Le « roman familial » du Florimont en prose (ms. BnF, fr. 1488)
Résumés
La présente contribution s’interroge, à travers l’étude du Roman de Florimont en prose, sur la nature de la dette que les récits idylliques de la fin du Moyen Âge entretiennent à l’égard de leurs modèles des XIIe et XIIIe siècles. Composé dans la première moitié du XVe siècle, ce roman anonyme multiplie les emprunts et les allusions au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle de Jean Renart. Or le jeu littéraire qu’il constitue laisse entrevoir une forme de continuité entre les premiers récits idylliques médiévaux et les témoins tardifs. Celle-ci, et c’est là l’hypothèse qui sous-tend cette enquête, tient dans la réflexion originale sur le thème de la famille qui anime les deux vogues de production idyllique au Moyen Âge.
Texte intégral
- 1 R. Dragonetti, Le Mirage des sources : l’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p (...)
Les textes s’écrivent les uns dans les autres, copies de copies faisant palimpseste et compilation sous la surface de l’écriture actuelle, par où le scripteur relit l’ancien dans le nouveau, et inversement, sans distinction historique.1
- 2 R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages. Gender, Morality and Desire, Oxford, Oxfo (...)
- 3 Sur les traits caractéristiques du thème idyllique dans les récits du Moyen Âge central, voir par (...)
- 4 Sur les nouvelles préoccupations qui animent les récits idylliques aux XIVe-XVe siècles, voir F. W (...)
1De quelle nature est la dette qui lie les récits idylliques des XIVe et XVe siècles aux premiers témoins médiévaux de cette veine romanesque ? Les travaux récents de Rosalind Brown-Grant ont souligné l’importance du facteur historique dans les modifications qui affectent le développement du thème idyllique entre les XIIe-XIIIe siècles et la fin du Moyen Âge2. Les critères d’ordre moral et sociopolitique qui interviennent dans la composition des fictions tardives entraînent en effet la suppression d’éléments thématiques désormais perçus comme potentiellement subversifs. Ainsi la naissance simultanée des deux enfants, leur troublante ressemblance, leur éducation commune et la découverte de la sensualité, autant de traits dont le Conte de Floire et Blancheflor, Aucassin et Nicolette ou L’Escoufle livrent des illustrations exemplaires3, sont-ils gommés par les réécritures. Tout porte à croire que dans ces compositions des XIVe et XVe siècles, mues par une inflexion moralisante et par des idéaux politiques et lignagers4, les lieux distinctifs de l’enamoratio immature s’amuïssent sous l’influence de nouvelles préoccupations. La critique anglaise a en effet montré, à travers l’analyse de Paris et Vienne et de Pierre de Provence et la belle Maguelonne, que les causes d’un tel dépouillement devaient être mises en lien avec l’essor des traités didactiques qui connaissent une large fortune à la même époque. Les retranchements seraient le signe manifeste de l’inversion des perspectives qui préside à l’écriture de l’idylle à la fin du Moyen Âge : les témoins tardifs ne dépeindraient plus les efforts conjoints des jeunes amants pour conjurer la menace de mésalliance pesant sur leur union par de louables exploits, mais représenteraient le nécessaire redressement d’un désir par trop sulfureux, au terme duquel les adolescents devenus adultes pourraient intégrer avec légitimité l’ordre social. La narration des amours enfantines cèderait ainsi le pas à un discours édifiant, voué à prévenir, à l’attention des lecteurs, les potentielles dérives des affections juvéniles.
- 5 La prégnance de cet intertexte a été constatée par les critiques dans quelques textes tardifs : cf (...)
- 6 Le terme de « maturation » sexuelle ou amoureuse, déjà proposé par Christopher Lucken, est employé (...)
2Le remodelage du scénario idyllique à l’intérieur d’un cadre exemplaire ne doit toutefois pas dissimuler la prégnance des références intertextuelles aux productions du Moyen Âge central. On ne saurait de fait négliger la présence massive d’allusions à Floire et Blancheflor et à L’Escoufle en particulier, mais aussi à Piramus, Aucassin et Nicolette ou Galeran de Bretagne, dans le développement narratif des récits idylliques tardifs. Or la récurrence de telles réminiscences, sensible aux niveaux thématique, structurel et lexical, donne aux témoins de la fin du Moyen Âge l’aspect de véritables réécritures qui ne font pas mystère de leurs sources5. Car si une volonté de réorientation préside sans doute à l’écriture des textes, ceux-ci sont loin de contester l’apport des modèles dont ils s’inspirent. Comment alors ne pas y voir la résurgence d’un intérêt, voire d’une fascination, pour les enjeux littéraires et idéologiques liés au thème des enfances idylliques et de la maturation amoureuse6 ? La tentation est en effet grande de considérer la dialectique qui prend place dans les textes des XIVe et XVe siècles sous la forme d’un jeu littéraire, comme un indice de la persistance de questionnements qui, même sous un jour largement édulcoré, continuent à exercer un attrait puissant.
- 7 « La Mère, adversaire ou auxiliaire de l’idylle ? Les figures maternelles dans quelques récits idy (...)
- 8 « Le roman familial » est le titre d’un court essai de Freud décrivant les fantasmes communs de l’ (...)
- 9 Ces textes pâtissent de nos jours d’une fort mauvaise réputation. Souvent négligés par les histoir (...)
3Plus particulièrement, c’est la récurrence de la structure généalogique, fondée sur la succession de deux histoires, celle des parents et celle des enfants, qui semble assurer la continuité entre les narrations de la fin du Moyen Âge et leurs modèles. Dans un article consacré aux figures maternelles de Floire et Blancheflor et de L’Escoufle, j’ai tenté de décrire l’intrigue qui parcourt le roman idyllique médiéval comme une histoire de famille7. Aux XIIe-XIIIe siècles, ces fictions se distinguent des romans chevaleresques d’aventure par le déclin des valeurs guerrières, une valorisation particulière des personnages féminins ou la volonté de représenter la vie quotidienne, mais c’est avant tout le critère familial qui fonde leur originalité. Or les récits idylliques tardifs partagent en propre avec leurs sources cette réflexion sur la filiation, manifeste dans la réitération de la structure bipartite, mais aussi dans l’intense préoccupation pour la succession lignagère. En ce sens, le « roman familial »8 de l’idylle justifierait au premier chef l’activité de réécriture et la référence constante aux sources qui animent la composition des récits idylliques à la fin du Moyen Âge. Un intérêt constant pour la famille, et c’est là l’hypothèse que je souhaite développer ici, subsisterait au-delà de l’écart diachronique isolant l’une de l’autre les deux vogues de production idyllique et légitimerait ainsi la prégnance du jeu littéraire. En outre, la démonstration de cette préoccupation commune, on peut l’espérer, pourrait bien contribuer à revaloriser des récits dont la fortune était indéniable aux XIVe et XVe siècles, mais qui sont aujourd’hui négligés par la critique en raison notamment de l’activité de compilation à laquelle ils se livrent9.
- 10 Cette version est représentée par le manuscrit BnF, fr. 1488, dont l’édition est en cours de réali (...)
- 11 Pierre de Provence et la belle Maguelonne, roman du XVe siècle qui existe en version longue et en (...)
4L’une des rédactions en prose de Florimont, composée dans la première moitié du XVe siècle, constitue à cet égard un terrain d’enquête privilégié10. Très éloigné du roman d’Aimon de Varennes, le Livre de Florimont filz du duc Jehan d’Orleans et de Helaine, fille du duc de Bretaigne se présente comme un récit idyllique à la faveur des nombreuses affinités qu’il partage avec Paris et Vienne ou Eledus et Serene, mais surtout avec Pierre de Provence et la belle Maguelonne. En effet, les étapes de l’intrigue – la quête amoureuse du héros, le séjour en Orient, la fugue des jeunes amants, la séparation forcée suivie de l’ascension chevaleresque du jeune homme et de la réclusion de l’héroïne dans un monastère, avant les retrouvailles et l’hymen final – de même que certains procédés stylistiques et la tonalité moralisante du récit ne vont pas sans rappeler ce roman idyllique très largement diffusé en Europe aux XVe et XVIe siècles11. Mais c’est bien davantage la multiplication des emprunts au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle, en particulier à l’occasion des scènes qui mettent aux prises parents et enfants, qui rive Florimont à cette veine romanesque en le désignant comme un texte entièrement fondé sur la réécriture. Alors, de quelle façon la pratique de la réminiscence dans Florimont laisse-t-elle percevoir, à travers ce prisme familial, une forme de continuité entre les récits idylliques des XIIe-XIIIe siècles et les témoins tardifs ? L’examen du rôle imparti aux références intertextuelles et du traitement réservé au thème de la famille permettra de le déterminer.
Un miroir aux alouettes ?
- 12 Cf. S. Capello, « Réception et réécritures du roman idyllique au XVIe siècle », Le Récit idyllique(...)
- 13 Sur les réécritures en prose de Florimont, voir l’article de L. Harf, « Florimont : du roman d’Aim (...)
- 14 Sur la valeur réflexive des travaux d’aiguille féminins dans les romans du XIIIe siècle, voir par (...)
5Tout désigne le Roman de Florimont en prose comme un jeu littéraire sur les sources. À commencer par le titre même du récit qui, s’il n’allie pas les deux noms des protagonistes au cœur d’une structuration binaire qui pourrait fonctionner comme marqueur d’identification générique12, ne fait pas moins référence à l’activité de réécriture d’un roman en vers du XIIe siècle, dont les diverses réalisations ont connu un large succès au XVe siècle13. Plus encore, les prénoms des amants – Florimont et Filo – suscitent d’emblée la mémoire du couple paradigmatique d’enfants-fleurs que sont Floire et Blanchefleur, à la faveur d’une proximité paronymique rehaussée par l’allitération liminaire et l’assonance des voyelles. Faut-il ajouter qu’en dotant l’héroïne d’un nom programmatique, presque un nom commun, le poète l’affilie à la lignée des brodeuses aux belles mains ? Car si l’onomastique pourvoit la bien nommée Filo des talents de Philomena, c’est aussi en souvenir de l’habileté d’une Fresne ou d’une Aélis, à laquelle les premiers témoins idylliques reconnaissent une large valeur autoréférentielle14. Ainsi la jeune fille, dont l’œuvre brodée, nouveau fil d’Ariane, rend les amants l’un à l’autre, se pose-t-elle en héritière de cette maîtrise en même temps que son œuvre d’art diffuse le reflet des sources.
- 15 Voir Florimont, ch. II, fol. 4v-5v et ch. IV, fol. 6v-8r et Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire e (...)
- 16 Voir Florimont, ch. IV, fol. 8r-9v et Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974 (...)
- 17 Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle d (...)
- 18 Les deux romans de la fin du Moyen Âge présentent en effet des éléments qui puisent selon toute vr (...)
6C’est toutefois à l’intérieur de l’intrigue que les échos intertextuels se révèlent les plus prégnants, tant les emprunts au Conte de Floire et Blancheflor et à L’Escoufle scandent la progression de l’histoire. Le dialogue qui s’instaure avec les sources idylliques est particulièrement sensible dans les étapes cruciales du récit que sont la rencontre et le serment des parents, les enfances des héros et la fugue amoureuse. Ainsi le pèlerinage qui conduit à la suite d’une tempête le duc Jehan d’Orléans et son épouse Hélène à Alexandrie, au lieu de Jérusalem, rappelle-t-il les prémices narratives de Floire et Blancheflor, qui réunissent à la cour du roi païen Félis son épouse et une captive chrétienne, future mère de l’héroïne, enlevée lors d’une razzia à Compostelle. Dans Florimont, la représentation d’un Orient proche où cohabitent chrétiens et sarrasins, où la cour du Sultan mêle l’exotisme et la luxuriance à des pratiques de civilité et de courtoisie toutes occidentales, reproduit à l’évidence le décor inaugural du Conte. Mais c’est davantage la naissance spontanée d’une amitié entre les deux femmes, basée sur le désir commun d’enfanter, qui calque le lien de confiance et d’intimité noué par les mères de Floire et de Blancheflor dans la chambre des dames15. Quant à l’arrière-plan politique qui forme la trame de la narration, il n’est pas sans évoquer L’Escoufle, puisque la décision d’unir les enfants à naître suscite la plus vive réaction de la part des barons du Sultan, craignant pour le devenir de leurs terres promises à un chrétien d’Occident. La révolte des courtisans, les menaces proférées contre le Sultan, la captatio benevolentiae empreinte d’humilité et de douceur que ce dernier emploie pour apaiser le tumulte, autant de traits qui ramènent au roman de Jean Renart16. Eledus et Serene présente une situation proche, dans la mesure où la promesse d’un mariage entre les descendants du duc de Validar et du roi de Tubie provoque aussi la révolte des vassaux, qui s’opposent à l’alliance suite à la mort du premier des deux compères17. Cependant, une divergence oppose le projet fomenté par les pères marieurs et le désir des héros dans ce roman idyllique anonyme du XIVe siècle : la princesse Serene est destinée à Maugrier, tandis que son cœur est au bel Eledus, lequel reçoit l’approbation de l’ensemble de la cour. Il n’en va pas de même dans L’Escoufle où, comme dans Florimont, le vœu des parents préfigure les aspirations des amants. Il paraît en ce sens plus vraisemblable de considérer le roman de Jean Renart comme la source de Florimont, d’autant plus que la composition d’Eledus et Serene est sans doute tributaire de la même influence18.
- 19 Cf. Florimont, ch. X, fol. 13r-XI, fol. 16r et Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 6158-7015.
- 20 Cette formule consonne de manière frappante avec le vers 6796 de L’Escoufle, qui annonce de Guilla (...)
- 21 Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 2300-2374.
- 22 Voir Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.,v. 6856-6864 et 6894-6919.
- 23 Ibid., v. 4444-4465, même si c’était, à cette occasion, le héros qui servait et nourrissait son am (...)
- 24 Au regard des ressemblances qui affilient Florimont au texte de Jean Renart, il est peu probable q (...)
- 25 Sur le désespoir et la solitude féminins, voir Florimont, ch. XIV, fol. 25r et Jean Renart, L’Esco (...)
7Que dire encore de l’arrivée de Florimont à Constantinople, nouveau séjour du Sultan après son départ d’Alexandrie, qui résulte d’une véritable mixtion de Floire et Blancheflor et de L’Escoufle ? Car la quête de Florimont pour rejoindre Filo, qu’il aime déjà par ouï-dire, se poursuit sur les traces mêmes de ses prédécesseurs. Les empreintes laissées par Guillaume comme par Floire constituent les jalons de cet itinéraire pacifique, entamé au prétexte d’un pèlerinage sur les lieux saints de la chrétienté médiévale. Comme le premier, le héros suit un trajet qui, de Rome à Jérusalem où il ne parvient pas en raison d’un ouragan, revêt l’aspect d’une ascèse. Pauvre et déguenillé, il s’affuble à l’instar de Guillaume d’une identité nouvelle et humble, qui lui permet de trouver de l’embauche auprès d’un maître-orfèvre19. L’entreprise est aussitôt couronnée de succès : l’émule n’a plus rien à envier à son modèle lorsque, parvenu au faîte de son apprentissage, il excelle dans la pratique de son art au point de devenir « le meilleur ouvrier de son mestier que fut point au pays de par dela » (ch. XII, fol. 20v)20. C’est alors que le poète, au gré d’une alerte permutation, délaisse sa source pour revenir à Floire et Blancheflor. L’engin qui permet à Florimont de s’introduire dans le palais du Sultan, puis dans la chambre de Filo, doit en effet beaucoup à la ruse de la corbeille de fleurs par laquelle Floire rejoint sa bien-aimée dans la tour de l’émir de Babylone21. À ceci près qu’il s’agit cette fois d’un aigle d’argent, dont la facture et l’extrême préciosité évoquent la précision des automates qui ornent le faux cénotaphe de Blancheflor (ch. XIV, fol. 29v). On ne manquera pourtant pas de voir dans le choix d’un oiseau, en guise de cheval de Troie, une allusion à peine voilée à L’Escoufle, où le même rapport métonymique est suggéré. Tout dans la scène où Filo nourrit son amant d’une perdris rôtie (ch. XII, fol. 22r) par le bec et les narines de l’aigle renvoie, mutatis mutandis, à l’ingestion du cœur de l’escoufle à laquelle Guillaume se livrait, pour en incorporer l’essence22, mais aussi au déjeuner sur l’herbe des amants de Jean Renart23. Sans doute y a-t-il là un effet délibéré d’annonce, puisque les épisodes qui suivent tutoient au plus près le même modèle. Tel est le cas de la fugue amoureuse de Florimont et de Filo, qui quittent la chambre de la demoiselle pour parcourir ensemble les chemins, mais aussi et surtout du locus amoenus forestier qui scelle leur séparation (ch. XIV, fol. 24r-26r). La scène du vol de l’anneau par un oiseau de proie ressurgit en effet sous la plume de l’auteur de la fin du Moyen Âge24 : celui-ci se réfère, quoique de façon plus allusive que dans L’Escoufle, au cadre édénique où se succèdent le repos et la collation des jeunes insouciants avant l’avènement du malheur. Les analogies du passage avec le texte de Jean Renart sont frappantes, tant la lassitude des amants, la soif de la jeune fille et la halte près d’une fontaine y suscitent le même tableau d’une acmé amoureuse bientôt parvenue à son terme. Bien plus, une pie dérobe l’escarboucle de Filo tandis que le couple, distrait, se divertit dans le pré, et éloigne l’un de l’autre les amants empressés de retrouver le joyau (ch. XIV, fol. 24v). Enfin, il ne fait aucun doute que les itinéraires disjoints qui s’ensuivent puisent encore leur inspiration dans L’Escoufle : la quête de Florimont, marquée par la déréliction, la faim et le dénuement, tout comme le désarroi de l’héroïne qu’inspirent la solitude et la perte de l’être aimé, constituent autant de renvois au modèle25.
- 26 Voir aussi le chapitre VIII, fol. 11 : « La belle Filo fut ja grande et tres que belle a l’eage de (...)
8Tout porte donc à croire que la référence constante aux sources sert à enter Florimont sur les récits idylliques des XIIe-XIIIe siècles. Le jeu intertextuel qui s’instaure structure la progression narrative, au point de faire apparaître le roman comme le fruit d’un subtil mélange de greffons, parmi lesquels figurent les témoins les plus emblématiques de cette veine littéraire. Or l’effet de réécriture serait sans doute complet si chacun des traits convoqués n’était soumis au crible d’une réorientation moralisante qui menace de dénaturer le scénario idyllique. À y regarder de près, aucune caractéristique des effusions enfantines ne résiste à l’opération de redressement intentée par le poète : qu’en est-il de la fraternité amoureuse de bambins nés le même jour et élevés côte à côte ? De la fameuse audace de l’héroïne, plus précoce que son partenaire, et de la sensualité goûtée dès l’âge le plus tendre ? Plus grave encore, que reste-t-il du motif des amours contrariées, pourtant essentiel au déploiement du thème idyllique, au sein d’un récit qui conforme la passion des enfants au projet matrimonial des parents ? Dans Florimont, la dynamique de réminiscence ne se contente pas de référer aux sources ; en s’affichant comme un palimpseste, le texte révèle la divergence qui l’inscrit en porte-à-faux avec ses modèles. On ne saurait en effet mieux exprimer le hiatus que par l’instillation d’innovations au cœur même d’épisodes qui paraissaient reproduits à l’identique. Ainsi les scènes liminaires calquent-elles le début de Floire et Blancheflor pour faire apparaître de manière plus patente la différence d’âge des enfants – à la naissance de Filo, « le dit Florimont estoit ja grant et avoit plus d’ung an » (ch. VII, fol. 10r)26 – qui doivent respectivement attendre leur quinzième et seizième année pour se rencontrer (ch. XII, fol. 22r). En dehors de l’extraordinaire beauté que les amants partagent en propre, aucune allusion n’est en outre faite à leur ressemblance.
9Mais l’horizon d’attente du lecteur de récits idylliques est déjoué de façon plus systématique encore par la rectification du rôle féminin. Le souvenir de la clergie partagée par Floire et Blanchefleur après cinq ans d’études communes affleure lorsque l’auteur de Florimont souligne la méconnaissance du latin qui affecte l’héroïne :
La dicte Filo, fille au dit Soubdan, demouroit avecques son dit pere et ce pour lui faire passer temps. Si trouva au retrait du dit son pere les lettres que le cardinal avoit escriptes au dit roy et les lit, mais pour ce qu’elles estoyent en latin, ne les sceut entendre, si les fit expouser a ung clerc qui lui dit que le duc d’Orleans de France avoit ung beau filz. Et alors la dicte fille se advisa de ce que le dit maistre d’ostel luy avoit dit et que ses ditz pere et feue mere avoyent promis par elle au dit filz, si mist cela en memoire. (ch. IX, fol. 13r)
- 27 Cf. Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 265-270 : « En seul cinc ans et quinze (...)
- 28 Ibid., v. 2463-2570.
10S’il était déjà question de lettres en latin dans Floire et Blancheflor, celles-ci désignaient les messages d’amour échangés entre les enfants. Or il ne s’agit plus dans Florimont de faire de la langue savante des clercs le code privilégié et secret de la passion27. Car l’érudition, que le Conte érigeait en préalable à l’éclosion d’un amour capable de transcender la différence sexuelle, devient dans la réécriture l’apanage des clercs, mais sans doute aussi celui d’hommes comme le Sultan et le duc d’Orléans, que seul le héros masculin est voué à égaler. Le recentrage dont le personnage de l’amante fait l’objet est encore sensible dans les passages où la hardiesse et la sensualité d’une Blanchefleur, d’une Aélis, cèdent le pas à la tempérance, voire à la passivité. C’est en particulier le cas dans la scène de la chambre, où la passion de Floire et Blanchefleur avait connu son paroxysme28 : sitôt Florimont extrait de l’oiseau métallique, son amie n’a de cesse d’obtenir de lui l’assurance d’une absolue chasteté :
Et quant tout le monde fut dehors, elle ferma sa chambre sur elle et puis fit saillir le dit Florimont dehors et luy fist promectre par sa foy et serement que jamaiz ne luy fairoit desplaisir, ny ne la toucheroit pour peché jusques a ce qu’il l’auroit prinse a femme et qu’il l’auroit espousee. Lequel ainsi le promist et jura sur les heures d’icelle Filo. (ch. XIII, fol. 22v)
11De même, dans l’épisode de la fugue amoureuse, l’initiative est laissée au héros, tandis que Filo se contente d’obtempérer. Or le contraste avec la détermination et l’efficacité d’Aélis est d’autant plus frappant que le passage se montre pour le reste conforme au texte de Jean Renart. Il ne fait aucun doute que l’élaboration du plan d’évasion et les précautions matérielles – provision de cordes et réserve de pierres précieuses – renvoient à la scène de L’Escoufle. Ainsi la récupération des données originelles sert-elle à souligner l’inversion des rôles à laquelle l’auteur de Florimont procède, lorsqu’il efface toute trace de l’énonciation féminine pour replacer les propos décisifs dans la bouche du héros : c’est désormais le jeune homme qui donne les ordres (« Ne vous chargés point de gaiges, dit-il, se non des plus riches et pourtatifz ») et c’est à lui que la réussite du plan incombe (« Or sa, m’amye, j’ay fait pour vous tout ce qu’il m’a esté possible », ch. XIII, fol. 22v). L’intentionnalité de ce réajustement est encore soulignée par la mise en œuvre de la fuite, qui relègue l’héroïne à la passivité :
Si conmança a lyer sa corde a une poulye et son pannier et mist sa belle Filo dedans et ung petit couffre ou estoyent ses bagues. Et petit a petit, la va descendre jusques au pié de la tour. Et puis retira sa corde et son pannier et petit a petit, il soy descendit jusques au dit pié de la tour ou il trouva sa dicte amye Filo. (ch. XIII, fol. 23r)
- 29 Voir mon analyse de l’épisode de Jean Renart dans Le Couple en herbe, op. cit., p. 355-372.
12Bien plus, les événements suivants, qui répètent l’escale champêtre d’Aélis et de Guillaume et le larcin de l’oiseau, ont lieu dans des circonstances largement différentes de celles de L’Escoufle. Au moment de décrire la négligence des héros, l’auteur de Florimont n’hésite pas à troquer le désir charnel qui enflammait les amants de Jean Renart contre une tentation qui, dans le contexte, paraît beaucoup moins suggestive29. Ce n’est ni le sommeil ni une pulsion sexuelle qui troublent l’entente des enfants, absorbés dans la contemplation des joyaux dérobés au palais, mais bien la convoitise :
- 30 Les amants confirment ensuite à l’envi l’inclination responsable de leur séparation : « maudictes (...)
Et conmançarent a gecter tout dehors sur belle herbe pour le mieulx veoir. Si y eust ung gros carboucle comme une noix, lequel le dit Florimont mist a part et dit que icelle pierre valoit plus et estoit la plus riche et belle que jamaiz il vit oncques car on ne la sauroit extimer. Si se mirent a extimer les autres et disoyent qu’elles valoyent plus, les unes moins et les autres maiz et avoyent ce debbat ensemble en regardant aux autres et sans entendre au corboucle. (ch. XIV, fol. 24v)30
13La suite du texte conserve la même tonalité tempérante, puisque après la séparation, la demoiselle connaît une destinée beaucoup plus pieuse que son aïeule. De fait, elle choisit d’éblouir les nonnes du couvent de Saint-Benoît par ses talents de brodeuse, là où Aélis jouissait d’une fulgurante ascension mondaine grâce à sa beauté et au chef-d’œuvre de ses mains. D’aide de cuisine puis femme de chambre de l’abbesse, la chaste Filo devient maîtresse d’œuvre dans l’atelier de broderie du couvent, jusqu’à ce que Florimont retrouve sa trace et l’épouse avant de monter sur le trône (ch. XIV, fol. 25v – ch. XVIII, fol. 38r).
- 31 Voir aussi le prologue (ch. I, fol. 1r).
14Le soin de l’auteur à gommer les aspérités potentiellement subversives du scénario idyllique transparaît ainsi à travers le jeu intertextuel, quitte à dénaturer la finalité même des sources. De fait, les redressements successifs que Florimont impose à ses modèles ne visent pas tant à plier le thème des enfances amoureuses aux attentes sociales et matrimoniales de la fin du Moyen Âge, qu’à permettre à la narration – promue au rang d’exemplum – d’illustrer les sentences moralisantes qui l’enchâssent. Le prologue et l’épilogue du roman – qui soutiennent que « ne se doit nully esmerveiller se ont a des peines en ce monde par avant que ont aye joye. Et par telles façons et en grant peines et tristesses pourroit ung chascun chrestien acquerir le royaume de paradis » (ch. XX, fol. 46v)31 – confèrent à l’histoire une portée existentielle dont la valeur, généralisante, dépasse largement le cadre idyllique. Tout se passe en effet comme si, pour reprendre le constat de Friedrich Wolfzettel sur les romans idylliques des XIVe et XVe siècles,
- 32 F. Wolfzettel « Le Paradis retrouvé », art. cit., p. 71.
la suppression successive du thème idyllique par excellence des amours enfantines ne manqu[ait] pas d’estomper les contours bien délimités du roman idyllique qui risque de plus en plus de se transformer en un roman d’amour tout court en perdant en même temps sa valeur idéologique contestataire.32
- 33 Voir par exemple Ch. Méla, « C’est d’Aucassin et de Nicolette », Ornicar, 11, 1977, p. 59-75, repr (...)
- 34 Cf. supra, n. 18.
15Au regard d’une telle dérivation, on ne saurait s’étonner que le motif des amours contrariées soit réduit dans Florimont à son expression la plus discrète. Une fois le soulèvement des barons alexandrins apaisé et le Sultan exilé à Constantinople, plus rien ne s’oppose à l’union des héros, prévue de longue date par les parents puis ardemment souhaitée par les enfants. Aussi c’est le nonchalloir du père de Filo (ch. IX, fol. 13r), d’abord empressé de tenir la promesse faite à sa défunte femme puis lassé par l’ampleur des démarches, qui constitue l’unique et pour tout dire fallacieux obstacle à l’hymen du couple ! Les critiques s’accordent à reconnaître le désaccord parental comme un facteur d’importance cruciale pour le développement du scénario idyllique, qu’il soit suscité par un souci de mésalliance, par la discorde entre les familles ou par la profonde altérité des peuples auxquels elles appartiennent33. Or Florimont ramène cet élément constitutif de la thématique au rang de simple broutille en exagérant le modèle déjà équivoque de L’Escoufle. On notera que le roman d’Eledus et Serene, a contrario, met un soin tout particulier à lever l’ambiguïté de la même source en créant un troisième personnage, Maugrier, voué à incarner le champion des parents34. Force est alors d’admettre qu’en deçà des effets de résurgence, Florimont efface chacun des traits ou presque du thème idyllique originel, de telle sorte que le lecteur familier des sources des XIIe-XIIIe siècles risque, à l’instar de l’héroïne, d’en perdre son latin.
16Est-ce alors à dire qu’il s’agit là d’un mirage des sources, ou plutôt d’un miroir aux alouettes où Floire et Blancheflor et L’Escoufle, à l’image du volatile éponyme, sont pris au leurre d’une illusion de réécriture à vocation édifiante ? Un tel constat s’avèrerait inquiétant pour l’hypothèse qui sous-tend notre enquête. La possible continuité entre les premiers témoins idylliques et les textes de la fin du Moyen Âge paraît remise en question par le traitement que Florimont réserve à ses sources. Surtout, au regard de la passivité qui frappe l’héroïne et de la discrétion des figures maternelles, on pourrait craindre que l’histoire de famille qui structure le thème idyllique ne s’amuïsse dans le texte au profit d’une simple réflexion sur le lignage. Toutefois, ce serait là compter sans la grille de lecture que le récit propose d’appliquer sur le jeu littéraire qu’il met en scène, et dont la tapisserie brodée par Filo renvoie l’image textuelle. À bien suivre un tel guide, le lecteur s’aperçoit que la logique généalogique à l’œuvre dans Florimont remet sur le tapis l’enjeu familial des modèles. Mais si Floire et Blancheflor ou L’Escoufle se concentraient davantage sur les mères, c’est autour de la figure paternelle que se cristallise dans Florimont le « roman familial » de l’idylle.
Le père, ou la famille idyllique
- 35 Sur le caractère autoréférentiel que la tradition médiévale prête au motif de la broderie, à la fa (...)
17Tout porte à croire que l’analogie entre le texte et le tissu, exploitée à l’envi par les premiers récits idylliques médiévaux35, ressurgit dans Florimont pour exiger du lecteur un effort de lecture. Filo a brodé dans l’abbaye une tapisserie « ou elle mist toute sa vie » (ch. XIV, fol. 29r), et que le texte se plaît à décrire à l’occasion d’une large mise en abyme de la narration qui s’étend sur une quinzaine de lignes (ch. XIV, fol. 29v). L’équivalence entre le roman et l’œuvre d’art, laquelle constitue une analepse interne complète, est en outre soulignée par la sentence qui clôt la description en reproduisant le cadre formulaire des explicit romanesques : « Et ainsi finit le dit tappis » (ch. XIV, fol. 29v). Or à la première lecture, Florimont se révèle incapable de déchiffrer correctement le sens du message. De fait, il interrompt son repas pour contempler le tapis qui vient d’être dressé contre la paroi,
ou avoit une aigle et ung homme qui sailloit dedans et une damoyselle que se pendoit a une corde dans ung pannier par une fenestre, et puis le dit compaignon avecques ung coffre et se mirent dans ung navire sur mer et d’ilecques dans un boys ou ilz suyvent une pie. (ch. XVII, fol. 33r)
18Il saisit qu’il s’agit là du récit de sa propre vie (ch. XVII, fol. 33v), mais l’interprète comme un piège fomenté par le père de Filo pour perdre l’infortuné prétendant : « Si se ymagina que par luy ont avoit mis le dit tappis en la dicte salle ou estoit sa vie et que le roy estoit tout informé que il luy avoit fait perdre sa fille et fait icelle traïson comme estoit contenu au dit tappis » (ch. XVII, fol. 33v-34r). La tapisserie se prête ainsi, de la part du lecteur diégétique qu’est devenu le héros, à une première tentative d’exégèse erronée ; et ce n’est qu’à la seconde reprise que Florimont, considérant avec attention le tapis dont il « eust voulu qu’il fut au feu » (ch. XVII, fol. 34r), décrypte les signes pour comprendre à sa plus grande joie que l’aimée, qu’il croyait morte, a trouvé refuge auprès de sœurs bénédictines. Or cette mise en scène d’une pratique de lecture au sein du récit revêt un intérêt puissant, au sens où elle pourrait bien avoir fonction de manuel pour le lecteur du roman. En exhortant à ne pas juger sur les apparences, quitte à s’y reprendre à deux fois, elle produit à l’attention des destinataires l’image d’une persévérance couronnée de succès, qui donne accès au véritable sens du message par-delà la manipulation des sources. La tentation est dès lors grande de relire le texte sous ce nouvel éclairage. À y regarder de près, la seconde partie du récit, qui débute à la séparation des amants, convoque en filigrane les traits distinctifs du thème idyllique.
- 36 La forme du poème souligne la parfaite réciprocité des sentiments de culpabilité et d’affection ép (...)
19Contre toute attente, l’échange qui réunit Florimont et le Sultan à Constantinople rejoue les scènes inaugurales du motif des enfances amoureuses. L’arrivée à la cour du héros, promu lieutenant de France pour combattre les Sarrasins en Orient (ch. XV, fol. 30), est en effet célébrée par le souverain comme l’avènement d’un nouvel héritier. Le remords que le Sultan cultive à l’égard de la promesse d’union non-tenue d’une part, et d’autre part la culpabilité éprouvée par Florimont envers ce père dont il pense avoir perdu la fille36, sont au principe d’une relation intime qui prend bientôt l’aspect du lien paternel et filial. Les vocatifs mon fils et mon enfant à l’adresse du héros se multiplient dès lors dans la bouche du Sultan :
« Hellas, mon amy lieutenant, et me voulés vous laisser ainsi desoulé et desconforté que je suis ? Car je vous asseure en bonne foy que vous me faictes aussi grant joye comme si vous estiés mon enfant et vous suis plus tenu que a homme soubz le ciel, car vous estes cause de tout mon bien et mon honneur et ne fusse appellé roy si ne fussiés. Pour quoy, mon bon amy lieutenant et mon enfant ? » (ch. XIX, fol. 40v)
20Tout se passe comme si, progressivement, l’adoption du jeune homme par le Sultan comblait la béance provoquée par la disparition de Filo, au gré d’un processus de substitution qui assimile les jeunes gens l’un à l’autre. Le texte met un soin tout particulier à souligner la parfaite équivalence du héros et de l’héroïne, tant dans l’affection que le Sultan porte à chacun d’eux qu’à travers la destinée à laquelle il les promet. La détresse paternelle à l’annonce du départ de Florimont consonne ainsi avec le désespoir engendré par la fugue de la jeune fille : moult desplaisant, moult triste et courroussé sont les termes récurrents qui émaillent ces deux scènes parallèles (ch. XV, fol. 29v-30r et ch. XIX, fol. 40v-41r). Une même volonté de léguer la terre et de contracter pour l’héritier/ère une alliance afférente anime en outre le Sultan à l’égard de Filo :
- 37 Voir aussi ch. XI, fol. 16 et XII, fol. 18.
Son pere ne savoit comment la tenir et par pluseurs foys luy demandoit si elle se vouloit point marier car, si elle se vouloit marier, il luy bailleroyt ung roy ou filz de roy toutes et quanteffoys elle le vouldroit, car il en estoit appressé de pluseurs païs et des plus grans seigneurs du monde. (ch. IX, fol. 13r)37
Puis de Florimont :
- 38 Voir aussi ch. XVII, fol. 32 et ch. XIX, fol. 41v.
En l’amonestant, ambrassant et en le baisant et disant ainsi : « Mon filz, je vous prie tant comme je puis qu’il vous plaise de deliberer en vous de faire icy vostre perpetuelle residence et demeurer avecques moy, et je vous promectz, en parolle de roy que vous serés mon successeur et mon heritier se je puis et vous marieray a vostre plaisance et si haultement que si vous estiés mon filz ». (ch. XIX, fol. 39v-41r)38
- 39 Voir ch. XVII, fol. 32v-33.
21Enfin, la réitération d’un mécontentement de la part des barons, qui craignent de voir un simple duc devenir l’héritier de l’empereur de Constantinople comme ils redoutaient auparavant la mésalliance de Filo39, achève de souligner cette égalité de traitement.
- 40 Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 1734-1740, 1291-1296 et 1537-1546.
22Il faut toutefois attendre la référence à la figure de Job, à laquelle le poète identifie le père privé de descendance, pour que l’assimilation des deux enfants devienne explicite : « Si se complaint [le Sultan] a Dieu disant que maintenant cognoissoit il que Dieu vouloit faire de luy comme il avoit fait de Job la prophete, et l’en regracia moult gracieusement, dont Dieu l’en regardonna comme orrés cy aprés » (ch. XV, fol. 30r). L’arrivée de Florimont à Constantinople, qui fait l’objet du chapitre XVI et propose donc une suite immédiate à cette plainte paternelle, est ainsi placée sous le signe du guerredon divin. Mais ce n’est pas tout. Car si l’irruption providentielle du héros rétablit le père dans ses possessions et lui restitue un héritier, elle fonde aussi, par voie de conséquence, la fraternité des deux jeunes gens. À l’instar de l’infortuné patriarche, le roi de Constantinople récupère un fils là où il avait perdu sa fille. Cette substitution n’est pas dénuée d’intérêt pour mon enquête, puisqu’elle suggère qu’un lien de sang se superpose au sentiment amoureux du couple, au gré d’un motif cher au thème des enfances idylliques. Comment, en effet, ne pas songer aux effusions fraternelles de Floire et de Blanchefleur, d’Aélis et de Guillaume, qui s’aiment et se ressemblent, recréant dans l’indifférenciation sexuelle le couple gémellaire originel ? La résurgence de ce trait essentiel au tableau idyllique réinscrit Florimont dans la lignée des récits des XIIe-XIIIe siècles. Cependant, la position presque conclusive que l’idée de consanguinité, d’ordinaire inaugurale, occupe dans le développement narratif, de même que le rôle du père dans le surgissement du motif, révèlent aussi la part de créativité de l’auteur, soucieux d’éviter les pièges de la reproduction servile et d’inciter le destinataire à pratiquer une lecture attentive. Convoquée tardivement, la logique gémellaire donne un sens rétrospectif à l’épisode de la fugue amoureuse où rien, jusque-là, ne semblait motiver le vœu des amants évadés de dire l’un de l’autre « qu’elle estoit sa seur et qu’il estoit son frere » (ch. XIV, fol. 24r), excepté le souhait de faire allusion à Floire et Blancheflor40. Le thème de la fraternité amoureuse est encore suggéré à l’occasion du traditionnel épisode de reconnaissance, lorsque les nonnes de l’abbaye croient que les amants bouleversés proviennent du même lignage (ch. XVIII, fol. 38r).
- 41 Le texte précise plus loin qu’« elle savoit beaucoup de biens et de honneur » (ch. XIV, fol. 27v).
23Enfin, pour parfaire le sentiment d’égalité entre les amants, ou plutôt d’équivalence, le texte restitue in fine à Filo la clergie dont elle semblait dépourvue. La sapience et l’érudition dont la jeune fille fait preuve au couvent la distinguent en effet de ses pairs et fonctionnent comme révélatrices de sa noble extraction, tant « il sembloit bien a son maintient et contenance qu’elle estoit de bon lieu et appareissoit au sens qu’elle avoit et a la science qu’elle savoit » (ch. XIX, fol. 39r)41. Devenue bonne clergesse (ch. XIV, fol. 27v), celle qui passait pour illettrée acquiert une réputation de lectrice hors pair, dont le talent n’a plus rien à envier au brillant esprit de son ami. L’assimilation de Filo et de Florimont, qui sont promis au même héritage et semblent issus du même lignage, voire nés du même père, trouve ainsi son prolongement dans une égalité intellectuelle qui les place en miroir.
- 42 Cf. supra, n. 26.
- 43 Pour conjurer cette menace, le Conte de Floire et Blancheflor prend soin de préciser que les deux (...)
- 44 L’assimilation de la fraternité et du mariage contredit en apparence la théorie de l’alliance qui (...)
- 45 Le roi de France, oncle paternel de Florimont, endosse pour un temps le rôle de substitut du père, (...)
24Dès lors, on comprend mieux que les descriptions de chaque héros, individualisées et traitées en alternance, multiplient les effets de symétrie spéculaire. Cette succession, qui mime le lien fusionnel, souligne l’égalité des amants. Il n’est nullement question d’indivision sexuelle dans Florimont, où les amoureux sont largement différenciés selon leur sexe. S’ils ne se ressemblent pas, tous deux sont en revanche égaux en qualités et en mérites42 ; le désespoir identique éprouvé par chacun d’eux, « perduz l’un envers l’autre » (ch. XIV, fol. 25r) dans la forêt, témoigne encore de l’équilibre de leur relation. Mais surtout, les amants sont voués aux mêmes vicissitudes familiales : la mort simultanée du duc d’Orléans et de l’impératrice de Constantinople les laisse ainsi respectivement orphelins de père et de mère (ch. IX, fol. 12v), favorisant la reconstitution d’un noyau familial unique autour du Sultan. L’affection équivalente que cette figure paternelle porte à l’un et à l’autre héros, et la dynamique de substitution qui s’ensuit, évoquent les scènes curiales de récits tels que Floire et Blancheflor, L’Escoufle ou Floris et Lyriopé, qui dépeignent l’épanouissement des amants-jumeaux au cœur du cercle familial. Ainsi, les traits caractéristiques du thème idyllique que sont les enfances gémellaires et l’équilibre physique, moral et intellectuel des amants ressurgissent in extremis dans la narration pour inscrire le texte dans la lignée de ses sources, tout en révélant certaines innovations. Car l’auteur de Florimont dépasse ses modèles lorsqu’il accomplit le prodige de muer l’illusion de parenté entre les enfants en une fraternité effective, mais tout à la fois capable de conjurer la menace d’inceste ou de consanguinité qui plane sur la gémellité amoureuse43. Or le choix d’attribuer au père le mérite de fonder ce nouveau cercle familial revêt un intérêt majeur dans la perspective de l’hymen final. On est en effet tenté de voir dans la création d’une fratrie, sous l’impulsion paternelle, la préfiguration du mariage des jeunes gens. L’une comme l’autre poursuivent une mission commune, qui rejoint les intérêts du scénario idyllique : celle d’annihiler l’altérité, d’aplanir la différence, dans un idéal fusionnel qui subsume les injonctions sentimentales et généalogiques44. À cet égard, le couronnement de Florimont sur le trône impérial comme son établissement à Constantinople sont particulièrement emblématiques. En devenant successivement le fils du Sultan puis l’époux de sa fille, le héros renonce à son origine française pour assimiler pleinement sa nouvelle identité orientale. Le doute qui plane sur la succession du roi de France, oncle de Florimont45, achève de nous en convaincre ; la multiplication des rendez-vous manqués entre les deux hommes à Rome, lieu mitan entre les deux royaumes, laisse en effet présager un refus de la part du héros qui « s’en retourna a Constantinoble ou il eust des enfants de la dicte Filo et y usa sa vie en grant honneur et liesse » (ch. XX, fol. 46v).
- 46 Au moment de prendre la place de leurs parents en devenant respectivement « impératrice » et « com (...)
25Ainsi présentée, l’union de Florimont et de Filo apparaît comme l’heureux résultat d’un véritable consensus familial qui allie le désir des enfants aux intérêts lignagers, politiques et affectifs du père. Or comme dans L’Escoufle, la fondation d’un nouvel ordre est marquée par la résurgence de l’ordre ancien46. De manière frappante, le texte présente l’avènement des époux sur le trône comme l’accomplissement du vœu parental :
Quant le dit Florimont et la dicte Filo furent couchés, sis’aviserentde leur vie et comment ilz avoyent usé leur jeunesse et se merveilloyent fort, dont ilz remarcyarent Nostre Seigneur de ce qu’il leur avoit fait grace de les faire nestre en ce monde pour estre assemblés ensemble et d’acomplir les promesses de leurs peres et meres. […] « Hellas, dit le dit Florimont, si mon pere et ma mere estoyent maintenant en vie, quel joye ilz auroyent ! » […] Et pareillement disoit la belle Filo en ceste maniere : « Si ma mere fut maintenant en vie, quelle joye auroit elle, car elle ne desiroit autre chose que de vous et moy estre mariés ensemble ». (ch. XX, fol. 45v-46)
26L’invocation de l’âme des disparus cautionne ainsi un nouvel ordre social dont l’établissement perpétue les valeurs familiales originelles. Le héros n’est-il pas lui-même devenu duc d’Orléans, avant de régner en compagnie de Filo sur l’empire de Constantinople ? Quant au vieux roi, le mariage de ses héritiers lui fournit non seulement l’assurance d’une continuité généalogique, mais encore il efface le péché de sa promesse non-tenue. La mort « de melencolie » de l’impératrice (ch. XX, fol. 46) est ainsi rédimée par la célébration de l’union qui rend le Sultan « moult joyeulx tellement qu’il avoit oblié toute autre melencolie » (ch. XX, fol. 45v). Le scénario familial de l’idylle, ainsi restauré, se coule alors idéalement dans le moule exemplaire du récit, tant la succession des générations qui s’y meuvent convient à illustrer l’« humaine nature qui jamaiz ne demeure en ung estat, mais est puis saine puis mallade, puis joyeuse puis triste et dolereuse, puis va puis vient, puis monte puis descent et ainsi tombant, levant, fine ses jours » (ch. I, fol. 1v).
27Au moment de conclure, on peut espérer que les critères qui assurent la cohésion entre les récits idylliques de la fin du Moyen Âge et leurs modèles des XIIe-XIIIe siècles apparaissent de façon plus manifeste. L’exemple de Florimont a montré que, s’il est tributaire des injonctions esthétiques et surtout morales de son temps, le roman ne cultive pas moins des préoccupations qui l’inscrivent dans la continuité de ses sources. C’est en particulier l’histoire de famille, et la réflexion qu’elle abrite sur la filiation, la fraternité, le mariage et la succession, qui marquent la réitération de questionnements chers à l’ensemble des témoins du récit idyllique médiéval. On saisit dès lors la fonction, mais aussi la nécessité, du jeu intertextuel : il s’agit d’affilier le texte à la veine idyllique et de témoigner, partant, de la persistance de mêmes enjeux littéraires par-delà l’écart chronologique. Cette finalité ne se révèle toutefois qu’au lecteur avisé, capable de déceler la part de créativité qui permet au poète d’éviter la pratique servile de la réécriture pour conformer le scénario familial de l’idylle aux attentes de son temps. Dans Florimont, l’originalité du thème généalogique et la parenté qu’il établit entre les deux courants de production idyllique au Moyen Âge ne se laissent en effet appréhender qu’au prix d’un effort de décryptage, dont le mérite est aussi de dévoiler la complexité et l’ingéniosité du texte. Autant dire que Florimont gagne à être lu et relu, au même titre que les autres compositions idylliques de la fin du Moyen Âge. Car loin de se borner à refléter les sources, ces récits n’hésitent pas à passer de l’autre côté du miroir pour élaborer, dans le prolongement de celles-ci, leur propre réflexion.
Mes plus chaleureux remerciements vont à Mattia Cavagna et à Yasmina Foehr-Janssens, pour leurs conseils avisés et leur relecture attentive de cette contribution.
Notes
1 R. Dragonetti, Le Mirage des sources : l’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p. 41.
2 R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages. Gender, Morality and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008. Voir en particulier le chapitre « Youthful Folly in Boys and Girls: Idyllic Romance and the Perils of Adolescence in Pierre de Provence and Paris et Vienne », p. 79-128.
3 Sur les traits caractéristiques du thème idyllique dans les récits du Moyen Âge central, voir par exemple M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, 1913 ; A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters, 2008, p. 99-156 ; Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009 ; et M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe : Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009.
4 Sur les nouvelles préoccupations qui animent les récits idylliques aux XIVe-XVe siècles, voir F. Wolfzettel « Le Paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77 ; C. Lachet, « La conjointure dans Jehan et Blonde : du roman idyllique au roman utopique », Revue des langues romanes, 104, 2000, p. 111-127 et M. Vuagnoux-Uhlig, « Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge (de Jehan et Blonde à Pierre de Provence et la belle Maguelonne) : la postérité de Jean Renart ? », à paraître dans Le Moyen Âge.
5 La prégnance de cet intertexte a été constatée par les critiques dans quelques textes tardifs : cf. L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance, 4, 1977, p. XV ; M. Shepherd, Tradition and Re-creation in Thirteenth Century Romance: La Manekine and Jehan et Blonde by Philippe de Rémi, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1990, p. 80-81 et M. Vuagnoux-Uhlig, « Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge », art. cit.
6 Le terme de « maturation » sexuelle ou amoureuse, déjà proposé par Christopher Lucken, est employé à juste titre par Agata Sobczyk pour décrire l’évolution des amants qui forme la trame de l’idylle (Ch. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 363-395 et A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents, op. cit., p. 99).
7 « La Mère, adversaire ou auxiliaire de l’idylle ? Les figures maternelles dans quelques récits idylliques français des XIIe et XIIIe siècles », La Madre = The Mother, Micrologus, 17, éd. A. Paravicini Bagliani, Firenze, SISMEL / del Galluzzo, 2009, p. 255-280.
8 « Le roman familial » est le titre d’un court essai de Freud décrivant les fantasmes communs de l’enfance, écrit vers 1908. La forme la plus commune du « roman familial » se produit lorsque le sujet, prenant conscience du rôle du père dans la conception, cesse d’éprouver pour celui-ci le même respect qu’auparavant. L’enfant imagine que l’homme qui prétend être son père ne l’est pas, et qu’il a été abandonné par un personnage beaucoup plus important. Ce fantasme révèle un sentiment d’ambivalence envers le père, puisque d’une part l’enfant le rejette, mais d’autre part il investit dans le père imaginaire l’amour éprouvé pour le père réel.
9 Ces textes pâtissent de nos jours d’une fort mauvaise réputation. Souvent négligés par les histoires littéraires, ils sont en effet considérés comme d’interminables compilations, dépourvues d’invention, qui accumulent aventures rocambolesques et tableaux mièvres du sentiment amoureux. Or cette méconnaissance moderne contraste vivement avec l’incroyable popularité dont certaines productions idylliques tardives (en particulier Paris et Vienne, Pierre de Provence et la belle Maguelonne et Eledus et Serene) jouissaient à l’époque de leur composition, ainsi que l’attestent la richesse de leur tradition manuscrite et leur diffusion dans toute l’Europe.
10 Cette version est représentée par le manuscrit BnF, fr. 1488, dont l’édition est en cours de réalisation sous la direction d’Isabelle Müller-Vilcot, qui a aimablement accepté de mettre ses transcriptions à ma disposition. Je lui témoigne ici ma plus vive reconnaissance.
11 Pierre de Provence et la belle Maguelonne, roman du XVe siècle qui existe en version longue et en version courte, est conservé dans cinq manuscrits français. Il a été très tôt à l’origine d’un Mystère, ainsi que d’une version italienne (Ottinello et Giulia) et d’une autre byzantine (Imbérios et Margaronè). Inclus dans les Volksbücher en Allemagne et dans la bibliothèque bleue en France, il a en outre connu de nombreuses traductions qui attestent sa popularité dans l’Europe entière jusqu’au XIXe siècle. Voir J.-J. Vincensini, « Le raffinement de la souffrance ‘idyllique’. Sur Pierre de Provence et la Belle Maguelonne », Le Récit idyllique, op. cit., p. 79-99 ; L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre Filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. cit., p. VII-XVIII et M. Zink et M. Stanesco, Histoire européenne du roman médiéval : esquisses et perspectives, Paris, PUF, 1992, p. 103.
12 Cf. S. Capello, « Réception et réécritures du roman idyllique au XVIe siècle », Le Récit idyllique, op. cit., p. 180-181.
13 Sur les réécritures en prose de Florimont, voir l’article de L. Harf, « Florimont : du roman d’Aimon de Varennes (1188) à la mise en prose de 1528 », Lancelot-Lanzelet : hier et aujourd’hui. Mélanges Alexandre Micha, éd. D. Büschinger et M. Zink, Greifswald, Reineke, 1995, p. 187-206.
14 Sur la valeur réflexive des travaux d’aiguille féminins dans les romans du XIIIe siècle, voir par exemple E. Baumgartner, « Les Brodeuses et la ville », Un’idea di città = L’imaginaire dans la ville médiévale, éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95.
15 Voir Florimont, ch. II, fol. 4v-5v et ch. IV, fol. 6v-8r et Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. et trad. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 133-176.
16 Voir Florimont, ch. IV, fol. 8r-9v et Jean Renart, L’Escoufle, éd. F. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 2232-2945.
17 Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le Roman d’Eledus et Serena », Mélanges François Suard, éd. D. Boutet et alii, Villeneuve d’Ascq, Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 1999, t. 2, p. 975-992.
18 Les deux romans de la fin du Moyen Âge présentent en effet des éléments qui puisent selon toute vraisemblance leur inspiration dans L’Escoufle (compérage d’un roi et d’un vassal, promesse d’union entre leurs descendants, révolte des barons, opposition à l’alliance et intervention d’un oiseau), mais chacun d’eux leur réserve un traitement largement différent.
19 Cf. Florimont, ch. X, fol. 13r-XI, fol. 16r et Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 6158-7015.
20 Cette formule consonne de manière frappante avec le vers 6796 de L’Escoufle, qui annonce de Guillaume qu’« il savoit trop de tous mestiers » (Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.).
21 Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 2300-2374.
22 Voir Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.,v. 6856-6864 et 6894-6919.
23 Ibid., v. 4444-4465, même si c’était, à cette occasion, le héros qui servait et nourrissait son amie.
24 Au regard des ressemblances qui affilient Florimont au texte de Jean Renart, il est peu probable que l’auteur s’inspire du conte allemand Der Busant ou d’un passage du Guillaume d’Angleterre (cf. Jean Renart, Le Roman de l’Escoufle, éd. H. Michelant et P. Meyer, Paris, SATF, 1894, p. XXVIII-XXX et R. Koehler, Das altdeutsche Gedicht Der Busant und das altfranzösische L’Escoufle, Germania, t. 17). Les points communs entre Der Busant et L’Escoufle ont été relevés par R. Lejeune (L’Œuvre de Jean Renart : contribution à l’étude du genre romanesque au moyen âge, Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1935, p. 193-197).
25 Sur le désespoir et la solitude féminins, voir Florimont, ch. XIV, fol. 25r et Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit.,v. 4644-4910.
26 Voir aussi le chapitre VIII, fol. 11 : « La belle Filo fut ja grande et tres que belle a l’eage de troys ans. Pour quoy le roy la fit venir en salle pour lui complaire, pour ce qu’elle commançoit a parler. Et pareillement le fit le dit duc de son filz Florimont qui avoit quatre ans et plus et sembloit qu’il en avoit plus de dix, consideré la grandeur et beaulté de lui et l’entendement qu’il avoit de lui ». Et les deux séquences parallèles : « Et quant le filz entra en salle pour veoir son pere et sa mere et son oncle, il entra en grant façon et eust belle contenance et gente, et humblement se agenoilla par devant eulx et leur fit la reverance bien et notablement et aussi bien que s’il eust et fut de l’aaige de trente ans, et si n’avoit que neuf ou dix ans » et « Elle avoit si belle contenance comme si elle eust vingt ans et n’avoit que sept ou huyt ans » (ch. VIII, fol. 11v).
27 Cf. Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 265-270 : « En seul cinc ans et quinze dis / Furent andoi si bien apris / Que bien sorent parler latin / Et bien escrire en parkemin, / Et consillier oiant la gent / En latin, que nus nes entent ».
28 Ibid., v. 2463-2570.
29 Voir mon analyse de l’épisode de Jean Renart dans Le Couple en herbe, op. cit., p. 355-372.
30 Les amants confirment ensuite à l’envi l’inclination responsable de leur séparation : « maudictes soyent les richesses et convoytise car, pour la convoytise du carboucle, sumes perduz et esgarés », s’exclame Filo ; « et maintenant, pour la convoitise d’un carboucle, tu as tout perdu », regrette Florimont (ch. XIV, fol. 25).
31 Voir aussi le prologue (ch. I, fol. 1r).
32 F. Wolfzettel « Le Paradis retrouvé », art. cit., p. 71.
33 Voir par exemple Ch. Méla, « C’est d’Aucassin et de Nicolette », Ornicar, 11, 1977, p. 59-75, repris dans Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques. Étude comparée de littérature médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 47-73.
34 Cf. supra, n. 18.
35 Sur le caractère autoréférentiel que la tradition médiévale prête au motif de la broderie, à la faveur de l’étymologie commune du texte et du tissu, voir notamment R. Wolf-Bonvin, Textus : de la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. ‘Le Bel Inconnu’, ‘Amadas et Ydoine’, Paris, Champion, 1998.
36 La forme du poème souligne la parfaite réciprocité des sentiments de culpabilité et d’affection éprouvés par le père et le fils adoptif au gré de séquences individuelles alternées, et conclues par la formule « ilz estoyent tous deux pensatifz et l’un ne savoit de l’autre » (ch. XVIII, fol. 36v).
37 Voir aussi ch. XI, fol. 16 et XII, fol. 18.
38 Voir aussi ch. XVII, fol. 32 et ch. XIX, fol. 41v.
39 Voir ch. XVII, fol. 32v-33.
40 Voir Robert d’Orbigny, Floire et Blanchefleur, éd. cit., v. 1734-1740, 1291-1296 et 1537-1546.
41 Le texte précise plus loin qu’« elle savoit beaucoup de biens et de honneur » (ch. XIV, fol. 27v).
42 Cf. supra, n. 26.
43 Pour conjurer cette menace, le Conte de Floire et Blancheflor prend soin de préciser que les deux enfants n’ont pas la même nourrice (éd. cit., v. 182-184). Selon les termes de Jean-Luc Leclanche, l’auteur cherche ainsi à « éviter de suggérer entre les enfants une fraternité de lait qui risquerait de rendre quasi incestueuse leur union future » (ibid., n. 1, p. 13). Dans Eledus et Serene, de même, le compérage des pères fait planer le soupçon de l’inceste sur l’union prévue entre l’héroïne et Maugrier. Jean-Jacques Vincensini rappelle dans son étude de ce texte que des interdits sexuels frappaient au Moyen Âge ce type de relations, équivalentes à un lien de parenté (cf. « De l’alliance à l’hostilité », art. cit., p. 985).
44 L’assimilation de la fraternité et du mariage contredit en apparence la théorie de l’alliance qui fonde le structuralisme en anthropologie. Elle suggère en effet une structure qui contourne la prohibition de l’inceste et se définit comme endogame. Toutefois, l’insistance des récits idylliques à souligner l’altérité culturelle ou religieuse des amants sert à révéler leur degré d’exogamie. C’est pourquoi les enfances gémellaires apparaissent comme le pendant du lien matrimonial : elles revêtent de la même façon des êtres profondément exogames des apparences de l’endogamie en leur prêtant une troublante ressemblance et une entente prodigieuse.
45 Le roi de France, oncle paternel de Florimont, endosse pour un temps le rôle de substitut du père, avant que le héros ne se rende à Constantinople. Le renoncement à l’héritage de sang au profit du legs oriental n’en est que plus frappant.
46 Au moment de prendre la place de leurs parents en devenant respectivement « impératrice » et « comte » (Jean Renart, L’Escoufle, éd. cit., v. 8681 et 8432), Aélis et Guillaume reconnaissent leur ascendance occultée durant toute la seconde partie du roman. Le héros se réclame de son père tandis qu’Aélis évoque le souvenir de sa mère (ibid., v. 7700-7703). Enfin, les noces et le retour à Rome sont marqués pour chacun d’eux par un sentiment de nostalgie : Guillaume « Molt doit amer l’ame son pere / Qui deservi, quant il vivoit, / La grant honor c’on li faisoit » (v. 8268-8270) ; quant à Aélis, « Pitiés li ramaine l’amour / De sa mere et la noureture » (v. 8614-8615).
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Référence papier
Marion Vuagnoux-Uhlig, « Le « roman familial » du Florimont en prose (ms. BnF, fr. 1488) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 107-123.
Référence électronique
Marion Vuagnoux-Uhlig, « Le « roman familial » du Florimont en prose (ms. BnF, fr. 1488) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12212 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12212
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