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Les « grands territoires » au Moyen Âge, réalités et représentations
La construction matérielle des grands territoires politiques (études d’historiens)

Le Maghreb de l’expédition mérinide au périple de Léon l’Africain

La tripartition définitive du Maghreb
Brahim Jadla
p. 41-48

Résumés

Les tentatives d’unifier le Maghreb, soit à partir de l’Est, soit de l’Ouest, n’ont cessé qu’avec le partage de cet espace en trois grand royaumes (sultanats) au cours du XIIIe siècle. Au milieu du XIVe, parti de Fès, Abu’l-Hassan al-Marini atteignit Tunis dans l’espoir de faire ressusciter cet Empire. Mais il subit un échec cuisant devant les tribus nomades de l’Ifriqiya. Depuis cette dernière tentative, le Maghreb est désormais divisé en trois sultanats. La conjoncture internationale (commerce maritime), les alliances entre dynasties et tribus nomades et le renforcement de certaines institutions, telles la « mahalla » ou le « caïdat », ont permis de mieux contrôler l’espace et de le réorganiser au profit du pouvoir central. Ainsi à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, juste avant l’arrivée des turcs Ottomans, dans chaque partie du Maghreb on s’oriente vers un état territorial où l’attachement au sol devance la solidarité de sang.     

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Texte intégral

1Tout au long du Moyen Âge, et jusqu’à l’arrivée des Ottomans en Afrique du Nord, le Maghreb n’avait jamais connu la stabilité au niveau des frontières politiques, militaires ou fiscales (qui ne sont pas obligatoirement superposées !) que « les pouvoirs politiques » en place essayaient d’étendre ou de défendre à tel ou tel moment. Néanmoins à partir du milieu XIVe siècle et à la suite de l’échec de la dernière tentative d’unification du Maghreb sous l’égide d’Abu’l-Hassan al-Marini en 1347-1348, la région, harcelée par les tribus bédouines arabes à l’intérieur et subissant passivement les convoitises des puissances maritimes méditerranéennes, semble s’orienter inéluctablement vers une territorialisation dont les formes vont persister jusqu’à nos jours.

Le Maghreb : un monde sans frontières ?

2Faut-il commencer par préciser que le terme (ou nom) Maghreb (« couchant ») reste vague dans nos différentes sources ? Au début du XIVe siècle, un savant maghrébin de passage au Caire rencontre dans la mosquée Ibn Al-Nahass un faqih du pays. Celui-ci lui demande :

  • 1  Ibn Rushayd, Relation de voyage (Mil’ou al -cAïba), Tunis, 1981, III, p. 108.

Tu viens d’où ? – Du Maghreb, répond-il. – D’Alexandrie ? – Plus loin. – De Tunis ? – Encore plus loin. – Alors tu viens de l’extrême Maghreb ? – Oui. –De quel pays ? – De Sebta (Ceuta)1.

  • 2  Ibn Tumart, le fondateur de la dynastie des Almohades de retour du pèlerinage s’est permis, là où (...)
  • 3  Voir par exemple : Qadi Iyàdh, Tartib al-Madàrik, Rabat, 1965-1983, 8 tomes.

3On est dans une logique qui fait du « couchant » ou « Maghreb » une simple réalité géographique qui désigne tout ce qui est à l’ouest, où qu’on soit. Outre cette appréhension géographique, le Maghreb se présente comme un espace identitaire très flexible marqué par une liberté de circulation des hommes2 (des tribus), des marchandises, des idées (du savoir)… Mais dans ce monde ouvert, on est confronté à tout instant à une frontière quelconque : on est citadin ou on est bédouin ; on est Malikite ou Kharijite. Même au niveau de la culture (essentiellement religieuse), qui semble sans frontières, on appartient à telle école ou à telle ville : les biographes3 classent les savants par appartenance aux grands centres de culture (Kairouan, Tunis, Fès, Tlemcen…) ; c’est pourquoi  on distingue l’école de Kairouan de celle de Tunis, de Fès ou de Tlemcen. Autant ce monde semble ouvert, autant on est soumis à une logique d’emboitement de frontières sous forme de cercles concentriques : le plus large cercle d’appartenance est bien sûr l’islam, mais, à l’intérieur, il y a les frontières confessionnelles (Malikite / Kharijite), les frontières ethniques (Arabes / Berbères), les frontières socio-géographiques (citadins / nomades)… Dans chaque cercle, on risque de voir éclater, surtout en temps de crise, des conflits soit d’intérêt, soit de valeurs, en vue d’un réajustement d’équilibre, d’auto-défense ou pour imposer une certaine légitimité.

  • 4  Par « Arabes », nous entendons les nomades Hilaliens arrivés en Ifriqiya à partir de 1052 (ce sens (...)

4De ce fait, à l’intérieur du grand espace maghrébin, des espaces se créent puis se transforment. Le plus important de ces espaces reste celui du « pouvoir en place », celui du « Sultan ». Il traverse toutes les frontières : il est le « prince des croyants », il domine la ville et ses élites (savante et marchande), et il a le pouvoir de coercition vis-à-vis des tribus nomades. Mais l’espace couvert par l’autorité du Sultan est toujours sujet à des transformations. Il ne dépasse jamais la frontière fiscale, qui exprime le mieux les limites de chaque « état » : cette frontière s’élargit avec la puissance du sultan et se réduit comme une peau de chagrin aux moments de crise et de faiblesse du prince. Cet état de fait explique le mieux l’instabilité de la vie politique dans le Maghreb médiéval, d’autant plus que le sultan a toujours besoin d’argent pour payer les forces auxiliaires de son armée, constituées par les tribus arabes4 alliées. Aucun prince ne peut se passer de ces forces tribales guerrières, soit pour conquérir le pouvoir, soit pour le défendre contre les autres prétendants. Le thermomètre de la pérennité de ces pouvoirs est toujours la satisfaction de ces tribus et leur fidélité au prince en place.

  • 5  G. Marçais, La Berbérie Orientale et l’Orient au Moyen Âge, Paris, 1946, p. 33.
  • 6  M. Van Berchem, « Titres califiens d’Occident », Journal Asiatique, série 10, t. IX, mars-avril 19 (...)
  • 7  G. Marçais, op. cit., p. 281.

5Dans ce contexte socio-politique général, l’Empire almohade, qui s’étendait de l’Ifriqiya au Sud d’al-Andalus, commença à se fragmenter au milieu du XIIIe siècle5 pour donner naissance à trois royaumes : le Sultanat Hafside de Tunis (1229-1236), celui des Abdalwadides de Tlemcen (1235) et celui des Mérinides de Fès (1248-1269) : « […] l’histoire de ces trois dynasties sera celle des efforts tentés par chacune d’elles pour dominer les deux autres… »6. Le plus faible de ces royaumes reste toujours celui de Tlemcen, sorte d’état tampon entre ses deux puissants voisins à l’Est et à l’Ouest. Un pays dépourvu de villes, sauf une capitale qui subit fréquemment les incursions, soit de l’Est, soit surtout de l’Ouest. Cette ville fut occupée presque une vingtaine de fois7. Elle a subi surtout la longue occupation mérinide (1337-1348) qui entrait dans les projets unificateurs d’Abu’l-Hassan al-Marini (il a régné à Fès entre 731h / 1330 et 752h / 1351).

  • 8  Ibn al-Qunfud, al-Farisiya, Tunis, 1968, p. 170 ; Histoire des Berbères, III, p. 288.
  • 9  Histoire des Berbères, III, p. 276.
  • 10  Ibid., III, p. 277.
  • 11  Ibid., III, p. 277-278.

6C’était une longue expédition militaire qui s’est arrêtée dans la plaine de Kairouan, où le sultan du Maghreb subit une défaite désastreuse devant les tribus arabes en 748h / 13488. L’événement en lui-même n’a rien d’extraordinaire, mais ce qui attire le plus l’attention, c’est cette facilité de mobilité des troupes mérinides et surtout cet absence de « nationalisme » ou plutôt de manque d’allégeance au Sultan Hafside, puisque, à peine arrivé à Oran, Abu’l-Hassan reçoit les députations de toutes les villes périphériques de l’Ifriqiya : Nafta, Tozeur, Gafsa, Gabès…9 À Bougie, il reçoit les représentants des principales tribus10, qui viennent présenter leur allégeance au conquérant. Pis encore, l’accueil chaleureux réservé, hors des murs de Tunis, par les notables de Tunis à Abu’l-Hassan11. Ceci pose des questions sur la nature de l’état sultanien, les rapports entre le sultan et ses sujets, et enfin le constant débat autour de la priorité de la solidarité de sang sur l’attachement au sol.

Le sultan et ses « Arabes »

  • 12  Ibid., III, p. 288 ; Ibn al-Qunfudh, al-Farisiya, Tunis, 1968, p. 170 ; Zarqashi, Tarikh al-Dawlat (...)
  • 13  À propos de l’iqtacen général, voir C. Cahen, « L’évolution de l’iqtac du IXe au XIIIe siècle », A (...)
  • 14  Ibid., III, p. 299 ; Zarqashi, p. 64, 84 et 85 ; Ibn Abi Dinar, p. 147.
  • 15  Zarqashi, p. 95.
  • 16  Histoire des Berbères, II, p. 149.
  • 17  Voir ma synthèse sur « Les groupes tribaux bédouins et leur influence sur la vie sociale et politi (...)

7Le rêve d’Abu’l-Hassan d’unifier tout le Maghreb sous son autorité s’est brisé à la suite de l’opposition des tribus rebelles lésées dans leurs propres intérêts. Il n’a pas su assurer la soumission totale de ces tribus, en se dépêchant de les priver de leurs avantages en numéraire, en nature et surtout de leur mainmise sur le pays sous formes d’iqta12 où chaque tribu bénéficie des redevances des habitants d’une province suite à une concession faite par le sultan  (le système de rétribution foncière était rare au Maghreb)13. Aucun sultan ne peut affirmer son autorité s’il ne se rallie pas une partie de ces tribus par la négociation de certains avantages. La ville dans ce contexte n’a aucun rôle à jouer, ni pour défendre le sultan, ni pour en tirer des privilèges. Elle est tellement marginalisée que nos sources parlent parfois du « sultan des Arabes »14 ou « Arabes du sultan »15. Assez souvent un prince se fait d’abord proclamer par telle ou telle tribu, puis il se lance à la conquête du pouvoir16. Ce qui est étonnant dans le contexte de cet état sultanien, c’est qu’aucune tribu, quelle que soit sa puissance, n’aspire à prendre le pouvoir, même si le trône est vacant ou le sultan trop faible pour diriger le pays. On discerne dans cette attitude un respect de la légitimité dynastique mais aussi une certaine fixation à tel ou tel espace. Ainsi, à travers les sources narratives, on peut distinguer les Arabes de l’Ifriqiya de ceux de Tlemcen ou Fès. Les luttes dynastiques en Ifriqiya, tout au long des XIVe et XVe siècles, furent celles des frères ennemis : Awlàd Abi al-Layl et Awlàd Mouhalhal17. L’état sultanien est un état « tributaire », mais aussi tribal, la survie de chaque monarque et ses problèmes  sont toujours liés à un groupe tribal.

  • 18  Histoire des Berbères, III, p. 340.
  • 19  Zarqashi, p. 157.

8Après l’aventure mérinide vers l’Est, l’attachement progressif des tribus au sol est devenu remarquable : en 1358, les Arabes Macqil quittèrent tous leur territoire près de Fès et allèrent se rallier aux Abdelwadides de Tlemcen. Abu Salem, le sultan du Maroc, exigea d’Abu Hammou l’extradition de cette tribu et « lui rappela que les Macqil étaient ses “sujets” habitants de son empire et insista sur leur renvoi... »18. Dans un autre cas, ce sont les « Arabes de Tlemcen », les Beni Ameur, les Souayd et autres qui viennent auprès du sultan de Tunis Abu Faris demander son aide contre leur sultan Ibn Abi Thabet pour sa mauvaise conduite19.

  • 20  Ibid., p. 110, 111, etc.
  • 21  R. Le Tourneau, « L’Occident musulman du VIIe siècle à la fin du XVe siècle », Annales de l’Instit (...)
  • 22  Zarqashi, p. 152-153 ; Ibn Abi Dinar, p. 154-155.
  • 23  B. Jadla, « Al-Mahalla fi l-cAhd al-Hafsi », Cahiers de Tunisie, XLVIII, 169-170, 1995, p. 28-40.

9Dans tous les cas, dans chaque partie du Maghreb, à la suite de cette orientation de la tribu vers l’attachement au sol, on progresse lentement vers une certaine homogénéisation humaine des grands ensembles du pays, dont la principale raison d’être est l’alliance entre la tribu et le sultan, dont le principal but est la pacification du pays et le partage des taxes20. Entre temps, un équilibre des forces s’est instauré entre les trois royaumes, qui « s’étaient efforcés de conquérir chacun pour soi la suprématie. Deux d’entre eux, au début du XVe siècle étaient profondément usés par ces vains efforts ; seul le royaume de Tunis fit encore belle figure jusqu’au début du XVIe siècle »21. En fait, si on excepte les rares campagnes des Hafsides Abu Faris en 1426 puis Abu cAmr cUthman en 1462 contre Tlemcen et Fès22, chacun des trois sultans s’est occupé essentiellement d’affirmer son autorité dans l’espace proche de sa capitale et d’étendre dans la mesure du possible cette autorité aux dépens des zones voisines. Ils ont institué les expéditions de pacification (et de collecte des impôts) chaque année dans le cadre de la mahalla23.

  • 24  Zarqashi, p. 153-154.
  • 25  B. Jadla, op. cit., p. 39-40.  

10Cette dernière, sorte de garnison ambulante, avait permis aux sultans d’étendre réellement leur autorité sur un large territoire, et par là d’établir une certaine souveraineté sur ce territoire et sur les hommes qui y vivent. Les sultans forts comme Abu cAmr cUthmàn (1435-1488) ont réussi à soumettre les grandes tribus de l’époque et même à s’immiscer dans leurs affaires intérieures, puisque, pour la première fois, un sultan hafside a réussi en 1463 à désigner lui-même les chefs de ces tribus après avoir chassé les anciens cheikhs24. D’autre part, la mahalla a permis de bien renforcer l’administration régionale grâce à la généralisation de l’institution des caïds qui supervisaient chaque ville et son hinterland25 et parfois toute la province.

  • 26  Yahya Ibn Khaldoun, Bughyatu al-Rouwad, Alger, 1910, II, p. 160-161.

11Le contrôle du territoire est aussi remarquable chez les voisins des Hafsides. Un texte de Yahya Ibn Khaldoun (le frère du célèbre historien) nous apprend que le sultan Abdelwadide « envoya aux provinces (Kuwar) de son pays leurs caïds » tout en donnant les noms de ces caïds et leurs lieux d’affectation : Beni Rached, Mindàs et Ouencheris, Chelef, Média, Tadlys et Oujda26.

  • 27  Ibn Fadhl Allah Al-cUmari, Masalik al-Absar, Al-Aïn-EAU, 2001, t. IV, p. 118.

12Al cUmari à son tour nous informe sur la fiscalité mérinide, les sommes perçues et la contribution de chaque ville. Les villes citées se situent dans un territoire aussi important que le Maroc d’aujourd’hui : Fès, Marrakech, Sebta, Asfi, Aghmàt, Enfa, Azzemmour, Tanger, Badis, Meknès, Safraoui, Sijilmassa, Thari, Assassa, Mellila, el-Mezemma et Tint27.

  • 28  Sur le commerce et les pratiques diplomatiques, voir à titre indicatif B. Doumerc, Venise et l’émi (...)

13Ainsi les hommes ont plus au moins tendance à se fixer, les contours de chaque état sont aussi plus au moins établis et reconnus, sortes de frontières que d’autres facteurs viendront confirmer, au fur et à mesure, en particulier le développement des pratiques diplomatiques liées au négoce avec les puissances chrétiennes de la rive nord de la Méditerranée28.

De l’état patrimonial à l’état territorial

  • 29  L. De Mas Latrie, Traités de paix et de commerce, Paris, 1866, Introduction historique, p. 1.
  • 30  On peut citer à titre d’exemples : une princesse hafside vit déjà dans le sérail de Yaghomrassen à (...)

14Quoique les frontières entre les trois sultanats du Maghreb soient toujours traversées par les échanges des biens, des produits et des idées, avec des moments de tensions moins fréquents, les territoires, surtout à l’Est et à l’Ouest, sont de plus en plus contrôlés par le pouvoir central. Un embryon d’administration a pu voir le jour grâce à certaines institutions comme la Mahalla ou le Caïdat (gouvernement des provinces). La tripartition politique du Maghreb, qui était une vocation très ancienne29, et qui, depuis l’époque romaine, apparait et disparait selon la conjoncture, semble à partir du milieu du XIVe siècle s’orienter définitivement à devenir une réalité géopolitique que ni les guerres ni les fréquentes alliances matrimoniales30 entre les différentes dynasties ne sauraient remettre en cause.

  • 31  Voir à titre d’exemple : Ch.-E. Dufourcq, L’Espagne catalane et le Maghrib aux XIIIe et XIVe siècl (...)
  • 32  L. De Mas Latrie, Traités de paix et de commerce, Paris, 1866.
  • 33  Ibid., p. 354. En 1445, cet ambassadeur était derrière la conclusion d’un traité de paix et commer (...)

15Cette situation, où le territorial prend le dessus sur le biologique, s’est renforcée à la suite de la nouvelle conjoncture marquée par l’intensification des échanges politiques et commerciaux avec les villes et royaumes de l’Europe du Sud31. Chaque état était dans l’obligation de régler ses affaires de défense ou de négoce selon la conception politique occidentale. Les traités de paix et de commerce32 se multipliaient pour imposer cette conception basée sur la présence de fondouks et consuls, mais aussi pour présenter une autre manière de gérer les affaires « publiques » et de composer avec l’autre. Ces relations avaient évolué dans certains cas vers un échange diplomatique ou du moins une présence de représentants officiels, comme c’est le cas de l’ambassadeur de la république de Florence à Tunis en 144433. Cette confrontation avait d’abord permis de garantir une certaine légitimité internationale des pouvoirs du sud de la Méditerranée et de provoquer indirectement la transformation, si minime soit-elle, de la nature de l’état. Al-dawla en arabe signifie « cycle » ; c’est à l’origine « le cycle d’un tel » (dawlat al-sultan), mais, avec la nouvelle donne, « l’état maghrébin » est en passe de glisser vers une représentation qui se rapproche plus du sol que de la personne de celui qui commande. Tout en se méfiant d’exagérer ces phénomènes de territorialisation et d’unité du cadre politique, on ne peut pas occulter certains phénomènes perceptibles surtout à travers le nouveau vocabulaire de l’époque rapporté par nos sources.

  • 34  Ibn Battùta, Rihla, Beyrouth, 1987, II, p. 668 ; Bughyatu al-Rwad, II, p. 103 ; Nufàdatu al-Girab, (...)
  • 35  Nufàdatu al-Giràb, p. 47 ; Bughyatu al-Rwad, p. 160 et 207.
  • 36  Bughyatou al-Rwad, II, p. 114.
  • 37  Ibid., II, p. 159.
  • 38  Ibid., II, p. 206.

16Une certaine terminologie à connotation spatiale est désormais utilisée par les auteurs musulmans pour désigner les constructions politiques à partir du début du XIVe siècle. Pour désigner le territoire contrôlé politiquement par le sultan, on utilise souvent le mot iyàla34 (إيالة) ou al-qutr35(القطر). De nouveaux termes sont inventés pour désigner le pouvoir central dans la capitale, tels al-bàb al-caliye (الباب العليّ) (« la haute porte »)36 ou al-bàb al-Karim (الباب الكريم) (« la généreuse porte »)37 ou encore Dar al-mulk (« Maison du royaume ») ou Sarir al-mulk (« lit du royaume », lire trône)38.

  • 39  Jean Léon l’Africain, Historiale Description de l’Afrique, Tierce Partie du Monde, Anvers, 1556, p (...)
  • 40  Ibid.

17 Entre 1516 et 1520, Léon l’Africain traverse le Maghreb de bout en bout, sa Description de l’Afrique fait une place de choix à cette région qu’il connait mieux que d’autres. Selon Jean Léon « cette partie icy est estimée la plus noble d’Afrique, et en laquelle situées les villes, et citéz des blancz, qui sont gouvernez, et regiz par police de Loy et ordre de raison »39. Notre auteur qui rédige dans un esprit plutôt « occidental » n’utilise pas le nom historique de la région, « Maghreb », mais ce qui était en usage dans le sud de l’Europe, « la Barbarie », qui selon lui « se divise en quatre Royaumes, le premier desquels est celuy de Maroc (autre invention pour désigner Marrakech), lequel se divise en sept provinces… Le second est Fez… le tiers Royaume est celuy de Telensin (Tlemcen)… le quart Royaume est Celuy de Thunes… »40.

  • 41  A. Laroui, L’histoire du Maghreb, Paris, Maspéro, 1975, t. II, p. 26-27.
  • 42  Historiale Description de l’Afrique, op. cit., p. 193-194, 261-262 et 294-296.
  • 43  Ibid., p. 134-135.

18Il parle de quatre royaumes parce qu’à cette époque il y a une lutte acharnée au Maroc entre les Sacdides et les Wattasides41. Mais cette précision ne remet pas en cause cette tripartition, qui est déjà un fait irréversible. Le plus important dans ce qu’il rapporte est sa description des cours et des institutions monarchiques des sultanats du Maghreb en ce début du XVIe siècle, d’où se dégagent une nouvelle terminologie, de nouvelles pratiques, de nouvelles institutions42. Dans sa description des régions, Léon l’Africain parle de territoires comme par exemple « le territoire de Fez »43, ses frontières, ses cités… Il décrit ces provinces comme un cosmographe, mais aussi comme quelqu’un qui vit une réalité politique tout à fait nouvelle pour l’espace maghrébin.

Conclusion

  • 44  Encyclopédie de l’Islam, Leyde, Brill, II, p. 740-743, art. Eyàlet (H. Inalcik).

19Quoique le Maghreb soit prédisposé depuis longtemps à la tripartition, le gouvernement étatique et le territoire ne commencèrent à se rapprocher qu’à partir du milieu du XIVe siècle. Un embryon de frontières informel commença à se dessiner entre les trois parties. La polarisation au profit des capitales Fès, Tlemcen et Tunis en est une des principales manifestations. L’organisation de l’espace est désormais commandée par les relations internationales plutôt que par l’identité (religion, savoirs, tribus). On est encore loin de l’état national, mais le territorial semble déjà acquis : l’iyàla, qui existait déjà dans nos sources au milieu du XVe siècle, sera un terme à connotation spatiale et administrative utilisé par les Ottomans après leur occupation du pays au XVIe siècle44.

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Notes

1  Ibn Rushayd, Relation de voyage (Mil’ou al -cAïba), Tunis, 1981, III, p. 108.

2  Ibn Tumart, le fondateur de la dynastie des Almohades de retour du pèlerinage s’est permis, là où il passait (Alexandrie, Tripoli, Bougie, Tlemcen, Fès, Meknès), d’injurier les gouverneurs et de se placer comme une autorité morale qui recommande le bien et qui défend le mal… Voir Al-Baydhaq, Akhbàr al-Mahdi, Rabat, 1971 ; Ibn Khaldùn, Histoire des berbères, Alger, 2001, I, p. 321-327.

3  Voir par exemple : Qadi Iyàdh, Tartib al-Madàrik, Rabat, 1965-1983, 8 tomes.

4  Par « Arabes », nous entendons les nomades Hilaliens arrivés en Ifriqiya à partir de 1052 (ce sens restrictif utilisé par nos sources exclut « les Arabes de la conquête », essentiellement citadins, arrivés quatre siècles plus tôt).  

5  G. Marçais, La Berbérie Orientale et l’Orient au Moyen Âge, Paris, 1946, p. 33.

6  M. Van Berchem, « Titres califiens d’Occident », Journal Asiatique, série 10, t. IX, mars-avril 1907, p. 245-335, notamment p. 293.

7  G. Marçais, op. cit., p. 281.

8  Ibn al-Qunfud, al-Farisiya, Tunis, 1968, p. 170 ; Histoire des Berbères, III, p. 288.

9  Histoire des Berbères, III, p. 276.

10  Ibid., III, p. 277.

11  Ibid., III, p. 277-278.

12  Ibid., III, p. 288 ; Ibn al-Qunfudh, al-Farisiya, Tunis, 1968, p. 170 ; Zarqashi, Tarikh al-Dawlatayn, Tunis, 1967, p. 83 ; Ibn Abi Dinar, Al-Mu˘nis, Tunis, 1967, p. 147.

13  À propos de l’iqtacen général, voir C. Cahen, « L’évolution de l’iqtac du IXe au XIIIe siècle », Annales E.S.C., 1953, vol VIII-1, p. 25-52.

14  Ibid., III, p. 299 ; Zarqashi, p. 64, 84 et 85 ; Ibn Abi Dinar, p. 147.

15  Zarqashi, p. 95.

16  Histoire des Berbères, II, p. 149.

17  Voir ma synthèse sur « Les groupes tribaux bédouins et leur influence sur la vie sociale et politique en Ifriqiya sous les Hafsides », Actes du Colloque international Tribu, ville et espace dans le monde arabo-islamique médiéval, Tunis, Publ. de la F.S.H.S de Tunis, 2003, p. 153-182.

18  Histoire des Berbères, III, p. 340.

19  Zarqashi, p. 157.

20  Ibid., p. 110, 111, etc.

21  R. Le Tourneau, « L’Occident musulman du VIIe siècle à la fin du XVe siècle », Annales de l’Institut d’Études Orientales d’Alger, XVI, 1958, p. 147-176, notamment p. 173.

22  Zarqashi, p. 152-153 ; Ibn Abi Dinar, p. 154-155.

23  B. Jadla, « Al-Mahalla fi l-cAhd al-Hafsi », Cahiers de Tunisie, XLVIII, 169-170, 1995, p. 28-40.

24  Zarqashi, p. 153-154.

25  B. Jadla, op. cit., p. 39-40.  

26  Yahya Ibn Khaldoun, Bughyatu al-Rouwad, Alger, 1910, II, p. 160-161.

27  Ibn Fadhl Allah Al-cUmari, Masalik al-Absar, Al-Aïn-EAU, 2001, t. IV, p. 118.

28  Sur le commerce et les pratiques diplomatiques, voir à titre indicatif B. Doumerc, Venise et l’émirat Hafside de Tunis (1231-1535), Paris, L’Harmattan, 1999, et D. Valérian, Bougie, port Maghrébin, 1067-1510, Rome, EFR, 2006.

29  L. De Mas Latrie, Traités de paix et de commerce, Paris, 1866, Introduction historique, p. 1.

30  On peut citer à titre d’exemples : une princesse hafside vit déjà dans le sérail de Yaghomrassen à Tlemcen en 1283 (Zarqashi, p. 49) ; Abu’l-Hassen al-Marini épouse la princesse Fatima en 1330 puis sa Sœur Azzouna en 1347 (Zarqashi, p. 68, 79 ; Histoire des Berbères, III, p. 275) ; le prince Abu’l-Fadhl al-Marini épouse en 1350 la fille du chef de la tribu awlad Abi Allayl (Al-Adilla, p. 100) ; en 1365, le sultan Abu Hammou de Tlemcen épouse une princesse hafside (Yahya Ibn Khaldùn, II, p. 166).

31  Voir à titre d’exemple : Ch.-E. Dufourcq, L’Espagne catalane et le Maghrib aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, PUF, 1966.

32  L. De Mas Latrie, Traités de paix et de commerce, Paris, 1866.

33  Ibid., p. 354. En 1445, cet ambassadeur était derrière la conclusion d’un traité de paix et commerce pour trente et une années entre la république de Florence et de Pise et le roi de Tunis.

34  Ibn Battùta, Rihla, Beyrouth, 1987, II, p. 668 ; Bughyatu al-Rwad, II, p. 103 ; Nufàdatu al-Girab, Le Caire, s.d., p. 84, 114.

35  Nufàdatu al-Giràb, p. 47 ; Bughyatu al-Rwad, p. 160 et 207.

36  Bughyatou al-Rwad, II, p. 114.

37  Ibid., II, p. 159.

38  Ibid., II, p. 206.

39  Jean Léon l’Africain, Historiale Description de l’Afrique, Tierce Partie du Monde, Anvers, 1556, p 2.

40  Ibid.

41  A. Laroui, L’histoire du Maghreb, Paris, Maspéro, 1975, t. II, p. 26-27.

42  Historiale Description de l’Afrique, op. cit., p. 193-194, 261-262 et 294-296.

43  Ibid., p. 134-135.

44  Encyclopédie de l’Islam, Leyde, Brill, II, p. 740-743, art. Eyàlet (H. Inalcik).

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Pour citer cet article

Référence papier

Brahim Jadla, « Le Maghreb de l’expédition mérinide au périple de Léon l’Africain »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 21 | 2011, 41-48.

Référence électronique

Brahim Jadla, « Le Maghreb de l’expédition mérinide au périple de Léon l’Africain »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 21 | 2011, mis en ligne le 10 mai 2014, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12421 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12421

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