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2008

Chantal Connochie-Bourgne (dir.), La Digression dans la littérature et l’art du Moyen Âge

Sébastien Douchet
Référence(s) :

Chantal Connochie-Bourgne (dir.), La Digression dans la littérature et l’art du Moyen Âge. Actes du 29e colloque du CUER MA des 19, 20 et 21 février 2004, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2005  (« Senefiance », 51), 448 p.
ISBN 2-85399-597-6

Texte intégral

1La rhétoriquemédiévale fait l’objet depuis quelques années d’un regain d’intérêt auprès de la critique littéraire. C’est en particulier la nature de l’investissement des principes rhétoriques dans les pratiques d’écriture qui suscite l’attention de la recherche. Cette articulation problématique d’un discours prescriptif (celui des artes pœticæ) à des textes narratifs ou poétiques, fictionnels ou historiques, etc. a été pensée à partir de la notion de digression (d. dans la suite de ce compte rendu) dans ces actes de colloque. Ce choix de la digressio, identifiée par les textes théoriques médiévaux tantôt comme partie du discours, tantôt comme couleur de rhétorique, tantôt comme procédé grammatical, paraît judicieux dans la mesure où l’excursus, de quelque nature qu’il soit, oblige à réfléchir en contrepoint aux voies de la création littéraire. Comme le souligne C.C.B. dans son avant propos, les 31 articles de ces actes permettent de distinguer quatre principales fonctions littéraires de la d.: mettre en scène le personnage de l’auteur, ouvrir un espace intertextuel, fonder des pratiques d’écriture nouvelles, élaborer un matériau littéraire neuf.

2Les contributions couvrent différents genres, à commencer par le roman. S. Cerrito analyse la façon dont les d. sur Médée dans le Roman de Troie sont peu à peu intégrées au récit par les récritures en prose qui les résorbent donc. V. Gontéro, dans le seul roman de Benoît de Sainte-Maure, relève que les d. encyclopédiques ne font pas l’objet d’un traitement homogène: depuis le simple collage jusqu’à la pure création, en passant par l’emprunt et l’imitation, il existe un continuum qui fait passer de la pratique rhétorique à l’invention littéraire. À propos du Lancelot-Graal, A. Berthelot relève divers types de d. et met en valeur la structure fondamentalement digressive de ce texte. O. Errecade montre quant à lui que les d. mettant en scène le personnage de Merlin dans le Lancelot en prose ont une fonction métatextuelle où se lisent les enjeux de l’écriture et où s’inscrivent les pouvoirs démiurgiques de l’auteur. Cette fonction spéculaire de la d. est également mise en évidence par D. de Carné dans le Tristan en prose où l’épisode de Tristan dans la forêt d’Arvance est l’occasion de préfigurer par une mise en abyme l’irruption de la matière arthurienne dans le roman. J.-M. Pastré analyse les d. mettant en scène Arthur dans les romans de Tristan et note que ces d. disparaissent toutes des textes qui tentent de se dégager de la sphère arthurienne pour affirmer leur identité littéraire. A. Richard prend la mesure de l’ambiguïté de la notion de d. dans le Tristan en prose, tant ses caractéristiques fonctionnelles sont comparables à celles de l’entrelacement, et relève de plus que la lecture, dans la mesure où elle cherche toujours à relier la d. à la matière principale, tend à résorber la nature digressive de nombreux passages. P.-Y. Badel, avant d’analyser les d. « par contiguïté » et « par ressemblance » dans le Roman de la Rose,retrace utilement l’histoire de la notion dans la rhétorique antique et médiévale. A. Strubel complète cette typologie et considère la valeur dialogique et totalisante de la d. conçue comme principe d’écriture, également dans le Roman de la Rose. À propos de l’épilogue du Cleomadés d’Adenet le Roi, S. Menegaldo tâche de saisir la fonction de la d. dans le cadre de la récitation du texte et de sa performance publique. Dans le Livre de la deablerie d’Eloy d’Amerval (J. Jatteesing), les figures diaboliques apparaissent comme des figures digressives et transgressives, et servent la visée morale et chrétienne de l’auteur. Cette même association du digressif et du transgressif est relevée par P. Victorin à propos de Jehan de Saintré, mais cette fois-ci d’un point de vue générique: la d. est dans ce texte l’occasion de subvertir les codes romanesques et courtois. De même, selon Fr. Gingras, l’insertion dans le Biausdous de Robert de Blois de l’intégralité de son œuvre didactique et poétique sert un projet de déconstruction parodique du roman arthurien et de ses procédés. Deux articles sur l’épopée complètent ce large panorama sur les textes fictionnels: P. Cordella s’attache aux d. des versions rimées de Renaut de Montauban (selon les versions le personnage épique de Maugis prend une tonalité de plus plus en plus romanesque, la d. servant de marqueur à l’évolution littéraire du cycle); H. Gallé relève que dans les chansons narbonnaisesla récurrence des d. généalogiques sert non seulement à renforcer la cohésion d’une famille dispersée, mais à assurer au cycle sa cohérence d’ensemble. Relevons également l’étude typologique d’I. Prosenc Segula sur la d. dans le Trecentonovelle de Franco Sachetti. Enfin le domaine de la poésie n’est pas oublié: A. Stazzone étudie la façon dont, dans le Convivio et la Comédie de Dante, la d. contribue à la réhabilitation de la parole disqualifiée de l’écrivain banni. F. Vigneron montre quant à elle que, dans le Lais et le Testament de Villon, la d. s’inscrit avec cohérence dans une esthétique de la dissolution et de la marginalité. La littérature mariale est également  représentée: l’article de M.-G. Grossel sur les Miracles Notre-Dame de Gautier de Coinci étaye l’idée d’une fonction transgressive de la d. qui, sous forme de « queues », propose une lecture satirique du monde contemporain.

3Le deuxième grand pôle de ce recueil a pour objet la d. dans les textes historiographiques. Dans ces textes à l’organisation chronologique, toute d. risque d’apparaître comme un hors-sujet, en même temps qu’elle peut avoir une fonction didactique. C’est pourquoi à leur égard David Aubert a une attitude ambiguë, feignant de les refuser et les intégrant cependant à ses Croniques et conquestes de Charlemagne (C. Bouillot). Leur fonction peut être d’ordre littéraire: Fr. Laurent montre que le préambule cosmographique de l’Histoire des ducs deNormandie permet de justifier l’écriture de l’histoire et de fonder en raison l’ordre textuel tel que l’invente Benoît de Sainte Maure. De même les d. du Speculum historiale de Vincent de Beauvais servent par un judicieux dispositif à faire du simple compilateur un auteur à part entière (M. Cavagna). Elles peuvent enfin devenir des outils de propagande, comme le souligne I. de Barros Dias au sujet de l’Estoria de Espanna et de ses réécritures. La géographie n’est pas en reste puisque l’on compte dans cet ouvrage trois articles sur littérature viatique. É. Burle, principalement à propos des récits de pèlerinage, met en évidence la multiplicité des pratiques d’écriture de la d. et relève que très souvent la d. structure fondamentalement le récit de voyage.N. Chareyron se penche sur le cas de l’Evagatorium de Felix Fabri qui invente un style personnel d’écriture où la d. naît de l’émotion du voyageur et permet des insertions savantes comme anecdotiques. Jean Lacroix propose enfin une typologie de la d. chez les écrivains découvreurs de nouveaux mondes. Un autre groupe d’articles est consacré à la littérature didactique:M. Pagan émet l’hypothèse que les d. de la 3e partie de la Regula pastoralis de Grégoire le Grand sollicitent l’inconscient du lecteur en vue d’une conversion aux principes de la morale chrétienne. Dans une perspective politique, les d. du Livre de la paix de Christine de Pizan visent non seulement à l’édification du dauphin, mais exhortent activement le pouvoir à la justice et à l’ordre (D. Reix-Videt). Enfin, K. Ueltschi propose une typologie des d. dans le Mesnagier de Paris puis montre que ces dernières servent à interroger le discours et ses possibilités, et à transformer la subjectivité du je auctorial en matériau littéraire. Nous ne saurions oublier l’article de D. James-Raoul  qui analyse de façon scrupuleuse les diverses conceptions dont a fait l’objet la d. dans les artes médiévaux. D.J.R. y montre que petit à petit la d., notion purement rhétorique héritée de l’Antiquité latine, devient avec le Moyen Âge une notion à la frontière du littéraire, un lieu du discours « où peut s’épanouirl’originalité de l’écrivain » (p. 240). Il faut pour terminer accorder une mention spéciale à la contribution de J. Arrouye consacrée à la d. dans la glyptique: considérant que le portail sculpté de Saint-Trophime en Arles tient un discours susceptible d’être analysé au moyen de catégories littéraires, J.A. montre que la représentation du martyre de saint Trophime constitue une d. visuelle qui a néanmoins pour fonction de mettre en abyme l’organisation iconographie générale du portail de la primatiale.

4Au total, si ce recueil ne permet pas toujours, par sa forme même d’actes de colloque, de ressaisir avec netteté et cohérence la notion, très labile et difficile, de digression, il propose de nombreuses hypothèses et permet de mesurer la diversité des pratiques d’écriture digressive au regard des définitions théoriques qu’en donnent les arts poétiques contemporains. On ne peut donc que souhaiter que ces multiples et stimulantes réflexions suscitent, si cela est toutefois possible, des synthèses qui envisageront de façon systématique la digression dans ses rapport avec l’invention littéraire.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Douchet, « Chantal Connochie-Bourgne (dir.), La Digression dans la littérature et l’art du Moyen Âge »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 26 juin 2008, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/124 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.124

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Auteur

Sébastien Douchet

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