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Aspetti dell’oralità nella letteratura italiana medievale

Les « Cantari » et la tradition écrite du conte populaire

Carlo Donà
p. 225-243

Résumés

La tradition écrite du conte populaire a des racines obscures. Le conte populaire est un genre littéraire très ancien et très diffusé qui, à l’origine, reste confiné à la tradition purement orale. À peu d’exceptions près, il prend une forme écrite seulement tard : selon l’opinion courante, avec Straparola (1550-53) et Basile (1630-34). Cet article s’efforce de démontrer, au contraire, que la tradition écrite des contes est réellement née en Italie, mais plus de deux siècles avant les Piacevoli Notti. Cette tradition a vu le jour, pendant la deuxième moitié du XIVe siècle, avec les cantari, des petits poèmes de goût populaire, écrits en ottava rima, qui, pour la première fois dans la littérature européenne, explorèrent systématiquement la tradition folklorique du conte populaire, et empruntèrent à cette tradition un grand nombre de canevas narratifs. Des ouvrages comme Liombruno, Bel Gherardino, Campriano et ainsi de suite, sont, à tous points de vue, de vrais contes populaires dans une forme littéraire : ils ont ouvert la voie qui amène du Märchen à la littérature, et ils ont bénéficié d’un énorme succès, pendant des siècles, influençant en même temps la tradition littéraire et la narrative populaire.

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Texte intégral

  • 1  Comme l’immense Enzyklopädie des Märchens (Berlin-New York, De Gruyter, 14 volumes), la plus modes (...)

11. L’histoire du conte populaire reste à écrire, dans une large mesure. Bien sûr, nous avons les grandes synthèses produites par l’admirable doctrine de l’école historique : je pense en premier lieu à Zur Geschichte der Märchen, qui conclut les grandes Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm de Johannes Bolte et Georg Polívka (Leipzig, Diterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1930). À côté, il y a les analyses de grands moments de l’histoire du conte, comme Da Cenerentola a Cappuccetto rosso. Breve storia illustrata della fiaba barocca de Michele Rak (Milano, Bruno Mondadori 2007). Mais une reconstruction vraiment complète et satisfaisante de l’évolution du Märchen nous manque et, vraisemblablement, nous manquera encore longtemps, parce qu’aujourd’hui, on préfère la spécialisation fragmentaire des lexiques aux synthèses de large ampleur1.

2Ainsi, notre connaissance du parcours évolutif qui, à partir des contes purement oraux de la mémoire ethnique, nous a menés jusqu’aux chefs-d’œuvre écrits par les frères Grimm – c’est-à-dire, jusqu’à ce type particulier de conte fantastique qui, pour nous, fixe les paramètres du genre – présente encore de vastes lacunes. Dans une certaine mesure, ces lacunes sont produites par le caractère même de notre documentation et sont donc, pour ainsi dire, fonctionnelles et inéluctables, les contes populaires étant, dans leur essence, des formes hors de l’histoire, qui nagent dans la vague indétermination du « Il était une fois… ». Mais ces lacunes tiennent moins à l’absence de documents qu’à une sorte de paresse intellectuelle, qui nous empêche de considérer de manière critique le riche dossier que Bolte, Polívka et tant d’autres ont réuni avec une prodigieuse érudition.

3C’est exactement ce que j’essaierai de faire dans les pages qui suivent, pour améliorer un peu la compréhension, jusqu’à présent très approximative, d’un des moments décisifs pour l’histoire du Märchen, celui où l’on commence à décerner l’existence d’une tradition proprement écrite du conte populaire. J’examinerai donc une fois encore les premiers documents de ce type, documents tous bien connus depuis longtemps, en essayant de jeter sur eux un regard nouveau, et de leur poser, pour ainsi dire, de nouvelles questions, pour obtenir de nouvelles réponses.

42. Le Märchen, en tant que genre littéraire, a une histoire précise et déterminable. Une histoire qui est sûrement très ancienne, mais qu’on peut reconstruire en grande partie seulement par fragments, et d’une façon très problématique, parce que notre dossier se compose forcément de deux parties différentes, et chacune d’elles doit être examinée juxta sua propria principia . D’un côté, on a le registre de la tradition orale, populaire, anonyme, folklorique ; de l’autre, le registre de l’exploitation littéraire de cette tradition, fait de textes déterminés, enracinés dans leur milieu et leur temps, d’auteurs conscients, qui écrivent le conte en choisissant parmi différentes possibilités stylistiques, et d’un public qui, d’ordinaire, lit le texte et ne l’écoute pas. Entre les deux volets de ce diptyque il y a, bien sûr, des rapports très étroits ; mais on ne peut pas considérer tout à fait sur le même plan un conte de Basile et un des contes recueillis « du peuple », par des chercheurs comme Bladé, Cosquin ou Luzel. Le sujet peut être le même, mais la substance littéraire diffère ; le cadre et le mode de la communication diffèrent, et ce qui diffère surtout, c’est la nature même des contes. C’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on ne peut pas affronter les deux secteurs de l’histoire du conte avec le même outillage intellectuel. Pour aborder l’un d’eux, on devra utiliser, par exemple, les données de l’anthropologie, ou des études sur ce que, en dépit de la contradictio in adiecto, on appelle la littérature orale, comme l’a fait Rudolf Schenda dans son merveilleux Von Mund zu Ohr. Bausteine zu einer Kulturgeschichte volkstümlichen Erzählens in Europa (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993) . Pour affronter la fable littéraire, au contraire, on utilisera les instruments usuels de la philologie et de la stylistique, de la critique littéraire et de l’histoire, comme en témoigne, par exemple, le livre – discutable – de Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather. Straparola, Venice, and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002.

5On peut aussi choisir, bien entendu, de se situer en amont de cette dichotomie, en étudiant le conte en tant que tel, comme schéma abstrait, comme chaîne de motifs et de thèmes traditionnels, ou bien comme agglomération d’archétypes pleins d’une merveilleuse substance proprement mythique. Ce regard distancié est parfaitement légitime, et dans bien des cas utile et productif, mais il fait l’impasse, fatalement, de la dimension diachronique, du sentiment de l’unicité individuelle des différents témoins à savoir, en un mot, de la trace de l’histoire. Et même dans ses preuves les plus solides et convaincantes, par exemple dans les beaux travaux de l’école finnoise, cette perspective reste confinée dans la dimension purement synchronique d’un présent éternel.

6Une approche des contes populaires qui ne soit pas disposée à oublier l’histoire, doit donc forcément prendre en charge, en même temps, leur côté anthropologique et leur côté littéraire ; c’est-à-dire qu’on doit accepter la nature double du conte même, et admettre de le considérer perpétuellement, et contradictoirement, suspendu entre folklore et littérature, entre oralité et écriture, entre culture populaire et tradition savante. C’est justement ce qu’il se passe dans les meilleurs produits de la recherche contemporaine, comme les livres qui constituent le point de départ de ces pages : celui de Graham Anderson, Fairy Tales in the Ancient World (London-New York, Routledge, 2000), et celui de Jan M. Ziolkowski, Fairy Tales before Fairy Tales. The Medieval Latin Past of Wonderful Lies (Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2006). Seule l’union de ces deux points de vue (je les appellerai, pour simplifier, « anthropologique » et « littéraire ») peut donner, je crois, une sorte de vision stéréométrique des contes, conférant aux récits une profondeur et une consistance.

  • 2  V. Propp, Le radici storiche dei racconti di fate, Torino, Boringhieri, 1972 (éd. or. 1946) ; V. P (...)

7D’ordinaire, néanmoins, cette union n’a pas lieu, et on note même une sorte de tension cachée entre les deux approches des contes, de sorte que les « anthropologues » ignorent ce qu’en disent les gens de lettres, et les lettrés considèrent les travaux sur les aspects mythiques, anthropologiques, ou psychologiques des contes avec un curieux mélange de dédain, de dépit et, peut-être, de peur, parce que, cela va de soi, les « textes » des anthropologues sont autre chose que les « textes » des philologues. Autrefois, les choses se passaient différemment : les grands savants du XIXe siècle, tels Jacob et Wilhelm Grimm, Reinhold Köhler, Gaston Paris ou Angelo De Gubernatis, savaient se débrouiller parfaitement dans les deux champs, avec une étonnante maîtrise et une doctrine démesurée. Mais aujourd’hui nous n’avons plus le talent de ces maîtres, et entre la philologie et l’anthropologie il n’y a plus de langue commune. On le voit très bien dans le cas de Vladimir Propp. Le savant russe consacra aux contes plusieurs travaux, de valeur très inégale. Pour les spécialistes des sciences humaines, son chef-d’œuvre reste sans aucun doute le grand travail sur les racines historiques des contes de fées, tandis que ceux qui s’occupent des contes du côté littéraire célèbrent seulement sa Morphologie, œuvre mal conçue, mal fondée et absolument inutilisable pour une recherche sérieuse2. Autrement dit : les deux cultures ne se parlent pas.

83. Donc, les contes existent en deux modalités, apparentées mais distinctes, l’orale et l’écrite. La tradition orale est certainement prioritaire, c’est-à-dire plus ancienne et plus répandue et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, reste très stable, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Cela est confirmé par des textes comme l’Histoire des deux frères (XIIe s. av. J.-Ch. ?), que Gaston Maspéro publia en 1882 dans ses Contes Populaires de l’Egypte Ancien (Paris, Maissonneuve et Larose), ou le conte d’Amour et Psyché, inséré dans les Métamorphoses d’Apulée, textes qui sont absolument comparables à des Märchen modernes ; ou bien par les grandes collections exotiques, comme le Khatāsaritsāgara de Somadeva (Kashmir, XIe s.), ou les Mille et une nuits (XIVe s. ?), qui présentent les mêmes types de contes, voire exactement les mêmes contes présents dans les collections occidentales.

  • 3  Cicero Nat. Deor. 3.5.12 ; Hor. Sat. 2.6.77, Tibullus 1.5.84 ; Quint 1.8.9, Apuleius Met. 4.27 ; M (...)
  • 4  Quint. Inst. Orat. 1. 9.2
  • 5  A. Scobie, « Storytellers, Storytelling, and the Novel in Graeco-Roman Antiquity », Rheinisches Mu (...)
  • 6  Suet. Augustus, 78.

9Quoiqu’elle soit très ancienne, assez stable et énormément répandue, la tradition orale n’est ni simple, ni unitaire. À en juger par les nombreux témoignages des auteurs classiques, en effet, cette tradition devait être diffusée par deux voies très différentes. D’une part, les contes étaient transmis par des amateurs surtout dans le milieu féminin : on parle souvent de aniles fabellae3, ou bien de fabulae nutricularum4, que les femmes racontaient aux enfants, pour les égayer, comme la vieille qui, dans les Métamorphoses d’Apulée conte l’histoire d’Amour et Psyché, ou pour faciliter le sommeil, ou comme la nutricula de Tertullien, Adversus Valentinianos, 3 (Migne, PL 2, 580). D’autre part, il y avait des professionnels, les fabulatores, qui amusaient le public avec leurs histoires5. Ils demandaient une modeste rétribution (cfr. Plinius, Ep. 2, 20 : Assem para et accipe auream fabulam) [Prépare une petite pièce de monnaie, et écoute une fable de grande valeur !], et leurs performances réjouissaient les passants (Dion de Pruse, Or. 20.10), ou les riches qui s’assuraient leurs services, comme Auguste qui, quand il s’éveillait pendant la nuit, lectoribus et fabulatoribus arcessiti somnum resumebat6 [il faisait venir des lecteurs et des conteurs, et il reprenait le sommeil.]

10Nous savons que la diffusion de ces fabulatores s’est perpétuée, sans aucune solution de continuité, pendant tout le Moyen Âge. De nombreux témoignages décrivent leur activité : par exemple deux contes du Novellino nous décrivent leurs récitals aux curiae de l’empereur Frédéric II et de son gendre, le terrible seigneur de Padoue :

  • 7  Novellino, dans Novellino e Conti del Duecento, éd. S. Lo Nigro, Torino, UTET, 1981, p. 59-213, n° (...)

Messere Azzolino di Romano avea un suo favolatore, al quale facea favolare la notte quando erano le notti grandi di verno. Una notte avenne che ’l favolatore avea grande talento di dormire, et Azzolino il pregava che favolasse. E ’l favoliere incominciò una favola d’uno villano…7

[Ezzelino da Romano avait son propre conteur, auquel il faisait conter pendant les longues nuits d’hiver. Une nuit, il arriva que le conteur avait grande envie de dormir, et Ezzelino le pria de conter quelque chose. Et le conteur commença une fable d’un vilain…].

  • 8  A. Varvaro, Apparizioni fantastiche. Tradizioni folcloriche e letteratura nel Medioevo, Bologna, I (...)

11Évidemment, puisque verba volant, il ne nous reste plus rien du répertoire de ces fabulatores, mais on peut sans doute se faire une idée assez précise des contes qu’ils transmettaient en feuilletant des recueils d’historiettes comme le De nugis curialium de Walter Map (vers 1135 – vers 1210)8, ou les Otia Imperialia de Gervase de Tilbury (vers 1150 – vers 1228), recueils qui, à partir du titre lui-même, s’efforcent de transcrire le patrimoine des contes qui circulaient dans les cours royales de la fin du XIIe siècle, et qui sont probablement à considérer précisément comme des encyclopédies pour les fabulistes. Les écrivains du Moyen Âge qui ont conservé la mémoire de l’activité de ces personnages sont nombreux, et parfois nous connaissons même quelques noms : le Bledhricus-Bréri famosus fabulator, par exemple, peut-être identifié avec le noble gallois Bledri ap Cadivor, dont nous parlent Thomas, Giraut de Barry, et l’auteur de la Deuxième Continuation du Perceval. Avec lui, on doit citer au moins les trois fabulistes du comte Harnaut de Guisnes, que Lambert d’Ardres (vers 1160-1227) a évoqués dans son Historia comitum Ghisnensium.

  • 9  Lamberti Ardensis Historia comitum Ghisnensium, edidit I. Heller, MGH SS 24, Leipzig, Hiersemann, (...)

Senes autem et decrepitos, eo quod veterum eventuras et fabulas et historias ei narrarent, et moralitatis seria narrationi sue continuarent et annecterent, venerabatur et secum detinebat. Proinde militem quendam veterarum Robertum dictum Constantinensem, qui de Romanis imperatoribus et de Karlomanno, de Rolando et Olivero et de Arthuro Britanniae rege eum instruebat et aures eius demulcebat ; et Philippum de Mongardinio, qui de terra Ierosolimorum et de obsidione Anthiochie, et de Arabicis et Babilonicis et de ultramarinarum partium gestis ad aurium delectationem ei referebat ; et cognatum suum Walterum de Clusa nominatum, qui de Anglorum gestis et fabulis, de Gormundo et Ysembardo, de Tristanno et Hisolda, de Merlino et Merchulfo et de Ardentium gestis […] diligenter edocebat, familiares sibi et domesticos secum retinebat et libenter eos audiebat9.

[Il vénérait les vieux et les hommes décrépits, et il les gardait chez lui, pour se faire conter les aventures des anciens, et les histoires, et les contes, et parce qu’ils pouvaient compléter et enrichir leurs histoires avec le sérieux de la moralité. Par conséquent, un vieux combattant, Robert dit de Constantinople, l’instruisait sur les empereurs de Rome, et sur Charlemagne, sur Roland et Olivier, et sur le roi Arthur de Bretagne, et lui caressait les oreilles <avec ses histoires> ; Philippe de Monjardin, pour l’amuser, lui contait de la terre de Jérusalem, du siège d’Antioche, des Arabes et des Babyloniens, et des prouesses d’outre-mer ; son beau-frère, qu’on appelait Gautier de Cluse, le renseignait avec soin sur les exploits et les fables des Anglais, sur Gormont et Ysembart, sur Tristan et Yseut, sur Merlin et Marcolphe, sur les exploits des gens <de la famille> d’Ardres. <De tous ceux-là> il apprenait diligemment, il lestenait chez lui, comme des gens de la maison et de la famille, et il les écoutait volontiers.]

12Ici, les fabulatores sont des vieux (senes et decrepitos) qui connaissent la tradition ancienne (veterum eventuras et fabulas et historias), et qui savent extraire de leur contes des enseignements moraux. Chacun d’eux semble avoir un répertoire spécialisé, mais, dans l’ensemble, ce répertoire comprend presque toute la tradition médiévale sérieuse (le comique étant laissé de côté, délibérément, sans doute) ; seule la littérature religieuse n’est pas représentée ici : évidemment le comte Harnaut n’aimait pas le genre ou bien, peut-être, son chapelain avait l’exclusivité de la matière.

13Notre connaissance de la tradition orale des contes préservés par les amateurs est, hélas, encore plus vague et lacunaire. On sait que, jusqu’à l’époque moderne, on avait l’habitude de conter près du feu, le soir. Boccaccio, par exemple, dans sa Genealogia Deorum (vers 1359), peint avec mépris une vieille conteuse qui, comme les anthropologues d’aujourd’hui, croit à l’importance sémiotique de ses propres contes.

  • 10  Je cite d’après G. Boccaccio, Della genealogia degli dei libri quindeci, Venezia, Valentini, 1617, (...)

[…] non essere alcuna così pazzarella vecchiacciuola d’intorno il fuoco di casa, che di notte vegghiando con le fantesche racconti alcuna favola dell’Orco o delle Fate et Streghe, dalla cui spessissime volte finta e recitata, sotto ombra delle parole riferite non vi senta incluso, secondo le forze del suo debile intelletto, qualche sentimento alle volte da ridersi poco, per lo quale vuole mettere timore ai picciolini fanciulli overo porgere diletto alle donzelle, overo farsi beffe di vecchi o almeno mostrare il potere della fortuna10.

[… quand, près de la cheminée de la maison, en veillant la nuit avec les servantes, une vieille folle conte une fable de l’ogre, des fées ou des sorcières, une fable qu’elle a contée et récitée mille fois, elle est convaincue, selon les possibilités de son faible sens, que derrière ses paroles il doit y avoir quelque signification cachée, digne d’être prise au sérieux, et elle veut par là épouvanter les enfants, ou amuser les jeunes filles, ou se moquer des vieux, ou encore au moins montrer le pouvoir de la fortune.]

14Combien de contes, et lesquels, étaient présents dans le répertoire de ces amateurs ? Nous l’ignorons totalement. Mais par analogie avec le répertoire des conteurs modernes étudiés par les spécialistes des traditions populaires, on peut supposer que, même pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, un bon conteur devait connaître plusieurs dizaines de contes différents.

  • 11  D’ici en avant, on se référera aux contes suivant la numération de l’index des types de Aarne et T (...)

154. Soit dans les récitals des conteurs, soit dans les veillées de famille, les fabulae proprement dites devaient constituer la partie la plus ancienne et strictement traditionnelle du répertoire. Tout laisse à croire, en effet, que les contes populaires que nous connaissons d’après les collections des folkloristes sont tous, ou presque tous, d’origine très ancienne. Et pourtant, généralement, ce n’est pas du tout facile de le démontrer. Quand, par exemple, dans le Satyricon de Pétrone, Trimalchion dit, en se référant à soi-même, qui fuit rana, nunc est rex (Sat., 77.6), la tentation d’y voir une allusion précise au conte, très connu, du Roi grenouille (ATU 440)11 est, pour moi, presque irrésistible ; mais malheureusement il n’y a aucun document qui atteste la circulation de ce conte avant le XVIe siècle.

  • 12  Cfr. Scobie, art. cit., p. 244-45 : « The term anilis fabula, and its Greek equivalent, was the ul (...)

16On se trouve assez souvent dans une situation pareille, en repérant les antécédents d’un conte, et en fixant les étapes de son évolution. Ceci se produit parce que le conte populaire n’a, jusqu’à la fin du Moyen Âge, qu’une tradition écrite fortuite, exceptionnelle, très fragmentaire et, pour ainsi dire, dissimulée. Comme le confirme le fragment de Boccace cité ci-dessus, la culture savante manifeste toujours envers les contes populaires un dédaigneux ressentiment et un hautain dépit (ineptiae, nugae, deliramenta)12 ; cette attitude négative devient, cela va de soi, une hostilité ouverte chez les auteurs chrétiens, qui flairent le paganisme profond des contes et s’en inquiètent. Le mépris des lettrés et la haine des prêtres exercent une sorte d’interdit systématique, et jusqu’au XIVe siècle empêchent à la plupart des contes d’affleurer dans le domaine de l’écriture. On trouve souvent des allusions aux contes merveilleux, des citations, des renvois indirects ; on les utilise, par morceaux, pour enrichir quelques tissus littéraires : mais on ne les écrit guère. Dans la littérature latine et vulgaire des XIIe et XIIIe siècles, en particulier, le Märchen filtre et circule partout, des exempla à l’hagiographie, du roman au miracle, mais il ne se cristallise presque jamais dans une forme autonome. Le beau livre de Jan Ziolkowski Fairy Tales from before Fairy Tales, que je viens de citer, étudie avec une parfaite maîtrise les contes de tradition folklorique écrits en latin pendant cette époque, et souligne, justement, leur importance ; mais on ne peut qu’être choqué aussi par leur extrême rareté, du moment qu’en latin, un millénaire nous a laissé seulement un vrai échantillon du Märchen : Asinarius. Dans les langues vulgaires, on trouve quelque texte qui dérive des contes merveilleux de la tradition orale à partir du XIIe siècle : des romans, comme Parthonopeus de Blois ou Friedrich von Schwaben ; quelque chanson de geste tardive, comme Huon de Bordeaux et ses continuations ; les lais, qui sont souvent très proches de la tradition folklorique ; quelque fragment des sagas plus fantastiques et légendaires. Mais ce sont toujours des élaborations nettement littéraires, qui ne semblent pas rester très proches des vrais contes populaires (du moins, des contes tels que nous les connaissons d’après les collections modernes), et qui, de surcroît, en dépit de leur succès, ne laissent pas de vraie postérité littéraire.

17La situation est moins dramatique avec l’autre branche des contes populaires, celle des récits comiques, de style réaliste et de ton léger : sans doute, je crois, parce qu’ils étaient goûtés par un public spécifiquement masculin, en soi plus proche du niveau de l’écriture. On voit donc les contes à rire faire leur apparition déjà bien avant l’an mil, par exemple avec l’admirable Unibos latin (ATU 1535), et s’épanouir bientôt en genres bien fixés : les ridicula des Carmina Cantabrigensia, les comoediae elegiacae, les fabliaux, les Mären. Il est significatif, néanmoins, que même pour les contes comiques, il y a une sorte de frontière difficile à franchir, entre oralité et écriture ; une frontière qu’on peut dépasser seulement à l’aide d’un genre qui appartient déjà, depuis longtemps, au domaine proprement littéraire : celui de la fable. C’est bien pour cela que les fabliaux ont pris de la fable le nom et l’habitude de juxtaposer au conte une morale souvent très faiblement connexe au récit même. Et c’est pour cela, surtout, que la plus ancienne collection des fabliaux a survécu, complètement méconnue, précisément à l’intérieur d’un recueil de fables. Ce sont les Fables de Marie de France, qui, dans la partie la plus originale du recueil, celle qui n’est pas dérivée du Romulus Nilantinus, mais a été colligée directement par Marie elle-même, a inséré une quinzaine de véritables « proto-fabliaux » (nn. 25, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 53, 54, 55, 57, 94, 99, 100), c’est-à-dire des contes comiques avec des acteurs humains, dans la plupart des cas étrangers à la véritable tradition phédrienne, et connus aussi par des versions authentiquement populaires. Assez bizarrement, les historiens de la littérature médiévale ont complètement négligé, à tort, ce côté de l’activité de Marie. Mais l’ancienneté de son recueil de fables (composé dans le dernier quart du XIIe siècle), la relative abondance de sa tradition manuscrite (23 témoins), et surtout l’ampleur de la collection de ces proto-fabliaux (15 textes au moins, vis-à-vis des huit fabliaux de Jean Bodel, ou bien des six de Gautier le Leu), font de Marie, sans doute, la vraie créatrice du genre.

185. La rareté des témoins écrits ne doit pas faire penser à une tradition faible : elle souligne seulement que cette tradition était toute orale. Bien au contraire, c’est justement la rareté des Märchen littéraires qui nous oblige à supposer, par compensation, pour ainsi dire, une diffusion particulièrement large du conte oral.

  • 13  C. Donà, Trubert o la carriera di un furfante, Parma, Pratiche, 1994.
  • 14  O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur », Anatolian Studies, 6, 1956, p. 145-82 ; 7, 1 (...)

19Je donne un exemple qui me concerne directement. Il y a plusieurs années, j’ai étudié les rapports entre un curieux roman comique du XIIIe siècle, Trubert de Douin de Lavesne, et la tradition folklorique du conte ATU 1538, The Revenge of the Cheated Man ou The Youth Cheated in Selling Oxen13. Le roman est bâti sur le canevas du conte, et chacun des épisodes de l’histoire trouve des parallèles précis avec telle ou telle autre version folklorique moderne. Je pensais que Trubert était la première manifestation littéraire de ATU 1538 ; et, étant donné que le roman n’avait eu, apparemment, aucun succès à son époque, j’en concluais qu’il n’avait pas pu être la source directe de ses nombreux analogues folkloriques, et donc qu’il devait s’appuyer sur une tradition orale déjà très répandue à son époque, une tradition séculaire, étendue sur toute l’Europe et le nord de l’Afrique, qui reliait l’œuvre médiévale aux contes modernes, et qui justifiait, pour ainsi dire, leur continuité narrative tout à fait manifeste. Ma thèse était bien fondée, je crois, mais je me trompais beaucoup en plaçant Trubert au début de la tradition ; je ne savais pas, à l’époque, qu’on avait découvert depuis longtemps un échantillon de ATU 1538 bien plus ancien : il porte le titre The poor man of Nippur, il est l’un des textes de la bibliothèque de Sultantepe, il est écrit en accadien et il remonte au deuxième millénaire avant notre ère14. Trubert et l’ancien récit cunéiforme racontent exactement la même histoire : cela signifie, non seulement qu’ils offrent deux versions tout à fait parallèles de ATU 1538, mais qu’ils appartiennent aussi à la même branche de la tradition. Par exemple, tandis que, dans la majorité des versions folkloriques modernes, le héros, au début du conte, doit vendre des bœufs, dans ces deux contes-là il s’agit d’une chèvre. On ne connaît pas d’autres versions écrites du texte entre le récit de Sultantepe et le roman en ancien français : donc, le conte a survécu pendant trois mille années, à peu près, seulement dans les dépôts immatériels de la tradition orale. La chaîne mnémonique doit avoir été bien solide et bien longue pour conserver notre conte intact, dans une si grande extension de temps et d’espace. On doit supposer l’existence de milliers de versions orales, sans cesse répétées, conservées, mémorisées, transmises, de conteur en conteur, de génération en génération, de peuple en peuple, pour combler l’abîme qui s’ouvre entre le monde accadien, lointain et perdu, et le folklore d’aujourd’hui.

206. En d’autres termes, je crois qu’il est nécessaire, avant tout, de modifier notre perception du problème. Tradition orale et tradition écrite des contes populaires ne diffèrent pas seulement en soi, par le mode de la transmission, les occasions du conter, les caractéristiques de la narration et ainsi de suite, mais elles sont de poids différents. Aujourd’hui, nous sommes accoutumés à lire nos contes, alors que la tradition orale est presque disparue, du moins en Europe ; autrefois, jusqu’aux seuils de la modernité, la tradition écrite était rare et exceptionnelle, tandis que la tradition orale devait être universellement répandue, habituelle dans tous les milieux et vaste, c’est-à-dire comprenant un très grand nombre de contes, perpétués de siècle en siècle.

21Le conte littéraire ne naît vraiment que lorsque cette tradition orale, ubiquitaire et primordiale, avec la diffusion de l’imprimerie, commence à devenir secondaire, et à se faire vraiment « populaire », c’est-à-dire, confinée aux niveaux les plus bas de la société. Et il naît précisément en ce temps-là parce qu’une fraction considérable de la société commence à se détacher de cette culture folklorique et verbale, et à remplacer par les livres – livres en papier, imprimés en série, de prix contenu et de dimensions modestes –, les veillées ou les conteurs de la tradition. Autrefois, on pouvait bien mettre par écrit un conte, comme firent Apuleius, Douin de Lavesne ou l’inconnu auteur de Asinarius, mais ce geste n’était pas provoqué par une vraie nécessité culturelle, dans la mesure où la soif de contes était déjà assouvie par le canal de l’oralité ; ces tentatives, donc, restèrent toujours purement épisodiques.

22Naturellement, le processus évolutif qui transforme le conte populaire oral en conte écrit est lent, et ne se produit pas partout en même temps : il commence dans les laboratoires mêmes de la modernité, les villes de l’Italie du Nord pendant la Renaissance, la ville de Paris au Grand Siècle, l’Allemagne du XIXe siècle qui est en train de s’industrialiser, et continue jusqu’à nos jours, en laissant toujours, pour ainsi dire, des larges baies d’oralité, dans les régions les plus latérales et conservatives.

23Mais quand, et comment, cette évolution a-t-elle commencé ? En d’autres termes, quelle est la date et le lieu de naissance du Märchen littéraire ? On répond généralement que le conte, en tant que forme littéraire, naît en Italie, entre la moitié du XVIe siècle et la moitié du siècle suivant, et plus particulièrement avec les Piacevoli notti de Zoanfrancesco Straparola (1550-1553) et le Pentamerone de Giambattista Basile (1634-1636).

  • 15  Jack Zipes, When Dreams Came True. Classical Fairy Tales and Their Tradition, London-New York, Rou (...)

It was not until the publication of Giovan Francesco Straparola’s Le piacevoli notti (1550-53) in two volumes that a seizable number of fairy tales were fist published in the vernacular and for a mixed audience of upper-class men and woman15.

  • 16  N. Canepa, « Italy », The Oxford Companion to Fairy Tales, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; (...)

Giambattista Basile’s Lo cunto de li cunti overo lo trattenemiento de peccerille (1634-36), the first integral collection of fairy tales in Europe, is the work that truly marks the passage from the oral folk tale to the artful and sophisticated « authored » fairy tale16.

  • 17  Je néglige délibérément les thèses de Ruth B. Bottingheimer, Fairy Tales, a New History, Albany, E (...)

24Or, les truismes ont toujours un important degré de vérité ; et celui-ci ne fait pas exception17. Mais, il ne nous dit pas toute la vérité. Certainement, le recueil des Märchen littéraires naît, en Europe, avec Basile, qui, à son tour, s’inspirait de la longue tradition du conte-cadre, renfermant en soi plusieurs contes indépendants, distribués en diverses journées, selon le modèle consacré, chez nous, par Boccace. Ce modèle avait été renouvelé par Straparola, et par d’autres auteurs, comme Ser Giovanni Fiorentino, auteur du Pecorone (1378-1385), qui avaient inséré dans leurs collections, à côté des nouvelles proprement dites, aussi des contes merveilleux d’évidente origine populaire. Du reste, on avait essayé cette voie depuis longtemps, du moment que le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (vers 1184), une des premières collections européennes à utiliser ce modèle typiquement oriental, contient déjà un conte, Cygni, dérivé directement de la tradition folklorique.

25Mais, si le recueil des Märchen se constitua avec le Pentamerone, le Märchen littéraire en soi, en tant que genre écrit artistiquement défini, naquit bien avant, et même bien avant les Piacevoli notti. Il ne vit pas le jour dans les pages des livres de nouvelles, mais sur les places des villes ; et ses parents ne furent pas des lettrés purs comme Basile ou Straparola, mais des conteurs semi-cultivés, qui partageaient la tradition orale du folklore et la culture écrite des savants. C’étaient les héritiers légitimes de l’ancien lignage antique et médiéval des fabulatores, et, comme eux, gagnaient leur pain en racontant aux gens un grand tas d’histoires de différents types : légendes pieuses et arthuriennes, faits d’histoire et de chronique, contes épiques et mythologiques. Leur nom étais canterini, évidemment parce que, comme il advient toujours dans les traditions proprement orales, ils racontaient en chantant (cf. chanson de geste) des textes versifiés, bâtis sur une mesure rythmique ensemble plaine et paisible, flexible et harmonieuse, qu’on appelle ottava.

26Les textes présentés par les canterini s’appelaient cantari : et c’est justement à l’intérieur de ce genre, que le conte populaire connaît sa première floraison littéraire, une éclosion riche, abondante, continuée, qui perdura pendant deux siècles au moins, et qui relie parfaitement, on dirait sans aucun signe de suture, la tradition toute orale des contes folkloriques et celle, toute écrite, de Basile, de Perrault, des Grimm.

277. Les Cantari sont un genre fortement pénalisé par l’historiographie littéraire italienne, fondée encore (mais en cachette !) sur des présuppositions de type qualitatif (Croce), distinguant carrément la littérature « haute », la « vraie poésie », les « chefs-d’œuvre », de la littérature « subalterne », « populaire », « de consommation ».

  • 18  F. Cossutta, « Un esempio di letteratura di consumo nel passato : cantari del secolo XIV », Trivia (...)
  • 19  A. Balduino, « Letteratura canterina », Id., Boccaccio, Petrarca e altri poeti del Trecento, Firen (...)

28Or, les cantari sont placés sans aucune hésitation dans la deuxième catégorie18, et on les considère donc habituellement comme une littérature mineure : ils sont les parents pauvres de genres nobles comme la nouvelle ou le poème chevaleresque. En effet, ils étaient un genre populaire par excellence, une sorte de littérature de colportage ou de bibliothèque bleue avant la lettre, qui exerçait, surtout, une précise et importante fonction de médiation culturelle. Ils vulgarisaient des thèmes et des histoires tirés de la tradition littéraire19, souvent de la tradition étrangère, comme dans le cas du plus ancien spécimen du genre, le cantare de Fiorio e Biancifiore, évidemment dérivé du Floire et Blanchefleur français (mais on ne sait bien comment, peut-être grâce à la médiation du Filocolo de Boccace) ; ou bien dans le délicieux La dama del verzù, nouvelle élaboration de la Châtelaine de Vergi.

  • 20  Pour tous ces textes reste fondamental le vieil essai de F. A. Ugolini, I cantari d’argomento clas (...)

29La matière littéraire de ces textes courtois ou épiques, classiques ou dévots, n’était pas seulement traduite dans la langue de tous, simple et immédiatement expressive, mais était aussi façonnée dans un véritable goût populaire : le décor ou la psychologie des personnage, par exemple, devenaient hauts en couleur et sans nuances, comme les figures dans les images d’Épinal. Même dans les cantari de plus noble ascendance classique, tels que Patroclo e Insidoria, La caccia di Meleagro, ou Giasone e Medea20, la source littéraire (latine, dans ces cas, Ovide surtout) devient vraiment autre chose : on pourrait dire qu’elle se popularise intimement, en glissant du domaine de la littérature proprement dite à celui de l’art folklorique. Voir, par exemple, comment La guerra di Troia, composée d’après l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne, nous raconte le début de la guerre :

Venuta d’ogni part’è questa gente
per acquistare Elena la reina,
moglie de’ re Menelao piacente,
che luce più che stella matutina ;
delle parti di Grecia veramente
si partiro un martedì mattina
[al]la strution di Troia e de’ Troiani :
quivi fuor tucti, cavalier e vilani.

[Ces gens sont venus de partout / pour conquérir la reine Hélène, / la belle femme du roi Ménélas, / plus rayonnante que l’étoile du matin. / En vérité des alentours de la Grèce / ils partirent le matin d’un mardi / pour détruire Troie et les Troyens : / là ils furent tous, et les chevaliers et les vilains.]

  • 21  V. Branca,«Nostalgie tardogotiche e gusto del fiabesco nella tradizione narrativa dei cantari », S (...)
  • 22  M. Petrini, La fiaba di magia nella letteratura italiana, Udine, Del Bianco, 1983, p. 95-120.
  • 23  L. Rubini, « Fiabe in ottava rima : il cantare fiabesco a stampa (1475-1530) », Il cantare italian (...)

30Assurément la marque la plus typique de cette popularisation, comme l’avaient déjà remarqué Vittore Branca21 et Mario Petrini22, est un vernissage de merveilleux qui rend les cantari, du point de vue stylistique, très proches, en soi, de l’atmosphère fascinante du conte populaire . Branca termine son essai en observant que : « Nel paesaggio della nostra letteratura, così deserto di prospettive fiabesche, sono proprio i cantari a far da pendant arcaico e stilizzato alla grandiosa e fantastica invenzione barocca del Basile » (p. 108) [Dans le paysage de notre littérature, dépourvu de perspectives fabuleuses, c’est bien dans les cantari qu’on trouve le pendant archaïque et stylisé de l’invention baroque, grandiose et fantastique, de Basile]. C’est vrai, parce que la tonalité stylistique particulièrement propre du Märchen, étudié par Max Lüthi, et par d’autres folkloristes, comme le grand Axel Olrik, aujourd’hui trop souvent oublié, ce séduisant mélange d’abstraction et de rigidité, de formularité et de force évocatoire, de symboles et d’archétypes qui produit toujours la magie des contes populaires, affleure pour la première fois au niveau de la littérature précisément avec nos cantari. Nous avons vu qu’il y a, avant eux, quelques contes populaires littérairement élaborés ; mais ce sont presque toujours des œuvres d’inspiration cultivée, qui traduisent dans la langue de la littérature des scénarios empruntés au folklore : comme dans le cas des merveilleux Lais de Marie de France, qui ne conservent presque rien de leur primitive allure bretonne. Au contraire, avec le cantari chaque conte, même le plus élevé, acquiert une patine fabuleuse, et semble issu d’une veillée de bonnes femmes. Sans doute, cela n’arrive pas par hasard : c’est une conséquence directe de la nature essentiellement orale de ces textes. Le cantari sont aussi semblables aux contes oraux parce qu’ils sont des contes oraux. Je le répète : ils étaient récités par le canterini, et écoutés par le public ; l’écriture et la lecture étant sans doute, pour ce genre, seulement des formes tardives et accessoires de diffusion. Cette oralité primaire et fondamentale structure tout le texte des cantari, et se manifeste très clairement, en particulier, dans leur tradition. Diffusés par écrit à partir du XIVe siècle, les cantari ont laissé relativement peu de traces manuscrites, et chaque témoin présente une version très différente de l’autre. C’est un peu la même situation qu’on retrouve dans la tradition manuscrite des fabliaux, et probablement dans l’un et l’autre cas, cette mobilité textuelle accentuée n’est que le reflet immédiat et changeant de la mouvance et de l’instabilité des primitives versions orales. Ces versions orales présentées par les canterini de ville en ville, d’autre part, devaient être très largement répandues, du moins à en juger par le nombre des éditions imprimés de nos textes. En effet, les cantari bénéficierent d’une diffusion exceptionnelle dans l’imprimerie, attestée, entre 1475 et 1550, par un nombre étonnant d’éditions populaires, de livrets, de feuillets volants, qui sont aujourd’hui en large mesure perdus, mais qui formaient, jadis, un véritable océan de papier23.

318. À la fois par leur position liminale entre littérature et folklore, par le caractère authentiquement populaire de leur public et, enfin, par le style très proche de celui des contes oraux, les cantari se trouvaient dans une position idéale pour faciliter la transition des Märchen au niveau littéraire.

32Les canterini, perpétuellement à la chasse de quelque argument pour amuser leur public, comprirent bientôt que les canevas de la tradition folklorique pouvaient être utilisés avec profit pour bâtir leurs petits poèmes en octaves, et promettaient de bonnes chances de succès. Ces canevas étaient, pour ainsi dire, à portée de main et faciles à obtenir, en compulsant simplement les archives de la mémoire ethnique ; ils sortaient de la tradition, et, en tant que tels, étaient sûrement chéris par le public simple et non cultivé des rues et des places ; enfin, ils mettaient en scène un nombre très limité de situations « classiques », de vrais topoi narratifs d’efficacité certaine, en soi très chers, sans doute, à des gens qui devaient aimer, comme les enfants, ou comme le public niais de la culture de masse d’aujourd’hui, le principe de la répétition rituelle et stéréotypée.

33Quoi qu’il en soit, on voit apparaître de bonne heure un grand nombre de cantari tous créés à partir de scénarios propres de la tradition du conte populaire. Tous les domaines de cette tradition ont été utilisés par les canterini. Le champ du Märchen proprement dit, avant tout, avec Liombruno (< ATU 811 + ATU 400), Bel Gherardino (< ATU 400), Ponzela gaia (< ATU 401), Gismirante (ATU 302) , Storia di tre giovani e tre fate (< ATU 566), Stella e Mattabruna (< ATU 707), Trattato della superbia e morte di Senso (< ATU 470 B) ; Storia del pescatore (< ATU 757), et ainsi de suite. Mais aussi les champs voisins des contes à rire, avec Campriano (< ATU 1535), Grillo medico (< ATU 1641), Storia di tre donne che ognuna fece una beffa al marito (ATU 1406), et d’autres textes ; celle de la légende pieuse, comme dans la Storia d’Invidia (ATU750 B) ou la Storia dell’angelo e del romito (ATU 759) ; et même celui de la nouvelle, comme dans Perché si dice è fatto il becco all’oca (ATU 854) ou bien Fiorindo e Chiarastella (ATU 930).

34Dans chacun de ces textes, la proximité à la tradition du conte populaire est évidente, et tout laisse croire que, du moins dans la majorité des cas, le canterino a exploité des sources strictement orales pour façonner son poème. Entendons-nous : dans quelque cas, on a des versions littéraires antérieurs au cantare ; mais elles sont presque toujours éloignées et isolées, et semblent être tout à fait indépendantes de nos textes. C’est le cas, par exemple, du Campriano qui dérive du type ATU 1535 ; ce type s’était déjà manifesté auniveau littéraire dans le Versus de Unibove, un petit poème latin très ancien (deuxième moitié du XIe siècle), mais rien ne nous permet d’établir quelque lien entre ces deux textes. Enfoui dans un manuscrit unique de la bibliothèque de l’abbaye de Gembloux (aujourd’hui à Bruxelles, Bibliothèque Royale 10078-10095, ff. 38v-42 v), Unibos n’a eu aucune postérité littéraire directe. Par contre, on a une tradition folklorique immense : on connaît à peu près 900 versions de ATU 1535, attestées sur un territoire qui couvre l’Europe entière, une partie de l’Asie et l’Afrique méditerranéenne : et c’est sans doute de cette tradition extrêmement riche, plutôt que de l’évanescente tradition littéraire antécédente, que l’inconnu auteur du Campriano a tiré le modèle de son conte.

  • 24  Cfr. les titres des deux principales éditions de ces textes, celle de Ezio Levi, Fiore di Leggende (...)
  • 25  Cantari fiabeschi arturiani, éd. Daniela Delcorno Branca, Milano-Trento, Luni, 1999.

35Chacun de ces cantari, qu’on appelle, à tort, « cantari novellistici » ou « cantari leggendari »24, et qu’on devrait plutôt appeler « cantari favolistici » ou bien « fiabeschi », comme l’a fait Daniela Delcorno Branca25, reprend un – et un seul – type narratif traditionnel. Le modèle folklorique est toujours parfaitement évident, il constitue toujours la dominante narrative du texte, et en général, à en juger par la comparaison avec les contes populaires modernes du même type, a été suivi par les canterini avec respect et fidélité. Pourtant, cela ne veut pas dire que nos cantari sont tout à fait identiques aux contes folkloriques. Un conte ne dure que quelques minutes, tandis qu’un cantare devait remplir un récital d’une longueur beaucoup plus considérable, souvent distribuée dans deux ou trois sessions distinctes. Il y avait donc pour les canterini la nécessité de garnir un peu la maigre sécheresse de leurs sources populaires, ce qu’ils ont fait en leur adjoignant un quelque décor courtois, ou bien des traits descriptifs, et en enrichissant ici et là l’histoire par des épisodes tirés en prévalence du répertoire romanesque.

36On peut bien apercevoir ce travail d’ornementation littéraire, par exemple, dans un des plus anciens parmi nos textes, le Gismirante d’Antonio Pucci (1310-1388), qui, en deux cantari de 45 et 61 octaves, raconte une histoire bien connue des spécialistes de narrative populaire, tirée du type ATU 302 The Ogre’s Heart in the Egg, à son tour témoignée par plus de 250 versions folkloriques. Le canevas du conte populaire a apporté à Pucci le schéma de toute la partie centrale de son œuvre (I 16-23, 31-45, II 1-21, 33-45, 49-61), celle où il raconte l’histoire d’un jeune chevalier qui sauve d’une menace mortelle un griffon, un aigle et un épervier. Ensuite, il réussit à conquérir l’amour d’une princesse de merveilleuse beauté, mais, pendant qu’il est en train de la conduire à la cour du roi Arthur, elle est enlevée par un homme sauvage, qui la renferme dans un château de métal, où personne ne peut pénétrer. Avec l’aide d’une fée, Gismirante apprend à la fois la position du château et aussi le secret de l’homme sauvage : pour vaincre son ennemi, il doit découvrir où il cache son cœur. Celui-ci est conservé loin, près de Rome, dans un terrible sanglier, « il porco Troncascino / ch’a Roma signoreggia ogne cammino » (II 14.7-8) à l’intérieur duquel il y a un lièvre qui, a son tour, contient un moineau : seulement en tuant, l’une après l’autre, les trois bêtes, on peut s’emparer du cœur, et donc tuer l’homme sauvage. Gismirante parvient à accomplir l’aventure grâce à sa prouesse tout à fait exceptionnelle, mais aussi grâce à l’aide des trois oiseaux qu’il a sauvés : le griffon lui permet de traverser « un’acqua smisurata / che niuno uomo no˙la può passare » [une eau démesurée / que personne ne peut traverser](II 4.3-4) et de trouver la fée ; l’aigle prend le lièvre issu du sanglier, tué par Gismirante ; tandis que l’épervier s’empare du moineau, issu à son tour du lièvre. Avec le petit piaf, Gismirante peut entrer dans le château de l’homme sauvage, et tuer le monstre en tuant le moineau : il peut ainsi conduire sa princesse à la cour du roi Arthur où il se marie avec elle.

37Ce résumé peut donner l’idée de la fidélité avec laquelle les cantari suivent leurs sources folkloriques : ce qu’on lit, dans les alertes octaves du Gismirante, c’est bel et bien un Märchen. Mais Pucci – fabricant de cloches, joueur de trompette de la ville de Florence et écrivain autodidacte – a dû enrichir son canevas avec des expansions narratives pour tirer son conte en longueur jusqu’à une centaine d’octaves. Ainsi, il a ajouté, successivement :

– un préambule parfaitement inutile (I 1-15) comprenant le topos arthurien du repas retardé jusqu’à l’arrivée de quelque nouvelle, et le motif traditionnel – on pourrait dire tristanien – du cheveu doré de la dame qui suscite l’amour du héros ;

– une version, superflue, du motif de la dame que personne ne peut voir pendant qu’elle chevauche hors de son château, qu’on connaît aujourd’hui surtout par l’histoire de Lady Godiva (I 24-30) ;

– une interpolation saugrenue (II 21-32 et 46-48), avec le thème du héros qui sauve le fils du roi destiné à être donné en sacrifice à un monstre dévastant le pays, complété par le vieux motif mythique du héros vigoureux, qui peine à trouver des armes et un cheval convenables à sa force.

38Le caractère superflu et inutile de ces trois expansions narratives est évident : elles rendent l’histoire compliquée, contradictoire, fatigante ; elles sont assurément le fruit de la culture littéraire de Pucci et servent seulement pour allonger la sauce. Toutefois, elles ne changent pas la nature profonde du Gismirante : le cantare est, et reste, un conte populaire sous forme littéraire.

  • 26  C. Donà, « Cantari e fiabe : a proposito del problema delle fonti », Rivista di Studi testuali, 6- (...)

399. On pourrait affirmer à peu près les mêmes choses pour chacun de ces « cantari favolistici ». La source populaire est toujours unique, déterminée et clairement lisible dans le texte ; les interpolations littéraires sont toujours juxtaposées et factices ; elles ne changent toujours pas le fondement de la narration : sa dépendance étroite vis-à-vis des contes traditionnels, qui ont toujours fourni le modèle pour la structure des textes, reste évidente. Il vaut mieux ici ne pasdécrire en détail tous ces contes : pour certains d’entre eux, j’ai déjà essayé de le faire, et je me borne à renvoyer, ici, à mes travaux précédents26. Mais il vaut quand même la peine de souligner, pour terminer, encore trois points qui me semblent importants.

40Pris dans leur ensemble, ces textes constituent un corpus de dimension considérable (comprenant à peu près une vingtaine de textes) et de considérable ancienneté. Ces cantari sont tous difficiles à dater, mais s’échelonnent assurément de la deuxième moitié du XIVe siècle (le manuscrit Magliabechiano VIII 1272 de la Bibliothèque Nationale de Florence, qui nous a transmis le Bel Gherardino, est probablement antérieur à 1375) à la fin du siècle suivant. Probablement ce corpus était en fait encore plus vaste et plus ancien de ce qu’on peut supposer aujourd’hui, étant donné que la mise en page de ces textes semble tardive et non systématique. Pourtant,les textes qui ont survécu jusqu’à nos jours restent le premier vrai échantillon de la fable littéraire dans la littérature européenne : pour la première fois, le dépôt narratif de la tradition orale a été systématiquement et régulièrement exploré. En d’autres termes, les cantari ont véritablement ouvert la voie qui mène des contes populaires à la nouvelle, cette dernière étant davantage conditionnée, après Boccace, par les conventions et les tabous de l’univers littéraire, comme en témoigne la préface, un peu embarrassée, avec laquelle Orfeo della Carta ouvrait la première édition des Piacevoli Notti :

  • 27  Giovan Francesco Straparola, Le piacevoli notti, éd. G. Rua, Bari, Laterza, 1927, vol. I, p. 3-4.

Meco pensando, amorevoli donne, quanti e quali siano stati quelli celesti e sollevati spiriti, i quali così negli antichi come ne’ moderni hanno descritto varie favole […] a nome vostro darò in luce le favole e gli enimmi dell’ingenioso messer Gioanfrancesco Straparola da Caravaggio […]. Appresso di ciò voi non risguarderete il basso e rimesso stile dello autore, perciò che egli le scrisse non come egli volse, ma come udì da quelle donne che le raccontarono, nulla aggiongendole o sottraendole27.

[En réfléchissant en moi-même, dames amoureuses, combien, et quels, ont été les esprits merveilleux et nobles qui, à la fois dans les temps anciens et dans les temps modernes, ont écrit des fables […], en votre nom, je publierai les contes et les énigmes de l’ingénieux monsieur Gioanfrancesco Straparola da Caravaggio […]. Vous n’aurez pas égard au style humble et négligé de l’auteur, parce qu’il n’a pas écrit ses contes comme il voulait, mais comme il les a entendus des femmes qui les contaient, sans rien ajouter ni soustraire].

41Nos cantari ont pu tracer et ouvrir le chemin du folklore à la littérature parce que, comme je l’ai déjà souligné, ils naissent exactement à la frontière entre la tradition orale et la tradition écrite ; et je crois qu’ils ont pu voir le jour justement parce que, appartenant surtout à l’oralité, ils ont évité les obstacles et les barrages culturels qui avaient jusqu’alors interdit, sauf des cas exceptionnels, la transcription littéraire du Märchen. Chose encore plus remarquable, les cantari conservent toujours cette position intermédiaire : dans le double sens que, écrits tardivement, ils maintiennent une riche circulation orale, et que, passés du folklore à la littérature, ils entretiennent un rapport vivant avec leur domaine d’origine. Cela est évident, par exemple, dans une délicieuse lettre d’Andrea Calmo (1509/10-1571), qui décrit une veillée, et nous donne de surcroît une idée assez précise du répertoire des conteurs. Or, ce répertoire comprend, justement, d’une part des contes traditionnels, d’autre part une série de cantari.

  • 28  Le Lettere di Andrea Calmo, éd. V. Rossi, Torino, Loescher, 1888, p. 346-47.

…e torna tutti a sentar digando le pi stupende panzane, stampie e imaginative del mondo, de comare oca, de fraibolan, de osel bel verde, de statua de legno, del bossolo de le fade, d’i porceleti, de l’aseno che andete remito, del sorze che andete in pelegrimazo, del lovo che se fese miedego, e tante fangalughe, che no besogna dir. Qui che ha pi sal in zuca, recita la historia de Otinelo e Giulia, e quella de Maria per Ravena, el contrasto de la Quaresema e de Carneval, Guiscardo e Ghismonda, de Piramo e Tisbe, l’è fato el beco a l’oca, et de ponzè el mato cugnà28

[…et tous s’assoient de nouveau, pour dire les blagues, les plaisanteries, les fariboles les plus merveilleuses du monde, Ma mère l’oye, fraibolan [ ?], l’oiseau vert, la statue de bois, la boîte des fées, les petits cochons, l’âne qui se fit ermite, la souris qui alla en pèlerinage, le loup qui se fit médecin, et d’autres niaiseries, qu’on ne devrait pas dire. Qui a plus de bon sens récite les histoires de Otinello e Giulia et de Maria per Ravenna, leContrasto di Quaresima e Carnevale, Guiscardo e Ghismonda, Piramus et Tisbé, comment on a fait le bec à l’oie, le Beau-frère fou de Ponzé].

  • 29  R. Aprile, Indice delle fiabe popolari italiane di magia, 2 voll., Firenze, Olschki (Biblioteca di (...)
  • 30  Faute de mieux, je cite d’après Il Malmantile Riacquistato di Lorenzo Lippi, per cura di G. Di Ste (...)

42Appris par cœur par des amateurs et récités pendant les veillées, ces cantari, issus des contes folkloriques, ont laissé ensuite des traces très claires dans la tradition orale : l’Indice delle fiabe popolari italiane di magia, par exemple, listé sous le type ATU 400 plusieurs contes évidemment et directement dérivés du Liombruno29. D’ailleurs, ces cantari ont été régulièrement publiés pendant des siècles. Campriano, par exemple, a eu un succès éditorial long de plus de quatre cent années, qui va de l’édition populaire de la fin du XVe siècle aujourd’hui conservée, en exemplaire unique, à la Bibliothèque Mai de Bergamo (Cinq. 3 492) jusqu’à la Storia da ridere di Campriano contadino, imprimée à Firenze par Salani en 1880 ; et il était un vrai héros populaire, comme en témoigne le Malmantile de Lorenzo Lippi (1606-1665) – poème écrit en cantari –, cantare XI, 28.5-6 : « Che né meno con il suon della sua tromba / Campriano gli farebbe risentire… »30 [Que même par le son de sa trompette / Campriano ne pourrait les réveiller…].

  • 31  V. Imbriani, La Novellaja fiorentina, Livorno, Vigo, 1877.

43En d’autres termes, il est impossible de distinguer nettement entre écriture et oralité : il suffit de feuilleter la Novellaja Fiorentina de Vittorio Imbriani (1877)31 pour comprendre que les deux domaines ont toujours été proches et perméables, et que la tradition de nos cantari et celle du conte populaire sont toujours restées parallèles.

  • 32  Roma, Meltemi, 2000.
  • 33  C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi », cit.

44Dernière observation. La position liminale des canterini entre tradition folklorique et tradition littéraire, qui a permis la naissance des « cantari favolistici » ouvrant au Märchen la voie de l’écriture un siècle et demi avant Straparola, a produit aussi la moderne damnatio memoriae de ces documents. Nos cantari ont été complètement négligés, en tant que textes littéraires, par les spécialistes du folklore : par exemple il n’y a aucune notice sur eux dans les encyclopédies du conte folklorique citées ci-dessus à la note 1 ; même le Dizionario della fiaba italiana de Gian Paolo Caprettini32 les ignore complètement, tandis quel’Indice delle fiabe popolari italiane di magia cité ci-dessus consacre au Liombruno (qui a eu une postérité folklorique imposante) exactement trois lignes (vol. II, p. 556). Les philologues, à leur tour, ont toujours montré un dédain total vers la composante populaire, en étudiant nos textes seulement du côté strictement littéraire : de plus, ils ont méconnu les rapports avec la tradition des contes oraux avec un acharnement et un embarras qui font penser plus à une censure névrotique qu’à un simple cas d’ignorance33.

45Ainsi, ces cantari, jadis tant chéris, sont restés dans l’ombre de l’oubli, mal compris, considérés (avec le mètre, impropre, de la littérature) comme des œuvres sans importance, insérées à force dans des cadres conceptuels et esthétiques qui leur sont étrangers. J’espère avoir prouvé, ici, qu’ils doivent être placés, au contraire, dans le domaine du conte populaire : là ils acquièrent sens et beauté, et obtiennent un rôle historique considérable.

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Notes

1  Comme l’immense Enzyklopädie des Märchens (Berlin-New York, De Gruyter, 14 volumes), la plus modeste The Greenwood Encyclopaedia of Folktales and Fairytales, éditée par Donald Haase (trois volumes, Westport-London, Greenwood Press, 2008), ou bien l’agile The Oxford Companion to Fairy Tales, dirigé par Jack Zipes (Oxford, Oxford University Press, 2000).

2  V. Propp, Le radici storiche dei racconti di fate, Torino, Boringhieri, 1972 (éd. or. 1946) ; V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Éditions du Seuil, 1970 ; sur les limites du travail de Propp cf. C. Donà, « Vladimir Propp e la morfologia della fiaba », Omaggio a Gianfranco Folena, Padova, Editoriale Programma, 1993, p. 2103-25.

3  Cicero Nat. Deor. 3.5.12 ; Hor. Sat. 2.6.77, Tibullus 1.5.84 ; Quint 1.8.9, Apuleius Met. 4.27 ; Minucius Felix Oct. 20.4 ; Saint Paul, 1 Thim. 4, 7 parle de γραώδεις μύθους, expression que la Vulgata traduit avec aniles fabulas.

4  Quint. Inst. Orat. 1. 9.2

5  A. Scobie, « Storytellers, Storytelling, and the Novel in Graeco-Roman Antiquity », Rheinisches Museum für Philologie, 122, 1979, p. 229-59.

6  Suet. Augustus, 78.

7  Novellino, dans Novellino e Conti del Duecento, éd. S. Lo Nigro, Torino, UTET, 1981, p. 59-213, n° XXXI, p. 114.

8  A. Varvaro, Apparizioni fantastiche. Tradizioni folcloriche e letteratura nel Medioevo, Bologna, Il Mulino, 1994.

9  Lamberti Ardensis Historia comitum Ghisnensium, edidit I. Heller, MGH SS 24, Leipzig, Hiersemann, 1925, p. 550-642, chap. 96, p. 607.

10  Je cite d’après G. Boccaccio, Della genealogia degli dei libri quindeci, Venezia, Valentini, 1617, livre 14, chap. 10, fol. 221v .

11  D’ici en avant, on se référera aux contes suivant la numération de l’index des types de Aarne et Thompson, selon la récente révision de Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales. A Classification and Bibliography, 3 vol., Helsinki, Academia scientiarum Fennica (FF Communications voll. CXXXIII-CXXXV, n° 284-286), 2004.

12  Cfr. Scobie, art. cit., p. 244-45 : « The term anilis fabula, and its Greek equivalent, was the ultimate insult that a literary critic could apply to a writer’s work, or that anyone could apply to another person’s speech. The term among the literati was equivalent to “nonsense”, “rubbish”. Any fabula, in fact which lacked a didactic message or which was not employed in an instructive context, in short, any tale which was told for its own sake for entertainment only was relegated by the ancient world’s severest critics to nursery ».

13  C. Donà, Trubert o la carriera di un furfante, Parma, Pratiche, 1994.

14  O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur », Anatolian Studies, 6, 1956, p. 145-82 ; 7, 1957, 135-36 ; O. R. Gurney, « The Tale of the Poor Man of Nippur and its Folktale Parallels », Anatolian Studies, 22, 1972, p. 129-58 ; J. S. Cooper, « Structure, Humor and Satire in the Poor Man of Nippur », Journal of Cuneiform Studies, 27, 1975, p. 163-74 ; H. Jason, « The Poor Man of Nippur, an Ethnopoetic Analysis », Journal of Cuneiform Studies, 31, 1979, p. 189-215 ; S. B. Noegel, Word Play in the Tale of the Poor Man of Nippur, Acta Sumerologica 19, 1996, p. 169-86.

15  Jack Zipes, When Dreams Came True. Classical Fairy Tales and Their Tradition, London-New York, Routledge, 2007, p. 9.

16  N. Canepa, « Italy », The Oxford Companion to Fairy Tales, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; cf. Out of the Woods. The Origin of the Literary Fairy Tales in Italy and France, edited by N. L. Canepa, Detroit, Wayne State University Press, 1997, I. The Rebirth of a Genre : The Creation of the Literary Fairy Tale in the Seventeenth Century, p. 37-98.

17  Je néglige délibérément les thèses de Ruth B. Bottingheimer, Fairy Tales, a New History, Albany, Excelsior Editions, 2009, qui nie simplement l’existence d’une tradition folklorique des contes, du moins des contes fantastiques (p. 1 : « folk invention and transmission of fairy tales has no basis in verifiable fact »), et réduit l’histoire des Märchen à celle de ses témoignages littéraires. Exposées avec un style journalistique haut en couleur mais sans rigueur, et presque dépourvues de l’appui d’une documentation sérieuse, ses thèses, à mon avis, visent seulement à épater les folkloristes et présentent de graves erreurs théoriques et historiques : je crois donc qu’il ne vaut pas la peine de les discuter.

18  F. Cossutta, « Un esempio di letteratura di consumo nel passato : cantari del secolo XIV », Trivialliteratur ? Letterature di massa e di consumo, Trieste, Lint, 1979, p. 104-47.

19  A. Balduino, « Letteratura canterina », Id., Boccaccio, Petrarca e altri poeti del Trecento, Firenze, Olschki, 1984, p. 57-92, p. 59-60.

20  Pour tous ces textes reste fondamental le vieil essai de F. A. Ugolini, I cantari d’argomento classico, Genève-Firenze, Olschki, 1933.

21  V. Branca,«Nostalgie tardogotiche e gusto del fiabesco nella tradizione narrativa dei cantari », Studi di varia umanità in onore di Francesco Flora, Milano, Mondadori, 1963, p. 88-108.

22  M. Petrini, La fiaba di magia nella letteratura italiana, Udine, Del Bianco, 1983, p. 95-120.

23  L. Rubini, « Fiabe in ottava rima : il cantare fiabesco a stampa (1475-1530) », Il cantare italiano fra Folklore e Letteratura, éd. M. Picone et L. Rubini, Firenze, Olschki, 2007, p. 413-40.

24  Cfr. les titres des deux principales éditions de ces textes, celle de Ezio Levi, Fiore di Leggende. Cantari antichi, Serie prima, Cantari Leggendari, Bari, Laterza, 1914, et la plus récente Cantari novellistici dal Tre al Cinquecento, éd. E. Benucci, R. Manetti, F. Zabagli, 2 vol., Roma, Salerno Editrice, 2002.

25  Cantari fiabeschi arturiani, éd. Daniela Delcorno Branca, Milano-Trento, Luni, 1999.

26  C. Donà, « Cantari e fiabe : a proposito del problema delle fonti », Rivista di Studi testuali, 6-7 (2004-2005), p. 105-37 ; C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 », La fiaba e altri frammenti di narrazione popolare, Atti del Convegno internazionale di studio sulla narrativa popolare, Padova, 1-2 aprile 2004, Firenze, Olschki (“Biblioteca di Lares”, lx), 2006, p. 1-21 ; C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi», Il cantare italiano fra folklore e letteratura, Atti del Convegno Internazionale di Zurigo, Landesmuseum, 23-25 giugno 2005, éd. M. Picone et L. Rubini, Firenze, Olschki (Biblioteca dell’Archivum Romanicum, série I, n° 341), 2007, p. 147-70.

27  Giovan Francesco Straparola, Le piacevoli notti, éd. G. Rua, Bari, Laterza, 1927, vol. I, p. 3-4.

28  Le Lettere di Andrea Calmo, éd. V. Rossi, Torino, Loescher, 1888, p. 346-47.

29  R. Aprile, Indice delle fiabe popolari italiane di magia, 2 voll., Firenze, Olschki (Biblioteca di Lares, lvi), 2000, vol. II, p. 536-60.

30  Faute de mieux, je cite d’après Il Malmantile Riacquistato di Lorenzo Lippi, per cura di G. Di Stefano, Napoli, Sarracino 1854, vol. II, p. 217.

31  V. Imbriani, La Novellaja fiorentina, Livorno, Vigo, 1877.

32  Roma, Meltemi, 2000.

33  C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi », cit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Carlo Donà, « Les « Cantari » et la tradition écrite du conte populaire »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 225-243.

Référence électronique

Carlo Donà, « Les « Cantari » et la tradition écrite du conte populaire »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12229

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Auteur

Carlo Donà

Università di Messina

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