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Élections et pouvoirs politiques II

À l’ombre de Pharamond : la royauté élective

Jelle Koopmans
p. 135-143

Résumés

Le roi Pharamond aurait été élu roi des Francs vers 420 et serait le premier roi de France. Du VIIIe siècle jusqu’au début du XXe, ce mythe a joué un rôle majeur dans la construction de l’histoire de France. Parmi les multiples aspects intéressants de ce premier roi légendaire, cet article parlera avant tout de l’importance de son élection – et de la survie de la notion de royauté élective au cours du Moyen Âge et de l’« Ancien Régime ». D’un côté, l’apport des sources « historiques » est minimal ; d’un autre côté, leur exploitation a été importante, même si elle reste le plus souvent assez implicite. De l’élection de Hugues Capet en passant par la Réforme et la Révolution, l’élection de Pharamond est demeurée une légitimation importante du consentement populaire à la royauté.

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Texte intégral

  • 1  Ou en 413, 417, 419, 420….

1En 4181, Pharamond est élu roi par les Francs ; de la sorte il est devenu le premier roi de France, le fondateur de la nation. C’est lui aussi qui promulgua la fameuse « loi salique » – il ne resta plus qu’à attendre que Clovis y ajoute la religion chrétienne pour que la France devienne un fait. L’État et la loi précèdent l’Église et de la sorte, la séparation de l’Église et de l’État, loin d’être l’issue d’un long débat mené au XIXe siècle, est coexistentielle à la France dès ses débuts – dans une certaine façon d’aspecter les sources.

  • 2  Vers 1996, pour commémorer le quinze-centenaire du baptême de Clovis, bien des « biographies » de (...)

2L’authenticité de ce grand mythe fondateur – même si elle n’est plus défendue par aucun historien – revêt pourtant un grand intérêt et n’a en même temps plus aucune pertinence. Sur le plan strict de l’histoire méthodique, on peut se poser en effet beaucoup de questions au sujet de ce curieux Pharamond, qui apparaît au VIIIe siècle. A-t-il existé, ou non ? Les historiens anciens l’affirment souvent ; les historiens modernes ont réussi, à partir d’une carence flagrante de sources, il faut le dire, à démanteler savamment le « mythe Pharamond ». Le roi franc est en quelque sorte apparenté au roi Arthur, autour duquel un mythe a également été construit. sur un matériel documentaire assez réduit. Sans vouloir revenir ici sur la possible existence de Pharamond, je me permets d’attirer l’attention sur sa fortune. Où a-t-il perdu sa position de père fondateur ? Pourquoi a-t-il pu disparaître de l’historiographie ? En matière de fondations mythiques de la nation, les arguments en faveur de Clovis (défendus surtout par Grégoire de Tours) sont également assez faibles, mais on a cru à son rôle, et on y croit toujours. Une histoire de la nation française sans Clovis est devenue totalement impensable – mais la documentation reste faible2. Les arguments en faveur de Pharamond sont encore plus faibles, mais on a cru à son rôle et l’on n’y croit plus, voire on l’ignore totalement. La différence notable entre les traitements de ces deux mythes – car il n’est guère possible de les décrire autrement – devrait mener un jour à une véritable réflexion sur le travail des sources et son rapport avec la création de l’histoire, mais ce ne sera pas pour ici, ce ne sera pas pour maintenant.

  • 3  Voir mon article « Pharamond, premier roi de France », Rapports-Het Franse Boek 69, 1999, p. 86-95 (...)

3Toutefois, quand on parle de Pharamond, les multiples usages faits de ce roi franc, qui n’apparaît que vers le début du VIIIe siècle dans la documentation écrite, au cours du Moyen Âge et au-delà, se révèlent extrêmement importants. Beaucoup d’éléments – l’obsession des origines troyennes (car les Francs descendent naturellement des Troyens), les origines franques (car la nation française dérive des royaumes francs), les armoiries des trois crapauds (qui se seraient miraculeusement transformées en fleurs de lys à l’occasion de la bataille de Tolbiac), la loi salique (réinterprétée dans le cadre de la guerre de Cent Ans) – ont retenu à différentes époques autrement l’attention des historiographes et des mythomanes pour des raisons diverses. Dans le cadre de ce recueil, pour intéressantes qu’elles soient et pour inexplorées qu’elles restent, ces questions ne nous retiendront que dans une faible mesure3, puisque le véritable enjeu est ailleurs.

  • 4  Liber historiæ Francorum 4-5, Monumenta Germanica historica, série Scriptores rerum Merovingicarum(...)
  • 5  Par cette formulation, insistons sur le flou qui entoure le terme élire : est-ce « désigner », « c (...)

4C’est que Pharamond, l’histoire de ce curieux Pharamond et celle de ses usages révèlent également un point historique du plus haut intérêt et qui est au centre de ce recueil : le principe de la royauté élective. Dès sa première apparition dans les sources écrites, en l’occurrence le Liber historiæ Francorum (vers 752)4, Pharamond est élu roi des Francs, et ce principe de la royauté élective, destiné à refaire son apparition à différents moments dans l’histoire, souvent d’ailleurs de manière légèrement voilée, constitue un élément central et justifie partiellement l’emploi que l’on en a fait. C’est en même temps probablement le caractère implicite dans l’usage qu’on a pu faire du mythe de Pharamond qui a sans doute entravé son étude ; toujours est-il que de Pépin le Bref en passant par Hugues Capet et la Réforme jusqu’à la Révolution, le mythe de Pharamond est arrivé à donner une légitimité à une certaine idée de l’électivité5. S’y ajoute que – dans bien des constructions légitimistes – le caractère démocratique de la loi salique (les Francs se sont donné une loi) a aussi eu un rôle à jouer.

5Cette brève présentation du protagoniste de cet article nous fournit déjà un certain plan, mais avant de l’illustrer, laissons-nous débaucher par quelques-uns des multiples détails fascinants qui ont trait à Pharamond. Ainsi on peut souligner sa fortune tragique : être considéré pendant plus de dix siècles comme le premier roi de France et – ensuite – se voir dénier jusqu’à sa propre existence, voilà un sort peu habituel pour une figure historique. Ce qui pose tout de suite la question de savoir quelle a bien pu être la force, et quelle a bien pu être la faiblesse du dossier que Pharamond avait à proposer. Sa force, sans doute, est d’avoir été un Franc – car on constate, depuis les XIe et XIIe siècles, par exemple dans les multiples épopées dite tardives, un glissement majeur des origines carolingiennes vers les origines mérovingiennes. En second lieu, Pharamond est lié à l’origine de la loi salique, qui tiendra une place majeure dans les différends liés à la Guerre de Cent Ans – ce qui justifie qu’il soit cité dans la première scène de la tragédie Henry V de Shakespeare. En troisième lieu, il a été élu – et au cours du XVIe siècle, notamment avec l’intérêt croissant que porte la Réforme (mais elle n’est pas seule) à un mouvement de démocratisation, ce point est loin d’être négligeable.

6La faiblesse majeure de Pharamond, mais il ne pouvait le prévoir, a bien été de traverser le Rhin pour fonder la nation française. Déjà problématique après la guerre franco-prussienne, ce mythe s’est révélé tout à fait intenable après ’14-’18. Au moment où Joseph Bédier rêve de récupérer l’Alsace-Lorraine, où il essaie par ses Légendes épiques de minimiser l’influence allemande sur la chanson de geste, où il défend par son Tristan et Yseut le caractère éminemment français de cette histoire, l’heure n’est plus à un fondateur germanique. Du père de la nation, Pharamond est rapidement passé à un personnage dont l’existence reste à prouver, voire d’un personnage charlatanesque qui a voulu se frayer, malgré sa non-existence, un chemin vers la sacro-sainte histoire nationale. On se demande comment, puisqu’il n’aurait pas existé, on aurait pu lui en vouloir – mais c’est là une question sur la logique de l’histoire que cet article n’adressera pas.

7Même si Pharamond n’a jamais existé (ce qui reste à prouver), on peut constater qu’il a une importance majeure dans les sources écrites, du Moyen Âge et de la période pré-moderne plus en général. La Bibliothèque Nationale de France conserve (ms. Béthune 9303) un document spécial : il s’agit d’une dictée écrite par Élisabeth de France, sous les yeux de son frère Louis XIII encore enfant, où on lit :

Qu’il prendra comme modèles, pour la piété saint Louis, pour la justice Louis XII, pour l’amour de vérité Pharamond Ier.

  • 6  E. Fournier, L’Esprit dans l’histoire : Recherches et curiosités sur les mots historiques, Paris, (...)
  • 7  P. Tarbé, Romancero de Champagne, t. III, Reims, Dubois, 1863, p. XIII.

8Édouard Fournier, en citant ce document dans son ouvrage L’Esprit dans l’histoire commente : « L’amour de vérité sous le patronage d’un roi dont l’existence est un mensonge : voilà certes qui est bien placé »6. En effet, Pharamond est partout et en même temps il n’est nulle part. Selon la belle formule de Prosper Tarbé, il a été le « dernier de nos rois légendaires, le premier de nos rois historiques »7. Il est partout, dans des expressions comme « depuis Pharamond jusqu’à… » ; il n’est par contre nulle part dans les sources contemporaines ou dans des documents strictement contemporains. Il est dans les chroniques, sur la scène de l’opéra, au théâtre, dans des romans historiques, mais il n’a d’autre biographie que les multiples constructions légendaires qui, du VIIIe au XXe siècle, lui ont été consacrées.

  • 8  J.-M. Quérard, La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, t. VIII, Paris, D (...)
  • 9  J. Vendryes, « Pharamond, premier roi de France dans la tradition irlandaise », Mélanges d’histoir (...)

9La fin de Pharamond a été inaugurée en quelque sorte par le renouveau renaissanciste de l’histoire des origines de la France. Afin de faire face à l’ancienneté des Romains, les humanistes français ont commencé à abandonner l’origine franque de la nation pour lui substituer des racines gauloises ou celtiques et ils ont par là, dirait-on, inventé le complexe d’Obélix. Le mythe perdure toutefois assez longtemps et lorsque, au XVIIIe siècle, on produit à la Comédie française la tragédie Pharamond, en cinq actes, le théâtre des Italiens réplique rapidement avec une comédie Les Gaulois, en un acte8. En 1827, Augustin Thierry considérera la Révolution encore comme la revanche des Gaulois sur les Francs. La disparition définitive de Pharamond date du XXsiècle. En 1925 encore, Jules Vendryes s’offusque du fait que les enfants français apprennent toujours à l’école que Pharamond fut le premier roi de France9 et il avait d’une certaine manière raison. Voir à l’origine de la France un chef germanique (osons-nous dire : un Allemand ?) qui a traversé le Rhin (c’est bien cela !) pour fonder la nation, c’était, après ’14-’18 bien un pont trop loin.

  • 10  Voir note 3.

10L’histoire de la construction du roi Pharamond reste toujours à écrire, malgré le petit article monographique que je lui ai consacré il y a une quinzaine d’années10 et qui avait pour but de mettre l’étonnante histoire de Pharamond à l’ordre du jour des historiens. Si je reviens sur la question, ici, c’est qu’apparemment aucune renouveau dans les études pharamondesques s’est produit – et le thème des élections fournit une belle excuse pour y revenir.

  • 11  Ernard Girard, seigneur du Haillan, Histoire de France jusqu’à la mort de Charles VII, Paris 1576- (...)

11En même temps, constatons avec une certaine perfidie qu’il existe, dès le VIIIesiècle, et tout au cours des multiples constructions postérieures des origines de la nation française, une base pour la séparation de l’Église et de l’État. Nous avons vu que selon les anciens documents, la France a été fondée par Pharamond, vers l’an de grâce 420, alors que l’Église n’intervient qu’avec le baptême de Clovis (certainement pas à la date communément admise de Noël 496, mais il reste incertain à quelle date il faut le placer). S’y ajoute, dans la construction, un autre élément essentiel : Pharamond aurait été un important législateur : celui qui, à l’instigation de ses conseillers Wisogast, Bodogast, Salogast et Windogast, aurait « publié » la loi salique. Et cette loi salique, dans sa version hautement truquée, aura un rôle essentiel dans le débat dynastique qui a mené à la Guerre de Cent Ans. Et pour Rigord, vers 1206, Pharamond aurait donné à Lutèce le nom de Paris (en l’honneur de Pâris, s’entend, pour bien signifier les origines troyennes) : de la manière il arrive à marier heureusement la figure imposée de l’ascendance troyenne au sang germanique de Pharamond. Ce qui, toutefois, prime dans les documents, c’est tout simplement la première place que peut revendiquer Pharamond dans la liste des rois de France. Il existe ainsi des histoires de la France depuis Pharamond jusqu’à Charles VII, jusqu’à Henri II, jusqu’à Louis-Philippe11.

  • 12  Le Roman de Partonopeu de Blois, éd.-trad. O. Collet et P.-M. Joris, Paris, Livre de Poche, 2005, (...)
  • 13  Adémar de Chabannes, Chronique, éd. J. Chavanon, Paris, Picard, 1897, p. 7.
  • 14  P. Labbe (éd.), Sancti Maxentii in Pictonibus Chronicon quod vulgo dicitur Malleacense, dans Nova (...)
  • 15  Ordéric Vital, The ecclesiastical history of England and Normandy, trad. T. Forrester, vol. II, Lo (...)

12L’historiographie médiévale est discrète au sujet de Pharamond, tout comme les multiples œuvres narratives qui le citent : il est le premier, il entre dans une ascendance troyenne. La plupart des sources s’en tiennent simplement à ces informations. Telle est aussi l’essence de ce que rapporte Partonopeu de Blois, cet étonnant roman précurseur (possible) des œuvres de Chrétien de Troyes – où la remarque « Faramons ot nom – s’en font roi » pourrait désigner son élection12. Cela ne veut toutefois pas dire que son élection est dépourvue d’importance – bien au contraire. Le seul regret que l’on peut avoir, c’est que les multiples sources qui parlent de Pharamond, et qui mentionnent parfois bien son élection, n’expliquent point l’importance de ce détail dans le cadre plus large de la constitution de la monarchie française ; en d’autres mots : il y a clairement un programme tacite, il y a de toute évidence une tentative de légitimation qui pouvait se passer, tout au long du Moyen Âge et de l’époque pré-moderne, d’une explicitation, à tel point, apparemment, la pertinence de ce détail devait être manifeste pour le public de l’époque. Il n’est donc pas exclu que cette discrétion tient justement au sens que revêt le mythe, connu et inscrit dans le contexte culturel de la production des ces ouvrages à tel point qu’il n’y a aucune nécessité de l’expliciter. Parfois il y a pourtant des éléments intéressants à relever. Aimon de Fleury (970-1008) cite Pharamond pour défendre la légitimité de Hugues Capet, nouvellement élu roi de France. Ce même effet de propagande capétienne joue pour Adhémar de Chabannes (988-1034) : et elegerunt Faramundum13. La chronique de Maillezas (751-1140) spécifie toutefois : mortuo autem Marcomire atque Sennone acceperunt inter se consilium, ut sibi regem sicut aliæ gentes constituerent. Constitueruntque sibi regem crinitum Pharamundum filium Marcomiri – ce qui préfigure Hugonem ducem filium Hugonis regem eligunt cum filio su Roberto14. Selon Ordéric Vital, par exemple, les Gaulois ont collaboré avec les Francs dans leur rébellion contre les Romains, et ces deux nations ensemble ont élu Pharamond comme leur roi15. Il s’agit d’une belle et intelligente construction où les Troyens arrivent en deux temps en France : d’abord les Gaulois et ensuite les Francs. En alliant le mythe gaulois au mythe franc, en en présentant l’élection de Pharamond comme le début de la nouvelle unité, Ordéric Vital utilise la royauté élective comme instrument de fédération entre ces deux groupes. Pour les Grandes Chroniques de France,

  • 16  Les Grandes Chroniques de France, éd. P. Paris, t. I, Paris, Techener, 1836, p. 12.

Les François qui voulurent avoir roy, aussi comme les autres nascions, prirent ce Pharamons par le conseil Marchomire son père: seigneur et roy le firent sur eus, et lui leissièrent le païs à gouverner. Pharamons fut le premier roy de France: car à ce temps n'avoit onques eu roy: ains estoit le païs sous l’empire de Rome16.

13Il devient de plus en plus difficile de voir à qui appartient précisément ce (mythique ?) Pharamond.

  • 17  S. Albert, « Si fu ja fiex d’un nostre sers », Questes, bulletin des doctorants médiévistes 8 (200 (...)
  • 18  M. Hüber, Le roman de Tristan en prose, München 1963 t. I p. 58.

14Vers 1235, l’auteur de Guiron le courtois fait de Pharamond le fils d’un serf qui aurait – bien après le règne de Clovis qui, lui, fut le premier roi de France – usurpé le pouvoir17 ; en cela l’auteur de Guiron suit le Tristan en prose qui avait déjà inversé l’ordre pour faire de Pharamond un contemporain du roi Arthur18.

  • 19  M. Bláahová, « Herrschergenealogie als Modell der Dauer des ‘politischen Körpers’des Hersrschers i (...)

15La Genealogia ducum Brabantiæ heredum Franciæ (après 1268), un texte anti-capétien, explique que ce ne sont pas les Français, mais les Brabançons qui constituent les véritables héritiers de Pharamond – et pour Brunet Latin, Pharamond serait le premier roi des Germaniens. Au seuil du XIVe siècle, Lupold de Bebenburg (1297-1363) considère bien Pharamond comme le premier roi franc, mais il ajoute qu’il était, comme Charlemagne, germanique. Et dans la galerie des ancêtres construite pour Charles IV de Luxembourg, entre 1355 et 1357, au château de Karlstein en Bohême, on trouve la suite Saturne – Jupiter – Dardanus – les Troyens – Priamus – Pharamond19.

  • 20  Guillaume Coquillart, Œuvres, éd. M. J. Freeman, Genève, Droz, 1975, p. XXIV.

16Vers la fin du Moyen Âge, les choses changent. Le conflit dynastique devenu par la suite la Guerre de Cent Ans, non pas entre la France et l’Angleterre, mais entre deux rois français (dont l’un fut également roi d’Angleterre), a occasionné de nouvelles exploitations du mythe de Pharamond – surtout centrées autour de la loi salique et de la prétendue clause de non-succession en ligne féminine. Il y a un léger paradoxe à cela, au sens où celui qui était, et deviendra, le champion de la royauté élective, est employé ici pour légitimer une royauté héréditaire. Il y a, toutefois, nouvelle donne d’une autre manière, car les Bourguignons, l’Empereur vont, aussi bien que les Français, invoquer une origine franque pour légitimer des revendications territoriales. Et à l’occasion du sacre de Charles VIII, en 1484, on joue à Reims une « histoire de l’élection et couronnement de Pharamond premier roy de France »20, qui fait partie de tout un programme iconographique et idéologique où entrent aussi Romulus et Remus (Reims et Rome), Remi et Clovis (l’Église et la monarchie). On peut même constater que les XVe et XVIe siècles montrent une industrie frénétique de mythes d’origines, où, cette fois, le caractère électif de la monarchie commence à devenir de plus en plus important.

  • 21  Noël de Fribois, Abrégé des croniques de France, éd. K. Daly et G. Labory, Paris, Champion, 2006, (...)

17Si pourtant Noël de Fribois, en 1459, mentionne bien que les Francs « esleurent lors en leur roy Pharamond »21, la perspective est différente au sens où il met en avant que toutes les glorieuses nations ont un roi et que les « François » décidèrent d’en avoir un aussi. D’autres chroniqueurs, tel un Commynes, un Nicaise Ladam, un Paul Émile, un Robert Gaguin, un Jean Bouchet, mentionnent Pharamond dans la lignée, dans la série, comme le premier ou comme intermède entre les Troyens et les Francs.

  • 22  L. Avézou, Raconter la France. Histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2008, p. 163.
  • 23  F. Hottman, Francogallia, Francfort, A. Wechel, 1586 (BNF L 1390) p. 46.

18Ce qui, au cours du XVIe siècle, commence à devenir de plus en plus important, c’est bien une propagande pour le caractère démocratique du pouvoir, notamment du côté des partisans de la Réforme. Jean Trithème crée de toutes pièces sa principale source : Hunibald, historien des Francs, qui – lui – raconte que, en 405, les chefs francs se sont réunis à Neubourg pour élire « d’un commun accord » Pharamond. La création de cette étonnante source franque, assignée à un beau nom germanique, est emblématique de l’autre face, du revers, de l’humanisme et de son retour aux sources. Ad fontes, certes : et si elles manquent, vous serez servis ! Pour François Hotman, en 1573, la Gaule est une fédération de républiques et de monarchies électives22. L’auteur huguenot, avocat de limitations sérieuses du pouvoir royal, tient à souligner l’importance de l’accord des états dans son chapitre « Regnum Francogalliæ utrum hereditate, an sufragiis deferretur, & de regum creandorum more »23.

  • 24  A. Lemaire, Les lois fondamentales de la monarchie française d’après les théoriciens de l’Ancien R (...)
  • 25  Junius Brutus, Vindiciæ contra tyrannos, éd. A. Jouanna et al., Genève, Droz, 1979, p. 104 et note (...)

19Du Haillan, en 1576, est encore plus radical : « jusques à Hues Capet, tous les roys de France ont esté esleus par les François, qui se réservèrent cette puissance d’eslire, bannir et chasser leurs roys », « la multitude a toujours la domination souveraine : car l’élection et correction des princes lui appartient »24. Les Vindiciæ contra tyrannos, parues sous le pseudonyme Junius Brutus en 1577, soulignent que l’hérédité seule ne suffit pas, mais qu’il faut bien une élection par les états25. Il ne faut pas perdre de vue que ses « enquêtes » sur les origines de la monarchie s’inscrivent bien, si peu après 1572, dans le cadre d’une réflexion au sujet de la légitimité du roi s’il n’est pas juste et du rapport entre le peuple et sa représentation (les États), la royauté et la personne royale.

  • 26  Jean de Baricave, La défense de la monarchie françoise, Toulouse, Dominique Bosc, 1614, p. 327.

20En 1614, Jean de Baricave s’en prend avec véhémence à Nicole Gilles, « historien calviniste », qui avait affirmé que « Pharamond fut esleu l’an CCCCXIX, Pepin, l’an DCCLI, Charles le Grand & Carloman fils de Pepin, l’an DCCLXVIII », car « je demande en quel autheur lisons nous que Pharamond ait esté esleu ? »26

  • 27  [Michel Le Vassor], Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, slnn., 1689.
  • 28  L’historien franc Hunibald est une supercherie de l’humaniste Jean Trithème.
  • 29  Les soupirs de la France, p. 83.
  • 30  Les soupirs de la France, p. 92.

21Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté27 explique que les Francs s’appellent Francs comme affranchis : ils ont eu des rois mais sans préjudice à leur liberté – et bien que Pharamond fût, selon Hunibald28, de sang royal, « il ne fut Roy qu’en vertu de l’Election que les François en firent »29. Après une longue digression sur l’électivité des rois, l’auteur cite encore Bernard de Girard, seigneur du Haillan, qui affirme que « jusqu’à Hugues Capet tous les rois de France ont été élus par les François, qui se reserverent cette puissance d’élire, bannir, & chasse leurs Rois. Et bien que les Enfants ayent succedé quelquefois à leurs Peres, & les freres à leurs freres, ce n’a pas été par Droit Hereditaire, mais par l’Election & consentement des François »30 – l’argument que nous avons vu plus haut. Une nouvelle filière va s’ajouter à l’histoire de Pharamond avec Gautier Costes de La Calprenède, qui – de 1661 à 1670 – fit paraître le long roman-feuilleton Pharamond, en 12 parties, roman qui fut rapidement traduit, entre autres en anglais et en italien. Costes de La Calprenède fut sans doute à la base du grand succès du personnage sur la scène – sur la scène tragique aussi bien qu`à l’opéra (par exemple Gasparini en 1720 et Haendel en 1737, sur un livret d’Apostolo Zeno).

  • 31  F. Granet, Réflexions sur la littérature, t. I, Paris, Briasson, 1742, p. 123.

22Au XVIIIsiècle, la tragédie Pharamond ne peut compter sur l’approbation de Granet, puisque Pharamond, roi élu, aurait purgé les Gaules des Romains – et Granet considère « le silence même de l’histoire » comme un grand avantage, mais l’auteur de la tragédie en a fait une insipide histoire d’amour31.

  • 32  [M. Morizot], Inauguration de Pharamons ou exposition des loix fondamentales de la monarchie franç (...)
  • 33  Inauguration de Pharamons (voir note 32) p. 1.

23L’actualité du thème reste, et l’analyse de lois de la monarchie française publiée en 1772 s’intitule bien Inauguration de Pharamond32. Ce pamphlet explique que « les hommes ne s’étant unis en société que pour assurer l’utilité publique ; c’est une vérité de Droit des Gens, que les Peuples qui se sont donné un Roi, ne se sont jamais proposé de l’élever pour son utilité personnelle, mais pour celle de la Nation qu’il devoit gouverner »33.

  • 34  Condorcet, Bibliothèque de l’homme public, ou analyse raisonné des principaux ouvrages françois et (...)

24En 1790, Condorcet confirme l’importance de la royauté élective : « Ne lisons-nous pas que Pharamond fut élu en 419 ; Pepin en 751 ; Charlemagne & Carloman, fils de Pepin, en 768 (…) Louis le Débonnaire, quoique fils de Charlemagne, fut élu en 812… Pour conclure, en un mot, tous les rois ne l’ont été originairement que par élection »34.

  • 35  M. Yardeni, Enquêtes sur l’identité de la « nation France », de la Renaissance aux Lumières, Seyss (...)

25Il est toujours possible d’aller plus loin dans la construction symbolique : c’est notamment ce que fait Myriam Yardeni35 qui avance, chez Dupleix, un parallèle implicite entre les Juifs et les Français, peuples élus, en considérant Pharamond comme le Moïse des Français – heureusement elle n’ajoute pas que le Rhin est la Mer Rouge des Français !

  • 36  G. A. Basslé, Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, Londres, Jennings, 1841 p. 173.
  • 37  Les femmes belges. Comédie en trois actes dédiée à Messeigneurs Les Estats de Brabant, slnn., 1787 (...)
  • 38  J.-B. David, Manuel de l’histoire de Belgique, Louvain, Vanlinthout,18535, p. 33.

26Dans le Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, en 1841, onze ans après l’indépendance belge (et deux ans après la reconnaissance de celle-ci par les Pays-Bas), Pharamond est présenté comme un roi élu par les Belges et par les Francs, en 420. Le détail n’est certes pas anodin, car la Belgique venait de se doter d’une maison royale36. Dans la comédie Les femmes belges, il est en effet question de Pharamond, Clodion le Chevelu, Mérovée, Childéric, Clovis, Pépin, Charlemagne et Hugues Capet qui « regnèrent successivement en notre Belgique »37. Jean-Baptiste David affirme même que c’est dans le Limbourg belge que Pharamond fut élu « roi des Franco-Belges »38 – et l’on y retrouve la revendication brabançonne citée plus haut.

27S’il faut conclure, ne serait-ce que provisoirement, un premier point à retenir c’est tout simplement le bien-fondé de l’éradication de Pharamond de l’histoire « nationale » ainsi que les arguments idéologiques qui y ont implicitement présidé. Un second point plutôt exceptionnel reste la tension entre la courte donnée et la longue durée : il est surprenant que l’on ait pu faire tant d’aussi peu. Plus concrètement, la mention de l’élection de Pharamond qui, dans les premières sources, apparaît presque comme une figure imposée, peut bien avoir été moins laconique qu’elle n’en a l’air. De toute manière, du XIe au XVIIIe siècle, il y a bien des occurrences où elle sert, plus ou moins implicitement et parfois explicitement, de légitimation à toutes sortes d’idées différentes au sujet d’une royauté élective. Et c’est justement cette étrange tension entre le programme et l’emploi que cet article a voulu illustrer.

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Notes

1  Ou en 413, 417, 419, 420….

2  Vers 1996, pour commémorer le quinze-centenaire du baptême de Clovis, bien des « biographies » de Clovis ont vu le jour, les unes encore plus fantasques que les autres. Une bonne mise au point se trouve dans M. Rouche, Clovis, Paris, Fayard, 1996, où il y a beaucoup de contexte et peu de véritable Clovis. Bien plus problématiques sont P. Chaunu et E. Mensio-Rigau, Baptême de Clovis, baptême de la France. De la religion d’État à la laïcité d’État, Paris, Balland, 1996 ; J. Verseuil, Clovis ou la naissance des rois, Paris, Critérion, 1992 (le titre dit tout) et G. Bordonove, Clovis, Paris, Pygmalion, 1988 (premier volume de la série « Les rois qui ont fait la France » SIC !).

3  Voir mon article « Pharamond, premier roi de France », Rapports-Het Franse Boek 69, 1999, p. 86-95 et H. Duranton, « Les contraintes structurales de l’histoire de France : le cas Pharamond », Synthesis 4, 1977, p. 153-164.

4  Liber historiæ Francorum 4-5, Monumenta Germanica historica, série Scriptores rerum Merovingicarum II, éd. B. Krusch, Hannover, Hahn, 1888, p. 245-246. La mention Faramundus regnat in Francia dans la chronique de Prosper Tyro (Ve siècle) est de l’avis de tous une interpolation tardive, difficile à dater.

5  Par cette formulation, insistons sur le flou qui entoure le terme élire : est-ce « désigner », « choisir », « nommer par acclamation » (la véritable procédure étant ailleurs) ?

6  E. Fournier, L’Esprit dans l’histoire : Recherches et curiosités sur les mots historiques, Paris, Dentu, 1867 p. 62.

7  P. Tarbé, Romancero de Champagne, t. III, Reims, Dubois, 1863, p. XIII.

8  J.-M. Quérard, La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, t. VIII, Paris, Didot, 1836, p. 131.

9  J. Vendryes, « Pharamond, premier roi de France dans la tradition irlandaise », Mélanges d’histoire du Moyen Âge offerts à M. Ferdinand Loth, Paris, 1925, p. 743-767.

10  Voir note 3.

11  Ernard Girard, seigneur du Haillan, Histoire de France jusqu’à la mort de Charles VII, Paris 1576-1584 ; Chroniques des Rois de France (…) depuis Pharamond jusqu’à Henri III, Paris, 1585 ; Le Clerc, Généalogie et descente des roys de France depuis Pharamond 1. Jusques à Henry III, Paris, 1583 ; N. de Fer, Histoire des rois de France depuis Pharamond jusquà notre auguste monarque Louis XV, Paris, 1722 ; Tableau chronologique des rois de France, depuis Pharamond jusqu’à Louis-Philippe Ier, Grenoble, 1834.

12  Le Roman de Partonopeu de Blois, éd.-trad. O. Collet et P.-M. Joris, Paris, Livre de Poche, 2005, p. 90 (v. 403).

13  Adémar de Chabannes, Chronique, éd. J. Chavanon, Paris, Picard, 1897, p. 7.

14  P. Labbe (éd.), Sancti Maxentii in Pictonibus Chronicon quod vulgo dicitur Malleacense, dans Nova bibliotheca manuscriptorum, Paris, 1657, t. 2, p. 190-221, p. 191.

15  Ordéric Vital, The ecclesiastical history of England and Normandy, trad. T. Forrester, vol. II, Londres, Bohn, 1854, p. 142 (l. V, c. IX).

16  Les Grandes Chroniques de France, éd. P. Paris, t. I, Paris, Techener, 1836, p. 12.

17  S. Albert, « Si fu ja fiex d’un nostre sers », Questes, bulletin des doctorants médiévistes 8 (2006), http://questes.free.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=126&Itemid=53

(non paginé dans sa version en ligne).

18  M. Hüber, Le roman de Tristan en prose, München 1963 t. I p. 58.

19  M. Bláahová, « Herrschergenealogie als Modell der Dauer des ‘politischen Körpers’des Hersrschers im mittelalterlichen Böhmen », A. Speer & D. Wirmer, Duration of Being / Das Sein und der Dauer, Berlin-New York, Peter Lang, 2008, p.380-397.

20  Guillaume Coquillart, Œuvres, éd. M. J. Freeman, Genève, Droz, 1975, p. XXIV.

21  Noël de Fribois, Abrégé des croniques de France, éd. K. Daly et G. Labory, Paris, Champion, 2006, p. 91.

22  L. Avézou, Raconter la France. Histoire d’une histoire, Paris, Armand Colin, 2008, p. 163.

23  F. Hottman, Francogallia, Francfort, A. Wechel, 1586 (BNF L 1390) p. 46.

24  A. Lemaire, Les lois fondamentales de la monarchie française d’après les théoriciens de l’Ancien Régime, Paris, Genève, Slatkine, 1975 (1907), p. 102, 103.

25  Junius Brutus, Vindiciæ contra tyrannos, éd. A. Jouanna et al., Genève, Droz, 1979, p. 104 et note p. 295.

26  Jean de Baricave, La défense de la monarchie françoise, Toulouse, Dominique Bosc, 1614, p. 327.

27  [Michel Le Vassor], Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, slnn., 1689.

28  L’historien franc Hunibald est une supercherie de l’humaniste Jean Trithème.

29  Les soupirs de la France, p. 83.

30  Les soupirs de la France, p. 92.

31  F. Granet, Réflexions sur la littérature, t. I, Paris, Briasson, 1742, p. 123.

32  [M. Morizot], Inauguration de Pharamons ou exposition des loix fondamentales de la monarchie françoise avec les preuves de leur exécution, slnn., 1772. Benjamin Franklin en avait un exemplaire dans sa bibliothèque, E. Wolf 2nd et K. Hayes, The Library of Benjamin Franklin, Philadelphie, American Philosophical Society, 2006, p. 569, no 2372.

33  Inauguration de Pharamons (voir note 32) p. 1.

34  Condorcet, Bibliothèque de l’homme public, ou analyse raisonné des principaux ouvrages françois et étrangers, t. VII, Paris, Buisson, 1790, p. 110-111.

35  M. Yardeni, Enquêtes sur l’identité de la « nation France », de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 92.

36  G. A. Basslé, Système mnémonique ou Art d’aider la mémoire, Londres, Jennings, 1841 p. 173.

37  Les femmes belges. Comédie en trois actes dédiée à Messeigneurs Les Estats de Brabant, slnn., 1787, p. 11.

38  J.-B. David, Manuel de l’histoire de Belgique, Louvain, Vanlinthout,18535, p. 33.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jelle Koopmans, « À l’ombre de Pharamond : la royauté élective »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 135-143.

Référence électronique

Jelle Koopmans, « À l’ombre de Pharamond : la royauté élective »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12215 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12215

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Auteur

Jelle Koopmans

Université d’Amsterdam

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