, Dunod, 1996, p. 197.

25  Si, comme le suggère C. Chapman dans l’article cité plus haut, les Noëls étaient interprétés par des chœurs d’enfants, le chant, monophonique voire polyphonique, devait alors, dans tous les cas, assurer l’intelligibilité du texte ; cf., sur le chant choral dans le théâtre scolaire, l’article de L. P. Grijp, « Macropedius and Music : Georgius Macropedius as a Composer of Songs for the Theatre and Other School Performances », The Latin Playwright Georgius Macropedius (1487-1558) in European Contexts éd. J. Bloemendal [in] European Medieval Drama, 13, 2009, p. 57-83. L. P. Grijp rappelle les préventions des Frères de la Vie Commune, dont Érasme fut l’élève, à l’égard de la musique religieuse dont les prouesses techniques risquent d’obscurcir le message.

26  [B. Aneau,] Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mystère de la Nativité, par personnages [], Lyon, Sébastien Gryphe, 1539, v. 1, 11, 21, 31, 41.

27  L’image du nigra sum retournée vers l’immaculée Marie est un lieu commun de la chanson mariale, particulièrement à l’honneur dans les chants royaux des Puys. Je remercie E. Doudet et K. Lavéant d’avoir attiré mon attention sur ce point. Avec le Chant Royal qui clôt le Chant Natal, il y a là une nouvelle trace des relations qu’Aneau entretient avec la poésie palinodique, dont, notons-le, il se fait le défenseur dans le Quintil Horatian (Traité de poétique et de rhétorique à la Renaissance, éd. F. Goyet, Le Livre de Poche, 1990 p. 209).

28  Voir sur ce point précis les analyses de M. M. Fontaine à propos des Décades, qui s’appuie sur les propres écrits d’Aneau (notamment le Quintil Horatian), « La contribution de Barthélemy Aneau à l’‘illustration’ de la langue française », art. cit., p. 483. Les rimes des vers 5 et 6 font « liaison » entre les croisures initiales et finales (abab et cdcd) ; or, « cette notion de liaison […] est toujours essentielle chez Aneau parce qu’elle engage la relation entre la musique (ou ‘harmonie’) et le sens dans les phénomènes de persistance propre à la mémoire ; la musique doit lier et faire retenir ce que le sens va tendre à diviser. »

29 Cf. F. Dobbins, op. cit., p. 62.

30  Ce sont là les éléments de la Nativité telle qu’elle est présentée, par exemple, dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, première journée.

31  Cependant, les derniers dizains, après l’enfantement, annoncent déjà les chants de célébration.

32  Ce qui en fait, pour l’auditeur, un dizain.

33  Cf. supra. Aneau connaît bien ce modèle, qu’il met en scène dans l’un des emblèmes d’Imagination poétique (1552). En voici les premiers vers :
SOUBZ TIMOL Juge, un debat fut prins, entre
PAN le Pasteur et PHEBUS le bon chantre :
Lequel diroit meilleur chants, et plus beaux :
Phebus au Luc et Pan aux Chalemeaux.
      
Texte cité par M. M. Fontaine, « Le concert des voix et des instruments chez Jodelle, Aneau et quelques autres », Le concert des voix et des instruments à la Renaissance, éd. J.-M. Vaccaro et J.-P. Ouvrard, Paris, C.N.R.S., 1995, p. 472.

34  Pour une approche critique d’une telle présentation, cf. la contribution d’E. Doudet dans le présent dossier.

35  B. Aneau, Lyon Marchant, Satyre Françoyse [...], Lyon, Pierre de Tours, 1542, f. 7 à 10.

36  Aneau suit le schéma rimique AbaAabAB où les éléments A et B constituent le refrain littéraire et musical, et les minuscules a et b les reprises musicales, avec d’autres paroles, des sections A et B. Ce type de rondeau, assez bien connu aux XIVe et XVe siècles, ne se confond pas avec la forme poétique du rondeau, à trois strophes et refrains.

37  De plus, à cause de l’hétérométrie, la rime reprise se trouve en quelque sorte là où l’on attendrait l’hémistiche d’un vers complet, d’où un effet implicite de rimes batelées. Or, hétérométrie et rime batelée miment souvent la discordance, la discorde chez les Rhétoriqueurs de la fin du XVe siècle. Cf. F. Cornilliat, « Or ne mens ». Couleur de l’éloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994.

38  C’est là toute la complexité et l’originalité, dans la pièce d’Aneau, des figures allégoriques à double voire triple foyer. Cf. la contribution d’E. Doudet dans ce dossier.

39  C’est ainsi que le présente la didascalie qui précède immédiatement notre texte.

40  C’est ainsi que se présente le personnage éponyme de la pièce, dans la parade initiale des personnages et dans son épilogue.

41 Cf. n. 22.

42 Cf. G. Matthieu-Castellani, art. cit.

43  Graphie pour « accentuant ».

44  Texte édité par B. Biot, art. cit., p. 448.

45 Voir les analyses de B. Biot, art. cit.

46  De recta pronuntiatione, 932 CD ; Cf. J. Chomarat, Grammaire et Rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 93.

47  Cf. les mots d’Étienne Pasquier : « De nostre temps ce mot d’honneste, auquel en ma jeunesse j’ay veu prononcer la lettre de s, s’est maintenant tourné en e fort long », cités par M. Huchon, Le français de la Renaissance, Paris, PUF, 1988, p. 94.

48  Ceci pose évidemment la question du rapport entre le texte dit et le support écrit, non seulement le support imprimé dont nous disposons, mais aussi le support de travail qu’utilisaient les élèves dont nous ne savons rien et qui pouvait être différent.

49  G. Tory, Champ Fleury Auquel est contenu Lart et Science de la deue et vraye Proportion des Lettres Attiques…, Paris, Geoffroy Tory et Gilles de Gourmont, 1529.

50  Aneau compose le Chant Natal et le Lyon Marchant quelques mois seulement avant la publication du premier traité de Louis Meigret sur la question (Traité touchant le commun usage de l’escriture Françoise […], Paris, Longis, 1542). Sur le débat entre Meigret et Peletier, cf. B. Cerquiglini, Le Roman de l’orthographe. Au paradis des mots, avant la faute (1150-1694), Paris, Hatier, 1996, p. 61-79 et p. 81-88.

51  « Noël Branlant », in Chant Natal contenant sept Noelz, un chant Pastoural, et ung chant Royal, avec ung Mystère de la Nativité, par personnages [...], Lyon, Sébastien Gryphe, 1539, v. 9-16, f. B4r.

52  Je reprends là le mot de Montaigne cité dans la note 5.

53  J’entends par là un praticien de la parole publique, notamment politique et juridique. Les élèves d’Aneau auront peut-être l’occasion d’exercer leur éloquence, mais rappelons qu’il n’est pas de Parlement à Lyon et que beaucoup sont fils de marchands.

54  Norbert Élias l’a pourtant négligé dans son étude classique, La Civilisation des mœurs, publiée pour la première fois en 1939.

55  Cette traduction a été publiée par François Juste en 1537.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mathieu Ferrand, « Le théâtre de Barthélemy Aneau »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 22 | 2011, 363-378.

Référence électronique

Mathieu Ferrand, « Le théâtre de Barthélemy Aneau »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 22 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12556 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12556

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Auteur

Mathieu Ferrand

E.P.H.E.

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