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Élections et pouvoirs politiques II

1793 : Envoyés des cantons et vœux des citoyens dans le premier référendum

Serge Aberdam
p. 211-219

Résumés

On connaît désormais mieux les votes populaires émis lors de l’adoption de la Constitution de 1793. Lors de ces votes, toujours tenus en assemblées de citoyens, on constate que ces derniers, en sus de ce qui leur est demandé par la Convention, s’entendent globalement pour délibérer, adopter des vœux et même élire, le tout au nom de l’exercice par eux d’une portion de souveraineté. Lesdits citoyens se placent ainsi par avance dans le cadre du fonctionnement de la nouvelle Constitution, qui consacre le rôle éminent de leurs assemblées, mais ils reprennent également une posture qui avait été celle des sujets du roi délibérant librement sur leurs doléances en mars-avril 1789. L’énormité de l’événement révolutionnaire, à l’échelle d’une décennie, s’inscrit ainsi dans la continuité de pratiques villageoises et communautaires nécessairement antérieures. Leur intensité dès 1789 suppose effectivement une accumulation antérieure d’expériences mais les façons de penser le changement à cette époque la renvoient nécessairement à des sources immémoriales, la tradition ou la nature, selon les orientations en présence.

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Texte intégral

  • 1  P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1 (...)
  • 2 B. Fry Hyslop, Répertoire critique des cahiers de doléances pour les États généraux de 1789, Paris, (...)

1Il est parfois difficile, quand on travaille sur l’époque révolutionnaire, de s’affranchir des clichés qui sont à la base de l’imaginaire national, de retourner aux documents sources et de construire des analyses un peu neuves. Depuis une douzaine d’année, cependant, le dépouillement d’une masse de textes normatifs et d’énormes fonds d’archives a mis en évidence l’intérêt des procédures révolutionnaires de vote et d’élection1. C’est ce qui a permis d’explorer, collectivement, les significations d’un espace public essentiel, aux origines de ce que nous considérons usuellement comme « la démocratie ». Dans l’élaboration de leurs systèmes, les révolutionnaires ont brassé des procédures extrêmement diverses en fonction des formes pratiques de l’époque mais les termes d’« élection » et de « vote » n’y sont déjà plus équivalents ou co-extensifs. Dès 1789, l’adoption des cahiers de doléances revêt la forme de délibérations sur des textes, amendés en tous sens avant d’être confiés à des députés élus puis, aux niveaux supérieurs, fusionnés et à nouveau amendés pour transmission finale2. Par la suite, l’adoption de documents revendicatifs confiés à ceux qu’on élit dans les assemblées de citoyens reste caractéristique des montées de contestation, au moins jusqu’en 1793, pendant que se répand l’idée que les citoyens peuvent parfaitement exercer directement un droit de vote décisoire. Les premières expérimentations ont lieu dès 1792 et leur généralisation s’effectue rapidement en 1793. Par delà la dictature exercée par le Gouvernement révolutionnaire, le procédé est relayé en 1795 puis exporté dans la « république sœur » Batave, la Hollande, en 1797-1798. Ainsi apparaissent ces procédures de vote sans élection que les modernes ont ensuite appelé plébiscite ou référendum et plus ou moins reprises jusqu’à nos jours. Pourquoi et comment ont-elles été construites ? C’est la question que je voudrais examiner à la lumière de certaines pratiques de 1793, héritages ou créations pures, en soulignant la place qu’y tient la capacité délibérative des citoyens assemblés.

2Au point de départ des systèmes politiques révolutionnaires, c'est-à-dire à la formation des États généraux, le vote politique, électif ou délibératif, est organisé de façon indirecte, par degrés, à la fois pour des raisons pratiques − impliquer d’une façon ou d’une autre la masse énorme des sujets membres du tiers-état − et pour des raisons théoriques − concilier, selon la formule de Patrice Gueniffey et Pierre Rosanvallon, le nombre et la raison. Par la suite, après les insurrections de l’été 1789, la Constituante décide, faisant de nécessité vertu, que, dans les premières institutions créées, seules les municipalités et des justices de paix bénéficieront d’une élection directe par les citoyens et que toutes les autres élections seront indirectes. Quant à la capacité délibérative que lesdits citoyens avaient su exercer en mai 1789, les textes adoptés cherchent à l’évacuer ou du moins à en réduire drastiquement les applications à la police de leurs assemblées. Le résultat, avec une séparation radicale entre élection et délibération, non seulement dans les textes normatifs mais également dans la plus grande partie de l’abondant matériel archivistique conservé, peut paraître atteint mais ne l’avoir été que pour un court moment. Courant 1792, avec la radicalisation sociale et politique, les conséquences de la guerre, des votes délibératifs spontanés réapparaissent d’abord avec l’adoption de textes par des citoyens réunis, puis avec des pratiques officielles de vote politique direct, destinées par exemple à fonder politiquement la réunion à la République de nouveaux territoires, enclavés ou frontaliers. Ces votes directs territoriaux, ancêtres du référendum local, gagnent en formalisme entre 1792 et 1793. Ils illustrent bien une conception qui progresse, celle selon laquelle les citoyens peuvent et doivent trancher directement des questions importantes, être partie prenante de procédures de décision qu’on commence alors à qualifier de populaires ou de démocratiques sans aucun emploi des guillemets.

3Parallèlement à l’élection des municipalités et des juges de paix, l’efficacité du vote direct avait été mise en évidence, depuis 1790, dans les procédures d’élection des cadres de la garde nationale. En 1792, ces pratiques semblent se diffuser dans les armées avec l’arrivée des bataillons de volontaires, jusqu’à ce qu’un décret de février 1793 généralise pour de bon cette participation de la troupe à l’élection de ses chefs. Au même moment, la confiance qui est désormais accordée au vote direct des citoyens se retrouve dans les dispositions du décret sur la levée des 300 000 hommes qui repose essentiellement sur des votes communaux. Lorsqu’elle est adoptée au niveau local, l’élection des volontaires de la Levée s’avère le plus souvent problématique mais cette proposition est par elle-même révélatrice d’un état d’esprit inhabituel chez les gouvernants. À leur tour, ces derniers semblent surpris par l’expérience faite en mars-avril 1793 dans la Belgique envahie : alors que les armées françaises occupent victorieusement le pays, puis doivent l’abandonner piteusement après la trahison du général Dumouriez, les élections organisées par l’autorité d’occupation rencontrent pourtant un assez beau succès. Dans des circonstances militaires franchement défavorables, les commissaires de la Convention s’étonnent de ce que le vote puisse être à ce point l’occasion d’un comportement politique affirmé, de choix contraires au sort des armes, nous dirions d’une mobilisation civique ou citoyenne. En France, la généralisation du recours au vote direct réapparaît enfin dans la méthode finalement choisie pour trancher sur le sort à faire aux biens communaux : le long décret du 10 juin 1793 confie ce choix à la sagacité des habitants de chaque commune ou section de commune, en y englobant, une fois n’est pas coutume, toutes les femmes majeures. La méthode ainsi proposée rencontrera un assez grand succès, même si les résultats à long terme de ces partages seront évidemment aussi divers que les rapports de forces locaux.

4L’essentiel de ces innovations se produit dans la première partie de 1793, après que la Convention a tranché sur le sort du roi et son propre avenir, alors que la Première république, qui n’a pas un an d’existence, entre dans sa première grande crise politique : après l’exécution du monarque, le 21 janvier, les questions de l’exercice concret de la souveraineté et du mode d’existence d’un souverain collectif ne sont plus seulement des objets théoriques. Le conflit entre les courants qui se forment autour des orientations à prendre ne fait que s’aggraver au long du printemps, débouchant sur les journées des 31 mai-2 juin et sur le retour en force sur la scène politique des militants des sections parisiennes sur lesquels, à nouveau, les chefs de la Montagne ont consciemment choisi de s’appuyer. L’élimination de la plupart des dirigeants de la Gironde, arrêtés, consignés à domicile ou bien en fuite, entraîne nécessairement une recomposition de l’Assemblée, où la nouvelle majorité englobe automatiquement une partie des vaincus. La Convention se trouve désormais en position de remplir la mission pour laquelle elle a été élue : adopter la Constitution dont elle débat depuis des mois. Elle le doit d’autant plus que le printemps a ramené les mouvements militaires et que les alliés sont victorieusement entrés en campagne avec le récent appui financier britannique. Les mesures destinées à renforcer les armées françaises sont incertaines, fragiles ; la levée des 300 000 hommes a rencontré un succès mitigé et déclanché dans une partie de l’Ouest une révolte populaire d’ampleur contre les élus locaux, chargés légalement de faire appliquer cette forme de conscription, et contre le pouvoir qui l’a décidée. En juin, la principale de ces révoltes a déjà donné naissance à la sanglante guerre de Vendée. Simultanément, beaucoup d’administrations départementales protestent contre la violation de la Représentation nationale et la déchéance de fait des dirigeants de la Gironde ; la fuite de ces derniers vers la province et leur désespoir les poussent à amplifier leurs discours menaçants contre Paris. Ces brandons de discorde peuvent déboucher à très court terme sur la généralisation de la guerre civile. Du point de vue de la nouvelle majorité montagnarde, il est urgent d’adopter enfin un texte de Constitution qui consacre l’importance du pouvoir direct de tous les citoyens et leurs fréquentes assemblées. Mais adopter ces textes et combiner des mesures militaires ne suffit pas ; il faut communiquer à grande échelle. La Convention prend alors une décision aux conséquences majeures − à la fois au plan politique et pour l’histoire des procédés démocratiques.

  • 3  S. Aberdam, « Guerre civile et légitimation, l’exemple de la Constitution de 1793 », Constitution (...)

5Cette décision, profondément novatrice, est celle de soumettre au vote des citoyens l’approbation des textes de la Déclaration des droits et de la Constitution finalement arrêtés dans la séance du 24 juin 1793. Le geste relève, à proprement parler, d’un saut dans l’inconnu car une telle chose n’a jamais été tentée, surtout à cette échelle, et on peut légitimement craindre que la confusion générale et la guerre civile y trouvent aliment3. À l’époque de sa formation, en septembre 1792, la Convention s’était certes engagée à ce que le Souverain soit appelé à se prononcer sur ce qui sortirait de ses travaux, mais les termes exacts n’en avaient jamais été précisés et l’unanimité exprimée dans ces circonstances est bien dépassée en juin 1793. Loin d’être univoque, le recours à un vote populaire direct peut d’ailleurs être approuvé par des conventionnels qui en souhaitent l’échec, prolongeant ainsi une politique du pire qui avait déjà coûté bien cher à la cour. Mais nous avons également dit qu’en fait, depuis un peu plus d’une année, des pratiques encore non théorisées avaient donné à la majorité de l’Assemblée une certaine conscience des possibilités politiques offertes par un vote de masse.

  • 4  Un écart de participation d’environ 20 % sépare habituellement assemblées communales et cantonales

6On peut évaluer à deux bons millions le nombre des citoyens qui se rendirent aux assemblées primaires tenues les premiers dimanches de juillet à Paris et en région parisienne, puis les 14, 21 et 28 juillet en province, parfois début août. Rapportée à ce que l’on peut évaluer des effectifs de citoyens alors considéré comme ayant le droit de voter, la participation approcherait les 40 % – 38 % pour être précis – sachant que de nombreuses incertitudes demeurent, par exemple sur la façon de comptabiliser les présences aux assemblées tenues lors de l’arrivée des textes et de leur lecture publique. Si l’on considère l’ensemble de la décennie et que l’on respecte la différence primordiale entre les votes locaux, organisés à la commune, et ceux nécessitant le déplacement jusqu’au chef-lieu du canton4, cette participation est clairement une des meilleures de l’époque, comparable au maximum atteint lors des assemblées primaires de juin 1790. Il est remarquable de rencontrer des taux de participation à ce point comparables entre élections politiques et vote de type « référendaire » mais, en l’absence de toute approche statistique du type de celles qui sont devenues les nôtres, aucune comparaison de ce genre n’était possible à l’époque avec les votes antérieurs. L’organisation du vote de l’été 1793 eut cependant une efficacité immédiatement évidente, celle de forcer les autorités départementales à se prononcer sur la légalité de ce vote et de leur offrir ainsi une façon de faire marche arrière dans leurs démonstrations insurrectionnelles, ce qui contribua ainsi (au choix) à dégonfler la baudruche ou à faire reculer la terrible menace du fédéralisme.

  • 5  S. Aberdam, « Deux occasions de participation féminine en 1793 : le vote sur la Constitution et le (...)

7L’efficacité du vote n’a cependant pas seulement reposé sur les pratiques prescrites mais également sur un ensemble de conduites suggérées, largement reprises et amplifiées par les assemblées de citoyens, et même au-delà puisqu’on peut repérer d’importantes pressions féminines pour avoir accès au vote5 qui débordent largement le domaine de l’anecdote. Il s’agit toujours d’avoir voix au chapitre puisque, depuis 1789, pendant toute la décennie révolutionnaire et souvent bien après, les contemporains n’ont visiblement pas imaginé de voter autrement qu’en assemblée. À la très rare exception d’idéologues comme Condorcet, les Français du temps conçoivent le vote comme un moment de rassemblement physique, durable et parfois assez long, scandé par l’accomplissement d’un certain nombre de gestes collectifs par lesquels ils se constituent en peuple assemblé ou bien, plus tard, en un Souverain capable de se réunir. Dans la France révolutionnée, où un type ou un autre de vote a lieu chaque année et parfois à plusieurs reprises, l’indispensable assemblée des citoyens ne dure jamais moins d’une journée, généralement plus avec les délais de route. Chacune de ces assemblées doit se nommer un bureau provisoire, puis s’élire un bureau définitif, opérations qui permettent déjà de connaître les dispositions des citoyens réunis puisque l’absence de candidature est la règle. Une fois le bureau en place et capable, par ses scrutateurs, de prendre en compte les votes des analphabètes, chaque assemblée procède ensuite selon des règles rapidement généralisées et qui supposent de réunir un consensus pour toute modification du rituel.

  • 6  S. Aberdam, « La Convention en campagne – à propos des éditions du projet de Constitution de 1793  (...)

8La patience et la discipline manifestées en avril 1789 par les habitants convoqués pour les assemblées des paroisses se répètent ensuite, année après année, même quand les habitudes acquises permettent des conduites politiques plus complexes. Les modifications législatives sont le plus souvent des simplifications, parfois fondamentales. Ainsi en est-il du remplacement des listes nominatives, établies selon le rang lors de la formation des États, par des listes quelconques, par hameau, écart, rue, puis par des listes alphabétiques selon l’ordre des prénoms ou des noms. L’égalité juridique passe aussi par ce genre de détails. Dans l’été 1793, les citoyens en sont encore à se faire au scrutin à deux tours, décrété en octobre 1792 mais qui ne remplace pas facilement le traditionnel vote à trois tours : comment renoncer de bon cœur, en effet, aux délices d’un premier tour qui ressemblait à un sondage sur les vues de l’assemblée et où beaucoup de citoyens ne recueillaient qu’une voix, la leur ? En restreignant le nombre de tours, la Convention cherche à abréger les assemblées et donc à favoriser la participation, mais la rupture est importante : les votants sont contraints de choisir dès le premier tour en fonction de ceux qui pourraient rester en lice comme candidats au second tour… Dans cette veine modernisatrice, la nouvelle Constitution codifie les futures élections législatives comme un brouillon assez proche de notre moderne scrutin d’arrondissement uninominal à deux tours. Ainsi, comme la Déclaration, l’Acte constitutionnel massivement diffusé en juillet6 contient des innovations majeures, suffisantes pour en faire, pour un bon siècle, une référence constante de la pensée démocratique. Dans la continuité des pratiques délibératives des assemblées de citoyens, le projet leur reconnaît un rôle inédit, la liberté de s’auto-convoquer selon des règles plutôt libérales, afin de pouvoir exercer un droit capital, la sanction négative des projets de lois et même celui d’initiative législative. Or, ces avancées, que la présentation des textes popularise largement, sont en quelque sorte redoublées par le mode d’adoption proposé, lequel rencontre à son tour une remarquable approbation des participants.

  • 7  La masse de ces procès-verbaux de 1793, rassemblés, comme ceux de 1795, sous la cote B II des Arch (...)
  • 8  S. Aberdam, « Un aspect du référendum de 1793 : Les envoyés du souverain face aux représentants du (...)
  • 9  C. Riffaterre, « Les revendications économiques et sociales des assemblées primaires de juillet 17 (...)
  • 10  S. Aberdam, « Délibérations en assemblées de citoyens et portions de souveraineté en 1793 », Étude (...)

9Par le décret du 27 juin et l’Instruction qui l’accompagne, les citoyens assemblés pour le vote de 93 sont en effet censés envoyer à Paris un des leurs, porteur de leur vœu sur la constitution matérialisé par le procès-verbal7 de leur réunion. Il n’est jamais précisé si cet envoyé devra être élu mais tout indique que c’est ainsi que les textes ont été lus et que cette élection a été parfois vivement disputée. Le choix des envoyés de l’été 1793 aboutira donc à rassembler dans la capitale des milliers d’élus directs des cantons de la République, une forme de représentation que la Convention aura bien du mal à maintenir sous son autorité8 et à laquelle aucun des régimes qui lui succèderont, jusqu’à nos jours, ne fera plus recours. L’importance que prend le choix des envoyés n’est pas sans relation avec le fait qu’en 1793 les votes « Contre » sont pratiquement quantité négligeable ; lorsque les citoyens se déplacent, c’est essentiellement pour voter « Oui », parce qu’ils savent trouver d’autres façons de manifester leurs préoccupations. C’est en effet le caractère délibératif de ces assemblées, reconnu à la fois par le projet de constitution et par son mode d’acceptation, qui prend le dessus, entraînant l’apparition de centaines voire de milliers de vœux particuliers, de portée locale ou bien au contraire très générale9 et dont certains prolongent, parfois jusqu’à leur ressembler beaucoup, les cahiers de 1789. Nullement prescrits par les textes, ces vœux au pluriel sont la façon par laquelle partie des citoyens assemblés entreprennent d’emblée de mettre en application la nouvelle Constitution, de la même façon qu’autant d’autres ont pu, au nom d’une application seulement à venir, repousser les projets de vœux qui leur étaient soumis. Dans chacun de ces cas de figure, les assemblées affirment leur autorité comme exerçant une portion de la souveraineté10.

10L’organisation du vote sur la Déclaration et la Constitution de 1793 dans les départements, districts et cantons eut donc l’effet de rassembler à Paris des milliers d’envoyés, porteurs des votes locaux, pour le 10 août, jour anniversaire de l’insurrection qui avait emporté la monarchie. La vaste cérémonie qui parcourut Paris ce jour-là, de la même façon que la Fédération du 14 juillet 1790, consacrait un anniversaire et scellait un nouveau pacte – mais cette fois directement avalisé par les votes des citoyens. Ce vote issu du décret du 27 juin couronnait donc une escalade de nouveautés évidemment conçues comme telles, au point que Barère en signalera le résultat final comme un phénomène politique, terme à prendre dans son sens le plus fort. C’est pourtant là une mention exceptionnelle qui nous oblige à faire un retour en arrière : en effet, à presque aucun moment, le Comité de salut public, les autres comités ou les conventionnels individuellement n’insistent sur la nouveauté des procédés. Paradoxalement, l’innovation en matière de vote ou l’amélioration des procédures démocratiques ne sont quasiment jamais utilisées comme des arguments politiques par lesquels on en soulignerait la modernité. Au contraire, et dans la continuité de l’Ancien régime comme des décisions prérévolutionnaires, on met systématiquement en valeur ce qui témoigne d’une continuité et, si possible, d’un retour à la tradition et aux sources anciennes du droit. Ni l’innovation, ni la modernité ne sont des valeurs politiques qui s’affichent comme telles.

11À chacun des points d’inflexion des années 1780, les ministres réformateurs de Louis XVI s’étaient efforcés de puiser au moins formellement dans des procédures antérieurement usitées par la monarchie, le plus loin possible du moment présent. Necker lui-même recourt très ostensiblement à ce procédé, au départ pour désarmer les conservatismes, mais cette dimension purement tactique n’est pas nécessairement la seule. En 1789, dans le schéma général de formation des États généraux, il est certainement difficile aux contemporains de distinguer ce qui relève de l’utilisation de procédures anciennes plus ou moins mythifiées et ce qui témoigne d’une création volontaire. Nous avons pour notre part, en tant que modernes, l’impression de distinguer facilement en quoi le Règlement Necker innove réellement par rapport au répertoire politique antérieur, en particulier quand il s’agit du vote des communautés de base du Tiers-état, mais il nous faut pour en décoder les témoignages tenir compte de l’esprit d’une époque où l’âge d’or espéré n’est pas tant conçu comme un futur que peut-être et surtout comme un retour aux origines.

  • 11  T. W. Margadant, Urban Rivalries in the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, (...)
  • 12  S. Aberdam, Démographes et démocrates, l’œuvre du comité de division de la Convention nationale, P (...)

12Or, les révolutionnaires partagent largement ce point de vue, sous la forme particulière du retour à un régime proche de la Nature. La radicalité révolutionnaire des Lumières est inséparable de la généralisation de l’idée de progrès mais elle ne s’est imposée au XVIIIe siècle qu’au travers de conflits d’idées prolongés : les premières constructions politiques de 1789 en portent encore la marque et les projets s’inscrivent alors dans celui d’un « retour aux sources ». Dès l’automne 1789, lorsque la Constituante, armée d’une Déclaration des droits, s’est attelée à transformer les impulsions surgies dans la crise sociale de l’été en la construction d’une nouvelle structure administrative, entièrement élective, organisée en système permanent et froidement novatrice, les références utilisées dans le pays conservent le cadre de référence antérieur, témoignant d’un retard certain sur ce qui se passe, inertie classique du pays profond mais aussi continuité d’une façon de s’orienter. La modernisation radicale exprimée par la réorganisation administrative-électorale ouvre à son tour sur tout le territoire une bataille générale pour la délimitation des circonscriptions territoriales, de leurs sièges et des institutions à créer ou maintenir : des milliers de commissaires montent à la capitale pour défendre le dossier de leur chef-lieu et combattre ceux des villes rivales ; ils le font en recourant très largement aux arguments de la tradition et des usages à côté de propos résolument novateurs, universalistes, rationalistes. Les travaux de Marie-Vic Ozouf-Marignier ou de Ted Margadant montrent à quel point les porte-parole des villes qui s’affrontent peuvent encore privilégier la continuité et réclamer la localisation d’institutions nouvelles au nom de traditions fort anciennes11. Malgré l’âpreté de ces conflits, dont l’avenir devait révéler à quel point ils étaient porteurs d’enjeux durables, cette confrontation féconde est une conséquence du consensus qui caractérise l’année heureuse et qui ne durera pas plus qu’elle12. Les contradictions inséparables d’une révolution rendent ensuite bien plus difficiles les remises en question territoriales qui recommencent alors à se régler au détail, dans des luttes d’influence qui épousent au quotidien les débats du moment.

  • 13  S. Aberdam, « Moïse, Hercule et les eaux pures : allégories autour du vote populaire sur la consti (...)

13Pareillement, à dater de 1791 et pour toute une décennie, même quand les révolutionnaires continuent d’innover très réellement en matière de votes, élection ou décision directe, ils ne le crient plus sur les toits mais présentent leurs créations les plus radicales sous le signe du retour à la Nature. C’est cette figure immémoriale que Barère et David mettent délibérément en avant dans l’été 1793 en organisant la cérémonie qui proclame, le 10 août, les résultats du vote. C’est auprès d’elle, figurée comme une fontaine inépuisable en forme de déesse égyptienne, sur les ruines de la Bastille, que le président de la Convention et les doyens des élus des cantons communient en partageant l’eau pure, scène surabondamment illustrée à l’époque13. Cette présentation des innovations démocratiques comme des retours à la Nature a cependant d’importants inconvénients Elle est porteuse en particulier d’une contradiction gênante puisqu’à l’antiquité supposée des institutions nouvelles s’oppose alors, souvent avec succès, l’antériorité vécue des cadres religieux traditionnels ; antiquité pour antiquité, ces derniers ont au moins pour eux la mémoire des habitants les plus âgés. Notre époque est bien consciente de ce que, lorsque les discours politiques rivalisent en références mythifiées au passé et à la tradition, c’est souvent l’original qui est préféré à la copie. La politique religieuse de la Convention, dans ses divers moments, témoigne bien de cette impasse. Il est pourtant un autre « nœud » des pratiques de la décennie révolutionnaire qui peut expliquer le recours entêtant à l’imagerie passéiste du retour aux origines, âge d’or ou contrat social d’opérette : aux origines mêmes du succès rencontré, cette référence permet de défendre des formes pratiques de vie politique, de vote et d’élection, que les révolutionnaires construisent à partir des dernières réalités de l’Ancien régime, du passé immédiat, mais qui permettent aussi de connaître pendant toute une époque une existence politique d’une richesse totalement inédite. Le vote individualisé ne sera imposé qu’après le coup d’État de brumaire et les traditions du vote des citoyens assemblés réapparaîtront ensuite, au XIXe siècle dans l’univers d’abord clandestin et oppositionnel des associations politiques, mutualistes, syndicales, partout ou s’élaborait un modèle alternatif au vote des individus isolés et à la pure représentation politique…

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Notes

1  P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ; id., Le peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard 1998 ; id., La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000 ; P. Gueniffey, Le nombre et la raison, La Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993 ; M. Crook, Elections in the French Revolution, An apprenticeship in democracy, 1789-1799, Cambridge, Cambridge U. P., 1996 ; S. Aberdam, S. Bianchi, R. Demeude, É. Ducoudray, B. Gainot, M. Genty et C. Wolikow,Voter, élire pendant la révolution française,1789-1799, Guide pour la recherche, éd. revue et augm., CTHS, 2006 (1ère éd. 1999) ; S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795, au travers du dénombrement du comité de division de la Convention nationale et des votes populaires sur les Constitutions de 1793 et 1795, thèse s/dir. M. Vovelle, U. de Paris I Sorbonne, 2001.

2 B. Fry Hyslop, Répertoire critique des cahiers de doléances pour les États généraux de 1789, Paris, E. Leroux, 1933 ; id., A Guide to the General Cahiers of 1789 with the Text of Unedited Cahiers, New York, Columbia U.P., 1936 ; id., Supplément au répertoire critique des cahiers de doléances, Paris, PUF, 1952 ; John Markoff et Gilbert Shapiro, « L’authenticité des cahiers », Bulletin d’histoire de la Révolution française, années 1990-1991, Paris, CTHS, 1992, p. 19-70 ; id. The Abolition of Feudalism: Peasants, Lords and Legislators in the French Revolution, University Park, Pensylvania U. P., 1996 ; P. Grateau, Les cahiers de doléances, une relecture culturelle, Rennes, P. U. de Rennes 2000.

3  S. Aberdam, « Guerre civile et légitimation, l’exemple de la Constitution de 1793 », Constitution et Révolution aux Etats-Unis et en Europe, 1776-1815, dir. R. Martucci, Laboratoire d’histoire constitutionnelle, Macerata, U. de Macerata, 1995, pages 331-359 ; id., « Soumettre la constitution au peuple », La Constitution du 24 juin 1793 : l’utopie dans le droit public français ?, dir. J. Bart, J.-J. Clère, Cl. Courvoisier et M. Verpeaux, Dijon, éditions universitaires de Dijon, 1997, p. 139-154.

4  Un écart de participation d’environ 20 % sépare habituellement assemblées communales et cantonales.

5  S. Aberdam, « Deux occasions de participation féminine en 1793 : le vote sur la Constitution et le partage des biens communaux », Annales historiques de la Révolution française, 339, janvier-mars 2005, p. 17-34.

6  S. Aberdam, « La Convention en campagne – à propos des éditions du projet de Constitution de 1793 », Le temps des média, Revue d’histoire, 7, hiver 2006-2007, p. 20-34.

7  La masse de ces procès-verbaux de 1793, rassemblés, comme ceux de 1795, sous la cote B II des Archives nationales constitue une part essentielle de la documentation ; à noter que, plus nettement que d’autres, ces procès-verbaux sont absents des séries L des Archives départementales.

8  S. Aberdam, « Un aspect du référendum de 1793 : Les envoyés du souverain face aux représentants du peuple », Révolution et République, L’exception française, dir. M. Vovelle, éd. Kimé, 1994, p. 213-225.

9  C. Riffaterre, « Les revendications économiques et sociales des assemblées primaires de juillet 1793 », Bulletin d'histoire économique et sociale de la révolution française, 4, 1906, p. 321-380 ; René Baticle, « Le plébiscite sur la Constitution de 1793 », La Révolution française, t. 57, Paris 1909, p. 496-524 et t. 58, 1910, p. 5-30, 117-155, 193-237, 327-341 et 385-410.

10  S. Aberdam, « Délibérations en assemblées de citoyens et portions de souveraineté en 1793 », Études révolutionnaires, vol. 3, « Suffrage, citoyenneté et révolution 1789-1848 », SER, Paris 2002, p. 9-29

11  T. W. Margadant, Urban Rivalries in the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; Id. « Local Politics and Local Ambitions During the French Revolution », Revolution, Society and Politics of Memory, The proceedings of the Tenth George Rudé Seminar on French History and Civilisation, dir. M. Adcock, E. Chester et J. Whiteman, Melbourne, 1996, p. 130-140 ; D. Nordman,M.‑V. Ozouf-Marignier, R. Gimeno, A. Laclau, Le territoire : I, Réalité et représentation ; II, Les limites administratives, vol. 4 et 5 de l’Atlas de la Révolution française, Paris, EHESS, 1989 ; M.-V. Ozouf-Marignier, La formation des départements, la représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 1989.

12  S. Aberdam, Démographes et démocrates, l’œuvre du comité de division de la Convention nationale, Paris, Société des études robespierristes, 2004.

13  S. Aberdam, « Moïse, Hercule et les eaux pures : allégories autour du vote populaire sur la constitution française de 1793 » Quaderno 5 du Milan Group in Early United States History, Visions of the Future, dir. L. Valtz-Mannucci, Milan 1996, p. 173-186.

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Pour citer cet article

Référence papier

Serge Aberdam, « 1793 : Envoyés des cantons et vœux des citoyens dans le premier référendum »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 211-219.

Référence électronique

Serge Aberdam, « 1793 : Envoyés des cantons et vœux des citoyens dans le premier référendum »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12225 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12225

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Auteur

Serge Aberdam

INRA Sciences Sociales

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Droits d’auteur

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