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La répression de la sorcellerie aux marges du royaume de France à la fin du Moyen Âge

Introduction : La répression de la sorcellerie aux marges du royaume de France à la fin du Moyen Âge

Martine Ostorero
p. 211-215

Texte intégral

  • 1  Cf. notamment P. Paravy, « La sorcellerie, une spécialité montagnarde ? Le cas du monde alpin occi (...)

1Les quatre contributions retenues pour ce mini-thème se concentrent sur les premières décennies de la répression de la sorcellerie démoniaque. Tout en couvrant des régions différentes, sises en marge du royaume de France (arc alpin, Suisse romande, Pyrénées et Normandie), elles s’attardent sur la période charnière du tournant des XIVe-XVe siècles, durant laquelle les pratiques (supposées) de sorcellerie sont redéfinies comme diaboliques et hérétiques. Elles entrent alors dans le cadre conceptuel du « sabbat des sorcières », un imaginaire qui postule l’existence d’une secte de sorciers et de sorcières qui se réunirait de nuit autour du diable pour lui rendre hommage, renier Dieu et la foi chrétienne, festoyer, manger des petits enfants, préparer des maléfices et se livrer à des orgies sexuelles avec les démons, avant de repartir en volant sur des balais. Au cours du XVe siècle, la répression de la sorcellerie démoniaque, menée tant par les tribunaux ecclésiastiques que par les cours laïques, va largement s’adosser à cet imaginaire, reçu toutefois de manière fort inégale dans les différentes parties de l’Europe occidentale. Posée ainsi, l’énigme des chasses aux sorcières paraît simple en apparence. Pourtant, les questions qu’elle dissimule sont innombrables : comment expliquer que certaines régions prétendument contaminées par les sectes maléfiques se montrent actives dans la répression, alors que d’autres semblent étrangement protégées des agissements des sorciers démoniaques ? Quelle a été la part respective des cours séculières ou ecclésiastiques dans la répression, et selon quelles modalités et procédures ? Comment l’historien peut-il tendre à restituer avec précision la répression, alors qu’il doit travailler avec une documentation largement lacunaire, que ce soit en raison de l’oralité d’une partie des affaires judiciaires ou de la perte des procédures au fil du temps ? Ou encore, comment saisir ces infimes glissements de sens autour des concepts en apparence bien balisés d’hérésie, de sorcellerie et d’arts magiques – avec une richesse terminologique qu’il convient aussi d’interroger –, alors qu’à la lecture des procédures surgissent de possibles confusions entre un hérétique (vaudois par exemple) accusé soudain de sorcellerie et un « sorcier » ou un « magicien » traité comme un hérétique ? Telles sont quelques-unes des questions abordées dans les quatre cas d’études traités ici, qui offrent des réponses croisées d’un article à l’autre, ce qui enrichit la réflexion. L’intérêt du dossier est aussi de mettre en dialogue des espaces géographiques hétérogènes : hormis l’arc alpin, dont l’importance dans les débuts de la répression de la sorcellerie est déjà bien connue1, il propose de poursuivre l’exploration dans deux directions opposées et d’examiner au Nord, la Normandie, et au Sud la Catalogne. Les espaces considérés invitent ainsi à circonscrire la répression de la sorcellerie démoniaque dans des zones périphériques au royaume de France, alors que ce dernier est encore partiellement épargné par les chasses aux sorcières au XVe siècle.

  • 2  Sur ce dernier texte, cf. J. Véronèse, « Le Contra astrologos imperitos atque nigromanticos (1395- (...)
  • 3  Cf. Mirificus Praedicator. À l’occasion du sixième centenaire du passage de saint Vincent Ferrier (...)
  • 4  Cf. récemment N. Ghersi, « Poisons, sorcières et lande de bouc », Cahiers de Recherches Médiévales(...)

2C’est dans ce cadre que Pau Castell Granados présente ici les premiers résultats de sa thèse de doctorat (université de Barcelone) sur la sorcellerie dans les Pyrénées centrales. Sa maîtrise de la documentation régionale et des travaux des érudits catalans, souvent méconnus ou négligés hors de leurs frontières, met en lumière un espace à considérer comme prioritaire dans la réception des nouvelles définitions de la sorcellerie au début du XVe siècle, et invite à de fructueuses comparaisons avec une autre zone de montagnes, celle de l’arc alpin occidental, également précoce dans la répression. En s’attardant sur les changements qui s’opèrent au cours du XIVe siècle dans les conceptions de la magie et de la sorcellerie populaire, l’auteur souligne l’importance capitale jouée par l’intervention du célèbre inquisiteur Nicolas Eymerich, actif précisément dans les territoires de la couronne d’Aragon (soit Catalogne, Aragon, Valence et Majorque) durant près de quarante ans, entre 1356 et 1391. Outre ses écrits théoriques largement diffusés, à l’instar du Directorium inquisitorum, du Contra invocatores demonum, ou du Contra astrologos2, les traces de son activité d’inquisiteur sur le terrain sont conservées dans un fragment de mémoire étrangement conservé à la Bibliothèque nationale de France (Paris, BnF, nouv. acq. lat. 834) ; elles rendent compte de la manière dont Eymerich conceptualise les délits liés à des pratiques de sorcellerie en terme de nigromancie, blasphème, profanation des sacrements, voire crypto-judaïsme, avec une place croissante accordée à l’invocation des démons et au pacte avec le diable. Et l’auteur de rappeler que la Catalogne est aussi la terre d’origine du prédicateur itinérant Vincent Ferrier (1350-1419), dont certains sermons dénonçaient avec vigueur le recours aux devins, conjurateurs, blasphémateurs et fetilleres, stimulant les localités qui l’accueillaient à agir ou à prendre des mesures contre ceux-ci, que ce soit dans la Couronne d’Aragon ou en Suisse romande3. C’est certainement dans cette conjoncture que s’explique la précocité des statuts d’Àneu (1424) – réédités et traduits en français ici par l’auteur –, qui condamnent à mort les personnes qui « vont de nuit avec les sorcières auprès du bouc de Biterne », lui rendent hommage, renient Dieu, donnent des poisons et tuent les petits enfants. Un étrange « bouc de Biterne » auquel se heurtent depuis longtemps historiens, folkloristes et anthropologues4

3C’est la même période chronologique charnière, mais centrée sur le territoire alpin cette fois-ci, qui retient l’attention de Kathrin Utz Tremp. La spécialiste de l’hérésie vaudoise guette la « naissance » du sabbat dans les interventions des inquisiteurs dominicains du Piémont au cours du XIVe siècle. En partant d’une relecture des Errores Gazariorum, un texte déjà bien connu rédigé dans le val d’Aoste savoyard dans la seconde moitié des années 1430, probablement par un membre proche de l’inquisition franciscaine (peut-être Ponce Feugeyron ?), Kathrin Utz Tremp souligne l’important héritage que la secte imaginaire des sorciers et des sorcières a reçu des sectes hérétiques bien réelles du bas Moyen Âge, que ce soit en matière de terminologie ou de pratiques (initiation et entrée dans l’hérésie, organisation de la secte, comportements religieux, etc.) : une thématique dont elle a amplement démontré la pertinence dans son récent ouvrage Von der Häresie zur Hexerei. «Wirkliche» und imaginäre Sekten im Spätmittelalter paru aux MGH en 2008 et dont le présent article retrace les lignes principales. Les liens étroits entre les différentes conceptions de l’hérésie ont d’ailleurs été sources d’innombrables confusions à la fin du Moyen Âge entre cathares, lucifériens, vaudois et prétendus sorciers démonolâtres. Dans le Piémont du XIVe siècle, où s’active de manière continue l’inquisition dominicaine, certains amalgames entre les dogmes et rituels vaudois ou cathares, auxquels s’ajoute soudain l’usage d’une potion maléfique à base d’excréments de crapaud (Pinerolo 1387-88), aboutissent à un mélange explosif qui a probablement contribué à l’émergence du fantasme du sabbat des sorciers démonolâtres. La part jouée par l’inquisiteur dominicain Antoine de Settimano dans la production des aveux fantasmagoriques de l’inculpé, Antoine Galosna, membre égaré du Tiers Ordre franciscain, n’est pas sans rappeler celle prise jadis par Conrad de Marbourg auprès des Lucifériens, ainsi que celle de Nicolas Eymerich en Aragon. Une différence de taille s’observe toutefois, à travers la documentation conservée, entre l’espace catalan et l’arc alpin. Alors que les Pyrénées se distinguent par une diabolisation de la magie et des pratiques superstitieuses, assimilées alors à l’hérésie selon la doctrine de Jean XXII, les procès piémontais tendent progressivement à attribuer aux sectes hérétiques d’étranges rites sorcellaires ou démoniaques. La question fréquemment débattue des « origines » de la sorcellerie diabolique (witchcraft) ne peut donc se résoudre que par une attention scrupuleuse portée à l’espace et au contexte dans lesquels elle apparaît, et implique de confronter les situations propres à chaque territoire d’émergence (ou au contraire de non-émergence) du sabbat des sorcières au cours du XVe siècle.

4À ce propos, les espaces qui ont été en grande partie épargnés par la diffusion du fantasme du sabbat démoniaque ne sont pas à négliger, car ils permettent de questionner les réticences à cet égard. À ce titre, le royaume de France est un espace à prendre en considération, pour autant que soit différencié le centre (plutôt ménagé par les chasses aux sorcières au XVe siècle) de ses marges (Bourgogne, Artois, Poitou et Midi de la France), plus actives dans la répression de la sorcellerie démoniaque. La Normandie apparaissait ainsi dans l’historiographie comme un territoire plutôt préservé, à l’exception du cas bien particulier de Guillaume Adeline inculpé en 1453 à Évreux. Tout le mérite revient donc à Franck Mercier d’avoir tenté ici de retrouver les traces documentaires d’une chasse aux sorciers (deux hommes et une femme inculpés) qui aurait eu lieu à Lisieux autour de 1463, sur la base d’une copie partielle d’une pièce judiciaire éditée par un érudit du XIXe siècle… qui n’avait guère compris l’affaire ! L. Du Bois avait notamment transcrit Valentinum synagogam au lieu de Valdensium synagogam, soit la « synagogue des Vaudois », une formulation bien présente dès la première moitié du XVe siècle à la fois dans la documentation judiciaire et la littérature démonologique, que ce soit en Suisse romande, en Savoie, ou en Bourgogne, et qui atteste ainsi la réception (partielle) dans le Nord de la France du concept de sectes de sorciers considérés comme hérétiques. Si le dossier archivistique reste mince, Franck Mercier propose une relecture critique du document, qu’il insère dans le contexte de l’épiscopat de Thomas Basin, peu avant son exil. L’évêque et comte de Lisieux, qui était aussi conseiller du roi de France, a montré un intérêt pour la répression des sortilèges (notamment dans sa révision de la législation synodale en 1448) et a eu connaissance des éléments culturels du sabbat. Témoin de la diffusion de ces derniers en Normandie, le procès en sorcellerie de 1463 – auquel prend part directement le vicaire de l’évêque, aux côtés de l’inquisiteur dominicain – participe à la défense des prérogatives de Thomas Basin en tant qu’évêque et comte de Lisieux, notamment face au Chapitre, tout en permettant peut-être indirectement de manifester la sujétion de la Normandie à la nouvelle souveraineté des Valois.

  • 5  Par exemple R. Kieckhefer, European Witch Trials : Their Foundations in Popular and Learned Cultur (...)

5Alexia Rey et Céline Rochat analysent pour leur part, sous la direction de Georg Modestin, trois procès de sorcellerie diabolique instruits entre 1493 et 1505 par les autorités de la ville de Fribourg. Leur contribution amène ainsi à observer la manière dont des instances laïques et urbaines prennent en main l’instruction du délit, après le retrait de l’inquisition des terres fribourgeoises. Si elles ont bien reçu l’imaginaire du sabbat, comme en témoignent les chefs d’accusation retenus contre les inculpés, elles le font toutefois avec davantage de retenue et un souci moindre du détail que les inquisiteurs de Lausanne qui, quelques décennies auparavant, avaient largement contribué à sa diffusion auprès des populations. La prédominance des maléfices sur les concepts démonologiques plus élaborés (pacte, apostasie, baiser obscène), maniés avec prudence par les autorités de la ville, confirme une différence généralement observée dans l’historiographie entre cours laïques et ecclésiastiques5. Ces trois affaires fribourgeoises sont par ailleurs significatives des rapports entre ville et campagne, dans la mesure où elles révèlent la volonté de contrôle de la ville sur ses terres campagnardes, acquises peu de temps auparavant. À cet égard, on peut se demander si la surveillance des terres ne passe pas aussi pour la population par une méfiance à l’égard des « étrangers » qui les peuplent, puisque la plupart des personnes dénoncées puis inculpées sont originaires de Savoie, du Piémont ou de Genève. En dépit des 900 kilomètres qui les séparent, la situation fribourgeoise est d’une certaine manière comparable à celle mise en lumière dans l’espace catalan : dans les deux cas s’observent dans les cours laïques la bonne et rapide réception des nouvelles conceptions de la sorcellerie démoniaque, ainsi que l’adoption des méthodes inquisitoriales, avec parfois moins de prudence et de modération que les inquisiteurs, comme l’a constaté Pau Castell Granados, dans un contexte de concurrence entre les tribunaux laïcs et ecclésiastiques autour de l’instruction voire de la qualification du délit.

  • 6  M. Ostorero, Le diable au sabbat. Littérature démonologique et sorcellerie (1440-1460), Florence, (...)

6Si les espaces en marge du royaume de France retiennent l’attention dans le dossier présenté ici, il ne faut pas oublier que c’est en premier lieu à des inquisiteurs ou théologiens « français » que l’on doit d’avoir abondamment nourri la réflexion autour des maléfices et des nouvelles sectes de sorciers démonolâtres, afin de redéfinir les cadres d’une nouvelle démonologie qui cherchera à justifier les chasses aux sorcières. Entre les années 1450 et 1460, l’inquisiteur dominicain de Carcassonne Jean Vinet, son collègue bourguignon Nicolas Jacquier, ainsi que le professeur de théologie de Poitiers Pierre Mamoris, livrent chacun un traité de démonologie, dans des contextes et des lieux où l’on s’interroge de manière différente sur la réalité du sabbat et des crimes imputés aux sorciers, mais sans que soient précisément clarifiées les modalités de la répression6.

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Notes

1  Cf. notamment P. Paravy, « La sorcellerie, une spécialité montagnarde ? Le cas du monde alpin occidental. À propos d’un ouvrage récent », Heresis, 39 (automne/hiver 2003), p. 19-33 ; L’imaginaire du sabbat. Édition critique des textes les plus anciens (1430c.-1440c.),éd. M. Ostorero [et al], Lausanne, Cahiers Lausannois d’Histoire Médiévale, 1999.

2  Sur ce dernier texte, cf. J. Véronèse, « Le Contra astrologos imperitos atque nigromanticos (1395-1396) de Nicolas Eymerich (O.P.) : contexte de rédaction, classification des arts magiques et divinatoires, édition critique partielle », dans Chasses aux sorcières et démonologie. Entre discours et pratiques, textes réunis par M. Ostorero, G. Modestin, K. Utz Tremp, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2010 (Micrologus’ Library,36), p. 271-329.

3  Cf. Mirificus Praedicator. À l’occasion du sixième centenaire du passage de saint Vincent Ferrier en pays romand, études réunies par P.-B. Hodel O.P. et F. Morenzoni, Rome, 2006 (Dissertationes Historicae, 32), en particulier les études de K. Utz Tremp, « Predigt und Inquisition. Der Kampf gegen die Häresie in der Stadt Freiburg (erste Hälfte des 15. Jahrhunderts) », p. 205-32 ; J.-D. Morerod, « Les étapes de Vincent Ferrier dans le diocèse de Lausanne », p. 259-284 ; F. Morenzoni, « Vincent Ferrier et la prédication mendiante à Genève au XVe siècle », p. 285-302 ; P.-B. Hodel O.P., « D’une édition à l’autre. La lettre de saint Vincent Ferrier à Jean de Puynoix du 17 décembre 1403 », dansIbidem, p. 189-203.

4  Cf. récemment N. Ghersi, « Poisons, sorcières et lande de bouc », Cahiers de Recherches Médiévales, 17, 2009, p. 103-20.

5  Par exemple R. Kieckhefer, European Witch Trials : Their Foundations in Popular and Learned Culture, 1300-1500, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1976, p. 27-92, P.-H. Choffat, La sorcellerie comme exutoire. Tensions et conflits locaux : Dommartin 1524-1528,Lausanne, Université de Lausanne, 1989 (CLHM, 1), p. 170-179.

6  M. Ostorero, Le diable au sabbat. Littérature démonologique et sorcellerie (1440-1460), Florence, SISMEL – Edizioni del Galluzzo, 2011 (Micrologus’ Library, 38).

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Pour citer cet article

Référence papier

Martine Ostorero, « Introduction : La répression de la sorcellerie aux marges du royaume de France à la fin du Moyen Âge »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 22 | 2011, 211-215.

Référence électronique

Martine Ostorero, « Introduction : La répression de la sorcellerie aux marges du royaume de France à la fin du Moyen Âge »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 22 | 2011, mis en ligne le 20 mars 2012, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12541 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12541

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Auteur

Martine Ostorero

Université de Lausanne (Suisse)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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