Le roman idyllique à la fin du Moyen Âge : un paradis pervers ?
Résumés
L’idylle dans les romans des XIVe-XVe siècles est marquée et distinguée selon le « paradis » qu’elle offre aux jeunes amoureux. Trois espèces en sont évidentes : l’idylle perverse, l’idylle morale et l’idylle ambiguë. En examinant ces trois espèces d’idylle, l’article notera surtout ce qui distingue les uns des autres les romans qui tombent sous chaque rubrique, selon la valorisation ou la condamnation de l’idylle et le paradis qu’elle décrit.
Texte intégral
- 1 M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913, p. 2-3 ; voir aussi M. Zink (...)
- 2 M. Lot-Borodine, op. cit., p. 5.
- 3 Cf. U. Ernst, « Virtuelle Gärten in der mittelalterlichen Literatur : Anschauungsmodelle und symbo (...)
1Dans la seule monographie consacrée au roman idyllique, Myrrha Lot-Borodine étudie les enfances sentimentales dont « un thème idyllique [...] évoque en nous le rêve de l’âge d’or, la nostalgie du paradis perdu, où règne l’innocence que le désir lui-même ne flétrit pas »1. Cependant, dans les romans des XIIe-XIIIe siècles qu’elle analyse, Mme Lot-Borodine ne retrouve pas cette « légère odeur de perversité »2 qui émanerait d’idylles pastorales ou bucoliques de l’Antiquité comme Daphnis et Chloé. Or les mœurs perverses d’une époque ne le sont pas à d’autres époques. La mésalliance et les liaisons libres sont des perversités dans les romans idylliques jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les impératifs religieux, chevaleresques et sociaux marquent et contrôlent les joies érotiques de l’idylle, surtout aux moments où les amoureux se rencontrent et expriment leurs désirs et leurs projets3.
- 4 M. Lot-Borodine, op. cit., p. 6 : « dénouement invariablement heureux, qui est le mariage ». Sur l (...)
2En fait, dans quelques romans de la fin du Moyen Âge, l’union de l’innocence et de la perversité pose problème. Ou bien l’innocence triomphe quand les joies idylliques des amours vertueuses ne se réalisent pleinement qu’à partir de la nuit de noces4, ou bien la perversité s’impose et le paradis est finalement perdu. L’idylle est bénie ou maudite.
- 5 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le roman de la rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970 (...)
3« Idylle » n’étant pas un mot courant dans le français du Moyen Âge, un synonyme pourrait être « paradis » dans le sens du Roman de la rose : « il n’est nus graindres paradis / d’avoir amie a son devis »5. Cette exclusion du paradis céleste pervertit le sens religieux du terme et risque même de s’opposer aux normes sociales et morales de l’époque.
- 6 R. Dubuis, « Introduction : pour une lecture ‘moderne’ de Saintré », Revue des langues romanes, 10 (...)
4Entre les extrêmes de la perversité et de la moralité, l’idylle devient donc ambiguë. Par exemple, peut-on nommer idylle les amours du jeune Saintré et de la Dame des Belles Cousines dans le préau de la belle veuve, et désigner du même terme la « druerie » de celle-ci et de l’abbé ? Non, semble-t-il, si « aux afféteries de la fine amor, si souvent vécue dans le préau par Belle Cousine et Jehan comme une sorte de jeu, il [l’abbé] oppose les charmes concrets de sa druerie qui va, en fin de compte, permettre à la dame de se révéler à elle-même dans toute la complexité de son affectivité »6.
- 7 R. Brown-Grant, op. cit.
- 8 Antoine de La Sale, Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Quereuil, Paris, Livre de Poche, (...)
- 9 M. Szkilnik, Jean de Saintré : une carrière chevaleresque au XVe siècle, Genève, Droz, 2003, p. 61 (...)
5Il y a donc différentes espèces d’idylles, avec des variantes narratives, variantes qui reflètent les divers enseignements sur l’amour promulgués dans les traités de chevalerie écrits aux XIVe et XVe siècles et donc contemporains des romans7. Cette diversité est implicite quand Belle Cousine évoque d’anciennes amours romanesques : celles de Tristan et Lancelot, de Guiron et Gauvain et Ponthus8. Ces illustres amants n’ont pas aimé tous de la même manière. Il y a loin entre les multiples amours de Gauvain, la longue fidélité adultère de Lancelot et la « passion chaste » de Ponthus9.
6Dans ce qui suit, je propose une première distinction entre les idylles selon la moralité des amours que nos romans décrivent, surtout en ce qui concerne l’expression de la passion érotique et l’évaluation morale des enfances sentimentales avant le mariage. La diversité provient surtout, comme on verra, du caractère des moments passionnés où les amants connaissent la joie.
Idylle perverse
- 10 E. Baumgartner, Le « Tristan en prose » : essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz (...)
- 11 E. Baumgartner, op. cit., p. 149, n. 2.
- 12 Le roman de Tristan en prose, t. 2, éd. R. L. Curtis, Leyde, Brill, 1976, § 445; voir E. Baumgartn (...)
7Le problème de l’idylle amoureuse se manifeste peut-être avec le plus grand éclat dans la forêt de Morois où Tristan et Iseut vivent une vie idyllique, mais aussi, selon Emmanuèle Baumgartner, « un peu trop idyllique et un peu trop figée »10. Leur joie idyllique mais figée se renouvelle dans d’autres endroits moins bucoliques du Tristan en prose11. La vie dans la forêt n’est donc qu’un moment dans « la riote qui jamés ne faudra tant com il aient l’ame el cors »12, « vilenie » que les amants auraient sans doute rejetée avec dédain avant d’avoir bu le philtre (§ 446) pourtant aussi essentiel à leur idylle que fatal.
- 13 Le livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligés son filz, éd. M. Colombo Timelli, Ge (...)
8Le Cligés bourguignon du XVe siècle garde de sa source le refus par Fénice des amours tristaniennes. Dans son mariage, elle réussit à préserver sa virginité « en esperant de mieux avoir » avec Cligés à l’avenir13. En même temps, elle rejette tout aussi catégoriquement Hélène de Troie comme modèle en cherchant à garder secrète sa liaison dans le « vergier de plaisance » (p. 159) que lui procure Cligés. Pendant ce bref séjour idyllique, Fénice manque céder à la tentation de l’interdit quand « a pou n’eust pas voulu estre en paradis, a cause du grant bien ou elle avoit par longue espace de tampz pretendu, qui lors lui estoit donné et ottroyé » (p. 158). Elle vit donc dans un jardin de Déduit où, comme dans le roman de Guillaume de Lorris, les habitants s’amusent, puis se retirent dans l’ombre afin de « donoier » (v. 1292). Comme eux, Fénice et Cligés « se coucent acolans et baisans l’un l’aultre, acomplissans chascun la voulenté de sa partie » (p. 159).
9Leur paradis idyllique ne dure guère. Le jour même où ils entrent pour la première fois dans ce verger, ils sont découverts. Lorsqu’ils sont obligés de s’enfuir vers la cour du roi Arthur, le modèle d’Hélène de Troie risque de s’imposer. Mais, grâce à la mort de l’époux de Fénice, l’ordre revient et les deux amants peuvent se marier et se faire couronner à Constantinople. L’adultère idyllique mais précaire devient le solide bonheur conjugal.
- 14 Jehan d’Avennes, éd. A. M. Finoli, Milan, Cisalpino-Goliardica, 1979, p. 17. Sur de telles anomali (...)
10À la même époque Jean d’Avennes choisit une idylle de basse-cour, ce qu’il appelle « la droicte galle » d’une vie parmi des paysannes qui « chantent et rient, puis parlent de leurs amourz avoecq bouviers, porquiers, vacquiers et avoec moy, quy suy le mieulx amé des aultres »14. Comme une sorte de Franc Gontier vulgaire, Jean pervertit sa nature noble. Il défend cette inconduite scandaleuse devant la comtesse d’Artois, épouse du suzerain de son père : « je vous ose bien dire que se vous aviés esté ung seul jour aux danses, saieries ou esbatemens quy se font par nuit a nostre ville, vous n’en vouldriés jamais partir, ains ameriés mieulx a renoncier a terres, seignouries, richesses et a tout vostre plenier gouvernement » (p. 18-19). Cette folie choque profondément la comtesse : « vous abaissiés grandement gentillesse » (p. 18), s’écrie-t-elle. Elle se charge donc de remettre le jeune égaré dans la bonne voie. Elle le fait en se proposant comme sa dame à qui il obéira en attendant la suprême récompense de l’amour. Enfin décrotté, Jean se révélera être un chevalier sans égal grâce à l’amour que lui inspire la comtesse. L’idylle tant désirée se trouvera, croit-il, dans ses bras.
- 15 Le roman de Troyle, éd. G. Bianciotto, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1994, p. 593.
- 16 Le motif de la fuite se trouve non seulement dans le Cligés bourguignon mais aussi dans Paris et V (...)
- 17 Semblablement, Girart de Trasegnies promet de revenir à la belle Sarrasine Natalie. Mais « elle av (...)
11Le Roman de Troyle que Louis de Beauvau adapta du Filostrate de Boccace comprend des éléments peut-être plus pervers pour son époque. Dans ce roman du XVe siècle, Criséida a deux amants successifs, Troyle d’abord, puis le Grec Diomède. Troyle et Criséida connaissent un amour à la fois passionné et déshonorant. Ils le savent, le regrettent, mais s’abandonnent à leur idylle furtive afin d’échapper à l’enfer des désirs inassouvis : « Et pour le temps a venir ordonnerent que sans aultre moyen ilz puissent retourner ensemble a leurs desirs, afin que leurs presences puissent estaindre leurs martires plains d’amours, et souvent enbesoigner leur joyeuse jennesse, plaisante tant comment elle dure, en doulx et gracieux excercite »15. Cette vie ne dure pas longtemps. Quand les amants apprennent que Criséida sera échangée contre Anténor, prisonnier des Grecs, ils pensent à s’enfuir, mais renoncent à ce projet, craignant la perte de l’honneur quand leur liaison sera connue16. Criséida promet de trouver moyen de revenir à Troie dans les dix jours. Elle ne revient pas17, ayant rapidement substitué Diomède à Troyle. Idyllique pendant un temps, le premier amour de Criséida devient funeste après son départ.
- 18 Voir son débat intérieur (p. 575-576).
- 19 Criséida croit que le mariage guérit de la passion amoureuse ; cf. à ce propos C. Galderisi, « Du (...)
12Au début, Criséida dit vouloir une liaison honnête, car « on ne doit pas se deshonnester pour lever la peine a autry » (p. 579)18. Mais elle n’est pas une belle dame sans mercy. Elle finit par glisser dans l’impudique parce que la jeunesse demande des plaisirs. D’ailleurs le « fait » (p. 584) sera caché, préservant ainsi l’honneur. Étant veuve, ne peut-elle pas exiger le mariage afin de garder son honneur en public et en privé ? Criséida refuse cette solution impossible pour Tristan et Iseut. Si on ne se marie pas, l’amour ne mourra pas (p. 575)19. Il meurt tout de même après la séparation.
- 20 Cf. Troyle, éd. cit., p. 599, 617.
- 21 Cf. M. Zink, op. cit.,p. 216.
- 22 Troyle, éd. cit., p. 640, 641, 646.
13Criséida sait qu’elle a tort d’aimer Troyle (p. 583). Son cousin Pandaro sait qu’il fait mal (p. 569, 572-73, 584-85) en plaidant auprès de sa cousine en faveur de Troyle. Lui qui doit être gardien de sa parente devient entremetteur dans une situation déshonnête. Troyle, pour sa part, offre comme récompense de livrer à Pandaro sa sœur Pollicène et même Hélène, « fame de mon frere » (p. 586)20. Cette perversité se justifie pourtant, selon Troyle, car jadis d’autres « ont amé les seurs, et les seurs les freres, les filles aucunesfoiz le pere, et les marrastres les fillastres » (p. 568)21. Bien sûr, Troyle ne commet pas de telles débauches en aimant une jeune veuve. Mais n’aligne-t-il pas ces modèles sur son « appetit Cupido » (p. 577) ou « voluntaire » (p. 646) ? Faire l’amour avec Criséida, c’est le paradis de l’appétit sexuel. Troyle se dit prêt à des pactes diaboliques afin de satisfaire son désir dans les bras de la belle veuve. « Or, » s’écrie-t-il, « fusse ge avecquez vous une nuyt d’iver, et puis en fusse cent cinquante en enfer » (p. 577), ce qu’il désire selon Pandaro « plus que d’aller en Paradis » (p. 583). Aucassin a sûrement fait école. Troyle parvient à ce paradis pervers tant désiré pendant quelques mois, puis le perd pour toujours. Plus tard, quand Troyle apprend l’infidélité de Criséida, l’appétit de Cupidon devient désormais « bestialité », c’est-à-dire perversité22.
14Le Roman de Troyle évoque une idylle où de jeunes amours passionnées finissent mal parce qu’elles sont « deshonnestes ». Selon l’épilogue adressé aux femmes, la « femme parfaicte a ferme desir » ; elle « scet prendre plaisir a amer et estre amee, et regarde et voit ce qui est a faire, et fuit ce que est a laisser, et eslit saigement quant elle vieult eslire, et aussi tient entierement promesse » (p. 646). Criséida n’est pas une femme parfaite.
Idylle morale
- 23 M. Szkilnik, op. cit., p. 50-53.
15Comment les amants parfaits doivent-ils régler la passion avant le mariage ? Une réponse à cette question se trouve dans quelques romans, écrits dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, qui transforment le roman idyllique des amours passionnées en roman moral. Passionnément amoureux, les amants y gardent pourtant l’honneur ainsi que la chasteté23.
- 24 Dans la version longue de Paris et Vienne, les rencontres dans la chambrette secrète de Vienne son (...)
- 25 Voir D. Bohler, « Péninsule ibérique et îles de Bretagne : la géopolitique de l’imaginaire romanes (...)
- 26 Le second chiffre renvoie à A Critical Edition of The Romance of Gillion de Trazegnies from Brusse (...)
- 27 « Leurs amours furent justes et loyales sans y proceder en nulle vilaine pensee. Car jamais Gilion (...)
16Bien sûr, on trouve des amours honorables parce que Fortune empêche de succomber à l’appétit sexuel comme dans le cas de Troyle et Criséida. C’est ce qui a lieu dans Paris et Vienne et Floridan et Elvide24. Mais à quel prix ! Ces rébellions contre l’ordre moral échouent tout en montrant les risques que de tels amants encourent. D’autres se marient sans obstacle. Mais le mariage tourne mal et une longue séparation éloigne les époux jusqu’à ce qu’on trouve une solution qui rétablit le mariage et l’amour. C’est le cas dans l’Histoire des seigneurs de Gavre pour les parents de Louis de Gavre, le fils qui réunit ses parents. Dans le Roman du comte d’Artois, le comte abandonne son épouse quand celle-ci se révèle provisoirement stérile. Il y a bien sûr une idylle quand la comtesse déguisée retrouve la fécondité et rétablit son mariage25. Semblablement, un autre époux qui quitte son épouse, Gillion de Trazegnies, n’est plus très jeune quand il commence à aimer Gracienne en Égypte. Tiraillé d’abord entre son attirance pour la belle Sarrasine et la fidélité à son épouse Marie (p. 44/66)26, Gillion se croit libre d’aimer quand il apprend la fausse nouvelle de la mort de celle-ci. Avant le mariage et la conversion de Gracienne, la passion reste chaste. On s’embrasse (p. 42/64, 50/76, 105/154) mais sans le « seurplus » (p. 170)27. Si idylle il y a, c’est une idylle morale qui fait contraste avec celle de son fils Girart (voir n. 17).
- 28 Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. M.-C. de Crécy, Genève, Droz, 1997, p. 19.
- 29 A. Guillaume, « La représentation du ‘pouvoir’ dans Ponthus et la belle Sidoyne », Moyen français, (...)
17Une liaison comme celle de Troyle et Criséida est formellement écartée dans Ponthus et Sidoine. Sidoine ne sera pas « sote »28. L’abstinence est de rigueur afin de préserver l’honneur. Garder l’honneur n’empêche pourtant pas d’aimer. Sidoine, en aimant, « n’y pense fors que bien et honneur » (p. 22)29. « Je vous aymeray, » dit-elle à Ponthus, « en telle maniere que, se je me apercevoye ce que vous y pensisiés nulle villennie, jamés je ne vous aymeroye » (p. 22). Bien sûr, Ponthus, chez qui l’« appetit Cupido » manque autant que chez Sidoine, ne pense jamais à nulle vilenie (p. 43-44, 83, 134-135). Il hésite même à donner un baiser à son amie. Lors d’une séparation, il « l’acolle » mais « encore ne l’oza baiser ne lui requerre » (p. 123). Sidoine demeure, pendant longtemps et à travers maintes souffrances, « bonne et necte fame et renommee » (p. 44). Il ne semble pas y avoir la moindre tentation de passer au « fait » qui unit Troyle et Criséida. Pas d’infidélités non plus, ce qui d’ailleurs est conforme à la leçon que Ponthus donne à son cousin Pollidés quand il se marie : « que vous ne habitez à nulle que à elle par folle plaisance quant au fait » (p. 181).
- 30 R. Brown-Grant, op. cit., p. 57, 73-74.
18Quand la médisance prétend que Ponthus a séduit Sidoine, il s’éloigne du royaume pendant sept ans afin de la desblamer. Même quand le mariage a lieu, Ponthus refuse de le consommer avant d’avoir repris ses terres que les Sarrasins avaient conquises. Il ne veut pas déshonorer son épouse de naissance royale en la mettant au lit avec un homme sans terres, même si cet homme est fils de roi (p. 133). Ainsi Ponthus écarte-t-il scrupuleusement tout soupçon de mésalliance.On voit que l’idylle telle que celle de Troyle ou de Fénice est interdite dans le nouveau roman moral. Si idylle il y a, n’est-ce pas celle de l’exaltation dans la chasteté, « the kind of ecstatic love » discernable dans l’amitié chevaleresque30 ?
- 31 Sur les rapports entre ces deux romans, voir maintenant L. Amor, « Diálogos textuales : una compar (...)
- 32 Cleriadus et Meliadice, éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984, p. 207 ; voir aussi p. 33, 44, 5 (...)
- 33 M. Szkilnik, op. cit., p. 44-46.
19Amours sans villenie avant le mariage, ces extases chastes font la mode. Elles se réalisent à nouveau dans Cleriadus et Meliadice31 lorsque « les deux amans se jouoient et esbatoient ensemble par la plus grant leesse que on savroit dire ne deviser »32, mais sans « villenie ». Si les baisers d’amour ne sont pas défendus, Clériadus pousse pourtant la fidélité avant le mariage jusqu’à s’abstenir des embrassades de convenance avec toute dame et demoiselle autre que la bien-aimée (p. 79, 205). Clériadus est aussi parfait comme amant que comme chevalier33. Seuls Dieu et la Vierge Marie sont aimés plus que Méliadice (p. 246). Toujours vainqueur dans les combats et les tournois, les joutes et les expéditions contre les Sarrasins, Clériadus est un modèle sans défauts. Vit-il une idylle ? Son roman dépeint plutôt une utopie nobiliaire dans laquelle la vie suit un rituel de cour selon lequel noblesse oblige jusque dans la réglementation de la vie intime. Ni Sidoine ni Méliadice ne laissent sentir cette « odeur de perversité » qui émane de romans idylliques comme le Roman de Troyle ou le Cligés bourguignon.
- 34 Le roman de messire Charles de Hongrie, éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mi (...)
20Les amants acceptent la même morale de l’abstention dans Charles de Hongrie, roman écrit une cinquantaine d’années après Cleriadus et Meliadice. Charles y brille par la même excellence stéréotypée qui distingue Ponthus et Clériadus. Et comme eux, il triomphe de tout adversaire, il excelle dans toutes ses entreprises, il parvient enfin à regagner ses terres et à se faire couronner roi. Sa perfection morale est du même acabit. Charles s’éprend de Satine, la jeune épouse du très vieux roi de Duglouse. L’amour est partagé, mais reste chaste jusqu’après la mort du vieux roi. Le mariage ne tarde pas à la suivre. La chasteté préconjugale est la norme chez les amis et compagnons de Charles qui d’ailleurs tombent amoureux presqu’à l’envi de dames épouses de vieux seigneurs. L’attente patiente de la mort d’un vieil époux est de rigueur. Si exceptionnellement on tombe amoureux d’une demoiselle libre, celle-ci est rapidement « employée ». Le mariage est contracté et célébré. Le rituel reste la norme34. On vit toujours dans une utopie nobiliaire et morale, non dans le jardin de Déduit des amours illicites.
- 35 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993, p. 126.
- 36 R. Brown-Grant, op. cit., p. 105.
21La tentation n’existe-t-elle pas ? Si, parfois. L’Histoire des seigneurs de Gavre l’évoque, sans pourtant sombrer dans l’amour libre de Troyle et Criséida. Louis de Gavre et Ydorie, fille du duc d’Athènes, se permettent des baisers passionnés dans la garde-robe de celle-ci. Mais les gardiens bienveillants sont vigilants. « Au fort », estime Edea, confidente et gardienne d’Ydorie, « de baisier et acoler est pou de chose, car autant en emporte le vent »35. Mais l’auteur anonyme de ce roman n’oublie pas la puissance de « l’appetit Cupido ». Laisser suivre ce « hault et gracieux appetit » (p. 123) aux jeunes amants peut mener au « fait » déshonorant. Les gardiens ont donc « tousjours l’oel en aguet que aultre chose n’y euist faitte » (p. 132), ce qui les distingue nettement de l’entremetteur Pandaro tout en rendant possible l’expression de l’amour. Heureusement pour l’honneur, le pire n’arrive pas. « Dangier », personnifié ici par les gardiens, « les en garda » (p. 133). Peut-être plus réalistes quant aux tentations, les amants y résistent aussi. Leur parasexualité36 est licite et sans vilenie.
- 37 R. Brown-Grant, op. cit., p. 96, 108-109. Ce signe « de la sacralisation de l’amour courtois » n’e (...)
- 38 La Belle Maguelonne, éd. A. Biedermann, Paris et Halle, 1913, p. 33-34, 36, 37, 47, 57, 97 ; L’Yst (...)
22L’Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne reste tout juste dans les limites de l’idylle morale, grâce sans doute à Dieu37. La virginité, sinon la chasteté, y est gardée avant le mariage comme dans les autres romans moraux. Sont pourtant permis les baisers et les embrassades38 ainsi que les rencontres dans la chambre de Maguelonne en présence d’une gardienne sans que les deux amoureux dépassent les bornes de l’honnête. La tentation, prévue dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, menace pourtant au fond de la forêt dans laquelle les amoureux se cachent après s’être enfuis des parents de la jeune demoiselle. Dans un épisode analogue à celui qu’on trouve dans L’Escoufle, Maguelonne s’endort la tête posée sur le giron de Pierre. Celui-ci, en contemplant l’extraordinaire beauté de la belle endormie, se permet même « de despoitriner sa gente poitrine [...] pour voir et taster ses plaisans mamelles. Et en faisant cela estoit si ravi en amours qu’il luy sembloit qu’il fust en paradis » (p. 53/31). On le dirait bien près du « donoier » des personnifications dans le jardin de Déduit du Roman de la rose. Est-ce le diable qui inspire les caresses (p. 63/37) ? Qu’est-ce qui se serait produit si un oiseau n’avait pas enlevé les joyaux de Maguelonne ? Quoi qu’il en soit, l’incertitude laisse apparaître la tentation du deshonneste. Cette ambiguïté est manifeste dans les amours et les sentiments non seulement de païens comme Troyle et Criséida mais aussi de chrétiens come Cligés et Fénice. Maguelonne semble y penser quand elle se croit abandonnée de Pierre après s’être enfuie avec lui : « Certes », s’écrie-t-elle, « vous estes le second Jason et je suis la seconde Medée » (p. 62/36).
Idylle ambiguë
- 39 D. Quéruel, « Veuvage, amour et liberté : la Dame des Belles Cousines dans le roman de Jehan de Sa (...)
- 40 R. Dixon, « ‘Homs sui je, dame, vraiement’ : sex, chivalry and identity in Jehan d’Avennes », Fren (...)
23Quelques romans forment comme un pont entre l’idylle perverse du Roman de Troyle et l’idylle morale de Cleriadus. Ils ne vont pas jusqu’aux « bestialités » du Roman de Troyle, même si on en perçoit des relents. L’ambiguïté morale provient chaque fois du comportement de la dame aimée39 quand elle n’accorde pas la récompense due à la passion chaste et dont l’amant se rend digne. Comme dans Jehan d’Avennes, chaque dame « clearly believes she has acted honourably towards » son amoureux40. Mais chacune se trompe, d’où l’ambiguïté morale de l’idylle.
- 41 L’amour de Pierre pour Maguelonne débute de la même manière (p. 3-4/2, 31-32/18-19). Sur cet amour (...)
- 42 Roman de Cardenois, éd. M. Cocco, Bologne, Pàtron, 1975, p. 51. Cf. Paris et Vienne, éd. cit., p. (...)
- 43 L’auteur insiste sur ce phénomène (p. 80, 108, 111, 117, 156, 167, 168, 206). Dans l’Histoire d’Ol (...)
24Dans deux romans, en esquivant la parasexualité, les dames ont tort. Le Roman de Cardenois relate un amour de loin par ouï-dire41 : « J’aime je ne say qui »42. Il faut donc que Cardenois cherche et gagne honorablement l’amour de l’inconnue. Ce roman évite l’extase chaste de l’idylle morale parce que la dame aimée croit devoir paraître « sans mercy » (p. 109). Nommée Passebeauté, celle-ci est si « dangereuse » que la possibilité du « fait » déshonorant n’est jamais possible43.
- 44 Dans l’église lors de son adoubement « ouy Cardenois la messe en grant devotion, mais je croy qu’i (...)
25Mais une légère odeur de perversité n’est pas tout à fait absente. On entend l’écho, très atténué bien sûr, de Troyle quand Cardenois prétend que l’amour de Passebeauté le rendrait « plus riches » que s’il était « coronéz en paradis » (p. 191)44. Quant à Passebeauté elle-même, la demoiselle confesse avoir commis une grave erreur en dédaignant ostensiblement Cardenois. C’est, admet-elle, un « mesfait » de sa part (p. 171) et une « felonnie » (p. 172). L’idylle morale se manifeste pourtant quand Cardenois, gravement voire mortellement blessé en défendant le royaume du père de Passebeauté, est miraculeusement ressuscité lorsque Passebeauté lui confesse son amour (p. 183).
- 45 R. Dixon, op. cit., p. 141-154.
26Comme on l’a vu, la comtesse d’Artois corrige la dégradation de la noblesse chez Jean d’Avennes grâce à l’amour qu’elle inspire au jeune homme égaré dans les amusements et les plaisirs ignobles. Elle encourage les exploits nombreux qui l’élèvent aux hauteurs de la chevalerie. Or, la comtesse n’est pas veuve. Comme Satine dans Charles de Hongrie, elle est mariée. Son époux vit encore, mais il est toujours absent. Paradoxalement, Jean n’entend jamais parler de cet époux. La comtesse essaie de le détourner vers d’autres amours avec les demoiselles disponibles (p. 151). Mais Jean aime sincèrement. La comtesse doit donc confesser sa déception45. Désolé, Jean fuit dans la forêt où il vit caché dans un vieil arbre pendant sept ans. Quand enfin le vieil époux de la comtesse meurt, celle-ci retrouve son ancien amoureux, le ramène à la cour et l’épouse.
27On ne saurait parler d’idylle dans Cardenois et Jehan d’Avennes, pas même de l’idylle morale de romans comme Ponthus et Sidoine et l’Histoire des seigneurs de Gavre. Passebeauté est trop « dangereuse ». Jean d’Avennes n’a pas la patience de Charles de Hongrie quand la comtesse lui révèle l’existence de son époux. Mais les dénouements sont bien plus heureux que celui du Saintré d’Antoine de La Sale.
- 46 M. Szkilnik, op. cit., p. 69.
- 47 Mais elle « épouse » l’abbé après avoir été « confessée » par lui (p. 442 ; cf. p. 450).
- 48 Comme dans Ponthus et Sidoine, « il n’est point d’action réussie sans acceptation de l’autorité » (...)
- 49 Cf. C. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 301-303.
28Jehan de Saintré offre des ressemblances assez frappantes avec le Roman de Troyle. Comme Criséida, la Dame des Belles Cousines a deux amours successives. La première partie de Saintré raconte un amour courtois où la Dame, jeune veuve comme Criséida, guide son protégé vers la gloire chevaleresque comme le fait pour Jean d’Avennes la comtesse d’Artois. Elle reste, jusqu’à leur brouille, le mentor de l’éminent chevalier qu’elle forme46. Mais si Belle Cousine n’est plus mariée47, elle ne parle jamais de mariage avant de rejeter par dépit son jeune amoureux. C’est en effet l’indépendance, voire l’insubordination de Saintré qui projette une emprise d’armes sans demander la permission du roi et de sa dame48, qui provoque le départ de celle-ci dans ses terres, suivi de « sa malle joie » (p. 522) avec l’abbé. Belle Cousine glisse sur une pente semblable à celle de Criséida49.
- 50 Dans Cleriadus, une histoire d’infidélité conjugale fait rire Clériadus qui réconcilie pourtant le (...)
- 51 D. Poirion, « Écriture et ré-écriture au Moyen Âge », Littérature, 41, 1981, p. 111.
29Le narrateur condamne les « amours tresfaulces, malvaises et traistresses » (p. 516) de Belle Cousine et de l’abbé. Puis il fait relater par Saintré l’infidélité de son ancienne dame comme une nouvelle qui fait rire (p. 520)50 jusqu’à ce qu’on comprenne que cette farce (p. 522) n’est pas une fiction mais une moralité51 : « que toutes prendent exemple a ceste sy tresnoble dame oyseuse, qui par druerie se perdit » (p. 528). Beauvau enseigne la même leçon dans l’épilogue du Roman de Troyle.
- 52 Cf. G. Angeli, « La transformation narrative du débat : les Quinze joyes de mariage et Jehan de Sa (...)
30Si donc la « druerie » de Belle Cousine et l’abbé est une idylle perverse, doit-on appeler idylle morale la liaison de Saintré et Belle Cousine avant l’infidélité de celle-ci ? Plus précisément, y a-t-il « druerie » et, si oui, de quelle espèce ? L’abbé fait savoir sa propre conception des amours chevaleresques, selon laquelle l’amour s’abaisse au même genre de farce que celle qu’il vit avec Belle Cousine dans le confessionnal, sorte de garde-robe sans gardiens ou autres témoins. Les chevaliers multiplient, selon l’abbé, les amours en trompant leurs amies (p. 478). En hiver ils « se rigollent avec ces fillettes » en Allemagne, puis en été passent les nuits à « repaistre leurs yeulz de ces tresbelles dames » en Sicile (p. 480). Oyseus eux aussi, ils se vantent de prouesses qu’ils n’ont jamais accomplies52.
31Or l’abbé ne décrit pas la vie chevaleresque et amoureuse de Saintré. Une fois la liaison établie, Belle Cousine et son jeune écuyer se rencontrent dans la galerie du palais et dans ses chambres en présence de témoins. Mais la prudence s’impose plus tard. On ne se retrouve plus dans les chambres de Madame même devant d’autres, comme le font Ydorie et Louis de Gavre, ni dans la garde-robe, comme Troyle et Criséida. Désormais, quand Belle Cousine veut un rendez-vous clandestin, ce sera de nuit à la belle étoile dans le préau contigu à sa chambre. Comme celle-ci l’explique, « la enssemble parlerons et deviserons a noz plaisirs » (p. 138).
32De quels plaisirs parle-t-elle ? De ceux de Troyle et Criséida ou bien de ceux de Clériadus et Méliadice ?
- 53 Sur ce qui suit et la portée de ces intimités ambiguës, voir R. Dubuis, RLR, p. 21-22 ; M. Santucc (...)
33D’abord, sans doute, de ceux qui viennent des entretiens intimes sur les projets de Madame pour faire parvenir le jeune homme « a la tresexellente vertu de proesce » (p. 42). Belle Cousine n’est ni « dangereuse » comme Passebeauté, ni rigoureuse comme la comtesse d’Artois. Les embrassades ne manquent pas53. Les entretiens commencent et finissent par des baisers « par vrayes amours » (p. 144). Plus tard les gestes amoureux se multiplient et s’intensifient. Quand Saintré atteint l’âge de 20 à 21 ans et Belle Cousine lui propose sa première emprise d’armes, Saintré prend congé d’elle « par un tresamoureux baisier, .x., .xv. et .xx. rendus » (p. 166). À son départ vers Barcelone « furent donnez baisiers et baisiers renduz sans compte et sans mesure » (p. 190). Lors de leur première rencontre après son retour, toujours dans le préau la nuit, les baisers échangés sont encore plus passionnés et nombreux. Quand ils se retrouvent une autre fois,
Lors commencerent l’un l’autre a festoier, ou furent maintz baisiers donnez et maintz baisiers rendus. La furent leurs joyes, la furent leurs desirs, et la furent leurs coeurs de tous leurs maulx garis, ausquelx delis ilz furent, depuis les .xj. heures jusques a deux heures apprés myenuit, que force leur fut l’un de l’autre deppartir. (p. 258)
- 54 L. Pierdominici, « ‘Chose vraye faict a doubter’ : Saintré, ou l’invitation au mensonge », RLR, p. (...)
- 55 J. H. M. Taylor, « The pattern of perfection : Jehan de Saintré and the chivalric ideal », Medium (...)
- 56 C. Galderisi, op. cit., p. 13-29.
34S’agit-il là d’une « confession » analogue à celle donnée par l’abbé et qui dura deux heures (p. 442) ? S’agit-il donc d’une idylle amoureuse où un jeune homme découvre les délices de l’amour dans un préau de Déduit ? Si le préau n’offre même pas les commodités de la garde-robe de Criséida ou le confessionnal de l’abbé, doit-on conclure que Saintré et Madame n’y ont plus rien à désirer ? Ou bien ne s’agit-il enfin que de baisers, peu de chose, selon la gardienne d’Ydorie, « car autant en emporte le vent » ? Si l’idylle de Belle Cousine avec l’abbé est décrite comme perverse, celle avec Saintré est certainement ambiguë en ce qui concerne le « fait » et les gestes. Les raisons du désamour de Belle Cousine le sont tout autant. Est-il causé par la roue de Fortune (p. 136, 520, 522)54 ? Par un défaut de caractère55 ? Ou bien par une maladie que l’indépendance de Saintré suscite bien malgré lui chez sa dame (p. 416, 418)56 ? Est-ce un péché comme celui qu’elle commet avec l’abbé (p. 528) ? Évidemment ces causes éventuelles peuvent se confondre. On constate chez Belle Cousine comme chez Criséida une métamorphose abrupte, radicale et profonde que, contrairement à Saintré, elle ne sait corriger ni se faire pardonner. Si Saintré poursuit sa carrière chevaleresque après la rupture, Belle Cousine et l’abbé semblent persévérer dans la « riote » perverse et impudique dont parle le Tristan en prose. Mais il n’y a pas de philtre. L’amour a l’odeur d’un péché diabolique qui rappelle celui de Pierre de Provence.
- 57 Voir K. Casebier, « History and fiction ? The role of doubt in Antoine de La Sale’s Le Paradis de (...)
- 58 Le Paradis de la royne Sibille, dans Antoine de La Sale, La Salade, éd. F. Desonay, Liège et Paris (...)
35On s’approche donc d’un nouveau paradis,celui de la reine Sibylle57. Ce paradis est en fait le paradis de l’Ennemi58. Les belles mélusines s’y métamorphosent en fin de semaine en couleuvres. Le chevalier allemand qui y descend trouve des plaisirs sans nombre jusqu’à la fin du monde. Comme Galaad dans la Quête du saint Graal, on y jouit de « deliz mondains [...] tielz que cuer pourroit penser ne langue dire, qui ne sont deveés a nulle personne de leans » (p. 97). Mais, au contraire de Galaad, ceux qui se trouvent dans ce paradis vivent dans le péché, au milieu de perversités et de « delis mondains ». L’idylle rappelle donc celle de Belle Cousine et son abbé.
- 59 C. Rollier-Paulian, « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du (...)
- 60 U. Ernst, op. cit., p. 162-163.
36Une évolution s’accomplit dans les romans idylliques après les XIIe et XIIIe siècles. À l’innocence juvénile et à la nostalgie du paradis amoureux sans odeur de perversité s’imposent de nouvelles contraintes. D’une part, on se défend du péché et d’autres dangers qui menacent l’honneur en maîtrisant les passions chastes : « le mal diabolique a disparu »59. D’autre part, l’idylle pécheresse glisse vers le paradis de la reine Sibylle. L’idylle, même provisoire ou temporaire, est un paradis pervers parce que corrompu par le péché. Le paradis du locus amoenus du Roman de la rose est devenu le locus horribilis de la reine Sibylle60.
Notes
1 M. Lot-Borodine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard, 1913, p. 2-3 ; voir aussi M. Zink, « Le roman », La littérature française aux XIVe et XVe siècles, éd. D. Poirion, t. I du Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters, Heidelberg, Winter, 1988, p. 214-216 ; R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 32-33, 79-81 ; F. Wolfzettel, « Das gefährdete Paradies : zum idyllischen Roman im französischen Mittelalter », Romanische Forschungen, 121, 2009, p. 20-21.
2 M. Lot-Borodine, op. cit., p. 5.
3 Cf. U. Ernst, « Virtuelle Gärten in der mittelalterlichen Literatur : Anschauungsmodelle und symbolische Projektionen », Imaginäre Räume, Vienne, OAW, 2007, p. 178-181.
4 M. Lot-Borodine, op. cit., p. 6 : « dénouement invariablement heureux, qui est le mariage ». Sur l’amour conjugal, voir É. Gaucher, La biographie chevaleresque : typologie d’un genre (XIIIe-XVe siècle), Paris, Champion, 1994, p. 351-373 ; R. Brown-Grant, op. cit., ch. 3 et 4.
5 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le roman de la rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, v. 1297-1298.
6 R. Dubuis, « Introduction : pour une lecture ‘moderne’ de Saintré », Revue des langues romanes, 105.2, 2001, p. 16 [désormais RLR].
7 R. Brown-Grant, op. cit.
8 Antoine de La Sale, Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Quereuil, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 48. Voir à ce propos S. L. Hahn, Patterned Diversity : Hierarchy and Love in the Prose Lancelot, thèse, University of Wisconsin, 1988.
9 M. Szkilnik, Jean de Saintré : une carrière chevaleresque au XVe siècle, Genève, Droz, 2003, p. 61-62.
10 E. Baumgartner, Le « Tristan en prose » : essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 151. Sur le caractère « figé » des romans tardifs, voir M. Colombo Timelli, « ‘Banquets, disners, soupers’ dans le cycle Jehan d’Avennes : suspension ou progrès de la narration ? », Fifteenth-Century Studies, 19, 1992, p. 279-280.
11 E. Baumgartner, op. cit., p. 149, n. 2.
12 Le roman de Tristan en prose, t. 2, éd. R. L. Curtis, Leyde, Brill, 1976, § 445; voir E. Baumgartner, op. cit., p. 105.
13 Le livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligés son filz, éd. M. Colombo Timelli, Genève, Droz, 2004, p. 140 ; cf. F. Wolfzettel, op. cit., p. 27.
14 Jehan d’Avennes, éd. A. M. Finoli, Milan, Cisalpino-Goliardica, 1979, p. 17. Sur de telles anomalies, voir M. Colombo Timellli, op. cit., p. 280-282, et mon article « La norme et l’anomalie dans le roman au milieu du XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora, Paris, Belles Lettres, 2004, p. 353-366.
15 Le roman de Troyle, éd. G. Bianciotto, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1994, p. 593.
16 Le motif de la fuite se trouve non seulement dans le Cligés bourguignon mais aussi dans Paris et Vienne, Floridan et Elvide et Pierre de Provence et la belle Maguelonne.
17 Semblablement, Girart de Trasegnies promet de revenir à la belle Sarrasine Natalie. Mais « elle avoit beau plourer car oncques depuis ne le vey » (Histoire de Gilion de Trasignyes et de dame Marie, sa femme, éd. O. L. B. Wolff, Paris et Leipzig, 1839, p. 179). À la longue, l’épisode idyllique ennuie Girart. Natalie n’a pas voulu devenir chrétienne (p. 146). Girart estime que, comme toute femme, Natalie est changeante (p. 159).
18 Voir son débat intérieur (p. 575-576).
19 Criséida croit que le mariage guérit de la passion amoureuse ; cf. à ce propos C. Galderisi, « Du langage érotique au langage amoureux : représentations du créaturel dans le Petit Jehan de Saintré et dans la nouvelle XCIX des Cent nouvelles nouvelles », Moyen français, 50, 2002, p. 18 ; R. Brown-Grant, op. cit., p. 85-86.
20 Cf. Troyle, éd. cit., p. 599, 617.
21 Cf. M. Zink, op. cit.,p. 216.
22 Troyle, éd. cit., p. 640, 641, 646.
23 M. Szkilnik, op. cit., p. 50-53.
24 Dans la version longue de Paris et Vienne, les rencontres dans la chambrette secrète de Vienne sont brèves ; seulement en se quittant ils « s’entrebayserent moult doulcement » (Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. R. Kaltenbacher, Romanische Forschungen, 15, 1904, p. 475 ; voir aussi p. 481, 518). La version courte ne parle pas de baisers (Paris et Vienne, éd. A. M. Babbi, Milan, FrancoAngeli, 1992). Dans les deux versions de Floridan et Elvide, les amants n’ont pas d’autre moyen de communiquer que lors de furtives conversations (éd. H. P. Clive, Oxford, Blackwell, 1959, p. 4 et 5).
25 Voir D. Bohler, « Péninsule ibérique et îles de Bretagne : la géopolitique de l’imaginaire romanesque au XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 286-87. La comtesse dans le Roman du comte d’Artois est bien plus entreprenante que les autres épouses dont les maris s’absentent pendant des années, comme cela arrive dans Jehan d’Avennes et Gillion de Trazegnies.
26 Le second chiffre renvoie à A Critical Edition of The Romance of Gillion de Trazegnies from Brussels Bibliothèque Royale ms. 9629, éd. F. M. Horgan, thèse, University of Cambridge, 1985. Le ms. de Bruxelles ne contient pas les passages dans la note 17 ci-dessus.
27 « Leurs amours furent justes et loyales sans y proceder en nulle vilaine pensee. Car jamais Gilion ne se fust consenti pour ce que encoires elle n'avoit receu le baptesme » (p. 56-57/85).
28 Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. M.-C. de Crécy, Genève, Droz, 1997, p. 19.
29 A. Guillaume, « La représentation du ‘pouvoir’ dans Ponthus et la belle Sidoyne », Moyen français, 54, 2004, p. 72.
30 R. Brown-Grant, op. cit., p. 57, 73-74.
31 Sur les rapports entre ces deux romans, voir maintenant L. Amor, « Diálogos textuales : una comparación entre Cleriadus et Meliadice y Ponthus et Sidoine », Fifteenth-Century Studies, 33, 2008, p. 55-73.
32 Cleriadus et Meliadice, éd. G. Zink, Paris et Genève, Droz, 1984, p. 207 ; voir aussi p. 33, 44, 52, 183-184, 198-200, 204-206, 268, 375, 469, ainsi que L. Amor, op. cit., p. 60-62.
33 M. Szkilnik, op. cit., p. 44-46.
34 Le roman de messire Charles de Hongrie, éd. M.-L. Chênerie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992, p. xvi, xviii.
35 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993, p. 126.
36 R. Brown-Grant, op. cit., p. 105.
37 R. Brown-Grant, op. cit., p. 96, 108-109. Ce signe « de la sacralisation de l’amour courtois » n’est pas sans rapport avec le motif de la croisade dans la représentation du chevalier dont la conduite est sans tache (C. Gaullier-Bougassas, « La croisade dans le roman chevaleresque du XVe siècle », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 298). Le phénomène est pareil à la sacralisation des ordres de chevalerie : voir M. Stanesco, Jeux d’errance du chevalier médiéval : aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leyde, Brill, 1988, p. 143-147.
38 La Belle Maguelonne, éd. A. Biedermann, Paris et Halle, 1913, p. 33-34, 36, 37, 47, 57, 97 ; L’Ystoire du vaillant chevalier Pierre filz du conte de Provence et de la belle Maguelonne, éd. R. Colliot, Aix-en-Provence, Senefiance, 4, 1977, p. 19-20, 21, 27-28, 33, 56.
39 D. Quéruel, « Veuvage, amour et liberté : la Dame des Belles Cousines dans le roman de Jehan de Saintré », RLR, p. 129-142 ; cf. R. Brown-Grant, op. cit., p. 24, 48-49.
40 R. Dixon, « ‘Homs sui je, dame, vraiement’ : sex, chivalry and identity in Jehan d’Avennes », French Studies, 61, 2007, p. 149.
41 L’amour de Pierre pour Maguelonne débute de la même manière (p. 3-4/2, 31-32/18-19). Sur cet amour de loin, cf. É. Gaucher, op. cit., p. 366.
42 Roman de Cardenois, éd. M. Cocco, Bologne, Pàtron, 1975, p. 51. Cf. Paris et Vienne, éd. cit., p. 402 : « Maintenant est amoreuse Vienne, tant que plus n’en peut, et ne scet de qui », et éd. A. M. Babbi, p. 62.
43 L’auteur insiste sur ce phénomène (p. 80, 108, 111, 117, 156, 167, 168, 206). Dans l’Histoire d’Olivier de Castille et Artus d’Algarbe, Elaine se comporte de la même manière envers Olivier, avec des effets semblables sur le chevalier amoureux (R. Brown-Grant, op. cit., p. 69-70). Sur le motif de l’amoureux éconduit, voir R. E. V. Stuip, « Wat doet de afgewezen minnaar in de Histoire des Seigneurs de Gavre ? », Tussentijds : Bundel studies aangeboden aan W. P. Gerritsen, Utrecht, H&S, 1985, p. 252-262.
44 Dans l’église lors de son adoubement « ouy Cardenois la messe en grant devotion, mais je croy qu’il contemploit plus a sa dame que en l’office divinal » car Passebeauté est son dieu (p. 87-88).
45 R. Dixon, op. cit., p. 141-154.
46 M. Szkilnik, op. cit., p. 69.
47 Mais elle « épouse » l’abbé après avoir été « confessée » par lui (p. 442 ; cf. p. 450).
48 Comme dans Ponthus et Sidoine, « il n’est point d’action réussie sans acceptation de l’autorité » (A. Guillaume, op. cit., p. 70).
49 Cf. C. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 301-303.
50 Dans Cleriadus, une histoire d’infidélité conjugale fait rire Clériadus qui réconcilie pourtant les époux (p. 185-189).
51 D. Poirion, « Écriture et ré-écriture au Moyen Âge », Littérature, 41, 1981, p. 111.
52 Cf. G. Angeli, « La transformation narrative du débat : les Quinze joyes de mariage et Jehan de Saintré », Rhétorique et mise en prose au XVe siècle, éd. S. Cigada et A. Slerca, Milan, Vita e Pensiero, 1991, p. 51-55.
53 Sur ce qui suit et la portée de ces intimités ambiguës, voir R. Dubuis, RLR, p. 21-22 ; M. Santucci, « Les gestes dans Jean de Saintré », RLR, p. 108-112.
54 L. Pierdominici, « ‘Chose vraye faict a doubter’ : Saintré, ou l’invitation au mensonge », RLR, p. 156-158.
55 J. H. M. Taylor, « The pattern of perfection : Jehan de Saintré and the chivalric ideal », Medium Ævum, 53, 1984, p. 258-262.
56 C. Galderisi, op. cit., p. 13-29.
57 Voir K. Casebier, « History and fiction ? The role of doubt in Antoine de La Sale’s Le Paradis de la royne Sibille », Fifteenth-Century Studies, 28, 2003, p. 37-50.
58 Le Paradis de la royne Sibille, dans Antoine de La Sale, La Salade, éd. F. Desonay, Liège et Paris, 1935, p. 96, 104, 106, 129-130 ; cf. p. 70.
59 C. Rollier-Paulian, « L’errance du couple noble : évolution d’un outil didactique dans le roman du XIVe au XVe siècle (l’exemple de Cleriadus et Meliadice) », Du roman courtois au roman baroque, op. cit., p. 276.
60 U. Ernst, op. cit., p. 162-163.
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Référence papier
Douglas Kelly, « Le roman idyllique à la fin du Moyen Âge : un paradis pervers ? », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 17-28.
Référence électronique
Douglas Kelly, « Le roman idyllique à la fin du Moyen Âge : un paradis pervers ? », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12206 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12206
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