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Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Féerie et idylles : des amours contrariées

Christine Ferlampin-Acher
p. 29-41

Résumés

Récit idyllique et féerie semblent incompatibles dans le corpus idyllique ancien (XIIe-début du XIVe siècle). Cette incompatibilité se retrouve quand on examine le traitement de la féerie dans les récits tardifs (en particulier Charles de Hongrie, Eledus et Serene, Ponthus et Sidoine, Cleriadus et Meliadice) et elle est confirmée par le caractère déceptif des amorces idylliques dans le roman féerique Artus de Bretagne.

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Texte intégral

  • 1  J’ai cherché une appellation pour ces textes. « Roman de troisième type » ou « roman de tiers état (...)
  • 2  Les « romans de troisième type » la partagent avec les romans d’Antiquité.
  • 3  Voir R. Lejeune, « Jean Renart et le roman réaliste », Grundriß der romanischen Literaturen des Mi (...)

1Si la classification de Jean Bodel suggère une différence entre les romans d’Antiquité et les romans bretons, la valeur heuristique de la citation des Saisnes ne doit pas être surestimée. Certains romans n’entrent pas dans la classification du poète et stimulent la critique, qui les qualifie d’idylliques, réalistes, byzantins, voire gothiques. Ce sont des textes qui auraient pu semble-t-il trouver grâce aux yeux du poète, car on croit y reconnaître un reflet du réel, et qui n’ont peut-être d’autre unité que de n’être ni antiques ni bretons et que j’appellerai pour cette raison « romans du troisième type »1. Si la thématique des amours contrariées leur est commune, celle-ci ne constitue pas une caractéristique suffisante, ne serait-ce que parce qu’on la retrouve dans l’histoire d’Yvain et Laudine. Une autre caractéristique nécessaire et non suffisante2 serait l’absence de féerie, corrélée au refus du merveilleux, souligné par de nombreux critiques3.

  • 4  Les fées sont d’ailleurs souvent, comme le devin Merlin, lui aussi maître de la parole, des avatar (...)
  • 5  Les fées au Moyen Âge, Morgane et Mélusine,Paris, Champion, 1984 ; Le monde des fées dans l’Occide (...)

2La féerie est liée à la mise en scène de la fiction4, au problème de sa véracité problématique et à celui du réalisme. Autant de notions complexes qui dépassent le cadre d’un article. La féerie, toutefois, est plus circonscrite, plus facilement identifiable et plus immédiatement opératoire car elle correspond à une catégorie médiévale : on définira comme féerique tout indice textuel présentant un terme de la famille de faé et/ou s’appuyant, partiellement ou non, sur les schémas narratifs et les personnages mis en évidence par Laurence Harf-Lancner5.

  • 6  Éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984.
  • 7  Disjointures-conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature fr (...)

3Si l’absence de féerie est communément admise pour les romans de troisième type des XIIe et XIIIe siècles, le problème se pose différemment pour les textes qui semblent prendre leur relais à la fin du Moyen Âge. Toujours étrangers aux matières bretonne et antique et mettant en œuvre des amours contrariées, ils semblent moins réticents face à la féerie, comme en témoigne Cleriadus et Meliadice6qui utilise le motif du don des fées et n’hésite pas à baptiser un personnage Porrus le Fayé : cette évolution pourrait s’expliquer par l’« interférence des matières » dans les textes tardifs, mise en évidence par R. Trachsler7.

  • 8  M. Vuagnoux-Uhlig, Le couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idy (...)

4Après avoir discuté la mise à l’écart de la féerie dans les romans de troisième type, du XIIe au début du XIVe siècle, l’étude des manifestations du féerique dans le corpus tardif permettra de voir d’une part s’il existe vraiment une cohérence et une continuité génériques entre ces deux groupes de textes, et d’autre part dans quelle mesure l’absence de féerique peut être considérée comme une caractéristique nécessaire de cette mouvance littéraire8. L’hypothèse d’une incompatibilité entre « idylle » et « féerie » sera alors examinée de façon complémentaire à partir d’un roman tardif marqué par la féerie, Artus de Bretagne, où les amorces idylliques sont systématiquement déconstruites.

La mise à l’écart de la féerie dans le roman de troisième type (du XIIe au début du XIVe siècle)

  • 9  M. Vuagnoux, op. cit.,note 9, et M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, (...)

5Les romans de troisième type ne constituent pas un ensemble dont la cohérence tient à un texte fondateur, comme le Brut de Wace pour la matière arthurienne ou les sources latines pour la matière antique. Ils ne trouvent pas leur caution dans une auctoritas écrite : le réel semble avoir pris la place du livre source. Cependant le roman médiéval est toujours, plus ou moins, récriture, et les critiques, de M. Lot-Borodine à M. Vuagnoux-Uhlig9, sont unanimes pour reconnaître le rôle fondateur de Floire et Blancheflor. Les fées sont absentes de ce récit, que l’on considère le Conte de Floire et Blancheflor des années 1150 ou la version de la fin du XIIe siècle, peut-être simplement parce que la tradition féerique n’est pas encore installée à l’époque où le Conte est élaboré. L’absence des fées dans la tradition ultérieure peut s’expliquer par leur inexistence dans le texte fondateur : la constitution, postérieure, de cette mouvance, hors (ou contre ?) la matière arthurienne, aurait renforcé la pertinence de ce trait.

  • 10  Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1936, XII et XVIII.
  • 11  Sur les problèmes posés par cette notion, voir La tentation du parodique dans la littérature médié (...)
  • 12  Voir R. Harden, « Aucassin et Nicolette as parody », Studies in Philology, 63, 1966, p. 3 ou G. E. (...)

6Pour M. Lot-Borodine, Aucassin et Nicolette est l’autre texte fondateur de la veine idyllique (ce qui élargit le champ hors du romanesque). Aucassin et Nicolette présente les références à la féerie que nous avons cherchées en vain dans Floire et Blancheflor10. Dans les deux occurrences relevées (la bête que Nicolette invente, chapitre XII ; le berger qui a pris Nicolette pour une fée, chapitre XVIII), la féerie est un mensonge ou une illusion, un fantosmes.Elle est de l’ordre du travestissement de la parole, qu’il s’agisse de l’invention de Nicolette ou du récit fabuleux du jeune garçon, avec un effet « boule de neige » qui illustre assez bien l’attitude des poètes par rapport à la féerie : le garçon dénonce le mensonge féerique, mais ne peut résister à en inventer un autre, à son tour. Cette double posture (fascination/rejet) est celle qui préside à la parodie : nombreuses sont les études qui ont mis en évidence dans Aucassin et Nicolette une parodie du merveilleux romanesque11 et de l’idylle12 (si ce texte est fondateur d’une mouvance, il se pourrait donc aussi qu’il en déconstruise les codes).

  • 13  Un autre texte me semble devoir être proposé comme fondateur, en particulier du fait du traitement (...)
  • 14  La présence dans ce corpus de Tristan, Narcisse ou Piramus pose un problème par rapport à notre ap (...)

7Dans les deux textes considérés comme premiers par M. Lot-Borodine, la féerie est donc soit absente, soit parodiée, alternative qui se confirme si l’on prend en compte un corpus élargi13. M. Vuagnoux-Uhlig, à partir des relations de genres, reconnaît le rôle fondateur de Floire et Blancheflor et intègre au corpus Piramus, Narcisse, Tristan, Floris et Liriopé, Aucassin et Nicolette et Guillaume de Palerne,avant de montrer que Galeran de Bretagne et L’Escoufle peuvent se lire sous l’angle idyllique. L. Louison, s’intéressant au roman réaliste comme réaction à l’idéalisme courtois, prend en considération le Roman de la Violette, Joufroi de Poitiers, La Manekine, Jehan et Blonde, Le Châtelain de Couci, le Roman du Comte d’Anjou14. Tous ces récits nous racontent des amours contrariées.

  • 15  Voir par exemple M. Vuagnoux, op. cit., et C. Rollier-Paulian, op. cit., notes 9 et 4.
  • 16  Sur les brodeuses, voir E. Baumgartner, « Les brodeuses et la ville », Un’idea di città = L’imagin (...)

8Dans ce corpus, on constate l’absence de personnages féeriques et de l’onomastique féerique traditionnelle (point de Morgue, point de Ninième). Cet effacement de la féerie est à rapprocher de l’érosion du merveilleux, ce qui explique que la coloration réaliste ait retenu les critiques. Le destin des héros n’est pas mis en coupe réglée par des devins, des enchanteurs ou des fées, mais placé sous la responsabilité plus abstraite de la Fortune ou de la Providence. Par ailleurs le couple parental, comme l’a montré M. Vuagnoux-Uhlig, joue un rôle moteur dans les récits idylliques, ce qui ne saurait être le cas lorsque des fées ou Merlin se substituent à des géniteurs problématiques ou absents. Enfin ce corpus a été caractérisé par la critique par le « déclin des valeurs guerrières » au profit de la beauté et de l’engin. La trame amoureuse prend le dessus, tandis que les personnages féminins acquièrent une épaisseur et une autonomie remarquables15. La fée ne saurait trouver une véritable place : elle entrerait en concurrence avec ces héroïnes, qui parlent, agissent, aiment, et… brodent ou tissent comme elles16.

  • 17  « D’une merveille l’autre. Écrire en roman après Chrétien de Troyes », thèse de doctorat soutenue (...)
  • 18  Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931.
  • 19  Les matières de France et de Bretagne sont explicitement mises à l’écart. On notera qu’il en va de (...)
  • 20  Elle n’est pas donnée objectivement, mais passe par des récits, des assertions, prononcés par les (...)

9Cette mise à l’écart de la féerie s’accompagne souvent d’une dimension parodique, comme l’a montré I. Arseneau17. Le Roman du Comte d’Anjou de Jehan Maillart (terminé en 1316)18 se présente comme une histoire veritable (v. 38),qui n’a rien à voir avec les fables de Gauvain, Tristan, Olivier, Rolant, Perceval, Lancelot, Robichon, Amelot (v. 1-10)19. Ces trufles (v. 19) mises à l’écart, est promise une aventure veritable / molt estrange et molt merveilleuse (v. 38-39). La merveille n’est pas exclue : elle est autre. L’héroïne, qui ressemble à une fée (v. 2442), dont l’identité reste mystérieuse, est accusée d’avoir mis au monde un monstre (v. 3406 sq.), préfigurant en cela Mélusine. La féerie n’est que de l’ordre du discours, de la parodie au sens étymologique du terme20 : elle renvoie à l’erreur de jugement d’un homme épris ou au mensonge d’une femme jalouse. Rapprochée du dénigrement des trufles et des fables, cette présence de la féerie renvoie aussi à la parodie au sens moderne du terme, qui implique une dévalorisation du modèle littéraire détourné.

  • 21  Éd. C. Ferlampin-Acher, Paris, Champion, 2007. Sur une lecture parodique, la démythification des r (...)

10Sans qu’il soit possible d’être exhaustif, on peut émettre l’hypothèse qu’il existe un roman en vers qui s’écrit contre le roman arthurien et contre le roman antique, qui, dans sa diversité, recoupe ce que la critique appelle roman gothique, réaliste, idyllique, byzantin, et qui soit élude la féerie, soit met celle-ci à l’écart sur le mode parodique. Le corpus pourrait être élargi à d’autres romans, comme Guillaume d’Angleterre.Dans ce texte, le rapport à l’Angleterre ne doit pas tromper : ce récit retors, qui raconte les pérégrinations et les tribulations d’un couple royal, n’est pas arthurien. Le roi devient marchand et ses enfants sont élevés par des bourgeois. L’amour reconquis et la parenté avec L’Escoufle (motif de l’oiseau ravisseur) incitent à voir dans ce texte sans référence antique ou arthurienne un récit du troisième type : la féerie y est totalement absente21.

Le roman tardif : fée et idylle

11Si le roman idyllique jusqu’au début du XIVe siècle, en vers, est incompatible avec une féerie actualisée, un changement semble intervenir par la suite : les amours contrariées de l’idylle et la féerie coexistent dans certains textes. Cette évolution pourrait s’expliquer par l’interférence des matières narratives qui caractérise, comme l’a montré R. Trachsler, la fin du Moyen Âge (même si son étude envisage les matières par rapport à la répartition bodelienne et ne prend pas en considération notre corpus). Cependant, à partir de cinq cas, nous verrons que les romans idylliques tardifs ne sont pas plus compatibles avec la féerie que les romans de troisième type.

L’absence

  • 22  L’ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. (...)
  • 23  Il en va de même dans les versions en prose d’Apollonius de Tyr.

12Les amours contrariées de Pierre de Provence et la belle Maguelonne22 au XVe siècle ne donnent lieu à aucune mention féerique. Lorsque le héros contemple la blanche beauté de sa dame, cette merveille, sa poitrine plus blanche que cristal a veoyr (p. 31), aucune image féerique ne suit. La dimension chrétienne du texte bloque l’intrusion de la féerie. Si la fusion entre la Vierge et la fée est attestée ailleurs, ici, les tribulations humaines du chrétien excluent du champ l’intervention d’une créature surnaturelle23.

Les mentions féeriques

  • 24  Éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992 (daté par son éditrice des an (...)

13Dans le Roman de messire Charles de Hongrie24, la démythification de la féerie est nette lorsque l’auteur récrit le début du Lancelot en prose en racontant comment une bonne femme secourt la reine et son fils la nuit après que le roi a été exécuté pour avoir refusé d’abjurer, et comment le fou Taupin enlève l’enfant, Charles de Hongrie, pour le conduire à la dame de Goderes qui l’élève comme son fils, avec ses deux neveux : plus de Dame du Lac, remplacée par un fou et une femme de haute vertu, excellente chrétienne (fol. 1-6v).

14Plus loin la carole enchantée (fol. 33 sq.), qui reprend elle aussi le Lancelot en prose en combinant la carole du clerc Guinenaus et la Douloureuse Garde, présente des mentions féeriques explicites : le héros met fin aux enchantements dans la chambre ou la farye estoit (fol. 35) ; ce n’estoit que toute fairie et enchantements (fol. 35v) ; Charles délivre les gens qui estoient touz fayés (fol. 35v). Mais d’une part on ne retrouve pas l’onomastique féerique ou arthurienne qui souvent (comme l’a montré R. Trachsler) signale les interférences entre les matières, et d’autre part autant le Lancelot du XIIIe siècle donnait de l’épaisseur à la féerie, dont il faisait une merveille polysémique et polyphonique en variant les points de vue et en approfondissant le champ par l’invention d’un passé, autant Charles de Hongrie neretient que l’épreuve comme confirmation de la supériorité du héros : il ne déplace à aucun moment le focus du héros vers la merveille (celle-ci par exemple n’étant pas l’objet d’un récit rétrospectif) et surtout il se garde bien de faire rencontrer à Charles une fée, qui risquerait de le séduire. La féerie ne vaut que comme aventure confirmant le héros et elle n’est là que pour être résumée au roi (fol. 38-38v). Elle ne se met pas en travers des amours du héros : il n’y a pas de concurrence ou de collaboration entre la fée et la princesse ; l’issue heureuse ne devra rien à la féerie. Celle-ci ne pourrait que bloquer le récit : les victimes de la carole magique racontent comment ils sont restés hors du monde, dans un cerne (fol. 38) qu’ils ne pouvaient franchir. La féerie est un lieu clos, destinée à la disparition : point de porosité, de compatibilité, entre les mondes. Quand une chasse au cerf prometteuse conduit le héros à un monstre qui enlève la reine, le plus grant et le plus merveilleux que oncques on eust veu (fol. 43) ou qu’il soit question de quatre hommes sauvages (fol. 61v) ou d’un chevalier ailé (fol. 62), il en va de même. Les manifestations féeriques sont isolées les unes des autres, point de volonté ordonnatrice supérieure comme dans Perceforest où l’enchanteur Darnant, la Reine Fée et le luiton Zéphir contribuent à l’organisation de merveilles en réseaux. La féerie se réduit à de simples mentions, au moment où elle est détruite. À Ninième on préfère la béguine. La Pucelle Blanche n’a rien d’une fée. Le cerf blanc dont il faut se mettre en quête (fol. 107v) n’est qu’un animal apprivoisé (fol. 131) qui vient quand on l’appelle et met, comme un chien, ses pattes sur les épaules de son maître. Saupoudrée dans le texte, la féerie perd son sens.

Amorces féeriques dans Eledus et Serene

  • 25  Op. cit., p. 430 sq. Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et t (...)
  • 26  Éd. J. R. Reinhard, Austin, 1923.

15Comme le suggère M. Vuagnoux-Uhlig25, Eledus et Serene, qui reprend l’épisode du milan de L’Escoufle et raconte l’enfance des deux enfans et leurs amours contrariées, est un roman idyllique inachevé en vers de la fin du XIVe siècle. Dans un premier temps, l’onomastique laisse planer un soupçon féerique, finalement déçu : Serene (au nom de Sirène qui en cette fin de Moyen Âge peut convoquer l’imaginaire mélusinien) et sa demoiselle Sibille sont de simples mortelles, même si la première offre à son ami un anneau d’invincibilité qui aurait pu se révéler féerique, mais qui finalement est peu actif dans la partie du roman conservé (v. 2851 sq.)26. Quant au nom d’Eledus, s’il éveille chez le lecteur le souvenir du lai d’Eliduc de Marie de France, il ne draine aucun développement féerique.

  • 27  Le sort de la fille et le nom du fils, arthuriens, soulignent, étant donné la désinvolture avec la (...)

16Deux scènes sont cependant explicitement féeriques. Deux interventions féeriques au moment de la naissance des héros scandent la succession des générations, qui, comme souvent dans le roman idyllique, sont l’objet des attentions du narrateur. La grossesse de la mère d’Eledus est marquée par un rêve prémonitoire à symbolique animale (v. 141 sq.) et les fées dessinent l’avenir du nouveau-né (v. 625-633). Si leurs paroles sont rapportées directement (v. 627 sq.), les dames ne sont pas décrites, et les conditions de leur apparition sont passées sous silence : les fées n’ont qu’un rôle programmatique. En ce qui concerne la deuxième génération, à la naissance, la fille de Serene porte un signe sur le corps en forme de bran qui lui donne son nom, Brande (v. 6202 sq.), et elle est enlevée par deux fées qui l’emmènent en Bretagne (v. 6234 sq.) : ce rapt n’est pas décrit directement et ne fait l’objet que d’un rapport tardif (Mes bien fu puis sceü v. 6236). Aussitôt cette fille évacuée en Bretagne, naît un fils, nommé Artus (v. 6240). Ces deux naissances constituent un intermède au milieu des affaires guerrières et viriles (v. 6193-6243), clairement marqué par la voix conteuse : Ore vous lais cecy ester, / En ma raison veuilh restorner (v. 6342-6344)27. Rien, dans ce qui nous est donné à lire, ne prendra le relais. La féerie sert à exclure des personnages qui risqueraient de détourner l’attention du couple idyllique et qui donc n’ont pas leur place dans le récit : elle n’est pas intégratrice.

17Par ailleurs deux chasses, potentiellement féeriques, se révèlent déceptives : Eledus suit un cerf, passe un gué, rencontre un cerf couronné dont il coupe la tête, et découvre un château, qui n’a finalement rien de féerique. De même une chasse au sanglier (v. 4461 sq.) conduit le héros à une dame très belle, vêtue d’escarlate,dans un pré : il la vexe, elle lui propose un pacte. Si le lecteur ne peut manquer de penser à une fée, l’écuyer émet l’hypothèse qu’elle est une dragonesse (v. 4506), c’est-à-dire vraisemblablement une Mélusine. Le héros cependant quitte le château sans encombres et ce n’est que plus tard à Bougie que la dame du pré entre dans la chambre de Maugrier, sans que l’on sache comment : le chevalier s’étonne (quelle chose es ? v. 4527), elle précise qu’elle est un ange de Dieu (v. 4929) et lui ordonne d’aller délivrer Serene.

18L’auteur retient le don des fées à la naissance, les chasses potentiellement féeriques et les apparitions féeriques qui relancent l’aventure : il privilégie les motifs féeriques d’ouverture, ce qui lui permet à la fois de céder à l’engouement pour les fées de la fin du Moyen Âge et de maintenir celles-ci à distance. L’image d’une féminité forte, autonome, habile, qui, fondamentale dans l’idylle des XII-XIIIe siècles, aurait pu se déporter vers les fées, s’est en fait déplacée de l’héroïne vers les Amazones, longuement décrites (v. 6546 sq.) : leur blancheur (en relation avec le toponyme Albespine ou avec l’éclat de leur teint ou de leurs armes v. 6594, v. 6733) est potentiellement féerique, mais rien ne vient corroborer cet indice. Elles permettent surtout d’intégrer le modèle féminin actif et promoteur cher à l’idylle au cadre guerrier qui prédomine dans le récit, tout en maintenant à distance le modèle féerique.

  • 28  Eledus et Serene reprenant certainement une source occitane, l’absence de féerie peut aussi être r (...)

19Même si l’inachèvement du roman invite à être prudent, Eledus et Serene ne présente que des amorces déceptives, qui confortent l’hypothèse d’une incompatibilité entre féerie et idylle28.

La scène féerique de Ponthus et Sidoine

  • 29  Éd. M.-Cl de Crécy, Genève, Droz, 1997.
  • 30  Voir C. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Cham (...)
  • 31  Voir C. Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguig (...)

20Dans Ponthus et Sidoine29, Brecelien (p. 51) où le héros établit une emprise d’arme est un toponyme qui à la fois crée un effet de réel, en contexte avec Rennes, et suscite une ouverture sur la matière arthurienne et la féerie. Le début de l’épisode (c’est le soir, le chevalier s’isole, il est pensif et merencolieux, p. 52) reprend une topique merveilleuse bien éprouvée30. Cependant, alors que dans Perceforest les manifestations curiales sont métamorphosées en jeu merveilleux et féerique31, ici à l’inverse la merveille de l’emprise est réduite à un spectacle de cour. Nain, cor dont il faut sonner, ermite, des éléments merveilleux sont là, mais vidés de tout surnaturel, déguisés en faulx visages (p. 54 et p. 59). La seule merveille est finalement l’anonymat dans laquelle se maintient le héros pendant l’emprise (p. 56). Une fois celle-ci achevée, à la Pentecôte, Ponthus organise dans la forêt de Berenton, jouxte la fontaine des Merveilles, que l’en dit de Belleton (p. 72), une fête : le prix de l’emprise est donné, et la fête donne lieu à un fort bel entremets (p. 75), suivi de joutes qui sont le clou de la manifestation. La merveille est parfaitement civilisée et les craintes de Sidoine qui a cru que Ponthus était devenu un homme sauvage sont bien vaines (p. 74). La mise à l’écart de la féerie est radicale : point de fée, une mise en scène tout au plus : en revanche l’aventure en Brocéliande constitue une étape importance dans l’histoire d’amour des deux héros.

La démythification d’un scénario féerique dans Cleriadus et Meliadice

  • 32  Éd. G. Zink, Genève, Droz, 1984. Ce roman est parfois classé parmi les romans arthuriens, ce que G (...)

21Cleriadus et Meliadice emprunte, vers 1435-1445, des éléments à Ponthus pour raconter l’histoire amoureuse et mouvementée de ses deux héros32. Si, comme dans Ponthus la merveille est cantonnée dans un épisode (chap. XI-XII-XIII), l’auteur pratique des prolongements, qui évitent l’épuisement immédiat de la merveille et témoignent de la fascination durable et de la productivité romanesque de la féerie. Cleriadus rencontre un écuyer dans une forêt, qui lui parle d’une merveilleuse adventure et de la plus merveilleuse beste et cruelle que oncques homme vit (p. 118) : l’aventure merveilleuse commence souvent par un récit qui appâte le héros et crée une tension narrative. Cleriadus tue la bête, qui s’enfuit dans les bois, puis voit venir un beau chevalier, qui le remercie et lui explique qu’il avait été métamorphosé en lion par une fée :

Si est vray que, quant ma damme ma mere fut grosse de moy, en ce temps la, couroit et encores fait, en aucunes contrees, manieres de fees qui oroient ou bien ou mal aux enffans. Et ma damme ma mere les fist guecter une foys pour veoir que c’estoit et ilz s’en courroucerent fort et determinerent a ma naissance que, se je estoie ung filz, aussitost que je avroye l’aaige de sept ans, que je seroye mis en guise de lion tresmauvais et horrible jusques a tant que le meilleur chevalier du monde avroit tiré sang de dessus moy par bataille. (p. 128-129)

22Désormais il s’appellera Porras (Porrus) le Fayé (p. 129). Il explique qu’il aurait volontiers accompagné le héros, mais qu’il a autre chose à faire (on ne saura pas quoi p. 129) : il s’en alla en son païs pour faire et adcomplir ce qu’il doit faire. C’est sur cette pirouette qu’il disparaît du récit, non sans donner à Cleriadus un anneau, qui n’est pas décrit, mais qui, il le lui annonce, lui sera utile. Le texte entretient le mystère pour le lecteur tout en attirant son attention sur de possibles développements à venir : Et lors lui dit la vertus de l’anel comme vous orrez cy aprés (p. 129). Un récit qui prépare le héros, une forêt, un lion, un anneau : on pourrait se croire dans le Chevalier au Lion, dont l’épisode de la fontaine a eu une postérité remarquable à la fin du Moyen Âge. Il n’en est rien : la victoire du héros est un miracle résultant d’une prière (c’est sur elle que s’ouvre le récit) ; le chevalier Fayés prend son nom au moment même où il est libéré du sort et une périphrase précautionneuse est nécessaire pour présenter les fées. Le don des fées à la naissance est à nouveau une promesse féerique qui engage peu.

23Cependant l’anneau, lourdement placé en attente, sera repris deux fois. Cleriadus, déguisé en mendiant, arrive à une fontaine, où il reconnaît son aimée, devenue servante, qui se met à saigner du nez : la vertu de l’anneau (étancher le sang) est révélée au lecteur quand Cleriadus s’en sert pour guérir la demoiselle (p. 376). La fontaine, l’utilisation de l’anneau (il faut mettre la pierre à l’intérieur de la main) peuvent à nouveau rappeler Le Chevalier au Lion et le saignement de nez de la demoiselle, peut-être à valeur sexuelle, est aussi une reprise déplacée de la cruentation qui dénonce le héros dans le roman de Chrétien. Cleriadus et Meliadice est en général avare de détails inutiles : s’il prend le temps de mentionner le mode d’emploi de l’anneau, c’est que cet indice signale la parodie. Plus loin, un chevalier blessé d’une flèche que seul le meilleur chevalier du monde pourra ôter est sauvé par Cleriadus, grâce à Dieu (p. 509). L’anneau merveilleux sert encore une fois à étancher le sang du blessé (p. 514). Il est désormais déconnecté de toute dimension merveilleuse : il renvoie à la fois à un savoir naturel, admis, et au miraculeux.

24À la fin du roman (entre le double couronnement et le mariage), l’auteur règle définitivement son compte à la féerie. Le chevalier faé, « de qui autreffoys avez ouy cy devant parler, que Cleriadus osta, par sa grande vaillance, de la peine ou il estoit et de la faierie »(p. 601) vient offrir en remerciement à Cleriadus qui l’a délivré un très beau berceau (p. 603) : c’est certes une fort belle pièce, mais avec ce chevalier, on est passé du don des fées à la naissance à un simple berceau. Aussitôt après Porrus se fond dans la foule des invités (p. 604). Arrive alors le chevalier à qui Cleriadus a ôté la flèche (p. 604) : il apporte des dons, et l’on ne s’attarde guère sur lui. L’essentiel est de montrer son intégration au monde de la cour, dont la richesse est exaltée dans la description d’un superbe entremets (p. 605) : avec ces enfants montés sur des lions, sur des licornes, c’est la fin de la féerie, devenue, comme dans Ponthus,spectacle de cour. La merveille est d’autant plus marginalisée que le récit se poursuit : l’intégration de la merveille ne saurait être qu’anecdotique, elle n’est en aucun cas la fin ultime d’un roman qui se termine en stabilisant des trônes, en concluant des mariages et en mentionnant les enfants des deux héros, qui n’ont pas besoin de fées à la naissance (p. 712).

  • 33  Voir D. Boutet, « Au-delà et autre monde : interférences culturelles et modèles de l’imaginaire da (...)
  • 34  Sur les fées dans ce roman, voir mon livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses de l’Université (...)

25Les romans idylliques, quand ils n’excluent pas la féerie, s’attachent à la déconstruire : il semble y avoir incompatibilité entre idylle et féerie. Si les chansons de geste et leurs avatars tardifs évoquent des excursions en terre de féerie et s’appuient souvent sur une onomastique arthurienne pour s’approprier et renouveler la féerie romanesque33, les romans idylliques semblent au contraire, quand la féerie n’est pas absente, s’acharner à la réduire sur le plan narratif à des amorces déceptives, à des mentions sans postérité, à des enclaves narratives qui tiennent un peu de la réserve d’Indiens, et à la démythifier sur le plan sémantique pour l’assimiler au naturel ou au miraculeux. Si la pratique de l’interférence suppose une évaluation positive de l’emprunt, ici, la féerie, quand elle est présente, est traitée avec une défiance qui rejoint ce qui a été constaté pour les romans de troisième type. L’idylle n’est donc pas accueillante à la féerie et l’étude des amorces idylliques dans le roman féerique du XIVe siècle Artus de Bretagne confirmera l’incompatibilité de ces deux voix romanesques34.

Féerie et idylle dans Artus de Bretagne

  • 35  Les citations sont données à partir du manuscrit BnF, fr. 761. On peut se référer à Artus de Breta (...)
  • 36  Cette succession, qui fait que les deux héros, Artus et Florence, sont à la suite les héros de deu (...)

26Dans Artus de Bretagne35, deux ouvertures idylliques, parallèles, sont successivement désamorcées36 lorsque sont racontées les amours de jeunesse d’Artus et Jehanette et celles de Florence et Estienne.

  • 37  Op. cit., p. 125 sq.
  • 38  Ce nom de Jehanette, rare dans la tradition romanesque, a une coloration idyllique, comme celui de (...)

27Avant de rencontrer Florence qu’il épousera (et vers laquelle le conduira la fée Proserpine), Artus rencontre dans les bois Jehanette, dont il tombe amoureux (fol. 1-10). Une relation se noue, qui a de nombreux points communs avec le roman idyllique de première génération. Comme pour les héros de récits idylliques, le couple parental est très présent au début de l’histoire, et en particulier la mère, qui, possessive, est réticente à ce que son fils Artus la quitte pour aller chasser. Le texte insiste sur l’éducation donnée au jeune homme par son maître, Gouvernau, dont le nom renvoie à la sphère tristanienne, dont M. Vuagnoux a montré le potentiel idyllique37. Si Arthur est fils de roi, Jehanette est une jeune fille pauvre, qui s’est réfugiée avec sa mère dans la forêt dans une logete, après que le père, excellent chevalier, a dépensé toute leur fortune38. Jehanette serait un double féminin de Perceval, si ce n’est qu’en ce XIVe siècle, la dimension économique prime sur l’héroïsme. Le destin des deux dames a été celui des pérégrines du roman idyllique, devenues pauvres : la mère préfère être mendiante loin de chez elle à rester sur les lieux de sa déchéance. Les deux jeunes gens se rencontrent et se plaisent : leur amour est caché, comme les jeunes amours idylliques, contrées par les parents qui craignent, comme ce serait le cas ici, une mésalliance. Dans la forêt, c’est une idylle dans tous les sens du terme qui se noue, un amour de deux enfans (fol. 1v, le terme est récurrent pour évoquer les héros des récits idylliques), qui se joue dans une nature accueillante, dans un cadre qui tient autant du locus amoenus traditionnel que de la forêt du Morois, au bord d’un étang donné par Artus. Le souci économique, le pragmatisme du héros, vont dans le sens du roman idyllique, tout comme la pureté des deux enfans qui jouent dans la rosée au milieu des chants d’oiseaux (fol. 3). Vient le temps de la différenciation sexuelle : Artus demande à la demoiselle si elle a un ami, ses parents songent à le marier avec Peronne d’Autriche, une dévergondée. La mère de celle-ci obtient que la pure Jehanette remplace la demoiselle pour la nuit de noces. La gémellité, qui caractérise souvent les jeunes amants idylliques, se retrouve peut-être, déplacée, dans cet échange, d’autant que Jehanette invente à Artus un double qui lui ressemble exactement et qu’elle est supposée épouser. L’auteur aurait introduit le thème du double pour entretenir le potentiel idyllique, mais l’a déplacé, en dotant chaque amant d’un jumeau, au lieu que chacun d’eux soit le double de l’autre. Un autre double est d’ailleurs proposé à Artus, son cousin Hector, né la même année, son compagnon inséparable (fol. 4v), qui est fait chevalier en même temps que lui et contre le gré du père d’Artus qui rappelle la pauvreté du garçon. Le compagnonnage entre les deux adolescents a des traits idylliques (comme d’une certaine façon celui d’Ami et d’Amile).

28Finalement la faute de Peronne est révélée, la demoiselle est chassée et meurt : Artus part en aventure et Jehanette est mise de côté par le récit qui lui donnera pour époux Gouvernau, en même temps qu’Artus épousera celle qui lui est destinée par les fées, Florence. La vie aventureuse de Jehanette pourrait être celle d’une héroïne idyllique : à ceci près qu’elle ne se marie pas avec son jeune amant et que celui-ci ne fait rien pour l’épouser. Certes Jehanette et sa mère vivront désormais à la cour des parents d’Artus, la demoiselle gardera le douaire que, selon la coutume, Artus lui a donné lors de la nuit de noces, mais de mariage avec Artus, point. Le texte n’en émet même pas l’hypothèse et signale d’emblée qu’elle deviendra reine et épousera Gouvernau (fol. 10). Point de sentiments donc, mais l’évidence que la fille doit être heureuse, désormais riche et promise à la royauté. Alors même qu’après la fuite de Peronne rien ne semblait l’empêcher de se marier avec Jehanette, Artus ne semble plus y penser : pendant quatre ans, la vie de cour se poursuit. Ces quatre ans, qui auraient pu correspondre à la maturation nécessaire à un amour idyllique, pendant lesquels Artus et Jehanette continuent à jouer ensemble, ne comptent guère : Artus part après un rêve qui lui annonce son mariage avec Florence (fol. 10). La première amorce idyllique est déjouée. Le songe et la fée Proserpine, qui organisent le destin des héros, ont la main. Certes le compagnonnage entre Hector et Artus se conclura comme il se doit : tous deux seront faits chevaliers et resteront compagnons ; cette histoire annexe, à coloration idyllique (malgré la transposition des situations) marque la réticence de l’auteur à renoncer complètement au scénario idyllique.

  • 39  La place du végétal dans le récit conforte le potentiel idyllique.

29Après les enfances d’Artus viennent celles de Florence (fol. 12v sq.). À nouveau le récit commence par s’intéresser aux parents, à la naissance de l’enfant, qui est portée au Mont Périlleux où les fées annoncent son destin (fol. 12v), à sa jeunesse et à son éducation. Un nouveau scénario idyllique se noue autour de Florence, dont le nom est de la même famille que ceux de Floire et Blancheflor, Floris et Liriopé39. Elle est élevée avec Estienne, le fils du roi de Valfondée, jusqu’au jour où il part aux escoles à Athènes d’où il revient clers de astronomie et del art de nigremance (fol. 13). À son retour il devient le conseiller de Florence. La mère de celle-ci meurt. Lors de son enterrement l’empereur d’Inde tombe amoureux de Florence et la demande en mariage. Ce serait lui l’opposant, semble-t-il, que suppose le déroulement du scénario idyllique qui s’est amorcé entre Florence et Estienne. Or la fée Proserpine, dans une apparition nocturne qui est parallèle au songe d’Artus, annonce à Florence la venue d’Artus. Dès lors l’action se déplace au Château de la Porte Noire, demeure de la fée, où, Artus accomplit des exploits, et Estienne n’est plus qu’un auxiliaire zélé des amours des deux héros. Le scénario idyllique a échoué. Et lorsque beaucoup plus loin Estienne séduit Marguerite par son discours savant, le scénario n’a rien d’idyllique. Signe que l’auteur est conscient de la mise à l’écart du scénario idyllique : avant que l’automate ne désigne Artus comme l’époux promis par les fées, Estienne demande à Florence ce qui se passerait s’il était lui-même élu et réactive, un instant, le potentiel idyllique (fol. 100). Tout comme Artus a renoncé facilement à Jehanette, Estienne, qui d’ailleurs a déjà courtisé Marguerite, passe à autre chose. La féerie met donc au pas l’idylle dans Artus de Bretagne : l’épisode de Jehanette, en tête du roman, n’est pas un hors-d’œuvre maladroit.

  • 40  Voir mon article « La présence des chansons de geste dans Artus de Bretagne,entre réminiscence et (...)
  • 41  Partonopeu de Blois ou Le Bel Inconnu n’échappent pas à l’horizon arthurien.

30Féerie et idylle sont donc incompatibles, mais la pulsion syncrétique qui anime le roman n’a cessé de susciter des tentatives d’hybridation. La mise à l’écart de la féerie serait un trait définitoire nécessaire, mais non suffisant, pour le corpus idyllique, qui du XIIe au XVe siècle, semble hétérogène mais qui constitue cependant, plutôt qu’un genre, une mouvance. Les textes idylliques, au XIIe et au XIIIe siècle, à l’époque même où la littérature est récriture, ont l’originalité, même s’ils reposent sur des reprises, de ne pas appartenir à une matière qui en borne d’emblée l’horizon. À la fin de Moyen Âge, alors que se pratiquent intensément les interférences génériques, la mouvance idyllique reste caractérisée par son opposition aux matières arthurienne et antique. La rareté des toponymes arthuriens (si ce n’est Brecelien, qui dans Ponthus est chargé d’un puissant effet de réel), la prédominance du motif du don des fées à la naissance (qui n’est pas arthurien et qui est plébiscité par les textes qui veulent du féerique sans pour autant succomber à la tentation bretonne)40, sont les signes à la fois de cette réticence de l’idylle à accueillir le monde arthurien et de la difficulté à inventer une féerie qui ne soit pas arthurienne, malgré le succès, tard venu, de Mélusine41.

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Notes

1  J’ai cherché une appellation pour ces textes. « Roman de troisième type » ou « roman de tiers état » m’ont retenue car elles pointent le fait que ce corpus, peut-être artificiellement réuni, se définit d’abord par le fait qu’il n’est ni antique ni breton. « Roman de tiers état », malgré son inélégance, permet de signaler que ces récits ne sont pas premiers dans l’histoire et la hiérarchie des genres (ce point demanderait à être approfondi : Floire et Blancheflor dans sa version ancienne est précoce), et surtout qu’ils sont souvent marqués par l’apparition des laboratores dans l’intrigue (« idyllique » évoque de même le monde des bergers). Cette appellation ne saurait établir une trifonctionnalité romanesque, improbable, mais rappelle la fascination médiévale pour le ternaire, à laquelle n’échappe pas Jean Bodel. Lorsque ce travail a été rédigé, l’article de F. Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique » (dans Le récit idyllique : aux sources du roman moderne,dir. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 59-77) n’était pas paru : confrontant le récit idyllique et le roman arthurien (dans une perspective qui donc déborde mon approche de la féerie), l’auteur met en évidence l’itinéraire héroïque comme restauration d’un paradis perdu, profane et séculier, dans une perspective qui rencontre la mise à l’écart de la surnature féerique à laquelle je m’intéresse.

2  Les « romans de troisième type » la partagent avec les romans d’Antiquité.

3  Voir R. Lejeune, « Jean Renart et le roman réaliste », Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters. Le roman jusqu’à la fin du XIIIe siècle,Heidelberg, Winter, 1978, t. 4, 1, p. 400-446 ; le volume La fiction réaliste au XIIIe siècle, Revue des langues romanes, 104, 2000 ; et les synthèses récentes de C. Rollier-Paulian, L’esthétique de Jean Maillart. De la courtoisie au souci de l’humaine condition dans Le Roman du Comte d’Anjou, Orléans, Paradigme, 2007 et L. Louison, De Jean Renart à Jean Maillart. Les romans de style gothique, Paris, Champion, 2004. On constatera le chemin critique parcouru d’A. Fourrier (Le courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen Âge, t. I, Paris, Nizet, 1960) à M. Zink (Roman rose et rose rouge : le Roman de la rose ou Guillaume de Dole, Paris, Nizet, 1979) et R. Dragonetti (Le mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987).

4  Les fées sont d’ailleurs souvent, comme le devin Merlin, lui aussi maître de la parole, des avatars du poète.

5  Les fées au Moyen Âge, Morgane et Mélusine,Paris, Champion, 1984 ; Le monde des fées dans l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 2003.

6  Éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984.

7  Disjointures-conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen et Basel, Francke, 2000.

8  M. Vuagnoux-Uhlig, Le couple en herbe. Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009, p. 25, note 43, préfère éviter le terme « genre » et parler de « mouvance idyllique ».

9  M. Vuagnoux, op. cit.,note 9, et M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913. Voir aussi Le récit idyllique : aux sources du roman moderne, op. cit.

10  Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1936, XII et XVIII.

11  Sur les problèmes posés par cette notion, voir La tentation du parodique dans la littérature médiévale, éd. É. Gaucher, Cahiers de recherches médiévales, 15, 2008 ; A. E. Cobby, Ambivalent Conventions : Formula and Parody in Old French, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1995. En ce qui concerne Aucassin et Nicolette,la critique est fort riche. Voir la synthèse et les réticences de T. Hunt, « La parodie médiévale : le cas d’Aucassin et Nicolette », Romania, 100, 1979, p. 341-381.

12  Voir R. Harden, « Aucassin et Nicolette as parody », Studies in Philology, 63, 1966, p. 3 ou G. E. Sansone, Idillio e ironia in Aucassin e Nicolette, Bari, Adriatica, 1950.

13  Un autre texte me semble devoir être proposé comme fondateur, en particulier du fait du traitement de l’errance qu’il propose : Apollonius de Tyr. Même si l’ancienne version en vers est nettement moins attestée que la version en prose, le texte latin a été largement diffusé.

14  La présence dans ce corpus de Tristan, Narcisse ou Piramus pose un problème par rapport à notre appellation de « roman de troisième type », car ces textes sont bretons ou antiques.

15  Voir par exemple M. Vuagnoux, op. cit., et C. Rollier-Paulian, op. cit., notes 9 et 4.

16  Sur les brodeuses, voir E. Baumgartner, « Les brodeuses et la ville », Un’idea di città = L’imaginaire de la ville médiévale,éd. R. Brusegan, Paris / Milan, Istituto italiano di cultura / Mondadori, 1992, p. 89-95 ; M. Gally, « Ouvrages de dames. L’invention poétique au XIIIe siècle », Revue des langues romanes, 104, 2000, p. 91-110.

17  « D’une merveille l’autre. Écrire en roman après Chrétien de Troyes », thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’Université de Montréal, sous la direction de Francis Gingras.

18  Éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931.

19  Les matières de France et de Bretagne sont explicitement mises à l’écart. On notera qu’il en va de même pour la pastourelle (Amelot, Robichon), ce qui rend le terme « idyllique » peu satisfaisant.

20  Elle n’est pas donnée objectivement, mais passe par des récits, des assertions, prononcés par les personnages, ou par des interventions ouvertes de la voix conteuse.

21  Éd. C. Ferlampin-Acher, Paris, Champion, 2007. Sur une lecture parodique, la démythification des rares indices féeriques et l’hypothèse d’un roman « gothique » selon la définition de L. Louison, voir l’introduction, en particulier p. 35-37.

22  L’ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Senefiance, 4, 1977.

23  Il en va de même dans les versions en prose d’Apollonius de Tyr.

24  Éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992 (daté par son éditrice des années 1495-1498).

25  Op. cit., p. 430 sq. Voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le roman d’Eledus et Serena », ‘Plaist vos oïr bone cançon vallant ?’ Mélanges offerts à François Suard,éd. D. Boutet et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1999, t. 2, p. 975-991.

26  Éd. J. R. Reinhard, Austin, 1923.

27  Le sort de la fille et le nom du fils, arthuriens, soulignent, étant donné la désinvolture avec laquelle l’auteur se débarrasse de ces deux enfants, l’exclusion de la matière arthurienne.

28  Eledus et Serene reprenant certainement une source occitane, l’absence de féerie peut aussi être rapprochée de la problématique acclimatation dans le sud des récits arthuriens (spécialistes des fées même si a priori ils n’en ont pas l’exclusive).

29  Éd. M.-Cl de Crécy, Genève, Droz, 1997.

30  Voir C. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003.

31  Voir C. Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguignon,à paraître chez Droz, 2010, chap. 3 « Représentations festives et manifestations publiques ».

32  Éd. G. Zink, Genève, Droz, 1984. Ce roman est parfois classé parmi les romans arthuriens, ce que G. Zink réfute à juste titre (« Cleriadus et Meliadice, histoire d’une élévation sociale », Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Alice Planche,Paris, Belles Lettres, 1984, p. 496-504). C. Rollier-Paulian confirme ce point de vue en analysant les rapports de ce texte avec le Roman du Comte d’Anjou : « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du XIVe au XVe siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice) », Du roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 267-277.

33  Voir D. Boutet, « Au-delà et autre monde : interférences culturelles et modèles de l’imaginaire dans la littérature épique (XIIIe-XVe siècles) », Le monde et l’autre monde, éd. C. Ferlampin-Acher et D. Hüe, Orléans, Paradigme, 2002, p. 65-78.

34  Sur les fées dans ce roman, voir mon livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2002, p. 122-135.

35  Les citations sont données à partir du manuscrit BnF, fr. 761. On peut se référer à Artus de Bretagne. Fac-similé de l’édition de 1584, en collaboration avec N. Cazauran, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1996.

36  Cette succession, qui fait que les deux héros, Artus et Florence, sont à la suite les héros de deux scénarios idylliques, crée entre eux un effet de parallélisme, qui suggère une sorte de gémellité, confortant le potentiel idyllique des deux personnages.

37  Op. cit., p. 125 sq.

38  Ce nom de Jehanette, rare dans la tradition romanesque, a une coloration idyllique, comme celui de Nicolette.

39  La place du végétal dans le récit conforte le potentiel idyllique.

40  Voir mon article « La présence des chansons de geste dans Artus de Bretagne,entre réminiscence et récriture », à paraître dans Le souffle épique. Mélanges Bernard Guidot, sous la dir. de M. Ott, Éditions Universitaires de Dijon.

41  Partonopeu de Blois ou Le Bel Inconnu n’échappent pas à l’horizon arthurien.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Ferlampin-Acher, « Féerie et idylles : des amours contrariées »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 29-41.

Référence électronique

Christine Ferlampin-Acher, « Féerie et idylles : des amours contrariées »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12207 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12207

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Auteur

Christine Ferlampin-Acher

Université de Rennes 2 CELAM-CETM

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