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Le motif de la coutume dans la lyrique des trouvères

Marie-Geneviève Grossel
p. 323-338

Résumés

Le motif de la coutume est bien présent dans la lyrique d’oïl, la raison n’en est pas seulement, comme on pourrrait le penser, l’aspect didactique inhérent aux chansons.
En effet, ce motif qui trouve à s’exprimer par les mots us, usage, cou(s)tume, coustumier, acou(s)tumance, fonctionne en liaison étroite avec un motif clef de la lyrique, celui du service d’amour.
Coutume et usage gardent alors en arrière-plan leur sens « technique », comme le prouve la rime usage/hiretage, quand l’amant devient le fief d’amour de sa dame. la coutume est en outre valorisée par le lien qu’elle entretient avec le passé, les anchisours étant des parangons de la Fine Amour. Enfin la coutume chez les trouvères, comme dans le Droit, relève de l’oralité, puisqu’en cette poésie tout amour est parole.
L’usage de l’Amour vrai est de donner valeur à celui qui l’éprouve. Se développera donc une réflexion sur le sentiment, sa véracité, son authenticité : tout effet négatif, tout échec d’amour ne peuvent qu’être le résultat du vil usage du monde hostile des autres, emblématisés en losengiers. Mais si le fol usage est bien celui des traîtres, en tout amant désenchanté se glisse la tentation de s’abandonner à la male coustume, à l’habitude, le « par usage » qui n’est plus qu’apparence. Car la coutume de la parole comme la coutume de l’amour sont plus lourdes d’interrogations que de certitudes.

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Texte intégral

  • 1  B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Age, Paris, PUF [Le nœud gordien], 2008, p. 14.

1Si la coutume est, selon les historiens du droit, un reflet de ce qu’il était « convenable de dire ou de faire [...], indique […] les normes acceptées […], fournit un indicateur de l’horizon des valeurs communes »1, il est tout naturel qu’elle trouve aussi sa place dans la littérature, bien qu’il soit ici souvent difficile de déterminer si ces valeurs préexistaient à l’œuvre ou si l’œuvre les produit en les faisant accéder à l’expression, en les donnant à comprendre à l’auditoire qui, pour l’auteur, (re)présente son horizon d’attente.

2Aussi bien, dès les premières œuvres de Chrétien de Troyes, on a repéré et étudié dans le roman des « males coutumes », que le héros se doit d’abolir, et des « bonnes coutumes » qui, au Royaume d’Arthur, assurent la paix et l’harmonie, ou comme le dit plus justement le poète, la Joie de la cour.

  • 2  Pour le sens de motif, voir J.-J. Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Armand Co (...)

3Mais, dans la lyrique, qui est la pérennisation d’un cri, on s’attendrait moins à trouver la/les coutume(s), puisqu’elles nous semblent participer du récit, de la dramatisation. En réalité, la poétique des trouvères est dès l’origine marquée au coin de la didactique, qui devient au fil du temps de plus en plus présente, voire pesante. Ainsi les trouvères ne se font pas faute d’évoquer coutume(s) et usages pour parler de la Bonne Amour, du fin amant ou de ses repoussoirs haïs, les losengiers. Bien évidemment, il s’agit ici d’un motif littéraire2, qui trouve à s’exprimer dans un ou des mot(s) dont les sens ne peuvent que varier selon le contexte lyrique dans lequel le motif se trouve enchâssé. Il semble donc intéressant, dans un premier temps de relever les mots de ce champ sémantique, puis l’analyse cherchera à préciser quel est leur sens dans ce registre, comment le contexte les éclaire, quelle est leur fonction. On se demandera notamment s’il s’agit d’un motif annexe, car on peut remarquer que « coutume » et autres mots du même champ sémantique n’ont guère suscité les études des spécialistes de la lyrique.

  • 3  L’analyse des termes s’appuie sur le relevé exhaustif des chansons comprises dans le répertoire d’ (...)
  • 4  Sur ce point, on me permettra de renvoyer à M.-G. Grossel, « Traduire la poésie, traduire poétique (...)

4Les chansons de trouvères3 ont plusieurs mots à leur disposition pour exprimer cette notion : on trouve naturellement cou(s)tume, au singulier, et l’adjectif qui en est tiré cou(s)tumier ; on trouve aussi le composé acou(s)tumance. À côté de ces termes, le substantif us et son dérivé usage (presque toujours au singulier) sont de loin les plus fréquents. Enfin l’expression « us et coutume », qui existe encore, n’est pas ignorée de nos poètes, quoique peu employée. Certains mots de la lyrique sont des mots-rimes, ils occupent toujours cette place privilégiée, ce qui souligne bien évidemment leur importance. Ce n’est le cas pour aucun des mots que nous venons de voir. Coutume n’est jamais à la rime. Us, pour sa part appelle les rimes nus, desus ou plus, mais ce n’est pas non plus un mot-rime, la sonorité -US n’est d’ailleurs pas l’une des favorites de la lyrique, nous n’avons pas, sauf erreur, de chansons qui l’emploieraient de façon prolongée (par exemple en coblas unissonans). Mais il faut noter qu’acoustumance est également un mot assez peu fréquent alors que, comme on le sait, la lyrique d’oïl aimait tout particulièrement la sonorité -ANCE qu’on a pu appeler une « pédale » ou un « bourdon » de la musique de leurs rimes4.

5Force est donc de reconnaître que les deux mots retenus par les trouvères sont l’adjectif coutumier, assez bien représenté, et surtout le substantif usage, dont on peut vraiment dire qu’il est le noyau d’un motif. Arrêtons-nous un peu, pour commencer, sur ces remarques très formelles.

  • 5  O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Sassier, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, I des or (...)

6Coutume semble d’emblée un mot plus synthétique qu’usage, puisqu’on s’accorde à le définir comme « l’ensemble des usages, un corps de règles régissant les relations entre particuliers »5. Cependant le dictionnaire de l’ancien français de Godefroy précise qu’usages employé au pluriel a le même sens que « coutume ». En revanche, au singulier, Godefroy affecte à usage le sens d’« habitude » (latin usus), us enfin est défini comme « usage, emploi, service ». Il s’en faut cependant que nos chansons suivent d’une façon aussi tranchée ces différences entre les divers mots.

7Prenons pour exemple la thématique bien usée de la nature féminine. Dans les chansons, la Bien Aimée, admirable et admirée, est désignée par le terme de dame. Mais il arrive que l’amant, fatigué d’un trop long service ou se découvrant un rival heureux, oublie sa déférence. La dame redevient alors une femme avec tout ce que cela implique de défauts traditionnels :

  • 6  RS 989, anonyme du ms. U, A. Jeanroy-A. Långfors, Chansons satiriques et bachiques du XIIIe siècle(...)

Femme est plaine de boisdie,
Nature li ajuga.
En mal panser est norrie […]
La costume en est pieç’a :
Ses cuers va or ci, or la
En mainz leus,
Corageus
Et tornanz et outrageus6. (IV, v. 44-46 et 52-59)

8Il faut noter la présence de l’adjectif outrageus, car bien souvent usage en mot-rime appelle outrage, ainsi dans cette autre chanson satirique où l’amant a découvert que sa belle était en réalité plutôt facile… Non content de révéler en acrostiche son nom – MARGOS – pour mieux la livrer à la moquerie, il se réjouit de ce que son époux la rosse copieusement à cause de ses mauvaises coutumes/habitudes ( ?)

  • 7  RS 1171, Jaquemin de La Vente, Chansons satiriques… n° XXVIII.

Or vous dirai qu’ele endure
Par son grant folage :
Ele a souvent bateure,
C’est tout d’avantage.
En vilté et en ordure
A mis son usage.
S’on li fet honte et laidure,
C’est par son outrage7. (V, v. 49-56)

  • 8  Autrement dit « l’ensemble des usages » qui régissent l’être féminin.

9Il semble bien que l’usage de Margot, sa « manière de vivre », représente ici, selon les propres mots du trouvère, une véritable coutume8 de la nature féminine, On peut conclure que la nuance, qui existe sans aucun doute entre les divers mots, s’appréciera mieux d’après le contexte immédiat où le terme s’enchâsse que selon des définitions préjugées. Il faut donc soigneusement peser chaque cas particulier.

10D’autre part, on peut estimer que la formule « us et coutume » relève le plus souvent de ces doublets quasi pléonastiques dont l’écriture médiévale est friande. Ainsi dans cet exemple de Thibaut de Champagne :

  • 9  RS 1479, A. Wallensköld, Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, Paris, SATF, 1925, (...)

Tout autresi con l’ente fet venir
Li arrousers de l’eve qui chiet jus,
Fet bone Amor nestre et croistre et florir
Li ramenbrers par coustume et par us.
D’amors loial n’iert ja nus au desus,
Ainz li couvient au desouz maintenir9. (Exorde, v. 1-6)

11Thibaut, en grand seigneur qu’il est, connaît parfaitement le sens précis de la coustume juridique, mais quand il parle en poète, ce qui appelle le mot, c’est, bien plutôt le rapport fondamental qui lie coutume et passé ; ce trouvère, pour lequel souvenir et mémoire sont des thèmes essentiels de sa Weltanschauung lyrique, donne ainsi au ramenbrer, devenu ici eau vive et efflorescence, toute sa verticalité temporelle qui le relie à la fois aux amants de jadis, toujours référents de merveille, et à son propre autrefois, indéfiniment revécu dans une douce-amère nostalgie très personnelle.

12Enfin us employé seul ne diffère guère d’usage :

  • 10  RS 1965, A. Lerond, Chansons attribuées au Châtelain de Couci, Paris, PUF, 1964, n° IX.

Canchon, ma plaisans hachie
Me salue et si li prie
Que, pour Dieu et pour s’ounour,
N’ait ja l’us de traïtour10. (Envoi)

13Nous posons donc en hypothèse de travail pour la suite de l’analyse qu’il est possible d’étudier ensemble usage et coutume dans la chanson de trouvèresen donnant au fil du raisonnement les remarques nécessaires : pratiquant largement la variation, les trouvères emploient les deux termes (et leur dérivés) en des contextes similaires ; disons pour le moment qu’il s’agit du champ de l’habituel dans lequel se déroule l’acte coutumier ou bien se place la description psychologique qui renvoie à une norme. On se demandera alors si le sens technique des mots usage et surtout coutume est sensible dans ces poèmes écrits par des hommes bien au fait des cadres sociaux : le contexte poétique où l’usage s’invoque offre-t-il un reflet, une métaphore de ces règles – règles aussi bien religieuses – dans lesquelles s’enclosent la vie du temps, et aussi celle des cours, lieu où se pratique l’art du trouver ?

14Dans une vision quelque peu optimiste du monde, la coutume reçoit l’agrément de tous, car elle représente un accord tacite sur ce qui est convenable. Ce sens très général, que la langue moderne garde surtout pour le pluriel « les usages », est l’un de ceux que la lyrique affectionne, dans la mesure où le passé – les ancêtres – est toujours valorisé :

  • 11  RS 314, Colart le Bouteillier, H. Petersen Dyggve, « Chansons françaises du XIIIe siècle », I, Neu (...)

Par qoi valoit li siecles tant,
A nos anchisours qui mors sont ?
– Par Amour u erent manant11. (II, v. 9-11)

15La qualité principale, première, des bons ancêtres est justement ce que la coutume et l’usage réclament, cette permanence à laquelle s’oppose un présent fuyant et versatile, où l’on guerpit ce que l’on devrait maintenir :

– Est ele morte aveuc aus dont ?
– Nennil, es fins cuers se repont.
Mais peu en est en vie,
Li mauvais ont monté le mont [...]
Hé, las ! On devroit maintenir
L’usage des bons anchisours,
Car nus biens ne puet avenir
A chiaus qui guerpissent Amour. (II, v. 12-15, 17-20)

16Nous sommes dans la chanson d’amour où l’entité mérite sa majuscule. Valeur incontestée, Amour qui règle et détermine les conduites, qui en tout cas le fit lors des âges précédents, s’avère être avant tout la maîtresse (n’oublions pas son genre médiéval !) d’un royaume de la Parole. Ainsi l’équivalence qui fonde la doctrine de Fine Amour – il n’est d’amour que dans le chant, il n’est de chant que par l’amour –, rencontre ici d’une façon particulièrement éclairante le caractère essentiellement oral de la coutume, qui ne relève pas de l’écriture, mais bien de la transmission.

  • 12  RS 43, Robert du Chastel, J. Melander, « Les poésies de Robert de Castel, trouvère artésien du XII (...)

Bien ait Amors ki m’a douné l’usage
De chans trouver et d’amer loiaument12… (Exorde, v. 1-2)

17Certes, il y a des différences entre l’expression d’un sentiment et les règles sociales, mais les valeurs communes qu’évoque l’Historien moderne et les valeurs morales qu’exalte le poète médiéval se rejoignent en ce langage unique où nous cherchons à les comprendre quand le texte ressuscite pour nous leur voix.

18À chacun des mots qu’elle emploie une poétique donnera ce que, faute de mieux, nous appellerons une « couleur »et retrouver cette couleur dans la lyrique du passé est bien tout le tourment du traducteur moderne. Interpréter usage comme on serait tenté de le faire en simple décalque de l’usus latin et le traduire sans plus par « habitude », c’est oublier la chaîne des rimes dans lesquelles il s’insère et qui lui donnent sa pleine signification. Parmi celles-ci, arrêtons-nous sur l’alliance récurrente usage/hiretage.

  • 13  Godefroy IV, p. 463.

19Si le sens premier d’hiretage est « bien immobilier », c’est avec la signification de « possession perpétuelle »13 (opposée à la possession viagère) qu’il trouve sa raison de rime à épouser la rime usage. Au Moyen Age comme à d’autres époques, la coutume assume bien le rôle principal de fixer les successions. L’usage qui, dans les vers de la chanson, fait d’un amant l’héritage de sa dame relève évidemment de la métaphore, mais il prouve que le sens commun informe toujours une image poétique qui s’en est détachée parce qu’elle l’a assimilé en le dépassant.

20Ainsi la puissante famille des seigneurs de Craon s’enorgueillit de compter de père en fils un trouvère, la poésie et l’amour étant devenus un fief d’honneur que d’âge en âge ils se sont transmis :

  • 14  RS 26, A. Långfors, « Les chansons attribuées aux seigneurs de Craon, édition critique », Mémoires (...)

Fine Amours claimme en moi par héritage
Droit : s’est raisons, quar bien et loiaument
L’ont servie de Creon lor aage,
Li bon seigneur, qui tindrent ligement
Pris et valours et tout enseignement.
S’en chanterent et je, tout ausiment14. (Exorde, v.1-6)

21Outre cette fierté, cette jubilation d’appartenir à une lignée de poètes, fierté dont l’expression nous émeut encore, on trouve ici la constellation des termes qui environnent l’image de la coutume et lui donnent sa tonalité (pour prendre cette fois une comparaison musicale). L’idée que grands seigneurs, ils trouvèrent tout naturellement leur place parmi les féaux de Fine Amour rejoint la conception parfaitement élitiste de l’art des trouvères. La valour et le priz qu’y gagnent les bons seigneurs trouvent leur fécondité et leur dynamisme dans l’intemporalité de cet héritage d’Amour qui est aussi bien une éthique qu’une esthétique, une raison de vie (aage) conforme au droit.

  • 15  T. Newcombe, Les poésies du trouvère Jehan Erart, Paris-Genève, Droz, 1972, note p. 106 : « Le poè (...)

22Si l’usage est héritage, comme le suggère la rime, c’est parce qu’il est un élément intrinsèque de la métaphore féodale du service qui sous-tend cette lyrique ; dans l’exorde superbe de Pierre de Craon, le choix des termes claime/servie/tenir/ligement est sans équivoque. Même lorsqu’usage paraît un mot au sens vague et affaibli, à y mieux regarder, il reste inscrit dans ce système. Terence Newcombe, éditant les poésies de Jehan Erart, notait bien au glossaire pour l’entrée « usage » : « habitude » ; mais, dans les notes, on lit la remarque que « le poète emploie dans la strophe bien des termes relatifs à la féodalité »15. Qu’on en juge en effet :

  • 16  Les poésies du trouvère Jehan Erart, n° XIII.

Amors, ne doi refuser
Vo conmant : pas nel refus.
Ma dame vueil presenter
Mon chant dont sui pourveüz.
S’en gré est reçuz,
De chanter ravrai l’usage
Et, si le vueil, d’eritage
De li relever
D’un chant par an et fi cuer16. (V, v. 37-45)

23Pourveuz, relever sont pour ainsi dire des termes « techniques » et, avec plus de maladresse assurément que Pierre de Craon, l’Arrageois souligne ce lien de vassal amoureux qui le voue à payer un dû, ici sa chanson. Le mot garde sa couleur, même si elle n’est pas fortement accentuée.

24Par la grâce d’une poétique toute de topoi, chacun des trouvères n’a nul besoin de parcourir entièrement la gamme des mots, faire rimer hiretage avec usage suffit à réveiller dans la mémoire de publics extraordinairement raffinés toutes les harmoniques de cette constellation métaphorique qui gravite autour du motif du service amoureux. Nous en prendrons pour dernière preuve la variante significative qu’opèrent les deux seuls mss qui nous ont transmis la chanson satirique anonyme RS 1866 :

  • 17  RS 1866, anonyme, Chansons satiriques..., n° XXXII.

Amors, qui sor tote rien
Soloit avoir usage/seignorage
Ne puis tenir en lïen
Tant est de malvais corage17. ( III v. 17-20)

25Seignorage vaut usage, voilà l’essentiel : Amour e(s)t dame, toutes deux maîtrisent (maistroient) l’amant en son monde de poésie, car Amour est tout aussi bien magistra que domina.

26Inutile donc de s’attarder sur des alliances de mots encore plus transparentes, comme usage/ hommage, servage, il paraît plus intéressant de chercher à saisir quelle place occupent coutume/usage dans la construction de cet univers poétique, cette fois autour du rapport qu’entretiennent parole et valeurs.

27L’image du service relève, c’est certain, de la métaphore féodale. Mais elle inclut une réelle aura de sacré puique Dieu, seigneur et maître, demande également à l’homme médiéval de le servir de cœur et de corps. Avec en arrière-plan un tel modèle, les trouvères jouent avec habileté de l’ambivalence entourant la persona d’Amour, déesse et force qui, selon les besoins de la casuistique qu’ils manient en experts, s’incarne dans l’Aimée, s’abstrait en figure allégorique, voire se spiritualise en Notre Dame. C’est significativement à l’orée du chant, dans bien des exordes, que s’énonce le dogme de la valeur d’Amour, rarement remis en cause, sauf à changer de genres pour entrer dans la satire, la départie d’amour ou la chanson dévote revancharde. Bonne Amour est la quintessence du Bien, non en soi, comme Dieu, mais de par sa merveilleuse capacité à transformer tout amant en l’améliorant, en corrigeant ses travers, en l’amenant à comprendre que la vraie richesse, la seule noblesse sont celle du cœur qui sait vraiment aimer. Nul mieux que le grand poète Gace Brulé n’a su évoquer cet usage d’Amour :

  • 18  RS 1690, H. Petersen Dyggve, Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude histor (...)

Amors ne quiert haut parage,
Ne richece ne fiertez,
Mais se donne en fin corage
Et i met totes bontez.
Ses douz espirs par usaige
De grace donnez,
Donte le sauvage,
Atempre les destrempez18. (IV, v. 25-32)

28Même un trouvère bougon et rassis comme Hugues de Berzé, qui se dépeint en amant désabusé et jamais exaucé, ne revient pas sur une telle vérité.

  • 19  RS 2071, L. Barbieri, Le liriche di Hugues de Berzé, edizioni C.U.S.L. Milano, 2001. n° III.

Se tot Amors ne rent autre soudee,
A tout le mains fait ele melz valoir
Cels qui aiment de cuer senz decevoir,
Ne ja la mors n’iere si desesperee
Que l’on ne soit en son cuer plus jolis ;
Et pués c’Amors nos atrait joie et pris,
Jel tieng a sens qui kel tengne a folage
Ceu dont on est pluz vaillanz par usage. (IV, v. 25-32)19

29Voilà qu’usage appelle non plus seulement héritage ou vasselage ou hommage, mais bien autour de l’unique corage, folage et outrage, avantage et sage. C’est que toute coutume pour être durable, doit trouver en sa justesse sa justification. Il faut donc, afin d’édifier de manière cohérente l’univers poétique, que cette clef trouve à fonctionner parfaitement. L’art du trouver n’est pas seulement un jeu extraordinairement subtil ; se jouant des mots, il transforme le réel auquel ces mêmes mots renvoient et, puisqu’il est, on le sait, une éthique, il vise, par delà le moment fugitif et l’individuel éphémère, à une vérité. Dès lors, il va falloir appréhender la signification véridique qui se cache sous la conduite coustumière d’Amour, souvent bien difficile à suivre, il va falloir non moins trancher entre le vil usage d’un autrui menteur et le jolif usage propre au fin amant, il va surtout falloir déterminer ce que fait, ce que veut, ce que dit (ou ne dit pas) la dame en s’acoustumant par le chant à s’approcher d’Elle, qui reste de toutes façons l’inaccessible pôle du désir, du bonheur et de la beauté. On voit déjà combien sont variables les éclairages où l’amant place son us de trouvère.

30Nous sommes dans un art de la variation, les mille et une façons de redire une chose sans que jamais ce soit tout à fait la même affirmation amènent à douter de ce qui paraît le plus sûr : le soi qui s’incarne ici en un Je généralisant, nécessairement sincère et authentique. Choisir Amour, c’est choisir la vie, c’est l’ancienne vérité qu’établirent en leur temps les troubadours en affectant Mors du a privatif. Dans la souffrance néanmoins qui donne un avant-goût de la mort, le chanteur peut en venir à se demander si l’usage de la dame ne l’a pas autorisée à le rejeter, comme déjà condamné, ainsi que le fait dans les Bestiaires la calandre fabuleuse :

  • 20  RS 809, Gaidifer, « Chansons françaises du XIIIe siècle », II, n° XV.

Varir me puet, mais jou ne puis trouver
Fors que ma mort, car calendre sauvage
Est ma dame qui bien i vuet penser :
C’est uns oisiaus c’on seut porter en cage
A un malade a le fois par usage,
Qant on i veut mort u santé trouver.
Mais qant ne veut son vis vers li tourner,
Lors le jugent a morir li plus sage20. (III, v. 17-24)

31Sagesse bien cruelle lorsque le sort vous désigne pour en être l’illustration ! Il est pourtant difficile de douter de la sincérité de ce cri de révolte puisque, quand le chant d’amour devient planctus pour un ami défunt, les termes que l’on retrouve sonnent de façon identique autour des mêmes thématiques de la jeunesse, de la valeur et de l’application aveugle d’un usage aussi insupportable que nécessaire :

  • 21  RS 485, Les poésies.du trouvère Jehan Erart, n° XX.

Mors, villaine iés, en toi n’a gentillece […]
Bien deüssiés esparnier le jonece,
Et le cortois, le large au siecle mis.
Mais tel usaige as de piech’a apris
Ke nus n’en iert tensé ne garandis,
Ne haus ne bas, jonece ne viellece21. (III, v. 15 et 17-21)

32Mais hors le planh, le trouvère est plus souvent triste à en mourir que réellement trépassé et il trouve la force de se gausser de ses douleurs, en pratiquant un humour assez proche du noir au sujet de la seigneurie de ces dominae absolues que sont Mort et Amour ; car ni à l’une ni à l’autre on n’échappe, mais, par un tout spécial effet de la bonté de Dieu, nous ignorons à la fois le jour et l’heure où ces forces aveugles abattront sur nous leur filet !

  • 22  RS 524, anonyme, ms. O, A. Jeanroy-A. Långfors, « Chansons inédites tirées du ms. 846 de la Bibl. (...)

Mors et Amors sont de grant seignorie ;
Bien les doit on ensamble comparer,
Car tot le mont ont pris en vouerie
Ne nuns ne puet de lor laz eschaper.
Bien ait de Deu qui lor ieulz fist crever :
S’Amour veïst, ne croi, que que on die,
Que vrai amant eussent longe vie22 ! (II, v. 8-14)

33Cette distanciation est cependant assez rare dans la lyrique. Amour a beau être incompréhensible, l’engagement pris par son homme-lige l’oblige à tenir bon dans l’incertitude. La métaphore du service se résout ainsi bien souvent en un discret chantage sur la nécessaire réciproque que créent le don et son guerredon. Comme on n’imagine pas de remettre en cause le système qui est celui du quotidien, les mots se transforment à leur tour en lacs et autre broi où piéger l’autre, une rhétorique que toutes les époques de galanterie ont pratiqué à leur manière avec leurs métaphores propres. Mais comme l’enjeu reste une demande d’amour, de surcroît probablement impossible, il est difficile de dénier toute sincérité à la parole qui s’exprime. La coutume y représente ce qui permet de croire juste l’espace moral dans lequel on réfléchit, cet espace que public comme chanteur partagent :

  • 23  RS 36, anonyme, ms. C, édition diplomatique de J. Brakelmann, « Die altfranzösische Liederhandschr (...)

en Amors a tel usaige
K’elle veult premiers greveir
Et en la fin veult doneir
Grant bien après grant damaige […]
Elle rent per droite rente
En un jor plus de dousor.
K’encor valt de jors cinquante23… (I, v. 8-11 et II v. 17-19)

34Le temps de l’épreuve issu du modèle religieux et le temps de la preuve que tout usage autorise pour clamer son bon droit quand il devient litige se rencontrent et se confondent en cet usage d’Amour : le motif de la coutume est bien ici au cœur d’une réflexion sur le monde du sentiment, une clef de compréhension pour une découverte qui se menait à la fois dans l’existence (Fine Amour n’a que peu à voir avec l’amicitia des clercs latins ni avec le furiosus amor antique) et dans son dire poétique. Dès lors et avant même que de conclure, on peut estimer que le motif de la coutume est trop étroitement intriqué dans une thématique essentielle au registre pour être jugé annexe.

35Outre l’usage dont le temps a, comme on le dit si bien, consacré la justesse, l’amant va appeler à la rescousse de son plaidoyer Droit et Raison, deux valeurs incontestées à son époque :

  • 24  RS 99, anonyme, ms. O, Archivum Romanicum, III, 1919, n° LVI.

Droit et raison m’aprent, et bien le sai
Que fins amis qu’aimme sanz decevoir
Doit bien joïr d’Amours sans lonc delai. (II, v. 9-11)24

36On en arrive parfois même à voir loi remplacer coutume et usage peut-être pour donner tout le poids de l’écrit et du savoir à une revendication qui s’avère presque pathétique avec tout son déploiement de rimes dérivatives – si elle ne dissimule pas un léger sourire…

  • 25  RS 153, anonyme, ms. C, W. Wackernagel, Altfranzösische Lieder und Leiche aus Handschriften zu Ber (...)

Delivre est et je seux pris.
Maix ce n’est pais droite prise,
Car bien deüst estre mise
El leu ou ele m’ait mis.
Ensi l’ait a mon asise
Et tele est la loi asize
Ke la feme soit comquise
Pués k’elle ait l’ome conquis25. (III v. 8-15)

37Toutefois, puisque ces beaux raisonnements en restent à la pure théorie et que l’usage d’amour calqué à la fois sur le contrat féodal et sur l’adoration religieuse est par essence bon, comment expliquer l’échec du dire poétique, de la quête d’amour, cet échec qui est pour ainsi dire inscrit au cœur même de toute chanson quand celle-ci se déploie pour obtenir la reconnaissance ? Comme pour finir les modèles ne sont pas remis en cause, – ni celui de la société contemporaine, car c’est inimaginable ni l’image d’Amour sous peine de sortir du chant –, c’est le plus souvent la dame ou les autres qui se voient soumis au jugement que toute coutume postule. Ainsi s’affrontent deux coutumes antithétiques qui tantôt visent au même résultat lorsqu’il s’agit des rivaux, et, bien sûr, il faut prouver que l’usage d’autrui est faus et mauvais ; tantôt éloignent encore davantage les antagonistes lorsqu’il s’agit de la dame et cette fois, c’est l’art de la parole dont tout amant a le parfait usage qui doit emporter la conviction.

38La place qu’occupe « le » personnage des losengiers dans la lyrique incite à ne jamais sous estimer l’importance de ce motif dont on fait si rapidement un cliché parmi bien d’autres. Les losengiers au pluriel agissent toujours à la fois de façon collective et anonyme, ce groupe indifférencié résume ce que le monde peut avoir d’hostile, mais en instaurant tout spécialement une parole ou une clameur qui isolent l’amant et font de lui un coupable, car toute rumeur est souillure définitive au regard de l’amour. Le losengier n’existe que pour jangler, à la fois bavarder et médire, trahissant le secret d’un amour qu’il tue en le dévoilant, complotant à la fois la perte de la dame que ses propos hâbleurs séduisent et abusent, et la mort de l’amant dont il est jaloux ; la seule explication qu’on puisse donner à son attitude est la haine que de fait on éprouve contre lui :

  • 26  RS 504, Gautier d’Épinal, J. Kooijman, Trouvères lorrains, la poésie courtoise en Lorraine au XIII(...)

Tant est Amors afermee
En mon fin cuer droiturier [...]
Douce dame desiree,
Ou n’os aler n’envoier
Por la gent maleüree
Qui toz jorz sont costumier
D’agaitier
Li amanz et d’enuier.
Deus lor doint male duree26 ! (III, v. 21-22 et V, v. 29-35)

  • 27  Il s’agit de la chanson IX de Thibaut dans l’édition Wallensköld.

39Mais ces gens-là se révèlent aussi, à mieux considérer les vers où on les rencontre, comme des membres de l’auditoire, des connaisseurs qui donneront leur avis sur le chant, bref, des rivaux en l’art du trouver. Or il arrive au trouvère particulièrement lassé d’un service interminable de venir grossir les rangs des losengiers, puisqu’aussi bien, comme le chante une fois Thibaut de Champagne, son courtois adieu à sa dame et à Amour qui est désormais « hors de sa saison » ne l’empêchera nullement de continuer à chanter des chansons d’amour27… On l’aura compris les jangleors losengiers, comme les fins amants dont ils se réclament et comme les trouvères dont ils sont peut-être, ont un usage qui ressemble singulièrement à celui de leurs adversaires.

  • 28  RS 1413 Robert Mauvoisin, H. Petersen Dyggve, « Trouvères et protecteurs de trouvères dans les cou (...)

Faus losengier qui servent pour traïr,
N’est pas amors, honis soit leur usage !
Pour moi le di, c’onques ne soi mentir
Vers ma dame puis que li fis homage28. (II, v. 9-12)

40Ce personnage de l’Autre, hostile et peut-être plus aimable, cristallise la difficulté à faire admettre la sincérité du séducteur qui pourrait, certes, dire à sa dame comme tel autre insinuant :

Mon dessein mauvais n’est pas de te nuire…

41Mais les trouvères en restent à l’idée que l’amour, s’il est vrai, sincère et magnifiquement chanté, ne peut que mériter une réciproque – et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’Alain Chartier crée le scandale en faisant enfin parler la Dame dont l’absence de merci était restée muette. Avec de tels prémices, le raisonnement s’épuise en vaines arguties pour démontrer que l’usage de bien aimer est le strict opposé de l’usage menteur et fallacieux de l’autre :

  • 29  RS 1614 Långfors, « Mélanges de poésie lyrique française », Romania LII, 126, p. 418.

Estienes dist par raison :
Cuers qui aimme loiaument
Doit estre sanz mesprison,
Sanz orgoil et sanz bobant,
Sanz outrage et sanz folage,
Plus jolis et miex vaillanz ;
Par usage li plus sage
Doit bien estre li amans29. (IV, v.25-32)

42Le Cuers une fois purifié par tout ce dont il se dégage, le trouvère achève la description sur l’écho tautologique qui renvoie sage à usage. Las ! voilà que l’usage lui-même devient suspect quand il se vide de son sens vrai, il se transforme alors en un « par usage », une inertie de l’habitude qui prend bien évidemment sa force négative de réveiller en mémoire d’auditeur tout ce que la coutume et ses usages avaient d’excellent, de consacré. Là aussi, les trouvères sauront donner une grande puissance à ce terrible revirement lorsque la douleur les pousse à accepter de composer un chant « par usage » qui les met au rang des « amoureux d’été », ceux qui chantent parce qu’il fait beau :

  • 30  RS 1199, Gace Brulé, édition Dyggve, n° XXI.

Grant pechié fait qui de chanter me prie,
Car sanz raison n’est pas drois que je chant,
Qu’onques ne fis chançon jour de ma vie
Si fine Amour nel m’enseigna avant.
Maiz pour leur gré chanterai sanz talant
Ausint com cil qui par acoustumance
Fait tel chançon u n’a fors contenance30. (Exorde, v. 1-7)

  • 31  Incipit de RS 1572 de Gace Brulé, édition Dyggve, n° XLI.

43La contenance est un usage pervers qui s’oppose absolument à la convenance des coutumes justes du temps où Fine Amour était la magistra qui « enseignait à chanter ». Chaque trouvère partage avec « l’amoureux d’été » le bonheur de renaître aux beaux jours, lui aussi est sensible au retour de la lumière, à l’usage des oiseaux qui chantent l’amour et sont les gentils compagnons d’Amour dans les reverdies, quantité d’exordes célébrant le printemps nous sont témoignage de cette allégresse partagée. Bonne Amour n’est-elle pas celle qui apprend le chant « qui de joie est norriz »31 ? Mais comment admettre qu’un chanteur hypocrite connaisse la joie d’un amour réciproque, d’un chant apprécié par la dame ? Le vain usage ici dénoncé est bien l’odiosa consuetudo, la male coustume qu’il faudrait abolir :

  • 32  RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII.

Uns faux guilerres qui ment
Fet trop a mesplaire,
Qui par son engignement
Fait bien son afaire,
Et par vain usage.
Hé, las quel domage
Quant Amors consent
Joie avoir tel gent [...]32. (III, v. 17-24)

  • 33  Sur le rôle de l’eür [chance] dans la poétique de Thibaut, et de ceux qui, l’admirant, l’ont suivi (...)

44Certains trouvères comme le prince-poète Thibaut finiront par sous-entendre que tout s’explique par l’eür33, même si le « choix » qui préside à Fine Amour devrait exclure le soupçon de fatalisme. D’autres plus optimistes, tel Gillebert de Berneville, croient en un possible progrès du losengier, lui aussi amélioré par la vertu d’Amour, ici simple vision de la dame de Gillebert, décidément peu jaloux :

  • 34  RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII.
  • 35  RS 138, Gillebert de Berneville, K. Fresco, Gillebert de Berneville, Les poésies, Droz, Genève, TL (...)

Ausi vos di qui forsvoie en outrage,
En fauseté, en penser folement,
S’il veut en bien müer son fol usage
Voist esgarder le biau contenement
Et la valor de la tres bone et sage :
Ravoiez ert en bon ensaignement34. (III, v. 25-30)35

45Beaucoup retombent dans la misogynie, le fol usage, qui distord la parole et fait d’elle l’espace de la traîtrise, est appelé voire nécessité par la légereté et l’inconstance féminines que la chanson de femme (écrite par un homme) met si bien en scène.

  • 36  RS 1669, « chanson de femme », Perrin d’Angicourt, Chansons satiriques…, n° XXIX.

Je l’aim bien tant con je doi
Selonc no costume :
Nos amons dou ploi du doit,
Car feme nesune
N’ama onques de cuer vrai36. (V, v. 38-35)

46Même des dames de meilleur aloi que cette vilaine créature mise en chant par Perrin obligent l’amant à leur expliquer minutieusement combien elles doivent surveiller leurs usages si elles ne veulent pas devenir à proprement parler infames :

  • 37  RS 1150, Chansons satiriques…, n° XXXIV.

Je ne tien pais dame a saige
Ke chascun veult resgairdeir,
Ains doit si ses euls gardeir
C’on ne la taigne a volaige,
Et se par aucun usaige
Fait chascun semblant d’ameir [...]
S’en resoit blaime et hontaige37. (III, v. 21-26 et 29)

47Ainsi alors que l’introduction de la coutume et des usages dans la constellation poétique qui rayonne autour du motif du service s’ouvrait sur un riche contrepoint dont les harmoniques évoquaient chez l’auditeur une multiplicité de possibles, invoquer l’usage et l’accoutumance dans le domaine de la parole, achoppe sur une multiplicité de contradictions. Qui distinguera le faux usage du félon amoureux de celui de l’amant sincère et authentique, qui donnera à la dame le droit de reconnaître celui qui la mérite, c’est-à-dire son trouvère amoureux, quand le fait de lever les yeux sur n’importe quel autre (fatalement losengier) la renvoie à l’usage des cœurs volages et des folles femmes ? Qui décrètera que le chant qui s’élève est le plus beau, partant le plus rempli de vérité, quand ceux auxquels on réclame ce couronnement de la valeur sont des compagnons qui ont coutume d’endosser le même rôle pour formuler le même rêve ?

48Mais aussi quel mot-thème mieux que celui d’usage peut à lui seul contenir toutes ces interrogations ? Car il est tant de males coutumes qui pourtant sévissent et durent, tant de preuves et de procès pour discerner où est le droit et où, le tort, tant d’usages, enfin, que nos ancêtres acceptèrent et qui, pour finir, s’avèrent dommageables à ceux qui les ont suivis. Et puis surtout, dans la poésie des trouvères qui est poésie du mot, poésie du dire amoureux, l’essentiel est de convaincre que l’on dit vrai, c’est une quête de la sincérité, de l’authenticité, dont le but est de communiquer à l’Autre et à tout autre ce qui n’est guère communicable, le bruit du cœur que se veut le chant, car l’unique espoir du poète est que chacun puisse se connaître en ce Je.

49De toutes ces difficultés, coutume et usage se font la figure ou le chiffre, car le « convenable », et « l’horizon des valeurs communes » ne sont jamais que le pis-aller offert par la communauté à l’individu.

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Notes

1  B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Age, Paris, PUF [Le nœud gordien], 2008, p. 14.

2  Pour le sens de motif, voir J.-J. Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Armand Colin, 2005, et sa bibliographie.

3  L’analyse des termes s’appuie sur le relevé exhaustif des chansons comprises dans le répertoire d’H. Spanke, complétant celui de G. Raynaud, G. Raynauds Bibliographie des altfranzösischen Liedes, Leiden, E. J. Brill, 1955. À dessein, nous ne faisons pas de différence ici entre les chansons de genres variés, tout trouvère était parfaitement capable de composer dans chacun simultanément, en utilisant les mêmes termes topiques, qu’il s’agisse du registre pieux, de la pastourelle, l’aube, le Jeu Parti, la satire… et ainsi de suite, y compris dans le plus parodique qu’est la sotte-chanson. Nous suivrons ainsi l’exemple de nombreux médiévistes qui ont fait porter leurs études thématiques sur l’ensemble du corpus lyrique, jadis (voir notamment ce qu’écrivait P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, chapitre V (Le grand Chant courtois) et chapitre VI (Les échos de la chanson), et encore plus, aujourd’hui. (voir l’avis d’E. Doss-Quinby, J. Tasker Grimbert, W. Pfeffer et E. Aubrey, Songs of the Women Trouveres, Yale University Press, 2001, dans leur Introduction, à propos de « la chanson de femme » ; D. O’ Sullivan, Marian Devotion in Thirteenth-Century French Lyric, University of Toronto Press, 2005, pour la chanson pieuse ; les introductions aux grandes anthologies des trouvères de J. Dufournet, Anthologie de la poésie lyrique française des XIIe et XIIIe siècles, NRF, Gallimard, 1989, L. Formisano, La lirica, Bologna, 1990 ; S. N. Rosenberg, et H. Tischler, Chansons des trouvères, Lettres Gothiques, 1995 etc.) Les spécialistes des troubadours ont la même habitude.

4  Sur ce point, on me permettra de renvoyer à M.-G. Grossel, « Traduire la poésie, traduire poétiquement : l’exemple de la chanson de trouvères », Editer, traduire ou adapter les textes médiévaux, Actes du colloque international de Lyon 2008, textes rassemblés par C. Füg-Pierreville, CEDIC, Lyon, 2009, p. 207-218.

5  O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Sassier, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, I des origines à l’époque médiévale, Armand Colin [coll. U], 1994, p. 362.

6  RS 989, anonyme du ms. U, A. Jeanroy-A. Långfors, Chansons satiriques et bachiques du XIIIe siècle, Paris, Champion, édition de 1974, n° XXXIII.

7  RS 1171, Jaquemin de La Vente, Chansons satiriques… n° XXVIII.

8  Autrement dit « l’ensemble des usages » qui régissent l’être féminin.

9  RS 1479, A. Wallensköld, Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, Paris, SATF, 1925, n° XXI.

10  RS 1965, A. Lerond, Chansons attribuées au Châtelain de Couci, Paris, PUF, 1964, n° IX.

11  RS 314, Colart le Bouteillier, H. Petersen Dyggve, « Chansons françaises du XIIIe siècle », I, Neuphilologische Mitteilungen, XXX, 1929, n° VII.

12  RS 43, Robert du Chastel, J. Melander, « Les poésies de Robert de Castel, trouvère artésien du XIIIe siècle », Studia Neophilologica, III, 1930. Citée ici d’après G. Steffens, « Die altfranzösische Liederhandschrift von Siena », Archiv Herrig, LXXXVII, 1892, p. 332, n° LIV.

13  Godefroy IV, p. 463.

14  RS 26, A. Långfors, « Les chansons attribuées aux seigneurs de Craon, édition critique », Mémoires de la société néophilologique de Helsingfors, VI, 1917, p. 43-87, n° II.

15  T. Newcombe, Les poésies du trouvère Jehan Erart, Paris-Genève, Droz, 1972, note p. 106 : « Le poète emploie dans cette strophe bien des termes relatifs à la féodalité. Pourveüz : il est difficile de saisir le sens exact de ce terme. On pense surtout à « gouverné, protégé », [Godefroy, VI, 325] ; ce mot peut aussi signifier « pourvu d’un fief », le mot fief s’employant au sens figuratif […] Relever : terme féodal, [Godefroy, VI, 763] : « payer la relevaison, racheter. » La relevaison est le « rachat ou relief dû au seigneur censuel par un nouveau vassal. »[ Godefroy, VI, 762] »

16  Les poésies du trouvère Jehan Erart, n° XIII.

17  RS 1866, anonyme, Chansons satiriques..., n° XXXII.

18  RS 1690, H. Petersen Dyggve, Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude historique, Helsinski, 1951, Mémoires de la Société néophilologique d’Helsingfors, XVI, n° LXIV.

19  RS 2071, L. Barbieri, Le liriche di Hugues de Berzé, edizioni C.U.S.L. Milano, 2001. n° III.

20  RS 809, Gaidifer, « Chansons françaises du XIIIe siècle », II, n° XV.

21  RS 485, Les poésies.du trouvère Jehan Erart, n° XX.

22  RS 524, anonyme, ms. O, A. Jeanroy-A. Långfors, « Chansons inédites tirées du ms. 846 de la Bibl. Nationale », Archivum Romanicum, III, 1919, p. 1-27, n° LIV.

23  RS 36, anonyme, ms. C, édition diplomatique de J. Brakelmann, « Die altfranzösische Liederhandschrift n° 389 der Stadtbibliothek zu Bern », Archiv für das Studium der neueren Sprache und Literatur, XLIII, 1868, p. 241-394.

24  RS 99, anonyme, ms. O, Archivum Romanicum, III, 1919, n° LVI.

25  RS 153, anonyme, ms. C, W. Wackernagel, Altfranzösische Lieder und Leiche aus Handschriften zu Bern und Neueburg, mit grammatischen und litteraturhistorischen Abhandlungen, Basel, 1845, n° XXXVIII.

26  RS 504, Gautier d’Épinal, J. Kooijman, Trouvères lorrains, la poésie courtoise en Lorraine au XIIIe siècle, p. 126 ; dans sa thèse (que j’ai consultée en reproduction microfiches, Edizione critica e commento delle liriche di Gautier d’Épinal, 2004), Germana Schiassi suit un ms. où l’ordre des strophes est différent.

27  Il s’agit de la chanson IX de Thibaut dans l’édition Wallensköld.

28  RS 1413 Robert Mauvoisin, H. Petersen Dyggve, « Trouvères et protecteurs de trouvères dans les cours seigneuriales de France... » Helsinski, 1942, Annales Academiæ scientiarum fennicæ, série B, tome L, 2, p. 39-427.

29  RS 1614 Långfors, « Mélanges de poésie lyrique française », Romania LII, 126, p. 418.

30  RS 1199, Gace Brulé, édition Dyggve, n° XXI.

31  Incipit de RS 1572 de Gace Brulé, édition Dyggve, n° XLI.

32  RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII.

33  Sur le rôle de l’eür [chance] dans la poétique de Thibaut, et de ceux qui, l’admirant, l’ont suivi, voir M.-G. Grossel, Le milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens, Paradigme, 1994, tome II, p. 432-442 ; eadem, « Onques del brevaje ne bui/dont Tristans fu anpoisonez, fascination et rejet de la passion tristanienne dans la lyrique d’oïl », Tristan-Tristrant, Mélanges en l’honneur de Danielle Buschinger à l’occasion de son 60ème anniversaire, éd. par A. Crépin et W. Spiewok, Reineke-Verlag, 1996, p.195-208 ; ead. « Folie de la l’amour, sagesse de la parole : la construction du Je poétique chez Thibaut de Champagne », Les chansons de langue d’oïl, l’art des trouvères, Études réunies par M.-G. Grossel et J.-C. Herbin, Presses Universitaires de Valenciennes, 2008, p. 147-160.

34  RS 651 anonyme, ms. O, Archivum romanicum II, 1918, n° XXVIII.

35  RS 138, Gillebert de Berneville, K. Fresco, Gillebert de Berneville, Les poésies, Droz, Genève, TLF, 1988, n° XX.

36  RS 1669, « chanson de femme », Perrin d’Angicourt, Chansons satiriques…, n° XXIX.

37  RS 1150, Chansons satiriques…, n° XXXIV.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Geneviève Grossel, « Le motif de la coutume dans la lyrique des trouvères »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 323-338.

Référence électronique

Marie-Geneviève Grossel, « Le motif de la coutume dans la lyrique des trouvères »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12243 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12243

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Auteur

Marie-Geneviève Grossel

CALHISTE EA4343, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis

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