Thisbé travestie : Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée
Résumés
Floridan et Elvide, récit d’allure idyllique forgé par Nicolas de Clamanges et traduit du latin en français par Rasse de Brunhamel, se présente comme une réécriture tardive de Pyrame et Thisbé. Pourtant le propos exemplaire qui gouverne le projet narratif de la nouvelle distord passablement la loi du genre en assujettissant le dénouement tragique de l’intrigue à la promotion de la jeune Elvide en figure de martyre de la chasteté. Cependant, malgré cette défiguration de la tradition, la présente lecture cherche à mettre en évidence la manière dont l’imaginaire idyllique continue à agir, comme une ombre portée, sur les données du récit.
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- 1 Le texte figure parmi les lettres de Nicolas de Clamanges et est conservé par trois manuscrits (vo (...)
- 2 La première date est celle de la mort de l’auteur, la seconde est avancée par A. Coville, « Sur un (...)
- 3 H. P. Clive, op. cit., p. xiii.
- 4 Édition utilisée : Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1966.
- 5 Cf. F. Suard, art. cit. ; il s’agit de la 47e nouvelle des Comptes du monde aventureux, texte orig (...)
1L’intrigue du récit rapporté par l’humaniste Nicolas de Clamanges1 à propos de deux jeunes amants, Floridan et Elvide, appartient sans conteste à la veine idyllique à laquelle s’intéresse le présent volume. On sait que cette nouvelle latine, composée avant 1437 ou même avant 14242, a été traduite par Rasse de Brunhamel et que cette version française figure à la suite de Jean de Saintré dans quatre des principaux manuscrits de l’œuvre d’Antoine de la Sale3. L’antépénultième nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles4 présente une autre version, légèrement différente, de cette histoire qui connut par ailleurs une assez grande faveur, puisqu’on trouve sa trace dans le Novellino de Massucio et qu’au XVIe siècle elle figure dans les Comptes du monde aventureux et dans les Nouvelles Histoires tragiques de Bénigne Poissenot5.
2En narrant la fugue adolescente des deux jeunes héros, parés chacun de toutes les vertus propres à leur sexe, Floridan et Elvide exploite le principal ressort de l’idylle. Les émois d’un couple juvénile bravant les interdits parentaux forment en effet la trame principale des récits centrés sur un amour d’enfance sincère et fougueux dont Pyrame et Thisbé et Floire et Blanchefleur offrent le prototype.
- 6 Les citations du texte français de la nouvelle, qui servira de base à notre analyse, sont tirées d (...)
- 7 Rasse, op. cit., p. 2, l. 33-34 et p. 4, l. 38-39.
- 8 Ibid., l. 52-53.
- 9 Ibid., l. 53-54.
- 10 Ibid., l. 75-76.
- 11 Rasse, op. cit., p. 6, l. 105-107.
3Contre le gré de ses parents qui la réservaient «a ung seigneur leur voisin, qui estoit assez ancien, riche, puissant et yssu de bien noble lieu»6, Elvide, fille d’un «riche et puissant chevalier», «tres belle pucelle, aagee environ de xvi a xvii ans»7 s’éprend du jeune Floridan, «lequel estoit assez noble de sang, ja soit ce que non pas tant que l’autre seigneur ancien»8. Le jeune homme est «beau de figure, preux, hardy et vaillant.»9. Devant l’opposition du père de la jeune fille, les jeunes amants cherchent à accomplir «leur souverain desir, c’est assavoir comment ilz porroient estre joinctz et unis par bon et leal mariage»10. Leur décision est prise: Elvide s’enfuira du domicile paternel et Floridan «l’enmenrroit de l’ostel de son pere le plus secretement que faire se porroit en son chastel»11.
L’idylle à l’épreuve de l’enseignement des dames
- 12 Rasse, op. cit., p. 2, l. 33.
- 13 Rasse, op. cit., p. 26, l. 491.
- 14 Rasse, ms. Vat. Reg. Lat. 896, op. cit., p. 27, l. 390-394. La révision se montre ici légèrement p (...)
4Nicolas de Clamanges et son traducteur ne font cependant pas explicitement référence au cadre littéraire de l’idylle lorsqu’ils établissent la portée intellectuelle et spirituelle de leur récit. Bien au contraire, c’est une héroïne de l’histoire romaine, une femme mariée de surcroît, qu’ils invoquent pour servir de modèle idéologique à leur récit. Le suicide héroïque d’Elvide, menacée de viol par quatre rustres pris de boisson, doit se mesurer aux exploits de la vertueuse Lucrèce, narrés par Tite-Live. La comparaison tourne d’ailleurs clairement à l’avantage des hauts faits récents de la demoiselle issue «es fins de France»12. «L’ardant desir de [l]a pureté»13 de Lucrèce, qui doit faire excuser l’attentat contre sa vie, n’a pu éviter à la noble Romaine la souillure du viol, alors que la pucelle Elvide «tres estrange de toute suspecçon de non licite consentement, voult par anticipacion pourveoir qu’elle ne fust soillie par vil et deshonneste actouchement et ama mieulz la mort que d’encheoir en ce pechié »14.
- 15 Le Mesnagier de Paris, texte édité par G. E. Brereton et J. M. Ferrier, trad. et notes par K. Uelt (...)
- 16 Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : deuil et savoir dans la littérature médiévale, Genève, Dr (...)
- 17 Voir la notice consacrée à Nicolas de Clamanges par S. Lefèvre dans le Dictionnaire des Lettres fr (...)
5Un tel commentaire en dit long sur l’état d’esprit des graves universitaires que sont l’auteur de la nouvelle latine et son traducteur. L’issue tragique d’une fuite amoureuse n’a d’autre intérêt que de proposer un exemple de chasteté admirable. Elvide, surpassant la chaste Lucrèce, se hausse au niveau de Griseldis, dont l’admirable obéissance louée par Pétrarque fait les délices des moralistes français attentifs à fournir aux femmes des modèles d’une vertu irréprochable. L’auteur du Mesnagier de Paris ne manque pas de s’appuyer sur le double témoignage de Griseldis et de Lucrèce pour mettre en forme une doctrine qu’il partage avec nombre de ses contemporains et dont la pierre de touche est l’héroïsation de la passivité féminine15. L’exaltation à outrance de la chasteté, la sanctification de l’obéissance et la louange de l’humilité permettent de tracer, sous couvert d’un enseignement inspiré de l’évangile, un programme d’éducation féminine entièrement régi par des devoirs d’oubli ou de négation de soi16. Le traitement que reçoit le suicide d’Elvide témoigne lui aussi de cette stratégie et motive la comparaison, déjà fréquemment esquissée entre Griseldis et Floridan et Elvide17.
- 18 Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 8-9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406.
- 19 Rasse, op. cit., p. 8, l. 151-152.
- 20 Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 10 ; Zehnder, op. cit., (24), p. 406.
- 21 Rasse, op. cit., p. 10, l. 168-169. On ne peut que renvoyer ici aux belles formules qu’emploie Mic (...)
6On le sait, la halte des jeunes fugueurs dans une auberge se solde par une rencontre terrifiante. Le récit de ce qui n’est somme toute qu’un fait divers sanglant insiste sur l’indignité des agresseurs avinés(ferocissimi quatuor agrestes juvenes, vino etiam tum atque libidine insitam animis furiam magis efferantibus18 ; «quatre grans loudiers chartons de josne aaige»19) et sur leur ardeur indécente(truces furentium animos, vesana temeritate20; «furieux desir, crueuse voullenté»21). De même, dans la 98e nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles, qui ne s’engage pourtant pas dans la voie de la moralisation du récit, la violence des assauts subis par les jeunes gens laisse cependant une impression glaçante. La folie sanguinaire des jeunes bourreaux rend ceux-ci insensibles à toutes les «douces paroles» que leur adressent l’aubergiste, puis Floridan et enfin Elvide. Ils menacent de prendre en public leur plaisir avec la jeune femme. Après avoir tué le jeune homme, ils contraignent l’aubergiste à enfouir le corps dans son jardin. Leur obstination s’exprime de la manière la plus brutale à l’égard d’Elvide:
Et, a ces motz, l’un d’eulx s’avance, qui la prent le plus rudement du monde, disant qu’il aura sa compaignie avant qu’elle luy eschappe, veille ne daigne. (Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. cit., p. 552, l. 209-212)
Il n’en faut pas plus pour causer le désespoir de la jeune femme qui finit par se trancher la gorge pour leur échapper.
- 22 Zehnder, Les Modèles latins, op. cit.
- 23 Les quatrième et cinquième journées du Décaméron se répondent, puisqu’il y est question, respectiv (...)
7Ce déchaînement de pulsions agressives scelle donc le sort des jeunes enfants. Le récit leur réserve pourtant à chacun une forme de martyre bien spécifique qui épouse les normes sociales attachées à leur sexe. Notons, après d’autres commentateurs22 que, à l’inverse de ce que prévoit généralement la règle générique de l’idylle en matière de dénouement tragique, les amants sont séparés dans la mort, comme pour mieux détacher les uns des autres les faits et gestes du jeune homme et de la jeune femme. Le commentaire du récit par Rasse indique clairement cette tendance. Désireux de souligner l’intérêt de son histoire, le traducteur invoque la mémoire de Boccace en arguant que ce dernier, s’il avait eu connaissance des faits, les aurait certainement consignés dans son œuvre. Or, plutôt que d’invoquer le Décaméron et notamment la quatrième journée, consacrée aux histoires d’amours tragiques, qui offrirait un espace narratif parfaitement adéquat aux malheurs de Floridan et Elvide23, Rasse disjoint la mémoire des amants pour imaginer que les exploits de Floridan auraient pu trouver place dans le De casibus virorum illustrium et ceux d’Elvide dans le De mulieribus claris:
- 24 On a pu voir dans cette préférence donnée aux œuvres savantes et latines de Boccace, une volonté d (...)
Dictes moy, Anthoine, se ceste piteuse infortune eust esté advenue ou temps de Bocasse, poette flourentin, le eust il teu et passé soubz sillence sans en faire quelque mencion en ses livres? Certes ce est bon a croire que nennil, mais eust bien et notablement recité le fait de messire Floridam en son livre qui se appelle Des adventures des hommes nobles, en latin De casibus virorum illustrium. Eust aussi pareillement recité le fait de la pucelle Ellvide en son livre qui se appelle Des femmes cleres, en lattin De mulieribus claris. (Rasse, op. cit., p. 24, l. 465-473)24
8Floridan, parangon de bravoure, meurt les armes à la main après avoir glorieusement mis en fuite ses adversaires. Un dard traîtreusement lancé par un agresseur en débandade aura raison de sa vigueur:
Que diroye je plus? Lui tout seul perseverant en son coragieux propos les avoit tous navrez et convertis en fuite, et n’y avoit plus nulz de eulz qui le osast assaillir, quant l’un d’eulz, estans assez loingz, jetta ung dart ayant la pointe bien acheree, duquel messire Floridan […] fut assené au cœur et perchiet tout oultre, duquel cop il cheit a terre privé et destabli de toutes ses forces et de toutes ses vertus; et la morust en la place. (Rasse, op. cit., p. 16, l. 304-312)
- 25 Rasse, op. cit., p. 8, l. 153-154. En latin : Ferro accincti adveniunt (Nicolas de Clamanges, éd. (...)
- 26 Rasse, op. cit., p. 16, l. 283-284.
9Le récit produit en abondance des références aux armes, bâtons, poignards, épées dont sont bardés tous les acteurs masculins, à l’image des agresseurs «raemplis de vins et de viandes, qui tres bien embattonnez vindrent en la dicte hostellerie»25, «eulx tres bien furniz d’espees, de dars et aultres bastons».26 De sorte que lorsqu’Elvide, acculée par l’obstination de son impitoyable bourreau, se saisit du couteau à trancher la viande qu’elle porte sous sa robe, on pourrait croire que l’amante prend son ami pour modèle et qu’elle se dispose à vendre chèrement sa vie. Mais il n’en est rien: si l’instrument est le même, quoique de taille plus modeste et d’usage domestique, la manière d’en user est tout autre. Elvide, selon les codes de l’agir féminin, ne tentera aucun geste offensif, sinon contre elle-même:
- 27 Ajout du ms. du Vatican Reg. Lat. 896, op. cit., p. 25, l. 344.
Or escouttez maintenant chose digne de vive memoire. Tandiz que icellui entendoit a clorre et fermer les dictes fenestres, la pucelle, desirant avoir victoire et triumphe de ses ennemis [et estre preservee de la perdicion de son pucellaige]27, tira son petit cousteau dont elle trenchoit sa viande, lequel elle portoit dessoubz sa robe. Et affin qu’elle ne souffreist des diz quatre quelque fait luxurieux, en faisant ung cry tres haultain, se en ouvry la gorge et cheust toute ensenglantee et demie morte a terre. (Rasse, op. cit., p. 24, l. 448-457)
10L’effet de surprise est créé par un curieux usage du vocabulaire guerrier qui applique à une immolation les sèmes du triomphe et de la victoire. L’héroïsme féminin de la passivité, modelé par la rhétorique du martyre, reçoit ici une illustration grandiose dont le commentaire final déploie tous les effets: si Lucrèce a été vaincue par la luxure de Sextus, fils de Tarquin, il n’en va pas de même d’Elvide qui est, du coup, considérée non pas comme une victime, mais comme une héroïne invaincue. Son suicide prend les couleurs de la bravoure militaire. Pour un peu, on croirait assister au combat d’une amazone:
- 28 Ici encore le ms. du Vatican insiste sur la vertu de chasteté : « Ellvide ne par menasses ne par e (...)
Ne par manasses ne par espoentemens quelxconques ne poeut oncques estre surmontee. […] Ellvide bateilla tres fermement a l’encontre de quatre grans et inhumains chartons lesquelx victorieusement elle surmonta. […] Ellvide en son blanc pucellaige voult corageusement morir pour garder de rompture son noble et precieux seau virginel. (Rasse, op. cit., p. 26, l. 508-518)28
- 29 Dans l’introduction de sa nouvelle, Rasse stipule déjà que « c’est l’istoire de une noble josne da (...)
- 30 Rasse, op. cit., p. 24-26, l. 483-486.
- 31 Nicolas de Clamanges fait une rapide allusion à la tradition littéraire du suicide, lorsqu’il ment (...)
11Cette survalorisation de la virginité, que la jeune fille doit préférer à la vie même, est la clé d’un apparent abandon de la tradition idyllique au profit de la louange d’une «claire et noble femme»29. Le suicide, acte lamentable et répréhensible devient le couronnement glorieux d’un itinéraire de chasteté, nonobstant l’interdit qui pèse sur lui («il est deffendu par loys divines et civilles, soubz griefves et horribles painnes, que nulz ne nulles se mecte a mort de soy meismes par quelque cause que ce soit»)30. La distorsion du propos idyllique porte sur la disjonction des circonstances et des lieux de la mort des amants. Loin de conduire, comme dans Pyrame et Thisbé, à une ultime union des jeunes gens, le scénario macabre de Floridan et Elvide abandonne chacun des membres du couple juvénile à une mort solitaire. L’amour est déchu de tous ses privilèges. Il a perdu sa force opératoire, puisque même le suicide de l’amante n’appartient plus à ses moyens d’expression. Il n’est plus le fait d’une amoureuse désespérée par la perte de l’objet de ses désirs31, mais celui d’une vierge qui ne conçoit pas de survivre à sa propre défloration.
Floridan et Elvide à l’ombre de Pyrame et Thisbé
- 32 Comme cela a été souvent relevé, Nicolas de Clamanges règle le problème en supposant qu’Elvide a p (...)
12La mort d’Elvide réduit la tradition idyllique à l’état d’une ombre. Les amours juvéniles ne sont qu’un prétexte à forger une sorte d’hagiographie profane de la virginité. Débarrassé de sa référence spirituelle, comme le montre la manière somme toute assez désinvolte dont est traité le grave problème de l’interdiction chrétienne du suicide32, le martyre de la vierge apparaît dans toute la crudité de sa valeur sociale, comme instrument d’une sacralisation patriarcale du pucelage des jeune filles nubiles.
- 33 Michel Zink évoque quant à lui la parenté de la version française de la nouvelle avec le court réc (...)
13Pourtant, malgré cette évidente mise sous tutelle du propos idyllique, l’ensemble de l’intrigue demeure si nettement imprégné par les formes du récit d’amour juvénile, qu’il n’est pas inutile de tenter une lecture qui rende compte des antécédents littéraires susceptibles d’informer cette histoire33. On verra que les linéaments du genre, qui semblent n’être convoqués que pour être aussitôt oubliés ou reniés, ne manquent pas, malgré tout, d’exercer une influence déterminante sur la construction d’un imaginaire de l’amour juvénile, de la rébellion adolescente et de leurs conséquences funestes.
14Les circonstances initiales du récit reprennent fidèlement la situation de base de l’idylle. La jeunesse des amants, leur commune ferveur amoureuse, leur entente parfaite conduisant au désir d’évasion de la pucelle, tout cela consonne avec la loi du genre. Comme Pyrame et Thisbé, comme Floire et Blanchefleur, comme Aucassin et Nicolette, Floridan et Elvide représentent la perfection unificatrice, voire fusionnelle, de l’amour hétérosexuel:
- 35 La Jeune Fille et l’amour, op. cit., chapitre 1, « Thisbé ou la poétique de l’évasion ». Rosalind (...)
15La qualité intrinsèque de ce lien indéfectible est garantie par la grande jeunesse des protagonistes. Les amours idylliques racontent la force de l’attirance naturelle d’un sexe vers l’autre. C’est là toute l’ambiguïté du récit idyllique tel qu’il s’impose dès le XIIe siècle comme un modèle alternatif à la passion adultère de l’amour courtois. En affirmant la précellence de leurs désirs amoureux, Pyrame et Thisbé ainsi que Floire et Blanchefleur affichent leur révolte contre la tutelle parentale. L’idylle constitue une grave menace à l’égard de l’ordre social. La fin tragique du récit issu du quatrième livre des Métamorphoses d’Ovide l’indique clairement. Fuir l’espace policé de la cité pour tenter de connaître le bonheur, c’est s’exposer à affronter, dans le maquis des pulsions indomptées, les puissances sauvages d’Éros et de Thanatos, figurées dans les récits latins et français respectivement par une lionne ou un lion féroces35.
- 36 Sur la filiation idyllique de ces romans, voir M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe, Genève, Droz (...)
16Mais, par ailleurs, le motif des amours juvéniles offre également un puissant moteur romanesque à la célébration imaginaire des perfections du mariage d’amour. Le Conte de Floire et Blanchefleur ouvre en ce point une voie qui sera explorée par bien d’autres romans. D’Érec et Énide ou Cligès à L’Escoufle et Galeran de Bretagne36, l’option idyllique devient le principal agent de la mise en place du mythe littéraire de la nuptialité heureuse. Cette double valence hante, à notre sens, le récit de Nicolas de Clamanges et de son premier traducteur.
17L’anecdote tragique qui conduit à la mort des jeunes amants n’est pas dépourvue de ressemblances avec la fable de Pyrame et Thisbé. La contrainte imposée aux vœux des jeunes gens produit une pratique secrète du colloque amoureux qui rappelle les entretiens furtifs à travers la brèche du mur séparant les jeunes amants de Babylone:
- 37 Variante de Vat. Reg. Lat. 896 : « au veu et sceu d’un chascun, fors que du pere de la pucelle seu (...)
Le dit josne chevallier frequentoit et visitoit sa belle et doulce amie, la dicte pucelle, non point tant de foiz que plaisir fust a l’un et a l’autre, car les voyes et les entrees n’estoient point frances au dit messire Floridan, pour ce que le pere de la pucelle, qui aucunement se doubtoit de la dicte mutuelle amour, leur coppoit et ostoit a son povoir le lieu et espace convenable aux amoureux, adfin qu’ilz ne parlassent ou devisassent aucunement enssemble. Neantmoins les diz amoureux ne estoient point pour ce sy fort privez ne fourcloz du doulx et agreable regard ne des gracieuses devises de l’un a l’autre qu’ilz ne parlassent et devisassent enssemble, quant ilz povoient avoir lieu, heure et espace, tant en l’abscence du pere comme aultrement. (Rasse, p. 4, l. 58-71)37
18Le projet d’évasion, le rendez-vous secret, mais surtout le basculement de l’escapade dans l’horreur répondent au même schéma que celui qui régit le premier récit des filles de Minyas. La leçon à tirer de cette expérience tragique est claire: elle porte sur les périls de la sexualité adolescente dont les débordements doivent être prévenus par une stricte surveillance.
- 38 C. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorp (...)
19Lire Floridan et Elvide comme un avatar controuvé de Pyrame et Thisbé nous amène à concentrer notre attention sur les agresseurs des jeunes amants, qui nous apparaissent soudain comme des figures comparables à celle du lion dans la version française médiévale du conte ovidien. Comme le démontre Christopher Lucken38, l’irruption de l’animal féroce impose soudain aux jeunes amants en rupture de ban une image terrifiante de leur propre énergie pulsionnelle. À être analysés à la lumière de cette analogie, les figures des «quatre loudiers chartons» qui s’en prennent aux amoureux se révèlent jouer un rôle tout à fait stratégique dans la nouvelle.
- 39 On pense ici au genre de la pastourelle ou à certaines scènes comme celle de la rencontre de Grael (...)
- 40 Dans le même ordre d’idées, la chanson de geste fait de la tentative de viol une des formes d’expr (...)
- 41 Voir Jehan Maillart, Le Roman du Comte d’Anjou, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931, v. 1708-183 (...)
20Commençons par retenir qu’au regard de la tradition littéraire antérieure, le statut social de ces violeurs en puissance est relativement singulier. Dans la mythologie moderne de l’agression sexuelle, il n’y a rien d’incongru à attribuer à l’auteur d’un crime sexuel le profil d’une brute avinée, d’un individu violent et mal dégrossi. Mais la tradition littéraire médiévale, quant à elle, fait la plupart du temps du viol une expression figurée de l’ensemble des abus de pouvoir de la classe dominante. Sans parler de tous les cas où la scène de viol confine complaisamment avec une tentative de séduction amoureuse39, le violeur est en général un chevalier félon, imbu de sa force et de son pouvoir. Le roman arthurien regorge d’épisodes qui décrivent le sauvetage d’une pucelle aux jupes retroussées, tirée des griffes d’un de ces agresseurs plein de morgue aristocratique. L’idée d’un attentat à la pudeur d’une jeune fille noble perpétré par un membre d’une classe inférieure semble proprement insoutenable dans la logique nobiliaire. La figure du géant violeur, que l’on rencontre par exemple dans le Roman de Brut de Wace, et dont la brutalité pourrait être comparée à celle des mauvais garçons de notre récit,semble faire exception. Mais, si elle incarne une forme de violence sauvage, s’exerçant sans frein, elle propose aussi au hérosun adversaire de choix. Par sa victoire contre le géant, le héros confirme ses qualités chevaleresqueset fait œuvre civilisatrice40. Rien de tel, par contre, dans la confrontation entre Floridan et les jeunes paysans. Dans le Roman du Conte d’Anjou qui, au début du XIVe siècle, laisse pourtant une certaine place à la représentation des conditions de vie d’une classe urbaine défavorisée, le récit du harcèlement sexuel de l’héroïne par une bande de compagnons de plaisir adopte encore le rapport de force traditionnel entre le séducteur et sa victime: la jeune héroïne noble se présente comme une humble ouvrière aux yeux de «trois ou quatre fils de bourgeois» oisifs41.
- 42 On peut aussi, bien entendu, mettre cette émergence d’un nouveau type de violence sur le compte de (...)
- 43 Rasse, op. cit., p. 12, l. 224-228.
21Ainsi Floridan et Elvide témoigne d’un changement de paradigme dans la représentation des motivations du viol et dans la caractérisation du violeur. Cette inflexion n’est sans doute pas étrangère à la personnalité de l’héroïne du récit. Le «combat» d’Elvide apparaît d’autant plus vertueux que l’horreur du danger auquel elle est confrontée est grande42. Et tant pis si la victoire de Floridan contre de si piètres adversaires n’a que peu de prix pour un jeune homme qui «des le commencement de la fleur de sa jonesse [...] avoit exercé et frequenté le mestier des armes et qu[i] nagaires de temps, lui estant en une tres fiere battaille, […] receut avecques pluiseurs nobles le honnorable ordre de chevalrie»43. En regard de l’admirable courage autodestructeur de son amie, la bravoure de Floridan se trouve réduite à la fonction de faire-valoir.
- 44 Rasse, op. cit., p. 10, l. 170.
- 45 Ibid., l. 193.
22Les deux jeunes gens sont victimes de l’expression d’une sexualité de bas étage, confinant à une bestialité dont le lion de Pyrame et Thisbé était déjà le symbole. «Fourcenerie»44, «raige desmesuree»45 sont les termes qui servent à décrire les assauts des jeunes villageois.
Cousine, sœur ou épouse? Fable gémellaire et fiction idyllique
- 46 Rasse, op. cit., p. 8, l. 158-160 ; Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 9-10, Zehnder, o (...)
- 47 Op. cit.
23Mais l’un des effets les plus étonnants de cette configuration originale est aussi de voir ces rustres aux désirs effrénés tenir le discours de l’ordre patriarcal offensé! En effet pour justifier leurs exigences révoltantes à l’égard d’Elvide, les agresseurs n’ont pas de cesse qu’ils n’aient fait le portrait des amants en jouisseurs dévergondés. Selon eux, la jeune fille n’est jamais qu’une «ribauldelle que je ne sçay quel compaignon y avoit admenee derriere lui sur le dos de son cheval»46. Faisant un habile usage, finement analysé par Zehnder47, des discours direct et indirect, nos auteurs nous livrent le point de vue des paysans sur l’identité des deux fugitifs. Or celui-ci n’est, somme toute, pas très différent du jugement que prononceraient les parents d’Elvide s’ils avaient vent de l’aventure dans laquelle la jeune fille s’est engagée. Il faut être bien ribaude pour quitter ainsi le domicile parental, sauter en croupe du cheval de son amant et se rendre, seule avec lui, dans une auberge de village, à l’écart des grandes routes. Aux yeux des fêtards rustiques, la noblesse dont se réclament Floridan et Elvide est ravalée au rang de fiction. On ne peut qu’être frappée par l’insistance avec laquelle Rasse place dans la bouche des vilains des accusations qui relèvent de la dénonciation des pouvoirs trompeurs de la fable. À les entendre, Floridan n’est qu’un vulgaire fabulateur, un mythomane expert en «paroles fausses et frivoles», usant d’un «langage feint», de «bourdes» et de «mensonges»:
- 48 Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (49-51), p. 407 : Barbari et (...)
- 49 Le traducteur amplifie ici un effet rhétorique mis en place par Nicolas de Clamanges pour qui les (...)
Lesquelx quatre loudiers respondirent que maintes foiz ilz ont oy parler du dit messire Flouridan et de sa noblesse, mais ilz dirent que lui meisme n’est pas cellui duquel il fait mencion, et que en riens ne le croyent, car messire Floridan dont il parle ne va jamais tout seul par les chemins, soit en esbat ou aultre part, mais tousjours est bien et notablement acompaigniez de pluiseurs compaignons bien montez et bien habilliez. Et pour tant se il fait que saige, il ne leur dira plus nulles telles frivolles ne nulles faulces parolles. Et qu’il ne ait point esperance de les decepvoir par son faint langaige, et que en vain il passe le temps en assemblant tant de bourdes et tant de menssonges, et que plus n’en souffreront ne ses diz plus n’escouteront48. (Rasse, op. cit., p. 14, l. 252-263)49
24Les protestations d’Elvide sont accueillies avec la même incrédulité. Le soupçon de dévergondage ne rend que plus vraisemblable l’usage de la feinte. Elvide est accusée de vouloir faire assaut de séduction au moyen de «fictions mensongères»:
- 50 Ms. Vat. Reg. Lat. 896 : « […] qu’elle estoit une garce et une ribaude rusee. Et qu’il n’estoit pa (...)
Le malvais garnement lui entrerompyt sa parolle, et lui dist que pour neant et en vain elle parloit et sermonnoit sy longuement; et que son engin et son souef langaige monstroient clerement que c’estoit une garche et une ribaulde toute faicte et toute frottee. Et qu’il n’estoit pas sy enffant que de soy laissier ainssy gaber et endormir par telles fictions menssongeuses. (Rasse, op. cit., p. 22, l. 430-435)50
25Errant seuls et sans escorte, Floridan et Elvide renoncent aux signes de leur puissance et s’excluent, par défaut de vraisemblance, des privilèges de leur caste. On notera de ce point de vue, l’insistance, à propos des préparatifs et de l’exécution de l’enlèvement d’Elvide, sur l’isolement forcé des amants fugueurs:
[L]e dit messire Floridan s’en venrroit tout seul a certaine heure determinee le plus obscultement qu’il porroit ou dit hostel. […] Et quant l’eure fu venue, vint le dit messire Floridan tout seul a l’ostel du pere au lieu que le pucelle lui avoit dit et monstré, auquel lieu il la trouva toute seulle. (Rasse, op. cit., p. 6, l. 102-104et115-118)
- 51 Rasse, op. cit., ms. Vat. Reg. Lat. 896, p. 9, l. 127.
- 52 Ibid., l. 130-131.
26Les arguments des «josnes varlez des villaiges»51 renvoient aux jeunes gens une image déformée de leur entreprise, repoussant la fugue adolescente dans le domaine du pire dévergondage. Ils scellent la déchéance des héros à leurs propres yeux comme le ferait une condamnation parentale. Ainsi le déni de noblesse que les paysans opposent à leurs malheureuses victimes sonne comme la sentence rigoureuse d’une sorte de surmoi décalé. La confrontation avec la brutalité de ces «gens mal atrempez et de mauvaises condicions remplis»52 produit un surcroît d’épouvante. Sous l’effet d’une image de cauchemar, les amants sont renvoyés à leur propre impudicité fantasmée. Une telle abomination ne peut que les anéantir. En renonçant à motiver le geste désespéré de la jeune fille, la 98e nouvelle des Cent nouvelles Nouvelles semble confirmer cette hypothèse. L’économie de moyens et la sécheresse de style avec laquelle l’action de la pucelle est décrite accroissent l’effet de surprise. Elles confèrent à la résolution de mourir l’aspect d’une décision aussi inattendue que subite:
27Accusés de tricherie, les amants succombent au saccage impitoyable de leur rêve de pureté et de noblesse. Par-delà la violence physique, c’est la fiction de l’innocence idyllique qui est mise en pièce par les railleries et l’incrédulité des paysans.
28Mais le pire est que ces accusations de tromperie ne sont pas totalement dénuées de fondement. En effet, pour restaurer la dignité des voyageurs solitaires, l’aubergiste suppose une proche parenté entre les adolescents:
- 53 Rasse, op. cit., p. 10, l. 172-174 et 180-183. Nicolas de Clamanges : Denique ne erretis, et falsa (...)
BnF, n. a. fr. 10057: «Cest homme cy est ung josne homme, chevalier tres renommé, noble de sang et de faiz enssemble [… L]a femme qui est en sa compaignie n’est point une folle femme comme vous dictes, mais est une noble fille qui est de son linaige ou de son affinitté».53
- 54 Rasse, op. cit., p. 11, l. 145- 151.
Vat. Reg. Lat. 896: «Comment, dist l’oste, je croy veritablement que vous estes mal informez de ce que vous dictes et estes folz et mal advisiez. Je cognoy bien cellui qui l’a admenee, c’on appelle messire Floridam, et est chevalier qui ne daigneroit mener femmes diffamees aval pays. Et je cuide qu’elle soit sa parente, car elle a les manieres et contenences d’estre femme ou fille de bon lieu, de bien et d’onneur, sans nulle villonnie ou reprouche».54
Or Floridan reprend cette fable à son compte:
- 55 Rasse, op. cit., p. 12, l. 233-236. Nicolas de Clamanges : Quam secum ducat adolescentulam consang (...)
BnF, n. a. fr. 10057: «Et que certainement la josvencelle qu’il maynne avec lui est sa prochaine cousine, nee de noble maison, laquelle est une josne pucelle qui oncques ne souffrit attouchement de homme ne quelque viollacion».55
Dans la version du ms. du Vatican, Floridan redouble cette affirmation:
- 56 Rasse, op. cit., p. 13, l. 194-196 et 199-201.
Vat. Reg. Lat. 896: «Et que veritablement la damoiselle qu’il avoit admenee estoit sa prochaine parente et vraye pucelle a marier laquelle il menoit festoier en sa maison, comme tenus y estoit. […]Et fussent tous seurs qu’il ne pourroit veoir ne souffrir faire aucun desplaisir a sa cousine et parente prouchaine, encores mains que a lui mesmes».56
- 57 Le but avoué de l’enlèvement d’Elvide est un mariage : « [E]lle ne convoictoist ne desiroit sy non (...)
29On peut s’interroger sur la raison qui pousse Floridan à ne pas revendiquer pour son amie le statut d’épouse qu’il s’apprête à lui conférer57. Pourquoi inventer une parenté fictive et avérer ainsi le statut de faussaires que les villageois reprochent aux amants?
30Ce mensonge inutile nous paraît symptomatique de la présence forte, dans notre récit, d’un imaginaire idyllique qui ne se circonscrit pas à l’influence du conte ovidien de Pyrame et Thisbé. Floridan et Elvide ne s’inspire pas seulement du scénario tragique de la mort malencontreuse des jeunes amants de Babylone. En témoigne le nom même du protagoniste masculin qui fait revivre l’imaginaire floral typique des fictions idylliques à caractère nuptial. La nouvelle de Nicolas de Clamanges porte en elle le souvenir de Floire et Blanchefleur et de tous les romans qui, dans la suite du Conte du XIIe siècle, célèbrent les noces fraternelles de jeunes amants désunis par l’hostilité de leur lignage.
31La fable de la parenté unissant Floridan et Elvide fournit une trace tangible de la valeur opératoire du scénario idyllique dans la nouvelle. Elle impose au lecteur le souvenir d’un mensonge comparable proféré par Floire. Lancé à la poursuite de son amie disparue, Floire progresse dans sa quête au gré des révélations que lui livrent ses hôtes successifs. Étonnés de la similitude des traits du jeune homme avec ceux de la belle captive qu’ils ont aperçue peu de temps auparavant, ceux-ci supposent que les héros sont frères et sœurs. Aux questions qu’on lui adresse à ce propos, Floire répond, après une hésitation, qu’il est bien le frère de sa bien-aimée:
- 58 Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 1748-1754.
Quant Flores l’ot, si s’esbahi,
isnelement li respondi
et dist: «Non frere, mais ami!»
De çou k’ot dit se repenti:
«Mais freres, dame, jou mesdi!
Dame, merci, oublïés iere;
ele est ma suer et jou ses frere».58
- 59 Ainsi en va-t-il du récent article de Giovanna Angeli, « Enfants, frères, amants : les ambiguïtés (...)
32Cette équivalence symbolique entre la sœur et la bien-aimée a de quoi surprendre. On a pu concevoir le soupçon qu’une tentation incestueuse hanterait le propos de l’idylle et lui conférerait ses tonalités parfois inquiétantes59. Notons cependant que, dans Floire et Blanchefleur, la tentation gémellaire se construit en maintenant consciemment à distance le péril de l’inceste. Alors qu’ils sont nés le même jour, à Pâques fleurie, et que leur nom témoigne d’une même référence à cette fête chrétienne, Floire et Blanchefleur sont allaités par des nourrices distinctes et ce rapport à la nourriture maintient entre les enfants une barrière de nature religieuse:
Livré l’[= Floire] ont a la damoisele,
por çou qu’ele estoit sage et bele,
a norrir et a maistroier,
fors seulement de l’alaitier.
Une paiienne l’alaitoit,
car lor lois l’autre refusoit. (v. 179-184)
33On pourrait donc penser que le secret de l’idylle ne réside pas tant dans la résurgence cryptée d’une faute incestueuse originelle que dans une manière de flirter avec la métaphore de l’amour fraternel, malgré la prégnance de l’interdit portant sur l’inceste. La fable des amants jumeaux dépeint les perfections de l’amour sous les traits d’une parenté symbolique. L’étonnante ressemblance des couples gémellaires formés par Pyrame et Thisbé et surtout Floire et Blanchefleur se passe de commentaire à ce sujet. La fiction idyllique légitime le désir hétérosexuel en lui conférant la capacité de nouer des liens de parenté nouveaux, dotés de la même force et de la même solidité que les liens du sang. C’est ce que proclame la projection du thème de la gémellité sur le canevas d’une fiction de mésalliance. Le gain qu’il y a à accomplir cette greffe du familier sur l’inconnu se ferait donc en dépit même du trouble que peut causer le spectre d’une union entre le frère et la sœur.
34De sorte que, si un facteur anxiogène se présente dans la fable idyllique, nous faisons l’hypothèse que celui-ci serait plutôt l’expression d’une inquiétude suscitée par les exigences du mariage, et plus particulièrement du mariage exogame. Épouser un ou une inconnue sera bien moins inquiétant s’il s’avère que le ou la fiancé(e) lointain(e) s’allie en réalité à nous en vertu d’une fraternité cachée. Le thème de la mésalliance qui structure l’idylle postule une union impossible que contredit la réalité d’un attachement indéfectible. L’idylle nous apparaît donc comme un genre en tension entre deux affirmations fortement contradictoires portant sur la nature de l’union de l’homme et de la femme. L’une, viscéralement attachée à une représentation inégalitaire des rapports de sexe est l’apanage des figures parentales. Les pères et mères des héros idylliques refusent avec obstination de reconnaître au désir amoureux une fonction sociale structurante. Les parents d’Elvide illustrent parfaitement ce type, eux qui prétendent faire épouser à leur fille un seigneur dont l’âge n’a aucun rapport avec celui de la fiancée qu’ils lui destinent:
Advint que le dit chevalier et sa dicte femme eurent, comme ont communement pere et meres, grant voullenté et grant desir de allier et marier leur fille a ung seigneur leur voisin, qui estoit assez ancien, riche, puissant et yssu de bien noble lieu. Et de fait furent les alliances faictes et promises sans le sceu de la fille, par parolles tant seullement entre les diz pere et mere et le dit seigneur. (Rasse, op. cit., p. 4, l. 40-46)
- 60 J.-J. Vincensini, « Introduction », Le Récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit., p (...)
- 61 Sur le roman idyllique comme entreprise de « restauration de l’état primitif » et « d’annulation d (...)
- 62 L.-G. Tin, L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement, 2008. La thèse défendue dan (...)
- 63 Sur le rôle de l’amitié, conçue comme une fraternité symbolique, dans l’élaboration de cette repré (...)
- 64 Est-il nécessaire de rappeler que, dans le Conte de Floire et Blanchefleur, comme dans la chantefa (...)
35Marieurs inattentifs à toute question de réciprocité ou d’équité dans les relations de couples, les parents abusifs sont la cible privilégiée de l’idylle «heureuse»60, alors que leurs craintes trouvent une confirmation macabre dans les dénouements tragiques de Pyrame et Thisbé ou Floridan et Elvide. À l’opposé, la ferveur des jeunes amants et leur confiance indéfectible dans le choix de leur cœur fait retentir en plein âge féodal une revendication de parité dans la représentation de la sexualité humaine. En ce sens, l’utopie idyllique61 travaille indubitablement à ce que d’aucun appelle «l’invention de la culture hétérosexuelle»62. Fiction d’adolescents, l’idylle use de la métaphore fraternelle comme d’un dispositif imaginaire63. Elle contribue efficacement à la fabrication du dogme culturel du mariage d’amour. La fable idyllique se comprend alors comme une machine à inscrire l’endogamie dans l’exogamie64 et la fraternité dans la différence des sexes. Il n’est donc peut-être pas tout à fait incongru de postuler que l’idylle s’élabore, pour un public féminin, comme réponse à l’effroi suscité par la violence des mariages forcés ou que, dans une version masculine de sa réception, elle cherche à apaiser l’angoisse ou le sentiment de rivalité causés par l’accueil d’une fiancée étrangère au sein d’un lignage consanguin fier de son homogénéité. Rendre l’étranger familier, telle serait donc la vocation dernière de l’idylle, au prix de laquelle nos récits se risquent à figurer les épousailles comme une alliance entre frère et sœur.
36En faisant d’Elvide sa cousine, Floridan répondrait donc aux exigences génériques de l’idylle et paradoxalement son mensonge, loin de le rendre coupable de dissimulation, avérerait la fable du projet nuptial qui caractérise le genre dans son versant euphorique. En présentant la jeune fille qu’il enlève comme sa parente, le jeune homme affirme publiquement, au nom d’une norme qui puise son autorité dans la fiction, l’efficience de l’alliance symbolique conclue en secret avec sa fiancée.
37Le narrateur des Cent Nouvelles nouvelles a bien raison de souligner, avec son habituel désintérêt pour toute lecture bien pensante, que les amants devraient avoir eu droit au bonheur:
Ainsi finirent leurs jours les deux loyaux amoureux tantost l’un après l’autre sans percevoir rien du joieux plaisir ou ilz cuidoient ensemble vivre et durer tout leur temps. (Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. cit., p. 553, l. 240-243)
38Il réduit de ce fait la portée du récit. La 98e nouvelle ne sera jamais que le compte rendu navrant d’une action criminelle, brutale et absurde. Mais cette absence de moralisation fait aussi apparaître, par contraste, le caractère controuvé de sa source. Hanté par le modèle de Pyrame et Thisbé, le récit ne peut pas ne pas jeter sur la tentative de fugue adolescente un éclairage inquiétant. Cependant, les nécessités d’une prédication laïque en faveur des devoirs féminins exigent que le statut héroïque des personnages principaux soit préservé. Il en résulte donc une curieuse contorsion imaginaire qui fait resurgir le discours de la condamnation parentale dans la bouche des personnages les moins aptes à le soutenir. Par une sorte d’effet de dérision spontanée, la loi patriarcale fait retour dans le lieu même où le règne d’une brutalité sans frein aurait dû entraîner sa négation radicale.
- 65 La Veuve en majesté, op. cit., p. 97-120.
39Arrivée au terme de notre parcours, nous voici amenée à souligner, comme nous l’avons fait à propos du récit de Griseldis65, combien le montage idéologique de la nouvelle exemplaire latine et de ses traductions françaises moralisantes génère une sorte de contrefaçon littéraire qui défie les lois du récit. Sous l’effet d’une fascination pour les vertus de la virginité, Nicolas de Clamanges et Rasse de Brunhamel en viennent à travestir doublement la fable idyllique. D’une part, ils pervertissent la tradition ovidienne du suicide amoureux illustrée par le récit du livre IV des Métamorphoses ainsi que par les Héroïdes. Par sa mort exemplaire, Elvide en vient à trahir sa vocation d’amante au profit d’un sacrifice prophylactique qui confère plus de prix à la chasteté qu’à la force du désir. D’autre part, même s’il se nourrit de la tradition nuptiale de Floire et Blanchefleur, le récit échoue à maintenir l’utopie d’une fraternité matrimoniale. Réduite à l’état de mensonge pitoyable et désespéré, la fiction d’une parenté tissée par l’amour en dépit des différences de condition, de sexe et de croyance ne peut que se survivre à elle-même sous les traits dérisoires d’une simple arrière-pensée.
Notes
1 Le texte figure parmi les lettres de Nicolas de Clamanges et est conservé par trois manuscrits (voir M. Zink, « Nicolas de Clamanges conteur », Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie romane offerts à Marc-René Jung, Alessandria, Edizione dell’Orso, 1996, t. 2, p. 587). Il a été donné par J. Hommey, Supplementum Patrum, Paris, 1684, p. 508-518. Deux reproductions modernes sont à notre disposition : voir H. P. Clive Floridan et Elvide, a critical edition of the 15th century text with an introduction, Oxford, Blackwell, 1959, p. 2-28 (texte latin en bas de page) et R. Zehnder, Les Modèles latins des Cent Nouvelles nouvelles, Bern [et al.], P. Lang, 2004, p. 405-409. Ce dernier ouvrage reproduit le texte donné par J. Hommey dans son Supplementum Patrum de 1684, tout en numérotant les phrases. Nos références à cette édition incluent cette numérotation en la signalant entre parenthèses avant la mention de la page.
2 La première date est celle de la mort de l’auteur, la seconde est avancée par A. Coville, « Sur un conte de Nicolas de Clamanges », Recherches sur quelques écrivains du XIVe et du XVe siècle, Paris, Droz, 1935, p. 213. Voir aussi F. Suard, « Floridan et Elvide aux XVe et XVIe siècles », La Nouvelle, définitions, transformations, textes recueillis par B. Alluin et F. Suard, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 163-179, voir p. 163, 164 et n. 6.
3 H. P. Clive, op. cit., p. xiii.
4 Édition utilisée : Les Cent nouvelles Nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1966.
5 Cf. F. Suard, art. cit. ; il s’agit de la 47e nouvelle des Comptes du monde aventureux, texte original avec notice, notes et index par F. Frank, Paris, Lemerre, 1868 [réimpr. Genève, Slatkine, 1969]. Les « Chastes amours de Floridanus et Elvide » ouvrent le recueil de Bénigne Poissenot, Nouvelles Histoires tragiques [1586], éd. établie et annotée par J.-C. Arnould et R. A. Carr, Genève, Droz, 1996.
6 Les citations du texte français de la nouvelle, qui servira de base à notre analyse, sont tirées de l’édition de H. P. Clive, Floridan et Elvide, op. cit., ici p. 4, l. 43-44. L’éditeur fournit le texte de Rasse de Brunhamel, selon la leçon de deux manuscrits. Il distingue en effet la rédaction que l’on peut lire dans le ms. Paris, BnF, n. a. fr. 10057 de celle du ms. du Vatican, Reg. Lat. 896. La seconde, qui figure aussi dans les deux autres manuscrits (Londres, British Museum, Cotton Nero D ix et Paris, BnF, fr. 1503) procède d’une révision que Clive attribue à Antoine de La Sale (op. cit., p. xv). L’éditeur donne les deux textes en regard l’un de l’autre. Sans indication particulière, nous citons le texte de la première rédaction, imprimé sur les pages paires de l’édition. Pour une analyse et une comparaison détaillée du texte latin, des deux rédactions françaises et de la 98e nouvelles des Cent nouvelles Nouvelles, voir R. Zehnder, Les Modèles latins, op. cit., p. 161-289. Pour une discussion de l’importance du genre de la nouvelle et de la question du recueil dans Jean de Saintré, voir S. Lefèvre, Antoine de La Sale. La Fabrique de l’œuvre et de l’écrivain, Genève, Droz, 2006 (sur Floridan et Elvide, p. 161-167).
7 Rasse, op. cit., p. 2, l. 33-34 et p. 4, l. 38-39.
8 Ibid., l. 52-53.
9 Ibid., l. 53-54.
10 Ibid., l. 75-76.
11 Rasse, op. cit., p. 6, l. 105-107.
12 Rasse, op. cit., p. 2, l. 33.
13 Rasse, op. cit., p. 26, l. 491.
14 Rasse, ms. Vat. Reg. Lat. 896, op. cit., p. 27, l. 390-394. La révision se montre ici légèrement plus prolixe que la première version. Elle souligne, dans le dernier membre de la phrase, le choix délibéré de la jeune fille pour la mort, par crainte du péché.
15 Le Mesnagier de Paris, texte édité par G. E. Brereton et J. M. Ferrier, trad. et notes par K. Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, I, iv, p. 142-150 (Lucrèce) et 192-230 (Griseldis).
16 Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : deuil et savoir dans la littérature médiévale, Genève, Droz, 2000.
17 Voir la notice consacrée à Nicolas de Clamanges par S. Lefèvre dans le Dictionnaire des Lettres françaises (Le Moyen Âge), Paris, Fayard, 1994, p. 1064b et la présentation du texte de Nicolas de Clamanges dans le Patrimoine littéraire européen 6. Prémices de l’humanisme, anthologie en langue française sous la dir. de J.-C. Polet, Bruxelles, De Boeck, 1995, p. 161-163.
18 Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 8-9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406.
19 Rasse, op. cit., p. 8, l. 151-152.
20 Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 10 ; Zehnder, op. cit., (24), p. 406.
21 Rasse, op. cit., p. 10, l. 168-169. On ne peut que renvoyer ici aux belles formules qu’emploie Michel Zink pour décrire le climat d’épouvante conféré à la nouvelle par l’impitoyable cruauté de ces assaillants rustiques : « Les trois farauds de village ne sont que les instruments du destin. Mais c’est à eux que l’histoire doit ce qui la rend saisissante : cette répulsion à côté de laquelle la mort n’est rien, cette atmosphère extraordinairement oppressante, ce huis-clos de l’humiliation et du viol » (art. cit., p. 595).
22 Zehnder, Les Modèles latins, op. cit.
23 Les quatrième et cinquième journées du Décaméron se répondent, puisqu’il y est question, respectivement, des amoureux qui voient leur passion aboutir à une tragique aventure et des événements heureux qui terminent une série d’aventures malheureuses survenues à des amoureux. Le thème de l’amour contrarié y domine. Zehnder signale les analogies que l’on peut percevoir entre Floridan et Elvide et la troisième nouvelle de la cinquième journée (op. cit., p. 161, note 3).
24 On a pu voir dans cette préférence donnée aux œuvres savantes et latines de Boccace, une volonté de Rasse de solliciter une référence prestigieuse pour le récit qu’il traduit. La question du genre littéraire mérite malgré tout attention également. Évoquer le recueil de nouvelles reviendrait à orienter la lecture dans une direction que le commentaire dénie clairement au récit. Pourtant ce dernier répond en tout point à la définition de la nouvelle tragique telle qu’elle est énoncée dans le sommaire de la quatrième journée du Décaméron.
25 Rasse, op. cit., p. 8, l. 153-154. En latin : Ferro accincti adveniunt (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 9 ; Zehnder, op. cit., (21), p. 406).
26 Rasse, op. cit., p. 16, l. 283-284.
27 Ajout du ms. du Vatican Reg. Lat. 896, op. cit., p. 25, l. 344.
28 Ici encore le ms. du Vatican insiste sur la vertu de chasteté : « Ellvide ne par menasses ne par espoentemens quelzconques ne peust onques estre surmontee ne menee a ce qu’elle se vouslsit consentir a pechier […]. Ellvide batailla contre quatre grans loudiers et inhumains murtriers, lesquelz n’eurent point la force de la deshonorer. » (Rasse, op. cit., p. 27, l. 401-408, nous soulignons). Le texte latin présente lui aussi un vocabulaire guerrier assez prononcé : Haec cum quatuor immanissimis agrestibus constantissime depugnavit (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 26 ; Zehnder, op. cit., (107), p. 409).
29 Dans l’introduction de sa nouvelle, Rasse stipule déjà que « c’est l’istoire de une noble josne damoiselle nommee Ellvide, digne de venir avec les femmes tres cleres en congnoissance [publicque] » (op. cit., p. 2, l. 21-23, p. 3, l. 20-22).
30 Rasse, op. cit., p. 24-26, l. 483-486.
31 Nicolas de Clamanges fait une rapide allusion à la tradition littéraire du suicide, lorsqu’il mentionne « le poète » (s’agit-il de Virgile, ou peut-être de Dante ?) « qui a enfermé sans injure aux enfers les innocents qui se sont tués de leur propre main » (poetamque non injuria illos infernis tenebris inserentem audiam, qui sibi lethum insontes peperere manu) ; cf. Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 26 ; Zehnder, op. cit., (100), p. 409).
32 Comme cela a été souvent relevé, Nicolas de Clamanges règle le problème en supposant qu’Elvide a pu faire pénitence durant ses tout derniers instants (éd. Clive, op. cit., p. 28 ; Zehnder, (110), p. 409). Cet exemple illustre à merveille la valeur exorbitante attribuée à la virginité dans le fantasme de pureté qui s’élabore à l’égard des jeunes filles. Tout se passe comme si leur identité, voire leur être, se résumait à leur pucelage, puisqu’il vaut mieux risquer leur damnation éternelle plutôt que de consentir à la perte de ce dernier. Pour rester dans la tradition de l’idylle, on retrouvera la même désespérante absurdité dans le sublime outré qui préside à la mort de Virginie dans Paul et Virginie.
33 Michel Zink évoque quant à lui la parenté de la version française de la nouvelle avec le court récit du Vair palefroi : « Sous [l]a plume [de Rasse], plus que sous celle de Nicolas de Clamanges, la nouvelle prend naturellement sa place dans la suite des récits avec lesquels elle présente des similitudes d’intrigue ou de situation, mais avec un pessimisme accru. Elle devient un Vair palefroi qui tourne mal à partir d’un début identique » (art. cit., p. 597). Rappelons que cette œuvre brève se construit elle aussi à partir des données de base de l’idylle. Sur ce texte, nous nous permettons de renvoyer à Y. Foehr-Janssens, « La chevauchée merveilleuse : Le Vair palefroi ou la naissance d’une fée », Reinardus, 13, 2000, p. 79-95.
34 Voir notre ouvrage La Jeune Fille et l’amour : pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève, Droz, 2010. Cette valorisation de l’entente amoureuse des très jeunes amants se traduit souvent par le motif de la gémellité. C’est ainsi que Floire et Blanchefleur, nés tous deux à Pâques fleurie, sont unis par une étonnante ressemblance. De même, les versions médiévales de Pyrame et Thisbé, tant latines que française, insistent sur la quasi-gémellité des amants « d’une biauté et d’un samblans ». Cette élaboration médiévale de la ressemblance gémellaire des amants dans l’idylle a été signalée par Ch. Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques, Paris, Seuil, 1979, p. 47-48.
35 La Jeune Fille et l’amour, op. cit., chapitre 1, « Thisbé ou la poétique de l’évasion ». Rosalind Brown-Grant commente l’influence qu’exerce la représentation de la jeunesse et de ses excès sur le texte idyllique dans French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality and Desire, Oxford, Oxford university press, 2008, p. 79-128.
36 Sur la filiation idyllique de ces romans, voir M. Vuagnoux-Uhlig, Le Couple en herbe, Genève, Droz, 2009.
37 Variante de Vat. Reg. Lat. 896 : « au veu et sceu d’un chascun, fors que du pere de la pucelle seullement » (p. 5, l. 68-69).
38 C. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 386 : « Ce lion – plutôt qu’une lionne comme chez Ovide – arrive, au lieu de Pyrame, dans l’intervalle ouvert par [l]a demorance [du jeune homme]. Il en est en quelque sorte le double. Mais c’est un double qui, sous l’aspect d’un animal chasseur et meurtrier, recouvert de sang, se montre particulièrement inquiétant […] le lion incarne l’autre versant de l’amour : soit cette « mortel ardor » qui avait enflammé les enfants ».
39 On pense ici au genre de la pastourelle ou à certaines scènes comme celle de la rencontre de Graelent avec la fée amante. Sur la question du viol, voir K. Gravdal, Ravishing Maidens : Writing Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphia, Univ. of Pennsylvania Press, 1991.
40 Dans le même ordre d’idées, la chanson de geste fait de la tentative de viol une des formes d’expression de l’agressivité sauvage qui caractérise traditionnellement les adversaires, traîtres ou païens, du héros épique : cf. B. Ribémont, Sexe et amour au Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 2007, p. 178-180.
41 Voir Jehan Maillart, Le Roman du Comte d’Anjou, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931, v. 1708-1832. Michel Zink rappelle avec raison l’antécédent de La Fille du Comte de Ponthieu (art. cit., p. 597). La figure du brigand violeur constitue en effet un modèle pour le portrait des paysans implacables brossé par Nicolas de Clamanges.
42 On peut aussi, bien entendu, mettre cette émergence d’un nouveau type de violence sur le compte de l’anxiété des classes dirigeantes à l’égard des débordements populaires. Voir à ce propos la brève notice de J. V. Fleming, « The rustic fête in Floridan et Elvide », Romance Notes, 6, 1964, p. 68-70.
43 Rasse, op. cit., p. 12, l. 224-228.
44 Rasse, op. cit., p. 10, l. 170.
45 Ibid., l. 193.
46 Rasse, op. cit., p. 8, l. 158-160 ; Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 9-10, Zehnder, op. cit., (22), p. 406 : Iube, inquiunt extemplo dedi scortum quod modo nescio quis gannio intergrediens huc intulit.
47 Op. cit.
48 Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (49-51), p. 407 : Barbari et genus saepius et nomen fatentur, sed eum esse quem se dictitet, id omnino pernegant ; cujus rei pro argumento solitudinem maxime objectant, nunquam illum absque comitatu equorumque frequentia, cujus falsum nomen usurpet, incedere solitum monent. Itaque uta figmentis dolisque desistat, et talibus eos commentis fallere posse spem deponat, frustra eum in ejusmodi coacervatis mendaciis tempus detinere, non se ultra illis aures praebituros, sed facto, nisi obsequatur, non verbis acturos.
49 Le traducteur amplifie ici un effet rhétorique mis en place par Nicolas de Clamanges pour qui les dénégations de Floridan retentissent comme des inventions et des ruses aux oreilles des vilains : figmentis dolisque (Nicolas de Clamanges, éd. Clive, op. cit., p. 14, Zehnder, op. cit., (51), p. 407).
50 Ms. Vat. Reg. Lat. 896 : « […] qu’elle estoit une garce et une ribaude rusee. Et qu’il n’estoit pas si josne qu’il la creust ne qu’elle l’endormist par telles bourdes et mensonges » (op. cit., p. 23, l. 328-330).
51 Rasse, op. cit., ms. Vat. Reg. Lat. 896, p. 9, l. 127.
52 Ibid., l. 130-131.
53 Rasse, op. cit., p. 10, l. 172-174 et 180-183. Nicolas de Clamanges : Denique ne erretis, et falsa opinione ludamini, non meretrix ea est quam ducit, sed sui generis, aut affinitatis illustris adolescentula.
54 Rasse, op. cit., p. 11, l. 145- 151.
55 Rasse, op. cit., p. 12, l. 233-236. Nicolas de Clamanges : Quam secum ducat adolescentulam consanguineam sibi esse nobilissimo loco ortam, intactam, inviolatamque virginem.
56 Rasse, op. cit., p. 13, l. 194-196 et 199-201.
57 Le but avoué de l’enlèvement d’Elvide est un mariage : « [E]lle ne convoictoist ne desiroit sy non estre femme et espeuse du dit messire Floridan, eulx deux enssemble esmeux d’une meisme amour firent telle alliance que le dit messire Floridam ne aroit aultre femme que la dicte Ellvide, et que pareillement la dicte Ellvide ne avroit aultre mary que le dit messire Floridan. Et de fait promirent foy et loyaulté l’un a l’autre. Et pour mieulx parvenir a leur intencion prindrent telle conclusion que […] on feroit la sollempnité de leurs nopces comme il appartenoit ; et que par celle façon et non par aultre le desir de l’un et de l’autre seroit mené a fin convenable » (Rasse, op. cit., p. 6, l. 91-98 et 107-109). Dans la première des Nouvelles histoires tragiques de Bénigne Poissenot, l’aubergiste puis Floridan lui-même présentent Elvide comme l’épouse de Floridan (op. cit., p. 114).
58 Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 2003, v. 1748-1754.
59 Ainsi en va-t-il du récent article de Giovanna Angeli, « Enfants, frères, amants : les ambiguïtés de l’idylle de Pyrame et Thisbé à Aucassin et Nicolette », Le Récit idyllique : aux sources du roman moderne, sous la direction de J.-J. Vincensini et Cl. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 45-58. Pour Charles Méla, l’ambivalence de l’indifférenciation sexuelle « nimbe de mort » le récit : « l’amour se découvre hanté par des ombres étrangement inquiétantes ; […] ce qui fut rejeté n’en fait pas moins retour, démesuré, au titre, s’il en est un, de ce que la représentation ne saurait d’aucune façon contenir » (op. cit., p. 51).
60 J.-J. Vincensini, « Introduction », Le Récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit., p. 17.
61 Sur le roman idyllique comme entreprise de « restauration de l’état primitif » et « d’annulation de la chute », voir l’article de F. Wolfzettel, « Le Paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77. Nous souscrivons pleinement à l’analyse présentée dans cette étude qui, à partir d’une lecture de Floire et Blanchefleur, propose de comprendre « le triomphe des amours enfantines » comme le « résultat d’un processus de sécularisation : le paradis retrouvé n’est plus dans l’au-delà, mais dans ce monde-ci. […] Le rêve paradisiaque du roman idyllique transforme l’habitus religieux en un mythe séculaire qui sert de principe de correction à la réalité défectueuse et qui trahit sa signification religieuse au profit d’un rêve hétérodoxe d’harmonie séculaire » (op. cit., p. 67). On pourra se reporter aussi à notre étude de Floire et Blanchefleur dans La Jeune Fille et l’amour, op. cit.
62 L.-G. Tin, L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement, 2008. La thèse défendue dans ce livre, qui attribue au XIIe siècle un rôle crucial dans la transition entre une culture homosociale et une culture hétérosexuelle, fournit un cadre de réflexion très stimulant. Elle mériterait d’être documentée avec plus de précision que ne le fait un ouvrage qui s’inscrit dans une collection à vocation vulgarisatrice.
63 Sur le rôle de l’amitié, conçue comme une fraternité symbolique, dans l’élaboration de cette représentation de la réciprocité en amour, voir La Jeune Fille et l’amour, op. cit.
64 Est-il nécessaire de rappeler que, dans le Conte de Floire et Blanchefleur, comme dans la chantefable d’Aucassin et Nicolette, la fable gémellaire se double d’une disparité religieuse entre les amants ?
65 La Veuve en majesté, op. cit., p. 97-120.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Yasmina Foehr-Janssens, « Thisbé travestie : Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 71-87.
Référence électronique
Yasmina Foehr-Janssens, « Thisbé travestie : Floridan et Elvide ou l’idylle trafiquée », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12210 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12210
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