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AccueilNuméros21Le poétique et ses normes« Instruire » en rimant

Le poétique et ses normes

« Instruire » en rimant

Les effets de sens de la forme versifiée de l’Instructif de la seconde rhétorique
Nicolas Lombart
p. 247-264

Résumés

Composé vers 1470-80 et placé en tête de l’anthologie du Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique (1501) d’Anthoine Vérard, l’Instructif de la seconde rhétorique – dont on ne connaît l’auteur que d’après son surnom, « l’Infortuné » – constitue un jalon essentiel dans l’histoire des arts poétiques français. Proche des arts de seconde rhétorique par les formes qu’il décrit, il annonce aussi les arts poétiques renaissants par des références inédites à l’inspiration. Mais l’Instructif se distingue surtout des autres traités par sa forme entièrement versifiée, qui pose d’importants problèmes d’interprétation. Après une sommaire description formelle du traité, on proposera trois lectures de cette mise en vers : elle permet d’opposer l’Instructif aux arts de seconde rhétorique français en prose aussi bien qu’aux arts de grammaire et de métrique médio-latins versifiés (dans une logique de « défense et illustration » de la poésie française) ; elle singularise l’énonciation du traité (marquée par un mélange inédit d’inspiration et de brièveté sentencieuse) ; enfin, elle en oriente la réception (favorisant l’apprentissage de la lecture de poésie plus que celui de sa composition).

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Texte intégral

  • 1  Le jardin de plaisance et fleur de rhétorique, reprod. en fac-simile de l’éd. de 1501, éd E. Droz (...)
  • 2  Voir JP, I, fol. a2r-c3r. Le surnom de l’auteur et le titre apparaissent ensemble sous la rubrique (...)
  • 3  Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois (1902), Genève, Slatkine, 1974.
  • 4  JP, II, p. 50 (les p. 43-60 sont consacrées à l’Instructif).
  • 5  J.-Cl. Mühlethaler et J. Cerquiglini-Toulet, « Poétiques en transition. L’Instructif de la seconde (...)
  • 6  J. H. Taylor, The Making of Poetry : Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turnhout, Brepols, 2 (...)

1Lorsqu’il publie Le Jardin de plaisance et fleur de rhétorique à Paris en 1501, Anthoine Vérard a sans doute bien conscience de proposer au public un objet inédit1. Le « jardin » à proprement parler, en effet, est assurément bien plus qu’une simple anthologie poétique, dans la mesure où les formes lyriques présentées y sont reliées par des transitions narratives, elles-mêmes versifiées, l’ensemble (re)construisant un récit aux ressorts dramatiques habilement agencés ; mais ce « jardin » est surtout précédé d’un long traité théorique, également en vers, que son auteur anonyme – il se nomme lui-même l’« Infortuné » au détour de plusieurs vers – intitule L’Instructif de la seconde rhétorique2. Or, si cette réflexion sur la poésie, composée probablement vers 1470-80, s’inscrit clairement dans la tradition remarquable des « arts de seconde rhétorique »3, sa mise en vers, elle, demeure problématique. Du moins rend-elle la lecture du traité particulièrement difficile – et son interprétation parfois aléatoire – comme le rappelle constamment la tradition critique. Eugénie Droz et Arthur Piaget, premiers éditeurs scientifiques du Jardin, ont ainsi pu écrire : « Ce traité est tout entier en vers, les règles comme les exemples. L’auteur s’est donné bizarrement la peine d’exposer les préceptes selon la forme d’un exemple : ainsi les règles de la ballade sont développées en trois strophes et un envoi avec refrain […]. L’Infortuné n’a pas toujours su éviter les dangers du système ; il est diffus parfois, obscur souvent. La prose eût mieux fait son affaire et la nôtre »4. Plus récemment, Jean-Claude Mühlethaler et Jacqueline Cerquiglini-Toulet notaient : « L’Instructif, dû à la plume de l’Infortuné, n’a pas à ce jour connu les honneurs d’une édition critique. On comprend vite pourquoi : le texte résiste, car le choix de rédiger un traité en vers se révèle être, trop souvent, un obstacle plutôt qu’une aide à la lecture »5. Enfin, dans son ouvrage consacré aux anthologies poétiques de la fin du Moyen Âge, Jane H. Taylor, qui s’intéresse de près au Jardin de plaisance, n’aborde que partiellement la question épineuse de la forme versifiée de L’Instructif6.

  • 7  Sur le « flair professionnel » de Vérard à travers le Jardin, voir J. H. Taylor, op. cit. ; sur sa (...)
  • 8  Voir JP, II, p. 12-28 et la mise au point de S. R. Kovacs, « Staging Lyric Performances in Early P (...)
  • 9  Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit., p. 253-264. E. Langlois est d’ailleurs partic (...)

2Trois autres éléments contribuent à rendre difficile l’interprétation de ce projet d’un traité en vers. Tout d’abord, si l’Instructif s’inscrit en partie dans une logique de légitimation du discours poétique (les quelques références à l’inspiration divine annoncent les grandes théories poétiques développées en France à partir des années 1550), son élaboration semble aussi relever d’un projet plus strictement commercial, comme Vérard savait parfaitement les monter7. La mise en vers du discours sur la poésie pourrait donc être placée aussi bien du côté d’une valorisation de la rhétorique seconde comme authentique discours esthétique et éthique que du côté d’une promotion de la rhétorique seconde comme objet digne d’une réception –pour ne pas dire d’une consommation – fructueusement élargie, et non limitée aux cours et aux cercles lettrés. De fait, les réticences du lecteur moderne contrastent avec ce qui apparaît bien comme un des grands succès éditoriaux du début du XVIe siècle8. En outre, la singularité absolue de ce projet d’un traité versifié, entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle, pose problème : à l’exception de l’anonyme (et peu ambitieux) Traité de rhétorique (ca. 1470), il n’existe pas d’autre exemple d’art de seconde rhétorique en vers9 ; il faut en effet attendre la traduction « en vers françois » de l’Art poetique d’Horace par Jacques Peletier du Mans en 1541 (encore n’est-ce précisément qu’une traduction), l’Art poétique de Jean Vauquelin de la Fresnaye en 1605 (qui relève davantage du genre héroïque) ou encore l’Art poétique de Boileau en 1674 (qui renoue avec le genre de l’épître en vers) pour voir réapparaître d’autres traités de la sorte. Malgré un lien plus ou moins affiché avec l’Épître aux Pisons d’Horace, il est difficile de rassembler ces textes dans une même tradition de l’art poétique en vers qui éclairerait rétrospectivement le projet de l’Instructif – même si cet héritage horacien mérite assurément d’être interrogé. Enfin, l’anonymat de l’auteur de l’Instructif, déjà évoqué, accentue à maints égards la dimension quelque peu énigmatique du traité – dont il faudra aussi saisir l’articulation avec le recueil de formes poétiques qui le prolonge, le même usage du vers dans le discours théorique et dans l’anthologie narrativisée favorisant de toute évidence la cohérence globale de l’ouvrage.

3En partant d’une description sommaire de la forme de l’Instructif et des différents effets d’ensemble qu’on peut lui associer, il sera possible de relier ces effets à trois niveaux de lecture du traité, c’est-à-dire de vérifier trois hypothèses : la mise en vers permet de « marquer » le genre du traité de poétique, en manifestant une double opposition (aux autres arts de seconde rhétorique en prose française et aux traités versifiés médio-latins de grammaire et de métrique) ; elle permet de « marquer » (et de singulariser) l’énonciation du traité ; et elle permet, enfin, de « marquer » (et d’orienter) la réception de ce traité.

Description sommaire de l’Instructif : effets d’ensemble

  • 10  Voir JP, I, fol. a2v : « Persuader est doulcement/ Admonnester et advertir/ En touchant honneur gr (...)
  • 11  Voir JP, I, fol. a3r (De derivacione rethorice).
  • 12  Voir JP, I, fol. a3r (De specificacione quod in metro et prosa sit rethorica).
  • 13  À l’exception de la strophe initiale (avant l’Exordium) et du Titulus, qui sont des quatrains d’oc (...)

4Après un préambule en trois temps (exorde, titre et prolongement), l’Instructif se développe en dix « chapitres » (capituli) d’inégale longueur. Le préambule définit l’objectif général du traité (exordium), en précise le titre et l’auteur (titulus) et en définit la méthodologie, fondée sur la « discucion » et la « diffinicion » des notions. Le premier chapitre rappelle les définitions de la « science rhetoricale » (l’art de faire un bel usage des mots à des fins de persuasion et de dissuasion) et des deux objectifs discursifs qui lui sont associés, « persuader » et « dissuader » – l’auteur soulignant de fait la finalité éthique de la rhétorique, laquelle n’est pas une fin en soi10. Le deuxième chapitre rappelle l’origine de la rhétorique, d’après une liste topique rassemblant Hermagoras (« Armagora »), Aristote, et Cicéron (« Tulles »)11. Le troisième, enfin, précise en quoi consiste la « rhetoricale ornacion » (« par metre » ou « par prose ») et annonce le plan de « cest art notable », c’est-à-dire en « [narre] les chapitres »12. Ces premières parties sont composées de huitains d’octosyllabes sur deux rimes croisées (abababab) – sur deux et trois rimes croisées (ababbcbc) dans le troisième chapitre13.

  • 14  Voir JP, I, fol. a3r-a4r (De viciis [chap. 4]).
  • 15  Voir JP, I, fol. a4r-a5v (De figuris [chap. 5]).
  • 16  Voir JP, I, fol. a5v-a6r (De suffisencia divisionis rithmorum in generali [chap. 6] et De quantita (...)
  • 17  Voir JP, I, fol. a6r-b1r ([chap. 8] sans titre latin).
  • 18  Voir JP, I, fol. b1r-c2r (De sufficiencia colorum seu specierum rhetoricalium [chap. 9]). Il s’agi (...)
  • 19  Voir JP, I, fol. c2r-c3r (Decimum capitulum pro forma compilandi moralitates [chap. 10]).

5À partir du chapitre 4, l’Infortuné s’engage dans les « diffinicion » et « discucion » concrètes des différentes parties relevant de la rhétorique seconde. Il distingue d’abord les vices à éviter (« faulse proporcion », « impropre consonance », « impropre locucion », « reiteracion », « corrupcion [ou : diminucion] de termes », « equivocques », « sinalimphe »)14, recense les figures (« sinalimphe », « sincope », « apocope », « sinonime », « equivocation », « dyalogue »)15, rappelle les divisions générales de la rime (il s’agit en fait d’une réflexion en deux temps sur la distinction entre terminaison masculine et terminaison féminine, et sur la quantité associée à chaque genre de rime)16, défend le principe de la copia lexicale (comment « habonder […] en termes »)17, dénombre les « couleurs de rhetorique » (c’est-à-dire, en fait, vingt formes fixes, schémas rimiques ou genres lyriques)18 et enfin discute les « moralités », autrement dit les genres dramatiques et, au-delà, tout ce qui relève du « dictié » (de la narration)19. Dans ces chapitres 4 à 10, les formes utilisées présentent une grande diversité, laquelle n’est pas toujours aisée à commenter. Quelques constats s’imposent cependant.

  • 20  Voir JP, I, fol. a2: « De science rhetoricale/ Ung preambule si ensuit/ Et exorde par forme equa (...)
  • 21  Voir G. Gros et M.-M. Fragonard, Les formes poétiques du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Nathan (...)
  • 22  Cité par G. Gros et M.-M. Fragonard, op. cit. Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit., (...)

6L’Instructif propose une immersion immédiate dans l’univers de la rhétorique seconde : le quatrain liminaire articule entrée en matière (« preambule », « exorde ») de la « science rhetoricale » et mise en avant d’une forme versifiée20. Celle qui domine est le huitain d’octosyllabes sur deux (ababbaba), trois (ababbcbc) ou quatre rimes croisées (ababcdcd). Le huitain sur deux rimes domine dans le préambule et les deux premiers chapitres ; le huitain sur trois rimes domine dans le dernier chapitre, consacré à une poétique générale du « dictié ». Au cœur de l’Instructif, c’est le huitain sur trois ou quatre rimes qui est le plus souvent utilisé, mêlé à d’autres formes dont la fonction, on le verra, est essentiellement d’illustration. Très présents dans les chapitres encadrants (III-V et X), le huitain d’octosyllabes sur trois rimes croisées (appelé double croisée) confère à l’Instructif une forme unité formelle. Ce choix n’est évidemment pas anodin : rare au XIIIe siècle, encore peu utilisé au XIVe, il s’impose définitivement au XVe dans la poésie narrative ou discursive – celle qui s’inscrit dans une longueur, amplifie une histoire ou un discours21. Alain Chartier, qui l’utilise pour composer La Belle Dame sans merci (1424), contribue à imposer et à légitimer cette strophe – Chartier, on y reviendra, dont la présence est récurrente dans l’Instructif. Mais ce huitain ababbcbc constitue surtout une sorte de forme nationale : au XVe siècle, il est devenu si commun dans la poésie narrative que Jean Molinet, dans son Art de rhétorique (avant 1492), parle à son sujet de « vers [= couplets] huytains, autrement appelez françois »22.

  • 23  Voir JP, I, fol. b1v-b2v. Seul le huitain initial (qui suit la rubrique De rondellis. De tertia sp (...)
  • 24  Voir JP, I, fol. a3v (« Pour ce dit l’on en mainte route… Contenu en cestuy article »). Comme le n (...)

7Le huitain d’octosyllabes à rimes croisées permet d’identifier un niveau d’énonciation dominant, celui d’un commentaire général sur la poésie, s’intéressant à son objet avec, en apparence, une certaine distance permettant l’analyse. Ce discours général se distingue de la mention de rubriques, en latin, qui à la fois guident le lecteur dans la progression du discours (sans réellement rompre celui-ci) et introduisent une opposition implicite entre rime française et prose latine. Ce discours général se distingue aussi des exemples génériques donnés en particulier au chapitre 9 : l’Infortuné applique alors le principe de la « forme-sens » – c’est-à-dire décrit un rondeau sous forme de rondeau ou une ballade sous forme de ballade. La multiplication de formes fixes remarquables peut donner le sentiment qu’ici surgissent des exemples « à part ». Cependant, une telle distinction entre discours général et exemples génériques n’est pas entièrement pertinente. D’une part, la pratique de la « forme-sens » suppose fréquemment un mélange entre commentaire sur le genre et exemplification du genre – presque chaque rondeau, par exemple, est le support d’un discours prescriptif sur la composition de l’espèce identifiée23. D’autre part, l’auteur introduit très souvent des exemples dans son discours général : dans le chapitre 4 sur les « vices de poésie », chaque huitain est l’illustration actualisée du vice dénoncé – le défaut suprême de l’« impropre consonance » étant commenté à travers un douzain d’octosyllabes aux rimes assonancées24. L’usage généralisé de la rime tend donc à atténuer la distinction entre le commentaire et l’exemple, le second étant le prolongement naturel du premier, le premier se nourrissant directement du second. L’Instructif révèle ainsi la profonde unité du discours poétique et défend l’idée que la seconde rhétorique ne se réduit pas à des jeux sur la forme : la poésie est bien le support privilégié d’un sens.

  • 25  Voir JP, I, fol. a2v-a4v. Le huitain sur deux rimes ne réapparaît en effet ensuite qu’une seule fo (...)
  • 26  Voir JP, I, fol. a4r (huitain liminaire, De diffinitio figure, De divisione figuratum)et fol. a5r- (...)
  • 27  Voir JP, I, fol. a6r-a6v (premier Notabile et premier Aliud notabile pour les douzains).
  • 28  Voir JP, I, fol. a6v (les deux derniers Aliud notabile avant la Prosecutio) : « Item le sens soit (...)

8L’usage constant du vers, parce qu’il impose une unité d’ensemble au traité, permet aussi un jeu de variations qui introduit un autre mode de guidage du lecteur – lequel n’est donc pas simplement conduit de l’extérieur par les rubriques latines, mais aussi de l’intérieur par une subtile fluctuation formelle. Trois exemples peuvent éclairer ce principe. Au début du traité le passage d’un huitain d’octosyllabes sur deux rimes (préambule, chap. 1 et 2) au huitain d’octosyllabes sur trois rimes (chap. 4, le chap. 3 mêlant les deux formes) signale la transition entre le discours général d’exorde et les définitions de base d’une part, et le discours particulier sur des formes concrètes d’autre part25. Au cœur du chapitre 5, consacré aux « figures », les variations formelles sont également signifiantes. Ce chapitre est encadré par des rubriques générales de transition (au début : liminaire, définition des figures, division des figures ; à la fin : notabilia et prosecutio à valeur conclusive) où domine le huitain d’octosyllabes sur deux, trois ou quatre rimes26. Au milieu, les définitions présentent des formes diverses : douzain d’octosyllabes sur six rimes croisées pour la synalèphe et la syncope, huitain d’octosyllabes sur quatre rimes croisées pour l’apocope, dizain de décasyllabes à rimes suivies pour les synonymes. L’enchaînement de cinq huitains d’octosyllabes sur quatre rimes rompt soudain cette variation plaisante : l’Infortuné semble ainsi dramatiser l’évocation des dangers de l’équivoque ; le discours est plus régulier, et le ton plus sérieux. Enfin, l’évocation du dialogue, qui achève la liste des « figures », se développe sur vingt octosyllabes (un huitain de présentation : ababcdcd, et un douzain pour le dialogue lui-même : efeffgfghihi). La longueur traduit ici le retour à une parole libérée, transparente et plaisante, apte à construire un échange. Elle suggère aussi un éloge d’Alain Chartier, maître du genre – interlocuteur, plus loin, d’une « ballade par dyalogue » précisément destinée à revaloriser la parole poétique contre les mauvais rimeurs. Le chapitre 8 est consacré à la copia lexicale. Celle-ci est davantage mise en valeur dans la forme plus ample du douzain d’octosyllabes, utilisé deux fois au début du chapitre, à côté du traditionnel huitain (sur quatre rimes, ici)27. À l’inverse, c’est par deux quatrains d’octosyllabes (nettement séparés par deux rubriques aliud notabile) que l’Infortuné va insister in fine sur la nécessaire primauté du sens sur la rime, ou plutôt, avant Marot, sur l’idée que la rime est bien mise au service du sens ; le passage à la forme courte, quasi sentencieuse ici, illustre précisément ce principe28.

  • 29  Voir J. Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (trad. fra. 1951), Paris, Gall (...)

9À bien lire l’Instructif, il est difficile d’établir une règle absolue de l’usage des formes. Outre le huitain d’octosyllabes sur trois rimes (la forme dominante, qui assure au discours principal son unité), les différentes strophes et formes fixes utilisées n’ont pas toutes la même fonction : c’est dans l’enchaînement et le jeu de contrastes et de similitudes que des effets de sens apparaissent, que des tonalités surgissent (sérieuse, facétieuse, ironique, polémique, élogieuse…). Or, c’est bien d’abord cette relative liberté qui fait sens : l’Infortuné assure à son discours une grande souplesse tout en profitant d’un puissant « effet de cadrage » dû à l’usage constant du vers. Bien plus, l’usage inédit du vers (dans un traité sur la rhétorique seconde) et le caractère labile de la composition d’ensemble confèrent à ce discours sur la poésie une dimension ludique – au sens où la fonction sérieuse du jeu aide ici à cristalliser une culture littéraire émergente29.

Marquer une rupture « générique » : contre les arts de rhétorique seconde en prose française et les grammaires versifiées médio-latines. Du modèle au contre-modèle

10L’usage du vers dans un traité de rhétorique seconde est, à une exception près, inédit au XVe siècle : il s’agirait donc bien pour l’auteur de l’Instructif et pour l’éditeur de l’anthologie du Jardin de marquer une profonde rupture dans l’histoire (encore récente) des arts de seconde rhétorique, de souligner la singularité absolue de la démarche théorique.

  • 30  Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit., p. 11.
  • 31  Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit. p. 214.

11On opposera donc d’abord l’Instructif en vers à tous les autres traités français en prose, pour dégager quelques effets de sens. Quatre différences importantes apparaissent. Tout d’abord, contrairement aux autres arts de seconde rhétorique diffusés sous forme manuscrite ou dans des éditions gothiques, l’Instructif bénéficie d’un travail éditorial particulièrement soigné : l’impression du texte sur une double colonne, dans un format in-folio, avec des rubriques nettement détachées et ornées de lettrines, rend la lecture agréable. C’est bien l’articulation de la mise en vers et de l’imprimé qui confère à la démarche théorique une certaine dignité et une évidente nouveauté : Vérard élabore une nouvelle forme de Beauté (celle du « manuscrit imprimé ») dont il fait profiter le discours métapoétique. On ne peut non plus écarter l’idée d’un effet d’étrangeté qui, suscitant la curiosité, aura un impact commercial indéniable. Une étude comparée de chaque incipit, ensuite, révèle une différence fondamentale dans la démarche d’« instruction ». Dans les arts de seconde rhétorique, l’entrée en matière est directement pédagogique, le destinataire est explicitement identifié à un apprenti poète, comme le suggère l’ouverture des Règles de la seconde rhétorique : « Et affin que quinconques voudra soy introduire a faire aucuns ditz ou balades, il convient que on les face selon ce que donnerent les premiers rhetoricques, dont aucuns s’ensuivent »30. Seul Jean Molinet échappe un peu à cette sécheresse toute professorale en plaçant d’emblée son Art de rhétorique sous l’autorité de Cupidon, Pan, Mercure, Amphion et Orphée31. À l’inverse, l’Infortuné plonge immédiatement son lecteur (collectif, certes non « averti », mais peu singularisé comme simple « apprenti ») dans la lumière de la poésie, mobilisant moins sa studieuse attention que ses sens :

Pour la illustree influence
De palo [= d’Apollon], de noble sophie,
Par verbigena affluence
Avoir : qui nos sens clarifie
Et qui les reigles amplifie
De la dame rhetoricque en ce
Que ses couleurs nous clarifie
Ensuivir fault son eloquence… (JP, I, fol. a2v [Exordium] ; je souligne).

  • 32  Voir infra n. 67.
  • 33  Voir supra n. 9.

12En outre, les arts de seconde rhétorique maintiennent visuellement une forte distinction entre discours en prose et modèles à suivre, lesquels sont souvent précédés de la mention « exemple ». Cette logique de l’anthologie exemplaire culmine dans les répertoires de rimes – un outil particulièrement utile à l’apprenti poète – présent dans quasiment tous les traités. Dans l’Instructif, la distinction didactique du modèle à suivre est moins nette ; les mots « exemple » et « manière » sont intégrés harmonieusement au discours en vers. Bien plus, même si l’Infortuné met constamment en avant le travail de la rime, il ne propose aucun répertoire de rimes – sauf à considérer l’Instructif, précisément, comme un tel répertoire « en acte »32. C’est aussi en ce sens, enfin, que l’on peut opposer l’Instructif au Traité de rhétorique (anonyme), seul art de seconde rhétorique du XVe siècle à être composé en vers33. En réalité, loin d’être un art poétique versifié, ce Traité se limite à un seul répertoire d’exemples (de « formes-sens ») juxtaposés les uns aux autres, évacuant toute forme d’énonciation auctoriale et savante, de discours premier sur la poésie unissant les modèles entre eux.

  • 34  Édité par E. Faral, Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle : recherche et documents sur la (...)
  • 35  Voir Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, éd. D. Reichling (Berlin, 1893), Francfort-sur-le- (...)
  • 36  Voir Évrard de Béthune [Eberhard von Bethune], Graecismus (éd. G. Koebner, Breslau, 1887), éd. J.  (...)
  • 37  Sur le succès de ces traités, voir A. Grondeux, Le Graecismus d’Évrard de Béthune à travers ses gl (...)
  • 38  Voir J.-Y. Tilliette, « Poétiques en transition. L’Instructif de la seconde rhétorique : balises p (...)
  • 39  Ibid., p. 13.

13On opposera ensuite l’Instructif en vers français aux traités versifiés médio-latins de grammaire et de métrique latines, en particulier la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf (vers 1208-1213), composée de 2116 hexamètres dactyliques34, le Doctrinale puerorum d’Alexandre de Villedieu (1209), composé de 2645 hexamètres dactyliques35, et le Graecismus d’Evrard de Béthune (vers 1230), composé de 4579 hexamètres dactyliques36. Largement diffusés en Europe, dans un contexte scolaire, ces trois traités jouissent d’un grand succès jusqu’au XVIe siècle : le Doctrinale, par exemple, connaît vingt-neuf rééditions en France entre 1470 et 158837. De toute évidence, l’Infortuné connaît ces textes. J.-Y. Tilliette a ainsi montré que la présence de la synalèphe, de la syncope et de l’apocope dans l’Instructif était un emprunt au Graecismus38. Chez Évrard et Alexandre, la dernière partie (sur la métrique) fait une large place aux « couleurs de rhétorique ». L’Infortuné reprend la rubrique, mais en déplace les enjeux d’autant plus nettement qu’il le fait dans un discours en vers ; comme le remarque encore J.-Y. Tilliette, « on colore toujours le discours poétique, mais de couleurs nouvelles. La rupture avec la tradition des poétiques latines est liée à la conscience que l’on a désormais à faire avec un matériau verbal qui ne peut plus être travaillé selon les mêmes règles »39. Le choix de la versification dans l’Instructif peut donc être interprété en termes de convocation et dépassement des traités médio-latins versifiés.

  • 40  Voir par exemple le Graecismus Ebrardi Bituniensis, cum expositione Johannis Vincenti Aquitanici i (...)

14Là encore, le rapprochement fait éclater les contrastes, notamment sur trois points. Alors que la Poetria nova, le Graecismus et le Doctrinale ne sont composés que d’un seul vers (l’hexamètre dactylique) dont la fonction est essentiellement didactique, l’Infortuné met en valeur une habileté technique (à travers l’emploi d’une grande variété de formes) tout en suggérant le caractère inspiré de son discours, un thème inédit en 1500, comme nous le verrons plus loin. L’emploi du vers, chez lui, n’est donc pas vraiment scolaire. Bien plus, les éditions commentées du Graecismus et du Doctrinale publiées à la fin du XVe siècle accentuent la discontinuité entre commentaire en prose (inséré ou encadrant) et texte commenté en vers40 ; par contraste, l’unité du discours poétique en français (qui mêle en évitant de trop les distinguer plusieurs niveaux de commentaires) est mise en valeur dans l’Instructif. Mais surtout, l’opposition entre traité didactique en vers latins et traité « inspiré » en vers français accentue dans le second la dimension de « défense et illustration » d’une poétique française. Non seulement l’Instructif s’inscrit dans la tradition d’une revendication de la dignité de la poésie, mais il défend déjà une forme de « génie » français, lequel ne relève pas seulement d’une aptitude à inventer des formes, mais aussi d’une capacité à produire un authentique discours, le vers ayant toujours une puissante dimension sentencieuse. Si l’emploi fréquent du huitain d’octosyllabes sur trois rimes croisées (une forme typiquement française, on l’a vu) confirme bien cette dimension « nationale » de l’Instructif, d’autres éléments plus thématiques vont aussi dans ce sens. L’Exordium met ainsi en avant l’idée d’une « glorieuse » excellence française propre à l’« art de rhetoricque » :

Advertir pretend seulement
Aucuns qui ne le sont encore
Du tresprecieux vestement
De rhetoricque qu’elle a ore
Dont c’est une mondaine glore
De le veoir presentement
Car francoys comme est peremptore
Luy aornant plaisantement (JP, I, fol. a2v).

  • 41  Voir JP, I, fol. a3v : « Quint vice est d’innovacion/ De terme trop fort latinans/ Ou quant l’on f (...)
  • 42  Voir JP, I, fol. a5 (Notabilia, s. v.).

15Le rejet véhément des « terme[s] trop latinans » (les mots latinisés), typiques du vice de « corrupcion de termes », confirme que l’Instructif s’inscrit bien dans une défense de la langue vulgaire, que le vers et la rime viennent ici illustrer41. C’est pourquoi l’étude des « figures » (réduites à six « principales » ici) est intéressante à condition que celles-ci soient « applicables à l’art francois »42. Au cœur du chapitre 9, un poème entier est consacré à la gloire présente de la poésie française. Le premier serventois (treizième couleur de rhétorique), dont la dimension est à la fois métapoétique et épidictique, célèbre en effet l’arrivée en France de la « science de rethoricque utile », après un passage par la Grèce et Rome :

Pource est elle de present advenue
En langue galicane fertile
Par pluseurs bons clers engins retenue (JP, I, fol. b5r).

  • 43  Voir sur ce point J. Cerquiglini-Toulet, « De la liste à la conscience littéraire : les auteurs il (...)
  • 44  Voir JP, I, fol. a4r : « Icelluy n’est pas bien amé/ Qui est de ses amours hamé/ Hamé pour estre p (...)
  • 45  Voir JP, I, fol. b2r (De rondellis) et fol. c1r (De quindecima specie).
  • 46  Voir JP, I, fol. a5r (Prosecutio).
  • 47  Voir JP, I, fol. b4r (Balada per dyalogum).
  • 48  Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique (1889-1890), éd. A. Héron, Genève, Slatkin (...)
  • 49  Sur la place de Chartier dans la culture de la fin du Moyen Âge, voir E. Cayley, Debate and Dialog (...)

16Suit une liste d’auteurs français prestigieux (Alain Chartier, Arnoul Greban, Christine de Pizan, Castel, Pierre de Hurion, Georges Laventurier, et « Vaillant » c’est-à-dire Pierre Chastelain), qui manifeste une réelle conscience littéraire, met en évidence la constitution d’une généalogie poétique nationale43, et résonne d’autant mieux qu’elle passe par la forme versifiée : être héritier de poètes impose de s’exprimer en poète – y compris dans un discours sur la poésie. On reconnaîtra aisément dans ce serventois le mouvement topique de la translatio studii, transmission progressive du savoir de l’Orient vers l’Occident, significativement encadré par les figures inspiratrices d’Apollon (« dieu de tresnoble sophie ») et de Calliope (« la dame de value/ Calophonne »). Mais c’est sans doute la place importante accordée à Alain Chartier dans l’Instructif qui traduit le mieux cette idée d’une défense de la poésie « nationale » – et d’une valorisation du vulgaire illustre à travers la poésie. Le nom d’Alain Chartier apparaît six fois, dans un contexte toujours élogieux. Défenseur d’un français « cler » contre le « latin escumé »44, Chartier, excellant dans l’art du rondeau et du lai45, apparaît surtout comme le « grant maistre » du dialogue (même s’il n’en fut pas l’inventeur)46 et intervient de fait directement comme interlocuteur de l’Infortuné dans une « Ballade par dyalogue » où est déploré le retour de Boute-chouque, figure fictive (ou réelle ?) incarnant le mauvais usage de la rhétorique47 ; bien plus, Chartier est le premier auteur à être mentionné dans la liste prestigieuse du serventois évoqué plus haut, trait d’union essentiel entre les Anciens (Hermagoras, Cicéron, Quintilien, Sénèque, Horace, Ovide, et Boèce) et les Modernes, à la fois poète et orateur et, comme le reconnaîtra Pierre Fabri – qui s’inspire largement de l’Instructif dans Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique – « pere de l’eloquence françoyse »48. Ainsi, Alain Chartier apparaît bien sous la plume de l’Infortuné comme l’initiateur d’un « génie » proprement français, voix toujours vivante, inscrite dans des « débats », capable de redonner à la poésie sa dignité en l’associant à la prose dans une même éloquence nationale49.

« Instruire » en vers pour marquer l’énonciation : de l’inspiration à la brièveté sentencieuse

  • 50  Sur la présence, inédite en 1500, de ce thème de l’inspiration mais aussi de la figure des Muses, (...)

17L’usage de la versification dans la composition d’un art de rhétorique seconde influe de toute évidence sur l’énonciation du traité. Dans le cas de l’Instructif, l’emploi du vers contribue à promouvoir l’idée – encore inédite – de l’inspiration à travers un discours qui pourrait passer lui-même pour inspiré50. Le terme « inspiracion » n’est utilisé qu’une seule fois mais, placé au début du traité, cette seule occurrence suffit à distinguer l’Instructif des autres arts de seconde rhétorique ou même des traités latins ; il faut « suivre l’éloquence de Dame Rhétorique », dit l’Infortuné,

Affin que l’inspiracion
Donc de seconde rhetorique
Et la reverberacion
De l’influence colorique
De son regard scientifique
Donne sa clere vision
Aux cueurs nubileux/ et s’applique
Prendre on en doit impression (JP, I, fol. a2v).

  • 51  J. H. Taylor rappelle qu’il s’agit là d’un très fréquent « lachrymose late-medieval sobriquet » (o (...)

18Utilisé dans l’« exorde », ce terme suggère que la parole ici offerte au lecteur « impressionné » est-elle même d’emblée marquée par une forme d’enthousiasme, dont la forme versifiée est le principal indice. L’Instructif est en outre placé sous l’autorité d’Apollon (accompagné de « noble sophie ») et, au cœur du traité, le premier chant royal et le premier serventois s’emploient à relayer la célébration d’une inspiration divine située au fondement même de l’activité poétique. L’Infortuné n’est pas un « initiateur » comme les autres, encore moins un pédagogue ou un professeur. Son nom (« […] L’Infortuné constructif/ Lequel fortune mal applicque »), malgré son caractère topique à la fin du Moyen Âge51, pourrait bien prendre un autre sens, dans une discrète allusion à l’ethos mélancolique du poète inspiré – un thème qui, précisément, émerge entre le XIVe et le XVe siècle. Si la figure du « poète infortuné » n’est pas neuve, son association avec celle du « poète poéticien », elle, paraît relativement inédite.

  • 52  Voir supra n. 28.
  • 53  Sur le lien entre vers (ou forme fixe) et sentence, voir aussi JP, I, fol. a3v, a4v, a6v, b1v, b4v(...)
  • 54  Cette obsession de la clarté du sens dans la forme versifiée, omniprésente dans l’Instructif, a po (...)
  • 55  Voir Jean Vauquelin de La Fresnaye, Art poétique (1605), éd. G. Pellissier, Paris, Garnier frères, (...)
  • 56  Voir par exemple JP, I, fol. a5v : « Cinq chapitres ores narrez/ De cest œuvre : il convient traic (...)

19Si le vers peut être l’indice (ténu) de l’inspiration, il est plus explicitement présenté comme le signe d’un discours sentencieux : pour l’Infortuné, le vers doit être mis au service du sens52. Le terme « sentence » (dans le sens de pensée ou idée, et non strictement de maxime) est utilisé à neuf reprises, dans des contextes qui en valorisent toujours la présence au cœur du poème. L’Infortuné laisse ainsi entendre que netteté de l’idée et belle facture du vers progressent de concert, le but du poète étant finalement, par exemple à travers l’usage de l’apocope, de « recouvrer achoison/ De sentence et de rime pure » (JP, I, fol. a4v) ; c’est aussi en termes de clarté sentencieuse que l’Infortuné explique l’usage du rentrement dans le rondeau : « Par cest art aussi coustumier/ Sentence parfaicte doit prendre/ La moitié du couplet premier/ Se doit en tous rondeaulx reprendre » (JP, I, fol. b2r)53. Il y aurait donc un lien étroit entre mise en vers et clarté d’une sentence54, et l’on pourrait trouver ici l’émergence, certes très implicite, de l’idée selon laquelle le vers cadre ou canalise la pensée mieux que la prose, idée explicitement défendue à la fin du XVIe siècle dans un autre Art poétique en vers, celui de Jean Vauquelin de La Fresnaye55. La mise en vers relèverait alors d’une esthétique de la brevitas, au sens où l’entend Quintilien (Institution oratoire, 4, 2, § 40) : non pas comme réduction d’une matière (qui deviendrait alors tronquée, incomplète) mais comme concentration vers l’essentiel du discours, capable de mettre en valeur l’« art compréhensif » (JP, I, fol. a5v) de la seconde rhétorique56.

  • 57  Voir Jacques Peletier du Mans, L’art poetique d’Horace, traduit en Vers François, Paris, M. de Vas (...)
  • 58  J.-Y. Tilliette, « Du latin au français : le poids des traditions », art. cit., p. 12.
  • 59  Cl. Thiry, « Le théâtre, ou la poétique de l’entre deux », Poétiques en transition, op. cit., p. 5 (...)
  • 60  Ibid., p. 56.

20La « brièveté sentencieuse », la capacité à concentrer le sens dans le vers, est une qualité éminemment horacienne, comme l’affirme Jacques Peletier du Mans dans l’épître dédicatoire qui ouvre sa traduction de l’Épître aux Pisons57. Dans la mesure où, comme l’Art poétique d’Horace, l’Instructif est un traité en vers, la tentation est grande de rapprocher les deux textes. Dans quelle mesure le discours de l’Infortuné relève-t-il d’une énonciation horacienne ? On remarquera d’abord que l’œuvre d’Horace est implicitement présente au début et à la fin de l’Instructif. Comme l’a noté J.-Y. Tilliette, ouvrir la réflexion par une liste des sept vices dont doit se garder le poète rappelle la méthode d’Horace58. Et Claude Thiry remarque, de son côté, que les derniers chapitres, consacrés en apparence aux genres théâtraux, paraissent en fait « suivre […] les différentes étapes de la composition d’une œuvre : le choix du sujet, la détermination des personnages, la rédaction proprement dite »59. Autrement dit, à la manière d’Horace qui prend appui sur le théâtre pour développer une poétique générale, l’Infortuné propose « une poétique générale du dicté, qui se concrétise dans deux voies différentes, la narration et le théâtre »60. Ces rapprochements suffisent-ils à distinguer une influence horacienne ? D’autres éléments épars pourraient confirmer une significative parenté : parfois une certaine imprécision terminologique (notamment dans le dernier chapitre, remarque également Claude Thiry) comme si l’Infortuné se refusait à jouer jusqu’au bout le jeu du catalogue technique ; une forme de nonchalance, là aussi très ponctuelle, dans la manière de passer d’une partie à une autre (à l’aide de prosecutio et notabilia qui peuvent avoir une dimension un peu digressive) ; un usage parfois ludique des exemples, dont certains sont explicitement présentés comme « plaisants » ; et enfin une nette tendance à articuler discours sur la poésie et satire des mauvais poètes, à travers, notamment, les figures de Goret et Boute-chouque. Si ces divers éléments n’expliquent pas en soi l’usage du vers, ils tendent à créer une résonance avec la « sentencieuse brièveté » du vers horacien de l’Épître aux Pisons.

« Instruire » en vers pour marquer la réception : du poète amateur à l’amateur de poésie

  • 61  Voir J. H. Taylor, op. cit. et art. cit. n. 6, et surtout « La double fonction de l’Instructif de (...)
  • 62  Voir JP, I, fol. a3r (De specificacione quod in metro et prosa sit rhetorica) : « Rhetoricale orna (...)
  • 63  Voir JP, I, fol. a4r (De diffitione figure) : « Figure est improprieté/ Licenciee et approuvee/ Pa (...)
  • 64  Voir JP, I, fol. a4v (Causa utilitatis) : « Sinalimphe est inventive/ Pour cause qu’on puisse comp (...)

21Si la versification influe sur l’énonciation du traité, elle en oriente aussi profondément la réception. Au début de l’Instructif, l’Infortuné dit répondre à la demande « d’aucuns licenciez en loix » (JP, I, fol. a2v) : l’activité de poésie semble bien sortie des cours princières et ducales, elle n’est plus l’apanage d’une certaine élite de cour et paraît davantage associée à une élite urbaine. Pour autant, le traité ne peut être réduit à un simple manuel pédagogique, à un livre de recettes ou à un mode d’emploi : sa fonction principale ne serait pas d’apprendre à composer mais bien d’apprendre à lire la poésie. Comme l’a bien montré Jane H. Taylor, le rôle de l’Instructif n’est pas d’apprendre à un poète novice à écrire des poèmes, mais d’apprendre à un lecteur encore relativement inexpérimenté à les lire et de fait à les apprécier – à en tirer du contentement tout en reconnaissant leur valeur61. Or, il semble que la mise en vers de l’art poétique contribue à compenser l’absence relative de parole « pédagogique » en associant plutôt lecture du vers et plaisir – une idée constamment réaffirmée dans le discours même de l’Infortuné. Composer son discours par « rhetoricale ornacion », en effet, c’est d’abord mettre en évidence une beauté62; user de « figures », c’est mêler harmonie et profit63; enfin, la synalèphe permet une recherche plus efficace de l’harmonie et donc de la délectation64. D’une manière générale, l’Infortuné explore de nouvelles « couleurs » (« Especes et couleurs de rime/ Galicanes rhetoricales », JP, I, fol. b1r), lesquelles mettent surtout en évidence le potentiel musical du langage, les effets de plaisir et de sens produits par les rimes, les rythmes et les refrains, par leur diversité et leur retour. Loin d’exclure l’usage de la raison (puisque « Rhetoricque est une raison/ Qui enseigne a bien dire en droit », JP, I, fol. a3r), ce plaisir du vers en est un vecteur privilégié.

  • 65  Voir supra nos remarques sur la « lumière » de poésie et JP, I, fol. c2v : « Recevez les impressio (...)
  • 66  J. H. Taylor, « La double fonction… », art. cit., p. 348 et 349.
  • 67  Voir par exemple le modèle d’« impropre consonance » proposé : « Le second vice a extirper/ Est co (...)
  • 68  Voir JP, I, fol. a5v : « Car quasi le dictionnaire/ Huguee ne catholicon/ N’est pas si grant que u (...)

22De manière significative, l’Instructif s’ouvre et se ferme sur l’idée que la première fonction du vers est de produire sur le lecteur des « impressions »65. Autrement dit, comme l’a noté Jane H. Taylor, « les premiers vers du traité proposent aux lecteurs non pas des recettes, non pas l’émulation, mais l’admiration, l’éblouissement […]. L’Infortuné mobilise l’isotopie du regard et de la lumière pour mettre la poésie bien au-dessus des compétences de celui qui se voudrait poète à ses heures […]. L’Instructif est donc un ouvrage de sensibilisation »66. On pourrait ainsi s’intéresser aux mécanismes cognitifs permettant au lecteur de recevoir par impressions la poésie sans entrer dans une démarche consciente et nécessairement contraignante d’apprentissage. Deux aspects importants des arts de seconde rhétorique, a priori effacés par la mise en vers ici, méritent d’être observés : le mode d’insertion des exemples et la constitution d’un répertoire des rimes. Les exemples illustratifs sont le plus souvent annoncés avec un certain retard. Au moment où, par la deixis (ici, par cet exemple…) l’auteur indique au lecteur qu’il va proposer un modèle, ce dernier y est en fait déjà entré : l’« impression » précède le raisonnement, le lecteur est déjà sensibilisé à un phénomène qu’il se plaira à reconnaître, par un phénomène ludique de double lecture – par impression et surimpression en somme67. Dans le chapitre 6 consacré au « rythme en général », l’Infortuné commence par remarquer qu’un hypothétique dictionnaire de rimes masculines serait toujours plus copieux que l’œuvre de n’importe lequel des quatre plus grands lexicographes médiévaux, Hugutio de Pise, Jean Balbi de Gênes (auteur du Catholicon), Papias ou Jean Le Breton. L’Infortuné utilise alors le mot « terminaire » dans le sens (visiblement inédit) de recueil de terminaisons, c’est-à-dire de rimes68. On pourrait voir dans l’Instructif un « terminaire » original, non pas répertoire de rimes en puissance donné sous forme de tableaux (comme dans la plupart des arts de seconde rhétorique), mais répertoire de rimes en acte, libéré dans le discours même de l’Infortuné. En somme, la mise en vers ne relève pas d’une « littérarisation » du genre de l’art poétique, mais bien, au sens étymologique du terme, d’une « esthétisation » du genre, c’est-à-dire d’une transmission de la culture poétique par la perception sensible.

  • 69  J. H. Taylor, « La double fonction… », art. cit., p. 347. Les notions de sensibilisation et de com (...)
  • 70  Distinction proposée par J. H. Taylor, « La double fonction… », art. cit., p. 348 et 350.

23Ces modifications dans le mode de réception du discours sur la poésie conduisent in fine à la constitution d’un nouveau lectorat. Les travaux récents de Jane H. Taylor, déjà évoqués, ont parfaitement montré comment Vérard et son compilateur avaient su articuler l’Instructif et le Jardin, la « sensibilisation » du lecteur à travers le traité construisant une authentique « compétence culturelle » de lecture capable de faire goûter la mise en narration des formes lyriques de l’anthologie. Le Jardin de plaisance, comme les chansonniers auxquels il emprunte pour composer son anthologie, sont marqués par une même « sociabilité d’élite » dans la mesure où « ils laissent supposer une conversation courtoise, une intimité faite de dialogues entre poètes »69. En faisant le choix du vers dans l’Instructif, l’Infortuné inaugurerait une telle sociabilité encore inédite, à la fois urbaine et ouverte à la culture de cour. Les lecteurs de l’art poétique en vers seraient d’emblée réunis par une même recherche de plaisir et de savoir, apparaissant plus, de fait, comme des « amateurs de poésie » que comme des « poètes amateurs »70. Ainsi comprend-on mieux l’insistance de l’Infortuné sur le principe de discussion qui vient compléter, dans sa méthodologie, le travail de définition. La mise en vers, en rompant avec la distinction un peu sèche entre commentaires et modèles des arts de seconde rhétorique en prose, serait l’illustration esthétique de cette conversation urbaine (mais marquée par le modèle curial et courtois) autour de la poésie ; et la « ballade par dyalogue » entre l’Infortuné et Alain Chartier, située quasi au centre même du traité, traduirait alors ce commun (et nouveau) désir de converser avec les maîtres prestigieux – par et pour la rime française.


  

24Si l’utilisation d’une forme versifiée rend parfois malaisée la lecture de l’Instructif, comme l’ont relevé tous ses commentateurs, elle s’inscrit aussi plus judicieusement, semble-t-il, dans une double stratégie de renouvellement des modes d’accès à la culture poétique et de célébration de la poésie française. L’effet de surprise provoqué par l’emploi constant du vers dans un traité de rhétorique seconde – dans les exemples, bien évidemment, mais aussi dans le discours d’autorité qui les assemble en un tout cohérent – impose l’idée d’une rupture forte non seulement dans la formulation d’un savoir sur la poésie mais aussi en même temps (et c’est bien cette simultanéité qui est inédite) dans la constitution d’un goût pour la poésie, fondé sur un raffinement d’un type nouveau où dominerait un plaisir ludique. Rompant avec le didactisme des arts poétiques médio-latins ou des arts de seconde rhétorique en français, l’Instructif « invente » une forme apte à satisfaire cette nouvelle élite urbaine dont Jane H. Taylor a parfaitement montré qu’elle était désormais la cible visée par Vérard à travers le Jardin de plaisance. En ce sens, on ne peut sous-estimer le rôle joué par la célébration d’un « génie » poétique proprement français, à laquelle cette nouvelle élite ne pouvait rester insensible, et que l’Instructif vient précisément mettre en lumière sous son apparence modeste de « petit livret ». En célébrant le vers par le vers, en « instruisant » par la rime, en insistant implicitement sur la possibilité d’un authentique discours en vers français, l’Instructif propose une synthèse originale des rhétoriques première et seconde pour le seul bénéfice « [de] la langue galicane fertile ».

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Notes

1  Le jardin de plaisance et fleur de rhétorique, reprod. en fac-simile de l’éd. de 1501, éd E. Droz et A. Piaget, Paris, F. Didot, 1910-1925 (vol. I : Texte ; vol. II : Introduction et notes) ; désormais noté JP, I et II.

2  Voir JP, I, fol. a2r-c3r. Le surnom de l’auteur et le titre apparaissent ensemble sous la rubrique Titulus : « Le traictié se nomme instructif/ De la seconde rethoricque/ Par l’infortuné constructif/ Lequel fortune mal applicque » (fol. a2v). Le surnom l’infortuné est mentionné deux fois seul dans le même folio, et ne réapparaîtra ensuite qu’une fois dans une « Ballade par dialogue », conversant avec Alain Chartier (fol. b4r).

3  Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois (1902), Genève, Slatkine, 1974.

4  JP, II, p. 50 (les p. 43-60 sont consacrées à l’Instructif).

5  J.-Cl. Mühlethaler et J. Cerquiglini-Toulet, « Poétiques en transition. L’Instructif de la seconde rhétorique : balises pour un chantier », Études de Lettres, 4, 2002 (Poétiques en transition : entre Moyen Âge et Renaissance), p. 9.

6  J. H. Taylor, The Making of Poetry : Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turnhout, Brepols, 2007, p. 229-291 (p. 251-260 sur l’Instructif, et p. 252 n. 57 sur le problème de l’identification de l’auteur-compilateur). Taylor note toutefois que l’exposition des règles en vers a deux avantages : donner à l’« apprenti poète » un « exemple concret » de ce qu’il doit faire (ou ne pas faire) et « guider le lecteur » au moyen de l’« observation » plus que de l’« aride description » (p. 255 ; ma traduction). Mais l’usage du vers en dehors de ces seuls moments d’exemplification n’est pas interrogé. Sur le sens général du Jardin, voir aussi, du même auteur : « “A rude heap together hurl’d” ? Disorder and Design in Vérard’s Jardin de Plaisance (1501) », De sens rassis : Essays in Honor of Rupert T. Pickens, éd. K. Busby et al., Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 629-644 ; « La mise en mélange au XVe siècle : feuilleter le Jardin de Plaisance », Cahiers du Léopard d’or, 11, 2006 (Le goût du lecteur à la fin du Moyen Âge), p. 47-63, et « Inventer le recueil lyrique à l’époque de l’imprimerie », Réforme, Humanisme, Renaissance, 62, 2006, p. 21-29.

7  Sur le « flair professionnel » de Vérard à travers le Jardin, voir J. H. Taylor, op. cit. ; sur sa politique éditoriale générale, voir M. B. Winn, Anthoine Vérard, Parisian Publisher, 1485-1512 : Prologues, Poemes and Presentations, Genève, Droz, 1997.

8  Voir JP, II, p. 12-28 et la mise au point de S. R. Kovacs, « Staging Lyric Performances in Early Print Culture : Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rhetorique (c. 1501-1502) », French Studies, 55/1, 2001, p. 1-24 (p. 2 n. 4). Le Jardin de plaisance connaît de nombreuses éditions, à Paris et à Lyon, jusqu’en 1530 environ.

9  Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit., p. 253-264. E. Langlois est d’ailleurs particulièrement sévère à l’égard de ce traité versifié : « Cet Art de rhétorique se distingue des précédents en ce qu’il est écrit en vers. De plus, chaque règle est exposée dans la forme d’un exemple. C’est aussi le système suivi par l’Infortuné pour l’Instructif de la seconde rhétorique. Le procédé est assez original pour qu’on soit tenté de supposer a priori un lien de parenté, dans la forme, entre les deux traités, mais comme on ne connaît l’âge exact ni de l’un ni de l’autre, il est impossible de dire lequel des deux a pu servir de modèle. Ce système a un grave défaut. Les exigences du vers gênent toujours un auteur didactique et l’empêchent d’exprimer sa pensée avec la rigueur, la précision et la clarté nécessaires à son travail. Mais, quand aux difficultés de la mesure et de la rime on ajoute celle, beaucoup plus grande, d’enfermer la règle dans le cadre trop étroit ou trop large de l’exemple même, on court les risques d’être à la fois incomplet, diffus et obscur. Notre auteur, pas plus que l’Infortuné, n’a su éviter ces dangers » (Id., p. lxxii). Droz et Piaget s’appuient sur ce jugement de Langlois pour étayer leur propre commentaire critique de la forme de l’Instructif, cité supra.

10  Voir JP, I, fol. a2v : « Persuader est doulcement/ Admonnester et advertir/ En touchant honneur grandement/ Du prouffit qu’on peult assortir/ Mais dissuader divertir/ Fait par parole rudement/ Aucun propos subvertir (sic)/ Quant on l’advertist notamment. »

11  Voir JP, I, fol. a3r (De derivacione rethorice).

12  Voir JP, I, fol. a3r (De specificacione quod in metro et prosa sit rethorica).

13  À l’exception de la strophe initiale (avant l’Exordium) et du Titulus, qui sont des quatrains d’octosyllabes de rimes croisées (abab).

14  Voir JP, I, fol. a3r-a4r (De viciis [chap. 4]).

15  Voir JP, I, fol. a4r-a5v (De figuris [chap. 5]).

16  Voir JP, I, fol. a5v-a6r (De suffisencia divisionis rithmorum in generali [chap. 6] et De quantitate metrorum [chap. 7]).

17  Voir JP, I, fol. a6r-b1r ([chap. 8] sans titre latin).

18  Voir JP, I, fol. b1r-c2r (De sufficiencia colorum seu specierum rhetoricalium [chap. 9]). Il s’agit bien évidemment du chapitre le plus long ; les « couleurs » abordées sont les suivantes : la rime léonine, la rime croisée, le rondeau, les vers rétrogrades, les rondeaux doubles (ou « chappelletz »), les « bergerectes » (un cas particulier de rondeau), le chant palinodique, l’« epilogue » (ou fatras), la ballade, la chanson, le chant royal, le « refrain volant », le serventois, le serventois picard, le lai, le virelai, la rime annexée, la rime enchaînée, la rime entrelacée et la rime couronnée.

19  Voir JP, I, fol. c2r-c3r (Decimum capitulum pro forma compilandi moralitates [chap. 10]).

20  Voir JP, I, fol. a2: « De science rhetoricale/ Ung preambule si ensuit/ Et exorde par forme equale/ Selon ce propos s’entresuit ».

21  Voir G. Gros et M.-M. Fragonard, Les formes poétiques du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Nathan-Université, 1995, p. 21-22, et H. Chatelain, Recherches sur le vers français au XVe siècle : rimes, mètres et strophes (1907), Genève, Slatkine, 1974, p. 91-94 (spécialement p. 92-93 sur la « double croisée » utilisée avec l’octosyllabe, la forme la plus répandue au XVe siècle).

22  Cité par G. Gros et M.-M. Fragonard, op. cit. Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit., p. 220 : « Autre taille de vers huytains, autrement appelez françois, est assez commune en plusieurs livres et traittiez, comme en la Belle dame sans merci, l’Ospital d’Amours et le Champion des dames. Desquelz la croisure des metres, ensemble la quantité des sillabes, est notoire par cest exemple :

Exemple.

Que dittes vous de vostre amant,

Qui pour vous a le cuer transy ?

N’est il ne latin ne rommant

Qui vous face entendre a mercy ?

Certes, dame, s’il est ainsy

Qu’en vostre deffaulte il define,

Je tesmoingneray, sans nul sy,

Que vous serez murdiere fine. »

Ph. Martinon rappelle aussi que, avant que la Renaissance ne l’élimine de sa poésie lyrique, le Moyen Âge avait particulièrement privilégié ce huitain, jusqu’à Villon et Marot ; en usage presque exclusivement en France, il s’oppose à l’« octave italienne » (abababcc), très appréciée également en Espagne, au Portugal et en Angleterre (voir Les strophes : étude historique et critique (1911), Genève, Slatkine Reprints, 1989, p. 329-331).

23  Voir JP, I, fol. b1v-b2v. Seul le huitain initial (qui suit la rubrique De rondellis. De tertia specie) échappe à la règle de la forme-sens ; sont ensuite présentés vingt exemples de rondeaux illustrant les six « espèces » annoncées.

24  Voir JP, I, fol. a3v (« Pour ce dit l’on en mainte route… Contenu en cestuy article »). Comme le notent E. Droz et A. Piaget, il s’agit du premier traité à évoquer ces rimes imparfaites, également appelées « de boute chouque » ou « de goret » (JP, II, p. 55-59).

25  Voir JP, I, fol. a2v-a4v. Le huitain sur deux rimes ne réapparaît en effet ensuite qu’une seule fois dans le traité.

26  Voir JP, I, fol. a4r (huitain liminaire, De diffinitio figure, De divisione figuratum)et fol. a5r-a5v (Notablilia en quatre huitains et Prosecutio en un seul).

27  Voir JP, I, fol. a6r-a6v (premier Notabile et premier Aliud notabile pour les douzains).

28  Voir JP, I, fol. a6v (les deux derniers Aliud notabile avant la Prosecutio) : « Item le sens soit observé/ Plus que la leonine exquise/ Sur tout doit estre preservé/ Sens substancieux quoy qu’on dise […] // Item se garde on de remplage/ De nommer sens extravagant/ Et d’aliener son langage/ Par propos mesle de souffragant. »

29  Voir J. Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (trad. fra. 1951), Paris, Gallimard (« Tel »), 2008 (notamment le chap. VII).

30  Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit., p. 11.

31  Voir Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit. p. 214.

32  Voir infra n. 67.

33  Voir supra n. 9.

34  Édité par E. Faral, Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle : recherche et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge (1924), Genève, Slatkine, 1982, p. 194-262.

35  Voir Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, éd. D. Reichling (Berlin, 1893), Francfort-sur-le-Main, Minerva, 1974.

36  Voir Évrard de Béthune [Eberhard von Bethune], Graecismus (éd. G. Koebner, Breslau, 1887), éd. J. Wrobel, Hildesheim, Olms, 1987.

37  Sur le succès de ces traités, voir A. Grondeux, Le Graecismus d’Évrard de Béthune à travers ses gloses, [Turnhout], Brepols, 2000 ; J.-Y. Tilliette, Des Mots à la Parole : une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, et D. Reichling, éd. cit, introd. La tradition imprimée renaissante de la Poetria nova et du Graecismus est également importante.

38  Voir J.-Y. Tilliette, « Poétiques en transition. L’Instructif de la seconde rhétorique : balises pour un chantier. Du latin au français : le poids des traditions », Poétiques en transition, op. cit., p. 12-13.

39  Ibid., p. 13.

40  Voir par exemple le Graecismus Ebrardi Bituniensis, cum expositione Johannis Vincenti Aquitanici in Pictaviensi universitate regnetis [commentaire de Jean-Vincent Melle, inséré entre chaque vers], [Paris], [P. Levet], [1487-1488] et le Doctrinale puerorum, cum commento [commentaire de Lodovicus de Guaschi, encadrant à chaque page une dizaine de vers], [Venise], [M. de Suffreno de Bonetiis de Montefarato], [1494] (ces deux éditions sont accessibles sur Gallica). Si l’Infortuné n’a sans doute jamais eu sous les yeux ces éditions commentées, dans l’hypothèse d’une rédaction de l’Instructif aux alentours de 1470, l’écart entre ce dernier texte et les traités médio-latins commentés n’en demeure pas moins important au moment de la publication par Vérard du Jardin de plaisance en 1501.

41  Voir JP, I, fol. a3v : « Quint vice est d’innovacion/ De terme trop fort latinans/ Ou quant l’on fait corruption/ D’aucuns termes mal consonans/ Trop contrains ou mal resonans/ Ou sur le latin escumez/Ainsi ilz sont moult dissonans/ Indignes d’estre resumez. » L’Infortuné admet un usage de mots latins « entre clers » si ce sont « plus clers/ Termes » (fol. a4r).

42  Voir JP, I, fol. a5 (Notabilia, s. v.).

43  Voir sur ce point J. Cerquiglini-Toulet, « De la liste à la conscience littéraire : les auteurs illustres », Poétiques en transition, op. cit., p. 14-15 ; Id., « À la recherche des pères : la liste des auteurs illustres à la fin du Moyen Âge », Modern Language Notes, 116/4, 2001, p. 630-643 ; J.-Cl. Mühlethaler, « De Guillaume de Machaut aux Rhétoriqueurs : à la recherche d’un Parnasse français », Histoire des poétiques, éd. J. Bessière, Paris, PUF, 1997, p. 85-101, et S. Bagoly, « “De mainctz aucteurs une progression” : un siècle à la recherche du Parnasse français », Le Moyen Français, 17, 1985, p. 83-123. Pour S. Bagoly, c’est « entre 1460 et 1560 [que naît] une réelle conscience littéraire française » (p. 83).

44  Voir JP, I, fol. a4r : « Icelluy n’est pas bien amé/ Qui est de ses amours hamé/ Hamé pour estre prins à l’hain/ Est trop fort latin escumé/ Que ne s’en mesla maistre alain. » Le nom du poète rime ici significativement avec hain (la forme française d’hameçon) et non hame (sa forme latine, de hamus).

45  Voir JP, I, fol. b2r (De rondellis) et fol. c1r (De quindecima specie).

46  Voir JP, I, fol. a5r (Prosecutio).

47  Voir JP, I, fol. b4r (Balada per dyalogum).

48  Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique (1889-1890), éd. A. Héron, Genève, Slatkine, 1969, I, p. 72. L’apport de Chartier aux lettres françaises de la fin du XVe siècle relève moins de l’innovation que de la promotion : il donne de l’ampleur aux formes poétiques (à travers ses « cycles de ballades »), leur confère une authentique résonance patriotique, mêle prose et poésie dans une égale dignité (en propageant l’usage du prosimètre) : voir Cl. Thiry, « Le moyen français II : développements et innovations (1406-1500) », La poésie française du Moyen Âge au XXe siècle, dir. M. Jarrety, Paris, PUF (« Quadrige »), 2007, p. 53-55.

49  Sur la place de Chartier dans la culture de la fin du Moyen Âge, voir E. Cayley, Debate and Dialogue : Alain Chartier in his Cultural Context, Oxford, Clarendon Press, 2006 (notamment le chap. 3), pour qui « Alain Chartier’s works inspired a community of thought and debate about the nature of the poetic voice and mission that helped to promote vernacular verse as a fit medium for the transmission of knowledge and senefiance » (p. 10).

50  Sur la présence, inédite en 1500, de ce thème de l’inspiration mais aussi de la figure des Muses, voir J.-Cl. Mühlethaler, « Entre crainte et confiance : ambiguïtés du discours poétique », Poétiques en transition, op. cit., p. 16-20.

51  J. H. Taylor rappelle qu’il s’agit là d’un très fréquent « lachrymose late-medieval sobriquet » (op. cit., p. 251).

52  Voir supra n. 28.

53  Sur le lien entre vers (ou forme fixe) et sentence, voir aussi JP, I, fol. a3v, a4v, a6v, b1v, b4v, b5v, et c1v (deux occurrences).

54  Cette obsession de la clarté du sens dans la forme versifiée, omniprésente dans l’Instructif, a pour contrepartie la crainte d’une dilution du sens, noyé sous l’ornement : pour l’Infortuné, la recherche de légitimation de la parole poétique (à travers, notamment, l’affirmation de sa nature inspirée) est donc indissociable d’une prise de conscience de son ambiguïté fondamentale ; voir sur ce point l’art. cit. n. 49 de J.-Cl. Mühlethaler.

55  Voir Jean Vauquelin de La Fresnaye, Art poétique (1605), éd. G. Pellissier, Paris, Garnier frères, 1885, I, v. 87-90 : « Ainsi les beaus desseins, plus clairs on fait entendre,/ De les soumettre aux loix qu’en prose les étendre./ Premier cette raison fit asservir les voix,/ Soubs l’air de la syllabe à conter par ses doigs » ; dans le canal étroit du vers, la voix est comme soufflée « dans le cuyvre étrecy des trompettes » (I, v. 84).

56  Voir par exemple JP, I, fol. a5v : « Cinq chapitres ores narrez/ De cest œuvre : il convient traicter/ Du sixïeme comme orrez/ Qui est division notez/ Des gerres [= genres] de terminaisons/ Qui sont en generalité/ Deux par convenables raisons/ Comme brief sera recité. » Dans le genre du « dicté », indépendamment de la rime ou de la prose cette fois, « L’on doit par ornees manieres/ En brief traicter une grant chose » (fol. c2r). Sur cette notion et sa mise en valeur par le vers voir J. Vignes dans Poétiques de la Renaissance : le modèle italien, le monde franco-bourguigon et leur héritage en France au XVIe siècle, éd. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Genève, Droz, 2001, p. 366-367 ; sur la complémentarité entre brièveté et accumulation dans la poésie de la fin du Moyen Âge, voir aussi M. Jeay, « Le couple brevitas/accumulatio : une coexistence paradoxale », Versants, 56/1, 2009, p. 13-33.

57  Voir Jacques Peletier du Mans, L’art poetique d’Horace, traduit en Vers François, Paris, M. de Vascosan, 1545 (1ère éd. 1541), p. 6 : « Puis le vrai point qui m’asseure qu’il sera de vous [Crestofle Perot, dédicataire de l’œuvre] favorablement receu, est que l’invention provient d’un auteur [Horace] lequel par sus tous a ecrit exactement, & excellé en brieveté sentencieuse, comme votre parfaict jugement pourra congnoistre. »

58  J.-Y. Tilliette, « Du latin au français : le poids des traditions », art. cit., p. 12.

59  Cl. Thiry, « Le théâtre, ou la poétique de l’entre deux », Poétiques en transition, op. cit., p. 52.

60  Ibid., p. 56.

61  Voir J. H. Taylor, op. cit. et art. cit. n. 6, et surtout « La double fonction de l’Instructif de la seconde rhétorique : une hypothèse », L’Écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, éd. C. Van Hoorebeeck et T. Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2006, p. 343-351. La dernière partie de cet article s’inspire largement de ces études très suggestives.

62  Voir JP, I, fol. a3r (De specificacione quod in metro et prosa sit rhetorica) : « Rhetoricale ornacion/ Se fait par metre aussi par prose/ Plusieurs notificacion/ En ont : ainsi que je suppose/ Quant par beau parler on dispose/ En belle collocucion/ Rhetoriquamment l’on compose/ En belle demonstracion. »

63  Voir JP, I, fol. a4r (De diffitione figure) : « Figure est improprieté/ Licenciee et approuvee/ Par use ou par auctorité/ Et semblablement alouee/ Des docteurs expers et louee/ Ou pour aucune utilité/ Pour ornation comprouvee/ Causant belle sonorité/ Pour beaulx termes et consonans/ Avoir : qui soient aggreables/ Armonieulx et resonans/ D’aucunes figures notables/ Nous convient user en noz tables/ Comme nous seront recitez/ Dont six nous sont moult prouffitables/ En aornant les beaulx dictez. »

64  Voir JP, I, fol. a4v (Causa utilitatis) : « Sinalimphe est inventive/ Pour cause qu’on puisse comprendre/ En peu grant substance aorner/ Et pour sonorité entendre/ Tant mieulx armonieuse et prendre/ Plus grande delectacion/ En la permettant qu’a contendre/ A en faire dilation. »

65  Voir supra nos remarques sur la « lumière » de poésie et JP, I, fol. c2v : « Recevez les impressions/ De clio et de fronesis/ Dames de grans discrecions/ De minerva aussi choisis/ Et du dieu appolo saisiz. »

66  J. H. Taylor, « La double fonction… », art. cit., p. 348 et 349.

67  Voir par exemple le modèle d’« impropre consonance » proposé : « Le second vice a extirper/ Est comme cy peult apparoir/ C’est quant fault bonne consonance/ De vers : et n’ont continence/ Ce vice cy l’on doit fuir/ Sans nullement l’entresuir/ Ces vers demonstrent par eulx mesmes/ Qu’ilz n’ont pas termes commes » (JP, I, fol. a3v). Ce n’est qu’à la fin de la strophe qu’apparaît non seulement l’impropriété de la dernière rime (pour l’œil, mais non pour l’oreille) et surtout la dimension orpheline de la première terminaison. De même, pour illustrer le genre du fatras, l’Infortuné renvoie le lecteur à un exemple à suivre (« ainsi que cy s’ensuit ») dans une forme qui en est déjà l’illustration (voir JP, I, fol. b3v). On multiplierait les exemples.

68  Voir JP, I, fol. a5v : « Car quasi le dictionnaire/ Huguee ne catholicon/ N’est pas si grant que ung terminaire/ Ne papie ne le breton. » L’emploi du mot « dictionnaire » est lui aussi inédit, puisqu’il s’agit sans doute là de la seconde attestation du terme en français : voir J.-C. Boulanger, Les inventeurs de dictionnaires, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2003, p. 444-445 (je remercie E. Buron de m’avoir communiqué ces références).

69  J. H. Taylor, « La double fonction… », art. cit., p. 347. Les notions de sensibilisation et de compétence culturelle sont également tirées de cette étude.

70  Distinction proposée par J. H. Taylor, « La double fonction… », art. cit., p. 348 et 350.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Lombart, « « Instruire » en rimant »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 21 | 2011, 247-264.

Référence électronique

Nicolas Lombart, « « Instruire » en rimant »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 21 | 2011, mis en ligne le 10 mai 2014, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12446 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12446

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Auteur

Nicolas Lombart

Université d’Orléans – CESFiMA

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