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Les « grands territoires » au Moyen Âge, réalités et représentations
Un rebond vers l’interdisciplinarité

Les « grands territoires » médiévaux dans la lunette du géographe

Nacima Baron Yelles
p. 139-147

Résumés

L’article est rédigé par une géographe qui collabore régulièrement avec une équipe d’historiens médiévistes autour des thématiques du territoire. Il propose une réflexion transversale sur la notion de grand territoire. Le texte questionne d’abord les raisons de l’actualité de cette notion en géographie et en histoire, et plaide pour une plus grande proximité des questionnements et des méthodes. Puis il interroge les grands types de pratiques spatiales au Moyen Âge sous l’angle des compétences territoriales développées par les contemporains, ainsi que la persistance des « grands territoires », en tant qu’espaces vécus et espaces perçus. Il s’attache enfin à articuler les différentes échelles territoriales, du local au global, en soulignant le rôle essentiel des villes dans le gouvernement des grands territoires.

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Texte intégral

  • 1  Voir De l’espace aux territoires : la territorialité des processus sociaux et culturels au Moyen  (...)

1Ce texte n’est pas à proprement parler un article, car il n’a pas la prétention scientifique demandée aux autres pièces qui constituent ce dossier. Il découle d’une démarche un peu aventureuse et donc plutôt rare dans un monde universitaire qui, malgré les appels à l’ouverture multidisciplinaire, reste encore relativement cloisonné. L’initiative provient du dialogue entamé depuis plusieurs années entre un historien médiéviste et une géographe dont les terrains sont les mêmes (le sud-ouest de la péninsule ibérique), et cet échange a trouvé un terrain potentiellement fertile dans l’interrogation des notions que nos deux disciplines utilisent, en particulier « territoire » et « territorialité »1.

2Ces deux notions ouvrent un champ d’analyse très large aux spécialistes d’histoire médiévale, comme le rappelle Stéphane Boissellier dans l’introduction de ce dossier, et comme le montrent effectivement les différents articles rassemblés dans cette livraison. Elles se déclinent aussi de manière très plurielle. On voit effectivement paraître une quantité croissante d’études portant sur la territorialité des sociétés médiévales, telle qu’elle se donne à lire dans différents environnements (les villes versus les espaces ruraux), dans différents contextes (religieux, profane), et à différentes échelles. Sur le thème des grands territoires en particulier, les approches géographiques et historiques méritent d’être associées.

En quoi historiens et géographes ont-ils besoin les uns des autres pour aborder les grands territoires ?

3Plaçons-nous un temps dans l’atelier du géographe. Y trouve-t-on un chantier appelé « Grands territoires  » ? Oui, à coup sûr. L’intérêt pour la territorialité est réel dans la communauté, d’ailleurs très hétérogène, que forment les géographes. Cette thématique interpelle ceux-ci bien au-delà des champs de la géographie historique, de la géohistoire et de l’épistémologie. Les géographes rencontrent même des « grands territoires » partout. Ils comprennent que, sous le coup d’une mobilité croissante des idées, des biens et des personnes, la vie sociale contemporaine s’organise de manière différente d’il y a seulement deux ou trois décennies. La mondialisation, qui induit une série de processus matériels et immatériels accompagnant la mise en relation croissante des différentes parties du monde, met en contact le local et le global, le proche et le lointain. Donc, tout est ou devient « grand ». La ville d’aujourd’hui prend les traits d’une métropole sans fin ni freins (on pourrait évoquer les tribulations du Grand Paris). Les régions françaises, qui ont le complexe d’infériorité en taille et en compétence par rapport à l’Espagne, cherchent à lire leur avenir en construisant des « façades » (comme la façade atlantique qui relie l’Écosse à l’Algarve) ou des « arcs » (de Séville à Marseille et Naples). Pendant ce temps, les chefs d’État de puissances émergentes repensent leur géostratégie à l’échelle des continents. Non contents de gouverner des États-nations, ils veulent modeler des « aires économiques et culturelles » qui prennent en écharpe une bonne dizaine de fuseaux horaires. Ainsi, les villes ont grandi, les régions ont grandi, les États-nations et les continents mêmes semblent s’élargir. Les « grands territoires » sont donc bien présents dans les préoccupations des géographes.

  • 2  De nombreux développements à ce sujet se trouvent dans Histoire du monde au XVe siècle, dir. P. Bo (...)

4L’historien n’est pas absent de la réflexion qui porte sur ce nouvel état actuel du monde. Historiens et géographes échangent beaucoup d’idées à propos de l’élargissement spatial contemporain. D’abord, les historiens rappellent souvent, de manière très pertinente, que nous n’en sommes pas à la première phase d’extension des horizons. Il y a eu plusieurs « moments » historiques, y compris au Moyen Âge, à l’occasion desquels les échelles spatiales se sont comme dilatées, sinon pour tous les hommes, du moins pour certains groupes (guerriers, clercs…)2. Le dialogue entre historiens et géographes ne se limite pas à la chronologie des mondialisations successives. L’enjeu de leur collaboration est de démonter les mécanismes, présents ou passés, de cette sorte d’accordéon qui étire ou qui replie les échelles spatiales des sociétés au fil des siècles. Là, que l’on travaille sur l’an 1000 ou sur l’an 2000, les questions sont un peu les mêmes : par quoi s’exprime la territorialité des sociétés ? Comment l’objectiver, sinon par des objets, comment la lire, sinon par la reconstitution de pratiques, et comment la recomposer « idéologiquement », sinon par l’identification de discours et de représentations ?

5Regardons maintenant comment le dialogue s’instaure dans l’autre sens. Lorsque l’historien étudie des territorialités plus restreintes, celles qui s’exercent à l’échelle d’un finage par exemple, il n’a pas forcément le réflexe d’appeler un géographe. Les limites du domaine dans lequel évoluent les groupes qu’il étudie sont clairement établies. Les modalités de la spatialité de la société locale renvoient à des éléments souvent objectivables et relativement stables (des barrières naturelles, par exemple montagnes ou cours d’eau). La lecture de cette spatialité fine possède une certaine importance, mais elle n’est peut-être pas indispensable à qui vise la compréhension de mécanismes spécifiquement politiques, sociaux ou culturels. En clair, c’est intéressant, mais on peut s’en passer. En plus, on n’a peut-être pas obligatoirement besoin des compétences d’un géographe pour comprendre les limites d’une paroisse, ni d’un urbaniste-conseil pour reconstituer un îlot d’habitation au XIVe siècle.  

6En revanche, étudier de grands territoires au Moyen Âge présente des difficultés d’un autre ordre. Quelles limites choisir parmi une pluralité de lignes de démarcation mouvantes ? Quelles modalités de la spatialité choisir parmi des niveaux différents (profane et religieux, commercial et politique…) qui parcourent les groupes et les sociétés de l’époque ? Aussi les grands territoires peuvent-ils (peut-être) se donner à lire et à comprendre, dans leur construction, dans leur maturation, et dans leur déclin, sur des durées beaucoup plus longues. Et qui dit longue durée, longues séries de données, voyages au long cours, longues distances entre les points étudiés… dit quelque part structuration et représentation de l’espace, donc géographie. Ici, le géographe, même s’il n’est pas Braudel, peut probablement apporter un regard complémentaire sur les grands territoires. Le géographe pourra probablement proposer une typologie d’« espèces d’espaces » et une modélisation qui explique le fonctionnement de l’autorité sur des grands territoires « aréolaires », comme il décryptera, à sa manière, la construction de territoires réticulaires. Il pourra souligner comment maints « grands territoires » s’affranchissent des contraintes de la continuité en développant un ou plusieurs types de centralités et des relais… Ainsi, sur le temps long (et le Moyen Âge est déjà long), les deux corporations peuvent probablement faire un bout de chemin ensemble.

7Revenons maintenant aux grands territoires présentés dans ce dossier. C’est une nouvelle fois à l’invitation de Stéphane Boissellier que l’on propose ici quelques réflexions sur les grands territoires médiévaux. Il y a là des remarques, des réflexions et des hypothèses écrites depuis cette position de géographe et sur un matériau forgé par les historiens. Loin d’une tentative de plaquage des manières de penser de telle discipline sur l’autre, loin d’une volonté de produire des concepts hybrides, l’intérêt est de montrer que l’on peut, tout en restant dans son rôle et dans sa discipline, essayer de construire un champ où les questions circulent et, si possible, se renouvellent un peu.

Reconnaître et objectiver les compétences territoriales des sociétés médiévales

8La territorialité part de l’individu et de ses compétences, qu’on peut qualifier à la fois de biologiques et d’anthropologiques. Qu’il soit fixé, attaché au lieu comme le serf, ou bien engagé dans un pèlerinage ou un déplacement long, l’homme du Moyen Âge développe un sens pratique et immédiat de la territorialité. Il se déplace sur de très longues distances ou bien s’inscrit dans une fixité quasi-totale, le terme manant étant révélateur, sachant qu’il y a tous les intermédiaires entre ces deux extrêmes. En parallèle, l’homme du Moyen Âge produit toute une série de signes et de repères fixes ou mouvants associés à ces différentes pratiques spatiales : des croix, des bornes, des murets et des chemins empierrés... La matérialité de l’équipement des voies comme le choix des tracés et les stratégies employées par rapport à différents types d’obstacles physiques apportent des connaissances évidemment utiles pour mieux connaître les sociétés médiévales, par exemple pour explorer leur manière de se positionner et de mesurer le temps et les distances.

9Les différents objets de mobilité et plus généralement les « aménagements », même humbles, comme des tas ou alignements de pierre au croisement des routes, représentent toujours le produit d’une modification concrète de l’organisation de l’espace. Au fond, il n’y a pas d’aménagement sans politique d’aménagement, c’est-à-dire sans cette capacité individuelle et sociale à produire du territoire en combinant des gestes et des visées. Les historiens, géographes et spécialistes d’autres disciplines collaborent fréquemment pour explorer cette première entrée dans la compréhension de la territorialité, à l’occasion en partageant différents outils cartographiques, voire en produisant conjointement des systèmes d’information géographique. Le champ d’étude des objets concrets, outils et support de territorialisation est un domaine de croisement possible et fécond des méthodes historiques et géographiques. Les efforts de ces spécialistes se rejoignent pour souligner combien la territorialité est à la fois le produit de la démarche d’un individu, à ce titre ancrée dans la quotidienneté, et le résultat d’une intentionnalité collective, renvoyant donc à une appréhension globale des pratiques culturelles et sociales. Les infrastructures de mobilité qui sont associées à de grands territoires (routes, ports) apportent des connaissances essentielles pour la reconstitution du déroulement de certaines biographies ou pour penser un certain niveau de fonctionnement collectif au Moyen Âge. Les investigations relatives à l’origine géographique des objets rares ou précieux (pierres, épices, reliques) peuvent montrer la nature et l’intensité des circulations sur ces grands territoires.

10N’oublions pas cependant d’interroger les « preuves » physiques de la territorialité des sociétés médiévales en tant qu’elles révèlent aussi des stratégies sociales. Routes, ponts et ports ont une fonction d’utilité et une fonction de représentation. Ces monuments marquent la présence de certains groupes dans l’espace. Ils peuvent être utiles à la délimitation de certains périmètres territoriaux. Ils accompagnent parfois aussi l’émergence de systèmes fiscaux et de régimes juridiques nouveaux (péages)… Aussi l’étude de la territorialité, qu’elle soit ou non fondée sur l’étude de supports physiques, doit-elle remonter à l’étude des configurations socio-spatiales associées à la territorialité et à une approche des représentations spatiales. Pour le dire autrement, au-delà du sens géographique des hommes, au-delà des compétences ou des ressources individuelles ou collectives de positionnement, d’orientation, de franchissement des obstacles, au-delà de la matérialité des infrastructures de mobilité, la territorialité est à étudier d’un point de vue idéel. Comme le « petit », le « grand » territoire est simplement une portion d’espace appropriée par un collectif humain ; sa définition et ses limites évoluent de son fait.

11Ainsi, la territorialité est bien un processus complexe. Elle ne résulte pas de la juxtaposition d’éléments concrets et abstraits, individuels et collectifs. Elle ne fonctionne pas dans la superposition « étanche » de niveaux d’échelles. Elle procède d’un feuilletage entrecroisé entre différents niveaux d’appréhension du monde et, à ce titre, il y a un grand intérêt à considérer de près la manière dont les petits et grands territoires, les petites et longues durées, interagissent pour la faire évoluer.

Les grands territoires et la longue durée

12Commençons par l’interaction entre les périodes. On dit et on écrit souvent que l’époque médiévale réutilise la territorialité antique. Que les territorialités urbaines, religieuses, économiques de la fin de l’Antiquité sont constamment retravaillées par un monde médiéval qui les convoque, les réinterprète, les détourne, les contourne. C’est en effet durant l’Antiquité que naissent certaines représentations géographiques associées à de grands espaces terrestres et maritimes. C’est durant cette période que ces représentations se superposent à des systèmes spatiaux qui fonctionnent, de manière plus ou moins efficace, mais de manière intégrée, comme de vrais « grands territoires ». L’Empire chrétien d’Orient et d’Occident sont évidemment des pièces centrales de ces grands territoires. Mais les grandes routes commerciales vers l’Inde, la Chine, la Perse ou vers le haut Nil ouvrent d’autres grands territoires, plutôt réticulaires. Par la suite, si les conditions de fonctionnement de ces grands territoires se détériorent, les représentations qui donnent une substance à ce grand territoire subsistent et sont utiles. Elles servent une deuxième fois, à d’autres fins.

13Les travaux de ce dossier montrent le rôle joué par les empires et par les routes antiques dans la dynamique d’élargissement et de reconfiguration spatiale des espaces politiques et religieux au Moyen Âge. Cette réutilisation peut fonctionner sur deux plans différents. D’abord, la territorialité antique (les anciennes provinces par exemple) va servir à justifier des « recalages » de frontières, ce notammentquand il n’y a plus, sur le terrain politique, de consensus possible sur les limites entre deux Grands. Les traités font donc mention de grands territoires de l’Antiquité, ils utilisent des noms de peuples ou de circonscriptions, en les soumettant à des visées qu’il faut comprendre dans un contexte proprement médiéval. Les conceptions que les hommes du Moyen Âge portent sur ces limites antiques ne sont pas univoques : au contraire, elles sont influencées par des représentations, des choix d’appartenance (linguistique, économique) et des logiques géopolitiques. Elles ne résolvent sans doute pas les conflits, elles peuvent même les attiser.

14Le conflit trouve cependant une certaine limite dans la mesure où un très grand territoire, celui de la Chrétienté (qui se différencie rapidement de celui de la Papauté), englobe tous les autres. Le grand territoire des Chrétiens est lui aussi assez directement dérivé de la territorialité antique. Ce grand territoire-là est, autant, peut-être encore plus que les autres, une projection de l’esprit, un référent du discours. Peu importe sa délimitation fixe : il n’a pas partout de limites géographiques très précisément déterminées, sauf évidemment dans les zones de contact avec l’autre grand territoire englobant, le monde musulman. Mais le grand territoire qui regroupe l’ensemble des Chrétiens est cité quand il permet de déployer des stratégies spécifiques.

15On peut attribuer au grand territoire de la chrétienté deux fonctions territoriales. Sa première fonction est d’articulerle champ politique à l’échelon international (pour autant qu’il y ait à l’époque de véritables nations), en associant différents royaumes et principautés, et en organisant quelque peu le cadre de leurs relations : en ce sens le pape est un acteur politique à part entière. L’appartenance commune à un même ensemble religieux crée nécessairement des relations de solidarité et de coopération entre puissances, comme il expose à des situations de concurrence. Le grand territoire religieux présente une scène propre à un certainjeu d’acteurs, obligés, face à leur grand ennemi, à une succession d’arrangements et de compromis négociés.

  • 3  Dans les récits des confrontations avec le monde arabo-musulman (récits de Croisades, de « Reconqu (...)

16Le grand territoire de la chrétienté possède aussi une seconde fonction, celle qui consiste à faire émerger un champ transnational (toujours avec le scrupule de l’emploi du terme nation dans ce mot). Ce champ s’appuie sur la construction d’un sentiment d’appartenance religieuse, ce au moyen de symboles puissants et unificateurs3. L’enjeu est identitaire, et les notions de pureté et d’origine peuvent être convoquées pour consolider une cohésion d’ensemble parfois fragile, en tout cas à peine apparente. Le grand territoire de la chrétienté, vecteur d’unification transnationale, se distingue fortement d’autres grands territoires qui ne sont ni homogènes (même en rêve), ni unifiés, et qui n’ont pas besoin de l’être : on pense aux grands territoires commerciaux.

17En effet, l’univers spatial des marchands médiévaux se construit autour d’interfaces, la logique étant en quelque sorte de maximiser l’hétérogénéité là où la logique du territoire religieux est de maximiser l’homogénéité. Le marchand gagne à mettre en relation, sur de très longues distances, des objets appartenant à plusieurs aires de civilisation, il joue sur les différences de ressources, de niveaux de richesse et de développement distincts et contrastés des territoires. Cette digression sur le grand territoire commercial montre la contemporanéité de plusieurs grands territoires et la pluralité de structure de ces derniers. Divers souvenirs et vestiges de grands territoires antiques hantent le Moyen Âge, plusieurs d’entre eux sont réanimés à des fins diverses, et, à ce titre, les cloisonnements de périodes historiques gagnent à être surmontés.

Comment les grands territoires interagissent avec les plus petits

18Les constructions territoriales interagissent donc d’une époque historique à une autre, comme on vient de le voir, et les échelles aussi évoluent les unes en fonction des autres. Le dossier montre parfaitement la relation dialectique qui se joue, au Moyen Âge, entre le rétrécissement des cellules de vie, voire le pullulement « féodal », d’un côté, et la construction de grandes entités politiques, culturelles ou économiques, de l’autre. Sans être certain que ces deux mouvements puissent être présentés comme liés, on peut au moins souligner des effets croisés. Il y a peut-être quelque chose dans le grand territoire qui se construit à partir des petits territoires, et il y a aussi, quelquefois, des petits territoires qui disent quelque chose sur les grands.

19Dans le premier cas, on renvoie à différents travaux menés d’une part sur les processus d’agglutination des domaines, des fiefs et propriétés, évidemment indispensables pour constituer des entités plus vastes, et donc pour consolider l’autorité et augmenter la richesse d’un puissant. Cependant, les efforts guerriers ou les stratégies matrimoniales d’adjonction des terres les unes aux autres ne font pas en elles-mêmes un grand territoire, elles n’en produisent qu’une ébauche, qu’il faudra conforter par d’autres types d’action. Il ne suffit pas d’adjoindre telle aire géographique à un ensemble existant pour « faire » le « grand territoire ». Il conviendra ensuite de coudre solidement l’ensemble, il faudra sans cesse incorporer par des procédés divers des espaces différents selon leur peuplement, leur régime juridique, leurs caractéristiques agronomiques… Le grand territoire part bien souvent au Moyen Âge d’une démarche d’agrégation d’entités spatiales locales, et les efforts des puissants pour lutter contre la différenciation interne qui ne cesse de réapparaître montrent l’état de fragilité de bien des grands territoires.

20De son côté, le grand territoire n’est pas simplement une vision qui flotterait dans la pensée des rois et des stratèges. Si la territorialité se « révèle » en construisant des lieux qui lui donnent sens, alors le Moyen Âge offre une profusion d’exemples de lieux ponctuels, ou de territoires « micro » qui renvoient à quelque chose de « macro ». Des travaux déjà anciens sur l’agencement des lieux de culte et sur les pratiques processuelles donnent aux sociétés villageoises l’occasion de rassembler, par la pensée et le geste, petit et grand territoire du divin. Dans le profane, il peut en aller de même. Les grandes cités marchandes aiment fabriquer, en plein centre ville, non loin des instances de gouvernement de la cité, un monument ou un palais qui exprime la diversité des territoires qu’elles possèdent ou avec lesquels elles commercent. Telle place florentine ou vénitienne au Moyen Âge peut être lue comme un tout petit territoire, mais son dessin architectural, l’ordonnancement d’un paysage et les percées, le choix des matériaux de construction, la diversité stylistique peuvent fonctionner comme des révélateurs de ces grands territoires qui font l’orgueil de la cité. Enfin, sur le plan politique, les premiers conseils urbains, à l’époque des guildes et des chartes communales, sont aussi de tous petits territoires politiques qui renvoient potentiellement à d’autres échelles. Dans les villes placées en situation frontalière ou en position de marche ou de marge par rapport à un royaume ou à un empire, le choix de parler telle langue dans l’enceinte de cette chambre, le choix de se référer à telle monnaie, ou encore d’utiliser telle unité de poids et de mesure peuvent signifier des stratégies d’appartenance ou de distinction à l’égard de grands territoires. En somme, le grand territoire peut être présent et objectivé dans des actes apparemment anodins, isolés, comme dans des lieux ponctuels : le micro renvoie au macro.

La construction ascendante et descendante des territoires et le rôle de l’échelle « méso »

21Nous écrivions plus haut que le Moyen Âge était une période au cours de laquelle les sociétés avaient connu simultanément un élargissement des cadres de pensée et d’action à l’échelle de grands territoires et un rétrécissement, doublé d’un relatif cloisonnement, des unités territoriales. Ce mouvement apparemment contraire n’aurait pu se mettre en œuvre sans la constitution de solides « courroies » de transmission que sont les villes. Entre l’échelle de proximité et le grand territoire, les cités assument souvent une fonction d’intermédiation. À travers la construction d’une machinerie administrative aux ordres du Prince, à travers la production d’un système juridique et réglementaire, il y a sans doute une place effective pour le niveau « méso », entendu comme lieu d’articulation des territoires plus grands et plus petits.

22On peut tenter de montrer comment une décision prise par le dirigeant d’un grand territoire (dans une perspective autoritaire, et selon une verticalité du pouvoir) nécessite de passer par un filtre urbain avant de s’appliquer concrètement. Cela paraît évident, à voir la manière dont certains rois, une fois en place, mettent en ordre l’administration par une nouvelle hiérarchisation de l’armature urbaine. Le bon gouvernement, pour être rapide et efficace, crée des circonscriptions répondant à des spatialités emboîtées. Il faut non seulement s’assurer de la bonne intégration des sous-ensembles et de l’obéissance respective des petits centres par rapport aux plus grands, mais il faut aussi garantir, en permanence, la descente des ordres le long de cette cascade de niveaux et la remontée des informations et des impôts. Cela ne se fait évidemment pas sans heurts. Les logiques descendantes, créées par l’approfondissement des institutions et l’extension des royaumes sur de grands territoires qui éloignent le centre de décision et créent le besoin de relais, croisent des logiques ascendantes.

23En effet, tout ne vient pas d’en haut. Des centres urbains connus pour leur loyalisme et leur fonction de relais du pouvoir peuvent se limiter à cette fonction et végéter durant des siècles. En revanche, pendant ce temps, d’autres centres, favorisés par la présence d’une classe d’entrepreneurs et par la présence de courants d’échanges commerciaux, peuvent s’enrichir et s’affirmer politiquement, puis se tailler une redoutable aire d’influence. La constitution de territoires « par le bas » oblige alors le souverain à retravailler l’ordonnancement du grand territoire, à repenser la structure du pouvoir et l’armature géographique des niveaux de commandement. Les axes de communication, que le souverain voulait denses pour mieux saisir et dominer le territoire, assurent tout au long du Moyen Âge une croissante mobilité qui finit peut-être par échapper à une autorité unique. La mise en circulation renforcée des hommes, des marchandises et des idées joue en faveur de la consolidation de nœuds de niveau « moyen » qui captent et redistribuent ces flux, car, paradoxalement, l’extension des réseaux crée moins la dispersion qu’elle n’encourage la concentration. Aussi le système des villes au Moyen Âge ne doit pas apparaître comme le résultat d’un semis hasardeux ou comme une simple mosaïque de lieux de pouvoirs disjoints. Il y a déjà un vrai réseau urbain qui se donne à lire en tant que construction conjointe par le bas et par le haut, par le petit et par le grand territoire.


  

24En conclusion, il manque à ce premier tour d’horizon beaucoup d’entrées que le temps et la place ne permettent pas d’aborder. Les grands territoires médiévaux renvoient, dans l’imaginaire du géographe, à des trésors cartographiques. Ils évoquent aussi de vastes opérations d’aménagement (défrichements ou assèchement de grandes vallées) ou des opérations de planification systématique qui ont façonné le visage de nos régions. Ils sont aussi étudiés par des géopoliticiens qui cherchent le degré de permanence de certaines frontières, de certains ensembles géoculturels… Cette richesse d’évocation est liée au fait que les grands territoires possèdent une dimension polysémique : ils désignent à la fois des étendues immenses, mais réelles, et des projets, porteurs d’unité et d’identité, et dont la portée symbolique a quelquefois traversé les siècles. Ils renvoient à des vestiges matériels, mais leur signification dépasse bien largement tel ou tel monument. Les grands territoires, certes bien définis et conçus, mais trop vastes pour être structurés par l’inter-connaissance, échappaient déjà, en grande partie, à ceux qui voulaient les construire au Moyen Âge. Peut-être fascinent-ils toujours les chercheurs d’aujourd’hui parce qu’ils mettent en tension cette capacité à cerner un périmètre, cette volonté de maîtriser l’espace, et l’incapacité d’une telle démarche. Le grand territoire est peut-être, hier et aujourd’hui, ce qui mobilise les volontés mais échappe à l’appréhension des hommes.

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Notes

1  Voir De l’espace aux territoires : la territorialité des processus sociaux et culturels au Moyen Âge,Actes de la table-ronde, CESCM (Poitiers), 8-9 juin 2006, dir. S. Boissellier, Turnhout, 2010.

2  De nombreux développements à ce sujet se trouvent dans Histoire du monde au XVe siècle, dir. P. Boucheron, Paris, 2009.

3  Dans les récits des confrontations avec le monde arabo-musulman (récits de Croisades, de « Reconquête »), beaucoup de textes latins désignent les ressortissants d’un royaume comme des « chrétiens », même quand la nation combat seule, en-dehors d’une coalition.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nacima Baron Yelles, « Les « grands territoires » médiévaux dans la lunette du géographe »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 21 | 2011, 139-147.

Référence électronique

Nacima Baron Yelles, « Les « grands territoires » médiévaux dans la lunette du géographe »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 21 | 2011, mis en ligne le 10 mai 2014, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12433 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12433

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Auteur

Nacima Baron Yelles

Université Paris-Est, Marne-la-Vallée

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Droits d’auteur

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