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Les « grands territoires » au Moyen Âge, réalités et représentations
La représentation des grands espaces : une contribution à leur territorialisation ? (autres sources ou autres approches)

La terre qui mange les hommes, « l’Orient », espace d’altérité chez Jacques de Vitry

Marie-Geneviève Grossel
p. 87-101

Résumés

On a parfois présenté l’Historia Orientalis de Jacques de Vitry comme un Itinéraire des Lieux saints. L’auteur voulait, pour sa part, écrire une « Histoire abrégée de la Terre Sainte ». L’espace sacré qu’enferme le récit échappe cependant aux définitions précises, embrassant la Terre Promise, la Terre sainte, le Royaume Latin de Jérusalem et s’élargissant même en l’Orient tout entier dans son étrangeté fabuleuse. Le territoire du sacré, qui est le cœur de cet ensemble, est inscrit dans un temps aussi flou, entre histoire du passé, présent éternel de la Promesse, temps des croisades à la fois achevé et encore en cours, temps enfin de l’eschatologie. Si le territoire est « ce qui vous appartient et ce à quoi l’on appartient », la Terre Promise au sein de l’Orient ne peut que se comprendre et surtout s’écrire de façons bien variables. Il ressort du cadre historique que cet espace a échappé à ceux qui ne le possédèrent qu’un temps, et que les difficultés à le dire relèvent peut-être aussi de cette irréductible altérité qu’il présente pour tous ceux qui tour à tour l’ont habité. Terre qui « dévore ceux qui l’habitent », ce territoire qui échappa aux Occidentaux, dont Jacques doit constater l’échec, n’en demeura pas moins l’Orient de leurs espérances.

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Texte intégral

  • 1  La traduction de l’Historia Orientalis est citée d’après l’édition avec introduction et notes que (...)

1Dans le Prologue qui ouvre l’Historia Orientalis1, sont évoquées avec précision les circonstances et les raisons qui poussèrent Jacques de Vitry à écrire, alors qu’il était depuis 1216 évêque consacré d’Acre. C’est durant les semaines qui suivirent la chute de Damiette (1219) que le projet aurait pris corps : afin de suivre les préceptes inscrits dans les Écritures, dans la conviction que

  • 2  Tobie 12 : 7, texte latin de la Vulgate, cf. Weber-Grison, Biblia sacra, juxta vulgatam versionem, (...)

opera autem Dei revelare et confiteri honorificum est2.

2Jacques décida de prendre pour modèles les livres fameux des Pères, de saint Jérôme à saint Grégoire, et de proclamer les hauts faits de Dieu parmi les hommes. En trois Livres, l’Historia se proposait de traiter de façon abrégée (compendiose) d’abord l’histoire de l’Orient, autour de Jérusalem :

quae in partibus Orientis Dominus operatus est

  • 3  C’est bien le plan que suit le texte inachevé de l’Historia : après les mirabilia orientaux, au §  (...)

puis, dans le deuxième livre, quae in partibus Occidentis [operatus], enfin, en troisième et dernier lieu, les faits qui menaient du Concile de Latran à la prise de Damiette, dont il avait été le témoin3.

  • 4  Dans ces quelques réflexions, résolument menées d’un point de vue de littéraire se penchant sur un (...)

3Dans le cadre d’une étude sur la notion de territoire4, on peut d’abord se demander ce que Jacques entendait par Orient, puisque, débordant largement la Terre Sainte et le Royaume Latin de Jérusalem, sujet de son « Histoire », il en vient, en un long excursus encyclopédique, à brosser les mirabilia de ce que l’on appelle l’Orient fabuleux, hérité de l’Antiquité. Il serait également intéressant de cerner le dessein de l’écrivain, car la tâche pastorale de l’évêque et sa participation à la croisade ne pouvaient qu’informer en profondeur sa vision de l’espace où se déroulent les faits. Enfin, on le sait, l’œuvre est restée inachevée. Les événements que Jacques fut amené à vivre à Acre, en Égypte, en Terre Sainte, l’ont-ils conduit à transformer son appréhension d’un espace qui lui était resté hostile ? Cela pourrait expliquer sa volonté de résilier sa fonction à Acre et son impossibilité de mener à bout une description qui se voulait recherche d’une signifiance, même s’il est paradoxalement établi que, tout incomplet qu’il fût, l’ouvrage connut un succès immédiat, énorme et durable.

  • 5  Voir l’étude de la « traduction française » menée par C. Buridant, La traduction de l’Historia Ori (...)
  • 6  Prologue dans sa traduction française du ms. BnF 17023, éd. Buridant citée ci-dessus, p. 70 : « [… (...)
  • 7  Jacques de Vitry, Lettres de la cinquième croisade, texte latin établi par R. B. C. Huygens, tradu (...)
  • 8  Voir Jean de Mandeville, Voyage au bout de la terre, traduit et commenté par Christiane Deluz, Par (...)

4Dans sa préface à la traduction française5 de l’Historia Orientalis, Claude Buridant, son éditeur, caractérise notre texte comme un « guide », rédigé à la façon de ces nombreux Itinéraires que l’on destinait aux pèlerins. Il s’agit d’un guide à la fois matériel et spirituel, où les étapes indiquées sont soigneusement replacées dans un cadre plus historique que géographique. L’espace embrassé par le récit des faits s’y conçoit comme totalement investi par le symbolique, puisque dès le Prologue, l’auteur déclare avoir écrit « pour permettre de mieux comprendre les Écritures »6. Ce livre, qui double et développe une série de Lettres7exactement contemporaines de sa rédaction, était également destiné à des familiers, des amis, qui, le lisant, deviendraient ces « voyageurs en chambre »8 dont on a parlé à propos de Mandeville, toutes gens qui pouvaient ainsi par la lecture s’approprier l’espace sacralisé de la Terre Sainte. Enfin en bon Itinéraire, l’Historia est une aide offerte à ceux qui décideront de passer la mer, car Jacques fut un prédicateur convaincu de la croisade.

  • 9  Guillaume de Tyr, Chronique (Corpus Christianorum LXII), éd. R. B. C. Huyghens, Turnhout, Brepols, (...)

5S’appuyant sur Guillaume de Tyr9, Jacques retrace d’une façon elliptique et sans aucun détail pittoresque les conquêtes opérées durant la première croisade. On saura seulement que les troupes passent d’abord à Constantinople, où Alexis Comnène leur fournit des guides, « hommes à l’expérience des lieux accomplie et remplis d’habileté ». Derrière ces Grecs, présentés ici comme parfaitement amicaux, on traverse « l’Hellespont que l’on appelle aujourd’hui le Bras-saint Georges » et l’on s’arrête devant Nicée. S’ensuivent le siège et la prise de la ville avant que les croisés ne reprennent leur route en direction d’Antioche. Deux paragraphes sont consacrés au récit des actions militaires et des sentiments des soldats. Puis ces derniers quittent la ville devenue leur, en direction de Jérusalem dont l’armée s’empare, non sans mal. Dans ces passages strictement événementiels, on ne trouve aucune description, pas la moindre allusion aux endroits dont on se rend maître.

6La suite du texte respecte toujours le fil de l’Histoire, mais les régions où l’on s’avance prennent désormais le nom des villes que l’on enlève, la campagne et les terres qui entourent les cités restant tout d’abord dans l’ombre. Joppé, Ramala, Caïffa, puis Tibériade vont composer l’embryon du royaume, construit par Godefroy de Bouillon, un royaume que ses successeurs, le jugeant trop exigu, s’attachent à augmenter.

7Avec les conquêtes de Baudouin de Flandre, le pays semble peu à peu prendre chair ; ce ne sont plus de sèches notations de villes conçues comme lieu de bataille, mais déjà s’esquisse l’image d’un terroir autour d’une ville prospère. Voici Assur :

  • 10  § 23, p. 125.

[qui] se trouve entre Joppé et Césarée dans un site agréablement couvert de forêts épaisses et riches et ses pâturages à l’herbe abondante10.

Sur la côte, voici ensuite Césarée de Palestine que l’on assiège par terre et par mer :

  • 11  § 24, p. 125.

[elle ne possède] pas de port commode, mais elle a une très grande richesse en jardins, en pâturages et en eaux courantes11.

  • 12  Exode, 33 : 3.
  • 13  La conquête de Jérusalem, faisant suite à la chanson d’Antioche par Graindor de Douai, éd. Ch. Hip (...)

8La description, toujours enrichie de détails historiques, se déroule selon deux angles, différents quoique complémentaires : il va de soi que, dans un pays plutôt sec et rempli de déserts, les terres cultivées, fort luxuriantes, sont pour les conquérants le gage d’une vie heureuse, le regard qu’on y pose est celui de l’exploitant. Mais tout aussi bien, c’est la terre « où coulent le lait et le miel »12 que l’on voit se dessiner en filigrane. On se souviendra que, dans La conquête de Jérusalem, le comte de Flandre, découvrant Jérusalem qu’on allait assièger, ne put cacher sa déception à la vue de cette bourgade, perdue dans un désert peu attrayant13… Jacques ne manque donc pas de souligner combien ce territoire qui fut celui des premiers souverains du Royaume Latin de Jérusalem foisonnait en villes débordantes de richesses, dans des sites merveilleusement choisis par leurs fondateurs :

  • 14  § 25, p. 126.

Acre est située entre mer et montagnes, placée de façon assez commode sur le fleuve Belus qui y coule, elle est remplie de jardins et de vignes, tout entourée de domaines et de terres de labour14.

9Ces conquêtes, faites naturellement à la pointe de l’épée, se mirent-elles au modèle vétéro-testamentaire ? Les croisés, tels le Verus Israël, se contenteraient de (re)prendre une terre à eux destinée, comme on peut le déduire au vu du terme employé par un auteur qui n’ignore en rien les étymologies de sa « langue paternelle », le latin :

  • 15  § 27, p. 127.

Il soumit à sa domination la ville de Sidon […]. Il contraignit les habitants, incapables de résister, à lui restituer la ville. […] Sidon se trouve au bord de la mer, elle procure à ses habitants beaucoup d’avantages grâce à ses arbres pleins de fruits, ses vignes, ses bois et ses champs où l’on trouve l’herbe des pâtures et les fruits de la terre. Le Seigneur Jésus jugea le territoire (fines) de cette ville digne de Sa présence15.

  • 16  § 30, p. 130. Ce sontAntioche, Édesse, Tripoli, Jérusalem.

10Pour bien marquer l’appropriation par les vainqueurs de l’espace conquis, Jacques le définit (au sens premier du terme), ainsi lorsqu’il évoque les « quatre principautés »16 composant le royaume. Il consacre à chacune une petite fiche, on pourrait dire signalétique, dont le plan ne change guère, unissant une dimension « horizontale », géographique, pour situer la principauté, et une dimension « verticale » pour ancrer solidement le présent dans le passé ; on précise l’orientation puis les bornes.

  • 17  § 32, p. 131.

[Antioche] commence du côté de l’Occident, avec la cité de Tarse en Silicie […] elle s’achève côté occidental sur le ruisseau qui sépare les villes maritimes Valenia et Maraclée17.

  • 18  § 33, p. 134.

[Tripoli] commence au ruisseau dont j’ai parlé qui coule sous le château de Margath et se termine avec un autre ruisseau qui passe entre les villes maritimes de Biblios et Berythe18.

  • 19  On trouve ces mêmes notations de ruisseau-frontière dans les chartes relatant les hommages « en ma (...)

11La délimitation suit les habitudes contemporaines de l’auteur19 et rend assez bien l’image d’un royaume à la modeste largeur dont les quatre principautés étaient limitrophes. Chacune de ces possessions se range derrière sa ville principale, dite sa métropole, à la fois au sens antique et au sens ecclésiastique du terme. On énumère les noms anciens de la cité-capitale, souvent en les reliant aux peuples qui possédèrent la ville (par exemple, pour Édesse, les Mèdes), toujours en rappelant l’Histoire Sainte :

  • 20  § 32, p. 132.

Antioche portait le nom de Reblata dans le livre IV des Rois20.

12C’est naturellement la Bible qui fournit l’essentiel des « Grandes Heures » dont peut s’enorgueillir la métropole :

  • 21  § 31, p. 130.

[…] Édesse que le bienheureux apôtre Thaddée convertit à la foi du Christ […]21.

S’y ajoutent d’autres titres de gloire, venus de la littérature sacrée :

  • 22  § 33, p. 134.

On la [=Tripoli] surnomme la Fontaine des Jardins, c’est elle qu’évoque Salomon dans le Cantique des Cantiques22 ;

  • 23  Selon les termes employés dans l’article en ligne déjà cité supra, note 4.
  • 24  § 31, p. 131.

mais aussi profane, pour Tyr cette fois, où Jacques n’hésite pas à évoquer le très romanesque héros Apollonius. La description mêle ainsi de façon homogène des caractéristiques venues de la plus haute antiquité à de bien réelles forteresses érigées par les croisés pour protéger leurs acquisitions. Enfin l’espace devient véritablement ce territoire qui « vous appartient » parce qu’« on lui appartient »23 avec la géographie ecclésiastique des diocèses, soigneusement déterminée : par exemple, trois archevêchés pour le comté d’Édesse, situés à Édesse même, Hieropolis et Corice sous l’autorité du Patriarche d’Antioche24, ou encore :

  • 25  § 32, p. 133.

Antioche tient dans l’Église de Dieu le troisième rang en dignité après le siège apostolique. Le patriarche d’Antioche a sous son autorité vingt provinces dont quatorze ont avec elles un métropolitain et ses évêques suffragants, les six autres se trouvent sous l’autorité de deux primats qu’ils appellent catholicos25.

Mais, avec cette dernière citation, nous abordons un autre aspect des conceptions de l’auteur.


  

  • 26  Ce sont les premiers mots du Liber primus, p. 74.
  • 27  La formulation est surtout ambiguë, surtout si l’on garde en mémoire la qualité du latin de l’évêq (...)

13Sans doute poussé par le modèle hérité des chroniques universelles, Jacques commence son Histoire Orientale aux origines. En ces premières lignes du livre, l’espace dont il va être question est défini sans équivoque : Terra Sancta Promissionis26, on peut donc voir cela comme le territoire où se déroulent Ancien et Nouveau Testament ; mais c’est essentiellement par ses habitants que le territoire trouve sa première, son originelle définition : nous sommes donc dans le Royaume des Juifs. Jacques n’en recourt pas moins à une formulation très intéressante27, lorsqu’avec le gouvernement d’Hérode, il en vient aux Romains qui s’emparent des lieux :

  • 28  § 2, p. 77.

[…]Lorsque le Royaume des Juifs et la terre Sainte furent tombés entre les mains des Romains […] fut accomplie la prédiction […]28.

14Il semble que Jacques fasse ici la différence entre les Royaumes juifs – Juda et Israël – et la Palestine, province soumise et re-nommée par Rome qui serait la véritable Terra Sancta autour de Jérusalem, celle où vécut Jésus. Le Royaume Latin de Jérusalem ne recouvre exactement ni les premiers (Terra Promissionis) ni la seconde (Terra sancta) ni même les deux (Terra sancta Promissionis). Surtout, il ne faut pas oublier qu’au moment où Jacques écrivait, vers 1220, le Royaume Latin lui-même n’existait quasiment plus et que les quatre principautés faisaient désormais partie du passé.

15 Le temps dans lequel se situe le texte en ressort curieusement faillé, composé de couches temporelles qui ne se recouvrent ni ne se correspondent exactement. Il n’était pas impossible qu’un Itinéraire offrît le descriptif de monuments qui n’existaient plus ou étaient devenus méconnaissables, mais c’est le statut du lecteur qui expliquait un tel choix (par exemple Blanche de Champagne, lisant la description des loca sancta dans un texte datant du VIe siècle, pour un pélerinage tout fictionnel) ; et surtout cela se concevait pour des hauts lieux sacrés, en quelque sorte intemporels, comme le Sépulcre, la grotte de Bethléem ou le Jardin des Oliviers. De fait, Jacques ne se privera pas de les évoquer très longuement lorsqu’il entonne la longue louange en l’honneur de Jérusalem : la visite se fait la sacra pagina à la main, et ce sont davantage la foi et l’imagination qui sont requises que l’esprit d’observation. Mais même dans sa description de Jérusalem, la liste minutieusement déroulée des monastères, abbayes ou autres hôpitaux tenus par les Ordres militaires ne correspond nullement à ce qu’aurait pu voir le visiteur de la Ville en ces années 1220. A fortiori, les autres villes, que ce soient les métropoles des quatre principatus, des bourgs, sur lesquels on avait levé des tributs ou des localités presque aussitôt perdues qu’enlevées, ne correspondent plus aux descriptions citées supra, et, de toutes façons, on ne peut plus voir en elles des cités chrétiennes. À cette temporalité fragmentaire, composée de moments divers, très anciens ou tout proches, réels, mais aussi symboliques, ne peut que correspondre un espace au statut incertain.

  • 29 § 1, p. 73-74 : Domini nostri Iesu Christi, et sanctorum Patriarcharum et Prophetarum et Apostoloru (...)

16Terre de Promission, l’espace où se campe le discours est intrinséquement lié à la Parole, est le lieu où Dieu s’est manifesté, ou encore ce que Jacques appelle la patrie du Seigneur29. Il s’agit donc bien d’un territoire du sacré, inscrit dans le temps, depuis le début des temps et pour les siècles :

  • 30  Prologue, édition Bongars citée, p. 1047.

La sainte Terre de Promission que Dieu chérit, que les saints anges vénèrent, que le monde entier admire, elle que Dieu a choisie et désignée à l’avance afin de l’illuminer de façon éclatante par Sa présence et afin d’y racheter le genre humain […]30.

17Par conséquent, c’est un espace spécialement destiné aux hommes, si l’on préfère à l’Homme, et cela confère à ceux qui y demeurent une importance essentielle.

  • 31  § 14, p. 109.

18Mais un texte qui se veut Histoire ne peut que constater la succession de ces hommes dans un territoire livré à divers possesseurs dont le seul point commun est que « presque aucun d’eux ne distinguait entre le saint et le profane »31. Et la terre sacrée donc les rejette, espace pur comme la mer, que ne saurait souiller la mort :

  • 32  § 1, p. 74.

Notre Rédempteur, en rejetant iniquités et ordures des péchés loin de la terre sainte à laquelle il avait par dessus toutes les autres conféré le privilège de Son amour, afflige, flagelle et rejette les pécheurs qui demeurent en ces lieux alors que, dans Son indulgence, Il la restitue à ceux qui se repentent32.

19Nous pouvons ainsi juger que les Israélites d’abord, avant la déportation à Babylone, les Romains puis les Grecs, au temps de l’empereur Heraclius et après lui, se sont tour à tour abandonnés à l’abomination de la désolation, chacun méritant pour finir qu’un peuple de guerriers vienne les écraser afin d’assumer la colère divine, avant de sombrer lui aussi dans l’erreur et la faute.

  • 33  § 7-14, p. 101-113.
  • 34  Cf. début du § 75, p. 207.
  • 35  Voir notamment M.-M. Castellani, « Bédouins, Tartares et Assassins, les figures de l’autre orienta (...)
  • 36  § 11 et 12, p. 105-107.

20Mais, bien sûr, cette belle mise en perspective a toute la fragilité de la reconstruction et ne résiste pas à l’examen des faits. Si les Grecs n’ont su préserver leur domination sur les Ismaélites ou Sarrasins (selon les termes employés par Jacques), c’est parce que la foi s’était funestement refroidie dans le cœur de ces peuples que l’évêque d’Acre juge des hétérodoxes aux mœurs dissolues. Sa position à l’égard des Sarrasins est moins tranchées : certes, la condamnation de Mahomet suit dans toute son acrimonie injurieuse celle de Guillaume de Tyr ; en revanche, les croyances des Musulmans sont plutôt traitées comme les déviances doctrinales des Grecs, mise à part la détestation à l’égard d’un ennemi supérieur33. Quoi qu’il en soit, la difficulté reste bien que, parmi ces occupants de l’espace sacré de la Terre Promise, certains ont été refoulés quand le Royaume Latin tenait encore, mais sont depuis revenus et se sont réinstallés, tandis que d’autres n’ont jamais disparu34, restant des voisins si proches que les frontières ne les contenaient pas vraiment. Avec ces peuples, nous découvrons des hommes qui semblent s’être parfaitement adaptés à l’espace qu’ils occupent ; la critique moderne35 a été tout spécialement intéressée par la description des nomades, turcomans et surtout bédouins36.

21Il y a cependant une différence entre ces deux peuplades : si l’une et l’autre appartiennent aux Sarrasins, il ne fait pas de doute que, pour Jacques, les Turcomans, en se sédentarisant, ont accédé à la civilisation, ils se sont rendus maîtres de l’espace qu’ils avaient choisi en le cultivant, en y fondant villes et châteaux et, pour finir, ont conçu un droit civil. Certains d’entre eux, cependant, ont poursuivi leur errance.

22Les Bédouins, quant à eux, ne se sont jamais fixés, ils sont les visiteurs des lieux où ils passent, sans que cela les empêche de savoir parfaitement en user. Si leur fourberie est dénoncée, Jacques ne porte pas sur ces nomades un regard entièrement négatif. À la description des Bédouins succède l’allusion à d’autres Sarrasins que leurs coreligionnaires jugent hérétiques parce qu’ils prient en se tournant vers l’Est ; ils descendent en effet d’anciens chrétiens. Mais tous ces hétérodoxes musulmans ainsi que d’autres sectes, telles celle fameuse des Assassins, appartiennent selon Jacques aux peuples de l’Orient [ex orientalibus nonnulli], ils relèvent donc bien de son Historia Orientalis.

  • 37  § 15, p. 113-114.

23C’est avant le récit qui met en scène Pierre l’Ermite et les premiers croisés que se situe la présentation de la foi musulmane avec ses dogmes et ses déviances. Une telle place vise bien sûr à légitimer l’expédition des occidentaux ; la croisade succède immédiatement à l’affirmation que l’Église d’Orient s’est effondrée37, à la fois à cause de l’avènement d’une religion plus forte et par l’abandon lâche de ses membres à toutes les dépravations. Il reste que ni les Bédouins ni les Turcomans ni les Assassins, ni, bien évidemment, les Grecs ne vont disparaître quand le Royaume Latin, en s’édifiant autour de Jérusalem, entreprend de faire sien ce territoire du sacré.

24Pour éviter de tomber dans une sorte de retour cyclique des mêmes événements que sa conception chrétienne ne saurait admettre, l’auteur développe bien davantage les épisodes de la construction du Royaume Latin qu’il ne s’était attardé sur les conquérants qui avaient précédé. Ce sont, nous l’avons vu, les seuls endroits du Livre où l’espace acquiert presque, quoique de façon fugitive et très topique, l’aspect d’un paysage familier. Il s’agit en réalité d’un passage parfaitement construit, à la structure réfléchie et significative : le texte entier s’élève jusqu’à la description des loca sancta et culmine avec le long portrait de Jérusalem personnifiée, telle la Bien Aimée du Cantique. Mais jusque dans les détails, nous retrouvons dans le microcosme des paragraphes la présentation macrocosmique de la Terra Sancta : avant même d’en venir à énumérer les stations du Pélerinage à la façon d’Ethérie ou du Pseudo-Antonin, c’est bien l’ecclésiastique qui délimite avec une précision un peu âpre les droits, les devoirs et autres prérogatives du clergé hiérosolymitain, comme c’est le même esprit, avide de découvertes pratiques, qui signalait les avantages des prairies, des jardins ou des vignes, que l’on voit à présent arpentant les bords désertiques du Jourdain, à la recherche du miel et des sauterelles dont le Précurseur aurait fait sa nourriture. La forte personnalité d’un auteur qui domine parfaitement la composition de l’ouvrage donne son unité profonde à la vision qui unit les habitants à leur terre.

25L’afflux de tous les peuples occidentaux dans le nouveau royaume, l’image de la Terra Sancta, tout entière transformée en un jardin mystique d’où les oraisons en fleurs s’élèvent de cellules monastiques semblables à des ruches, se célèbrent avec les paroles mêmes des Psaumes, la Terre de la Promesse vit son printemps :

  • 38  § 51, p. 155, Cantique des Cantiques, II, 11.

Car voilà l’hiver passé,
C’en est fini des pluies elles ont disparu,
Sur notre terre les fleurs se montrent
Voici venu le temps d’élaguer les branches38.

  • 39  § 51, p. 155.

26Tous ces chrétiens venant des quatre coins de la terre pour visiter les Lieux Saints et peupler le Royaume Latin sont, sans distinction et avec usure, appelés désormais l’Église d’Orient, le peuple promis à la Terre Promise39. C’est le seul moment où l’on voit vraiment coïncider avec leur territoire cet espace qu’ils ont conquis, remodelé, le consacrant dans le temps même qu’il les sanctifiait.

  • 40  § 67-68, p. 192-195.

27Mais tout comme ce récit n’est rien d’autre qu’une rétrospective, l’élan vers le Bien s’est transformé en course vers l’abîme avec une fulgurante rapidité. Certes les chevaliers croisés avaient, lorsqu’ils arrivèrent en Terre Promise, des qualités remarquables que Jacques détaille, depuis les Italiens pondérés, sages, calmes, frugaux – une qualité essentielle en Orient ! – jusqu’aux Allemands et Français, débordant d’intrépidité, de fougue et de ferveur40. Mais les nouveaux arrivants trouvèrent, déjà fixés en ces terres, des chrétiens, dont les rites différents et les « grosses divergences » dans leur façon de pratiquer ne sont d’abord présentés que sous un jour des plus favorables :

  • 41  § 68.

Ce sont les Syriens, les Jacobites, les Maronites, les Nestoriens, les Arméniens, les Georgiens, tous fort utiles à la Terre Sainte par leur commerce, leur agriculture et d’autres avantages qu’ils procurent […]41.

On aura remarqué que la Terre Sainte voit ici ses frontières se dilater notablement.

28Au moment même où à l’antique Israël succède un nouveau peuple élu :

  • 42  § 69.

Ce que du temps des Juifs, le Seigneur n’avait pas accompli, comme ils le méritaient pour leur péché, parut alors enfin se réaliser42 ;

  • 43 § 70, p. 197. Cf. Math 12 : 4 ; Lc 11 : 24.

se dessine déjà, en contrepoint d’abord, puis de plus en plus nette, l’image d’un autre Orient, non moins célèbre par les livres de l’Antiquité et notamment des Romains. Les lieux arides et privés d’eaux43 qu’avait découverts un emblématique héros de geste débarquant de sa grasse Flandre, sous l’afflux des richesses apportées par les nouveaux venus et d’une gestion intelligente et laborieuse, se muent en paradis orientaux, où, comme l’on sait, mollesse et lucre vont de pair. Cependant, ce sont bien les mêmes hommes et les mêmes habitants dont le visage soudain semble devenu tout autre.

  • 44  § 73, p. 203-204 : Jacques glose ce surnom des Occidentaux fixés en Terre Sainte par l’étymologie (...)
  • 45  § 75, p. 209.
  • 46  § 83, p. 237.

29Comme en un diptyque on voit, avant et après la construction du royaume, se répondre les erreurs et les fautes des habitants. Les Poulains44 adoptent les mœurs des Sarrasins : ils enferment et voilent leurs femmes qui leur rendent bien leur méfiance inique en se ménageant des amitiés parmi les Sarrasines et les Syriennes pour apprendre à pratiquer toutes sortes de maléfices. Charité, compassion, courage ont disparu. Quant aux rites chrétiens différents, Jacques consacre à chacun tour à tour un chapitre de dure réfutation théologique qui ne peut que rappeler le chapitre accordé aux Sarrasins. D’ailleurs, les Syriens utilisent la langue et l’alphabet arabes s’ils acceptent le Grec pour leurs offices45. Avec, en guise de conclusion, un aperçu sur la religion des Juifs, Jacques semble nouer la boucle, ramenant à un même et unique désastre ce qui avait constitué un si grand espoir. Et puisque, dans les conceptions de l’époque, la défaite militaire ne peut s’expliquer que par la faute des hommes, l’évêque nous fournit alors une explication, non suffisante mais tout de même importante : en faisant de la Terre de Promission une terre de rémission, on a poussé quantité de criminels à accourir de tous les coins de l’Occident pour se réfugier en Orient, mais l’exil n’avait en rien changé leur cœur46.

30Ainsi donc l’espace sacré de la Terre Promise nous semble se fondre en une image qui échappe au réel un territoire à construire, offert avec libéralité par Dieu aux seuls êtres qui en seraient dignes, mais tout aussi promptement mué en un espace de pénitence qui rejette ceux qui ont failli. Nous n’en restons pas moins à une définition assez extensible et fort mouvante des frontières de ce territoire, sans doute parce qu’il renvoie à la fois à des faits réels, néanmoins reconstruits comme tout passé humain, et à leur relecture eschatologique. Jérusalem n’est-elle pas véritablement elle-même que si l’on y retrouve, en reflet brouillé quoique reconnaissable, la Ville sainte céleste dont elle n’est qu’une pré-figuration ?

  • 47  Le sempiternel problème du titre de l’œuvre – qui le lui a attribué ? les copistes des mss ou l’au (...)

31Il n’est pas sûr que Jacques n’ait pas conduit jusque-là une réflexion qu’on peut deviner profonde et douloureuse. Alors qu’inactif devant Damiette, conquise, mais réduite à un charnier putride et rempli de funestes richesses, il attendait dans une oisiveté odieuse que les opérations militaires reprennent, c’est bien le souvenir du passé, c’est-à-dire l’Histoire, qui le taraudait. Souvenirs d’exploits oubliés et d’une gloire trop humaine, face à laquelle il érige son Histoire Orientale47 et non pas un Chronicon comme Guillaume de Tyr, son modèle, pas davantage une Historia hierosolymitana, trop limitée, mais peut-être bien une Histoire-en-marche-vers-l’Orient, si ce dernier est vraiment la direction de toutes les espérances et imaginations eschatologiques ?

  • 48  § 2, p. 75 : non est hic locus aliud nisi domus Dei et porta caeli, citant Genèse 28 : 17.

32Car ne sont pas seuls responsables de l’ignominieux échec les bandits de tout poil cherchant un salut tout humain en Terre Promise ; sont responsables également les vains esprits, les curiosi, ceux que tente l’aventure pour l’aventure et qui conçoivent le monde comme un champ infini de découvertes – et comment Jacques ne se reconnaîtrait-il pas en eux ? Il paraît pour le moins paradoxal qu’après avoir proféré contre ces gens-là un véritable anathème, Jacques se mette soudain à tracer une vaste encyclopédie de tous les mirabilia dont beaucoup se situent « en Orient ». Voilà que brusquement la Terre Promise, véritable Orient de la foi, assume un autre rôle : les étonnants phénomènes qu’on y découvre ne sont qu’un appel à la réflexion sur ce qu’est la merveille, sur sa place dans le monde créé. La Terre de la Promesse s’ouvre ainsi comme une porte48, un chemin vers la Connaissance, qu’à la façon d’Isidore, Jacques va emprunter en collectant et en énumérant, pour écrire ce qui est en fait une Histoire de tous les Orients. Et c’est bien nous montrer une fois encore qu’il n’est de véritable mainmise sur l’espace (aussi bien espace des mots, notre seul pouvoir de vérité) que par l’écriture.

33Le relevé des phénomènes étonnants adopte une structure concentrique : c’est toujours du « Royaume de Jérusalem » que l’on part, avec ses « régions environnantes » où se déroulent d’insolites séismes et autres météores. Chacun vaut la peine d’être signalé dans la mesure où l’Orient, ici, fonctionne comme un reflet inverse de l’Occident :

  • 49  § 84, p. 240.

Tandis que dans l’Occident, éclairs et tonnerres sont réservés au temps estival, en Terre Sainte, ils se produisent l’hiver, car en été il ne pleut jamais ou fort rarement49.

  • 50  En l’occurrence, il s’agit du De rerum natura d’Isidore de Séville. Cf. Traité de la nature,XLVI, (...)

34Le texte se fonde sur une auctoritas50, décrit le phénomène avant d’en tirer les conclusions tout humaines : sagesse de ceux qui vivent chaque instant comme s’il était le dernier, ingéniosité de ceux qui conservent la neige malgré la canicule dans le but très prosaïque de déguster leur vin on the rocks bien avant que l’Anglais n’invente l’expression ! Ainsi le recensement des eaux vives et courantes commence « en Samarie », puis passe à la Mer Rouge, avant d’évoquer les « fleuves de l’Orient » :

  • 51  § 85, p. 241.

On dit que certains fleuves, en ces pays d’Orient, roulent des sables pleins d’or51.

35Nous arrivons alors aux quatre fleuves du paradis : face à l’Orient, c’est le monde entier qui devient l’objet de l’observation, mais c’est toujours l’Orient qui représente le point de départ :

  • 52  § 86, p. 244.

Outre les arbres communs que l’on trouve [ …] dans les pays de l’Europe, il en est ici de particuliers […]52.

  • 53  § 88, p. 252.

Dans la terre de Promission et dans les autres pays de l’Orient, il existe certains animaux […]53.

  • 54  § 91, p. 278.

On trouve également dans les pays de l’Orient des pierres précieuses […]54.

  • 55  § 92, p. 283.

Il existe en outre dans les pays de l’Orient des hommes fort différents […]55.

36On peut juger que le monde terrestre qu’explore le discours de Jacques se divise en deux parties distinctes qui sont Orient et Occident, mais dans le même temps l’omphalos reste situé en Orient, en Terra Sancta, à Jérusalem, point central de la Terra Promissionis.

37Écrire l’histoire de la terre de la Promesse, en cet ici reconstruit que constitue le Royaume Latin, constituerait ainsi la tentative d’éclairer et de remettre à sa juste place cet espace entièrement autre qu’est l’Orient. L’historien se veut explicator, il déroule en son discours le volumen où Dieu a consigné ses mystères. Les sources du travail de l’explicator (aussi bien « celui qui sait exposer ») nous sont données en conclusion, annalistes de l’événementiel et « géographes », auctoritates sacrées et antiques :

  • 56  § 92, p. 298.

Tous les événements que nous avons ajoutés au présent ouvrage à côté de la série des événements de notre Histoire, nous les avons pris pour une part dans les livres de l’Orient et les cartes du monde, l’autre part vient des œuvres des bienheureux Augustin et Isidore, des livres de Pline et Solin56.

38C’est seulement après avoir ainsi recadré l’univers entier où se côtoient l’étonnant et le coutumier, présenté sous l’aspect d’une étrangeté familière, que l’auteur retrouve le fil du « temps qui passe », pour mettre en scène Saladin, Hâttin, la troisième croisade. La nomenclature de l’empire conquis par le chef musulman vient alors recouvrir celle qui ouvrait l’Historia Orientalis avec la constitution du Royaume Latin de Jérusalem. Faire de la mosaïque des faits historiques un unique tableau où l’Orient, devenu territoire propre, aurait coïncidé avec la réalisation de la Promesse s’était pour finir avéré un échec.

39Le dernier des livres de l’Historia, on le sait, ne subsiste qu’à l’état de projet ; il se compose probablement de la documentation que l’évêque d’Acre avait rassemblée et qu’il n’utilisa pas, soit un portrait de Saphadin en potentat oriental, un ensemble de données topographiques sur la Terre de Promission et, pour finir, le récit un peu retouché de l’Historia damiatina d’Olivier le Scholastique, autre évêque présent devant Damiette. De tout ce qu’avait souhaité la fin du Prologue, rien ne s’était réalisé :

  • 57  Éd. Bongars citée, p. 1048.

Que Dieu m’accorde de pouvoir terminer mon œuvre par la reprise de la Terre Sainte, la conversion ou la destruction des Sarrasins, le rétablissement de l’Église d’Orient (fin du Prologue)57.

  • 58 § 2, p. 76. Cf. Nombres 13 : 32 ; la traduction la plus proche du texte de Jacques est celle de Lou (...)

40Le territoire sacré où s’était ancré pour un temps seulement le Royaume de Jérusalem avait échappé à ceux qui l’avaient provisoirement habité, selon une désespérante répétition de l’Histoire ; et même s’il fallait en conclure que ces hommes-là n’avaient su ni confirmer la foi, ni confondre les impies, ni imiter les Justes, il était difficile de ne pas reconnaître que cet Orient se révélait pour finir irréductiblement autre, « terre qui mange les hommes »58, non pas en les avilissant, mais bien en dévoilant leur profonde défaillance.

41Jacques, tombé gravement malade, demanda au pape de le décharger d’Acre et s’en revint en Occident.


  

  • 59  Quinti belli sacri scriptores minores, éd. Reinhold Röhricht, Genève, 1879.
  • 60  Voir M.-G. Grossel, « Le même et l’autre : la croisade dans les récits du Ménestrel de Reims », La (...)

42Cette lecture de l’Historia Orientalis ne prétend nullement être la seule « vérité » du texte, mais on retrouve de manière très intéressante des sentiments identiques chez des contemporains qui avaient vécu (ou entendu des témoins de) la cinquième croisade : Olivier de Paderborn dit le Scholastique, les petits Traités anonymes59, ou le Ménestrel de Reims en ses Récits semblent bien représenter le moment où la notion même de croisade devient caduque (malgré quelques esprits retardataires…). Jacques devait encore user d’un truchement pour prêcher les hétérodoxes de son évêché ; après lui, les religieux apprendront la langue de l’Autre. Mais déjà le Ménestrel de Reims mène des réflexions novatrices sur le même et l’autre dans la guerre comme dans la foi60. Si un territoire se possède et vous possède par la parole et l’écriture avec lesquelles on le construit et le conçoit, l’heure où la langue de ceux qui y vivent devient un espace partagé revêt une importance essentielle.

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Notes

1  La traduction de l’Historia Orientalis est citée d’après l’édition avec introduction et notes que j’ai procurée chez Champion (Histoire Orientale de Jacques de Vitry, traduite et annotée par Marie-Geneviève Grossel, Paris, Champion, 2005. Pour une édition un peu plus récente, voir Jacques de Vitry, Histoire orientale, Historia orientalis, introduction, édition critique et traduction par Jean Donnadieu, Turnhout, Brepols, 2008. La question des sources et la traduction manuscrite de l’ouvrage (notamment la place du Liber tertius) qui n’ont aucune incidence sur la présente analyse ne seront pas évoquées ici, non plus que ce qui concerne la date du Prologue : que ce dernier soit contemporain ou non de l’ouvrage ne change rien au contenu de l’Histoire Orientale ni au plan qui est suivi par son auteur. J’utilise donc le Prologue médiéval, que je cite tel que l’ont donné les éditeurs qui l’ont retenu (ici Historia Orientalis, Gesta Dei per Francos sive orientalium expeditionum et regni Francorum hierosolymitani historia, édition de Jacques Bongars, Hanovre, 1611 (livre VIII).

2  Tobie 12 : 7, texte latin de la Vulgate, cf. Weber-Grison, Biblia sacra, juxta vulgatam versionem, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart, 1969, p. 688.

3  C’est bien le plan que suit le texte inachevé de l’Historia : après les mirabilia orientaux, au § 94, p. 309, nous retrouvons l’histoire du royaume latin à l’époque de Noradin.

4  Dans ces quelques réflexions, résolument menées d’un point de vue de littéraire se penchant sur un texte écrit, nous utilisons « espace » dans son sens le plus courant, celui de « portion de l’étendue terrestre », mais sans oublier que « l’espace est l’ensemble des lieux et de leurs relations », selon la définition de R. Brunet (Les mots de la géographie, Reclus, 1992 ; cf. http://www.aixmrs.iufm.fr/formations/filieres/hge/gd/gdgeographie/notions/territoire/espacesetterritoires.htm#_ftnref18). Quant au « territoire », cet espace auquel on appartient et qui nous appartient, (selon J. Bonnemaison, « Voyage autour du territoire », L’espace géographique, 4, 1981, p. 249-262, notamment p. 255-259), nous en déchiffrons la version médiévale à la lumière des analyses de P. Zumthor, La Mesure du Monde, Paris, Seuil, 1993, p. 31 et 202 : « le seul discours efficace sur l’espace est un récit ». « C’est symboliquement [...] l’espace d’un pouvoir sur le réel. »

5  Voir l’étude de la « traduction française » menée par C. Buridant, La traduction de l’Historia Orientalis de Jacques de Vitry, ms. français BnF 17023, Paris, Klincksieck, 1986. Ce texte est daté par l’éditeur de la seconde moitié du XIIIe siècle. On notera qu’il comprend la traduction du Prologue.

6  Prologue dans sa traduction française du ms. BnF 17023, éd. Buridant citée ci-dessus, p. 70 : « […] por miels  entendre le divine escripture ».

7  Jacques de Vitry, Lettres de la cinquième croisade, texte latin établi par R. B. C. Huygens, traduit et présenté par G. Duchet-Suchaux, Turnhout, Brepols, 1998.

8  Voir Jean de Mandeville, Voyage au bout de la terre, traduit et commenté par Christiane Deluz, Paris, Belles Lettres, 1993, pour le statut de voyageur imaginaire, ibidem, p. XIV. La translation en prose romane de la Vie des Pères (ca 1205-1210), dédiée à Blanche comtesse-régente de Champagne, offre une bonne idée de ces voyageurs imaginaires, puisque le translateur a jugé bon de terminer son ouvrage par une traduction de l’Itinéraire du Pseudo-Antonin de Plaisance (Itinerarium Antonini Placentini. Un viaggio in Terra sancta all 560/570 d. c., éd. C. Milani, Milan, 1977). Cette translation de la Vie des Pères est encore inédite ; l’édition que je compte en donner est présentément en attente chez l’éditeur.

9  Guillaume de Tyr, Chronique (Corpus Christianorum LXII), éd. R. B. C. Huyghens, Turnhout, Brepols, 1986. Pour l’utilisation de cet ouvrage par Jacques de Vitry, voir les références à chaque § de ma traduction chez Champion.

10  § 23, p. 125.

11  § 24, p. 125.

12  Exode, 33 : 3.

13  La conquête de Jérusalem, faisant suite à la chanson d’Antioche par Graindor de Douai, éd. Ch. Hippeau, Paris, 1868, p. 41 : « Che dist li quens de Flandre : Se Dex me beneie,/ Merveille moi de Dieu, le fil Sainte Marie,/ Qui chi se heberja en ceste desertie,/ Che deüst estre ci bone terre coltie […]/ Miex aim del borc d’Arras la grant castelerie,/ Et d’Aire et de Saint Pol la grant caroierie… » [chant II, laisse VI, v. 944-947 et 951-952].

14  § 25, p. 126.

15  § 27, p. 127.

16  § 30, p. 130. Ce sontAntioche, Édesse, Tripoli, Jérusalem.

17  § 32, p. 131.

18  § 33, p. 134.

19  On trouve ces mêmes notations de ruisseau-frontière dans les chartes relatant les hommages « en marche » du comté de Champagne, dont était originaire Jacques. Cf. J.-F. Lemarignier, Recherches sur l’hommage en marche et les frontières féodales, Lille, Bibliothèque Universitaire, 1945 (Travaux et mémoires de l’Université de Lille, nouvelle série, Droit et Lettres, fasc. XXIV) ; le livre est consacré à deux provinces, la Normandie et précisément la Champagne, dans ses relations féodales avec la Bourgogne.

20  § 32, p. 132.

21  § 31, p. 130.

22  § 33, p. 134.

23  Selon les termes employés dans l’article en ligne déjà cité supra, note 4.

24  § 31, p. 131.

25  § 32, p. 133.

26  Ce sont les premiers mots du Liber primus, p. 74.

27  La formulation est surtout ambiguë, surtout si l’on garde en mémoire la qualité du latin de l’évêque d’Acre : il s’agit de l’interprétation que l’on peut faire dans la phrase du CUM : inclusif, cumulatif, énumératif, quasi explétif ? Cf. François Moschus, Jacobi Vitriaco, primum Acconensis deinde Tusculani episcopi, Libri duo quorum prior Orientalis sive Hieroslomitane, alter Occidentalis Historiae nomine inscribitur, Douai, 1597, p. 5 : postea in manus Romanorum, regnum Iudæorum cum Terra Sancta devenit.

28  § 2, p. 77.

29 § 1, p. 73-74 : Domini nostri Iesu Christi, et sanctorum Patriarcharum et Prophetarum et Apostolorum patriam.

30  Prologue, édition Bongars citée, p. 1047.

31  § 14, p. 109.

32  § 1, p. 74.

33  § 7-14, p. 101-113.

34  Cf. début du § 75, p. 207.

35  Voir notamment M.-M. Castellani, « Bédouins, Tartares et Assassins, les figures de l’autre oriental », Bien dire et bien aprandre, revue de médiévistique 26 (Un exotisme littéraire médiéval ?), p. 137-145, et la bibliographie de cet article.

36  § 11 et 12, p. 105-107.

37  § 15, p. 113-114.

38  § 51, p. 155, Cantique des Cantiques, II, 11.

39  § 51, p. 155.

40  § 67-68, p. 192-195.

41  § 68.

42  § 69.

43 § 70, p. 197. Cf. Math 12 : 4 ; Lc 11 : 24.

44  § 73, p. 203-204 : Jacques glose ce surnom des Occidentaux fixés en Terre Sainte par l’étymologie Apulie : privés de femmes, les chevaliers en auraient fait venir d’Italie.

45  § 75, p. 209.

46  § 83, p. 237.

47  Le sempiternel problème du titre de l’œuvre – qui le lui a attribué ? les copistes des mss ou l’auteur lui-même ou les premiers lecteurs ? – ne se pose pas ici : il n’y a nul besoin de s’appuyer sur le Prologue pour comprendre le projet de l’auteur et le sujet de son livre, car quand il cite ses sources et ses modèles, il précise qu’il s’agit de « livres d’histoire », qu’elle soit religieuse, (Macabbées § 2, p. 77, Paralipomènes § 62, p. 177, § 82, p. 235…), ecclésiastique (Historia ecclesiastica § 31, p. 130), antique (Pline, Solin, Isidore nommément cités : ex  libris etiam Plinij et Solini, præter historias seriem § 92, p. 298, ou Flavius Josèphe : ex libris Iosephi § 2 p. 78), romanesques (in vulgatis historiis, § 43, p. 143, Apollonius de Tyr) et autres chroniques (Histoires d’Orient, ce qui représente le plus souvent Guillaume de Tyr, voir le relevé passim dans l’édition Champion). L’expression « Nous commencerons notre histoire... » qui ouvre le livre I, § 2, p. 73, définit le registre (voir B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, chapitre « Le choix du genre », p. 202-207). Quant à l’Orient qui est le thème du livre, les occurrences en sont extrêmement nombreuses : peuples d’Orient, Église de l’Orient, merveilles de l’Orient, orthodoxes et hétérodoxes de l’Orient...

48  § 2, p. 75 : non est hic locus aliud nisi domus Dei et porta caeli, citant Genèse 28 : 17.

49  § 84, p. 240.

50  En l’occurrence, il s’agit du De rerum natura d’Isidore de Séville. Cf. Traité de la nature,XLVI, introduction, texte critique, notes de J. Fontaine, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2002.

51  § 85, p. 241.

52  § 86, p. 244.

53  § 88, p. 252.

54  § 91, p. 278.

55  § 92, p. 283.

56  § 92, p. 298.

57  Éd. Bongars citée, p. 1048.

58 § 2, p. 76. Cf. Nombres 13 : 32 ; la traduction la plus proche du texte de Jacques est celle de Louis Segond :« Ils dirent : “Le pays que nous avons parcouru pour l’explorer est un pays qui dévore ses habitants.” » Cf. Bible de Louis Segond – ou Bible protestante, Genève, 1880, consultable sur : http://www.biblegateway.com/passage/?search=Nombres+13&version=LSG

59  Quinti belli sacri scriptores minores, éd. Reinhold Röhricht, Genève, 1879.

60  Voir M.-G. Grossel, « Le même et l’autre : la croisade dans les récits du Ménestrel de Reims », La Méditerranée et ses cultures,Université de Corte, CERF, 1992, p. 31-42 ; et Ead., « La cinquième croisade vue par Olivier le Scholastique » (avec en annexe la traduction de deux Lettres d’Olivier le Scholastique), Croisades ? Approches littéraires, historiques et philologiques, PUV, 2009, p. 19-49.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Geneviève Grossel, « La terre qui mange les hommes, « l’Orient », espace d’altérité chez Jacques de Vitry »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 21 | 2011, 87-101.

Référence électronique

Marie-Geneviève Grossel, « La terre qui mange les hommes, « l’Orient », espace d’altérité chez Jacques de Vitry »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 21 | 2011, mis en ligne le 10 mai 2014, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12428 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12428

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Auteur

Marie-Geneviève Grossel

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, CALHISTE EA4343

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