Navigation – Plan du site

AccueilNuméros20Idylle et récits idylliques à la ...Idylle et récits idylliques à la ...

Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge

Michelle Szkilnik
p. 9-16

Texte intégral

  • 1  Ysaïe le Triste et Artus de Bretagne datent du XIVe siècle, bien que le premier ait sans doute été (...)
  • 2  Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Gen (...)
  • 3  Voir F. Bouchet, Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétiqu (...)
  • 4  On citera par exemple R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, (...)

1Grand siècle de l’histoire, le XVe siècle ne semble pas être, en France, celui du roman. La fiction arthurienne, bien que toujours goûtée et recopiée, s’essouffle et ne produit plus d’œuvres originales, si on excepte Le Conte du Papegau1. Les mises en prose de romans ou de chansons de geste abondent en revanche, signe peut-être de l’épuisement de genres qui ne survivent que dans des adaptations. Certes on trouve bon nombre de récits d’aventures, comme Gillion de Trazegnies ou Gilles de Chin. Biographies chevaleresques dissimulant les scénarios romanesques sous les informations historiques, ils témoignent de cette obsession de raconter une vérité de type historique, comme si la fiction était honteuse et devait se parer des voiles de l’histoire. Les quelques études portant sur les lectures des hommes de la fin du Moyen Âge, comme la Petite anthologie commentée de succès littéraires compilée par Frédéric Duval, montrent en effet que les textes de fiction ne représentent qu’une très faible proportion des lectures2. Parmi ceux qui ont connu la faveur du public figurent peu d’œuvres originales. F. Duval retient, à côté de deux épopées, Renaut de Montauban et Fierabras, deux romans arthuriens du XIIIe siècle, le Lancelot en prose et le Tristan en prose, et un seul texte romanesque composé à la fin du XIVe siècle, Ponthus et Sidoine. Ainsi donc non seulement la production serait-elle maigre et de qualité médiocre, mais en plus (et assez logiquement), ces textes seraient-ils peu lus. Il faut toutefois nuancer cette image pessimiste. Bien que le XVe siècle ait produit beaucoup moins de textes de fiction que le XIIIe siècle, bien qu’en volume, les textes historiques et didactiques l’emportent largement, la littérature de fiction n’en demeure pas moins substantielle et elle a trouvé un lectorat3. Le préjugé tenace qui tend à ignorer ou à rejeter dans la sous-littérature les récits de fiction du XVe siècle est fort heureusement en train de se dissiper, grâce à des travaux critiques récents qui soulignent la complexité et la richesse de récits peut-être éloignés de notre sensibilité mais appréciés aux XVe et XVIe siècles4.

  • 5  M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard 1913 (réimpression Genève, Slatkin (...)
  • 6  Ibid., p. 3.
  • 7  Cette œuvre de Longus est encore appelée les Pastorales. Voir l’article de R. Brethes, « Comment l (...)
  • 8  Le Couple en herbe, Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Ge (...)
  • 9  Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, op. cit.
  • 10  Selon l’expression de M. Uhlig, Le Couple en herbe, op. cit.,p. 29 et passim.
  • 11  Sur ce récit de la fin du XIVe siècle dont il a sans doute existé des versions plus anciennes, voi (...)

2Si Arthur n’inspire plus guère les écrivains du XVe siècle, en revanche, ils exploitent une veine ancienne qui s’avère particulièrement fertile et vient renouveler la littérature de fiction : celle du récit idyllique. C’est Myrrha Lot-Borodine qui, en 1913, s’est la première penchée sur quelques récits du XIIe siècles, Floire et Blancheflor,  Aucassin et Nicolette, L’Escoufle, Galeran de Bretagne et Guillaume de Palerne, pour les définir comme idylliques5. Le récit idyllique « est la peinture d’un amour ingénu qui naît et se développe dans deux jeunes cœurs, l’histoire des fiançailles d’enfants qui se sourient et se tendent les mains dès l’âge le plus tendre »6, amour malheureusement contrarié par les exigences de la société incarnée par les parents. Ce genre, dont le prototype antique serait Daphnis et Chloé7, n’aurait connu que deux « pures » réalisations médiévales, Floire et Blancheflor et Aucassin et Nicolette, avant de sombrer dans un rapide déclin. Un livre récent de Marion Vuagnoux-Uhlig8 ainsi qu’un recueil d’articles publiés par Jean-Jacques Vincensini et Claudio Galderisi9 ont profondément modifié la définition de M. Lot-Borodine et étendu le corpus de la « mouvance idyllique »10. Plusieurs textes de la fin du XIVe et du XVe siècles y sont entrés : Ponthus et Sidoine, Eledus et Serene11, Paris et Vienne, Pierre et Maguelonne, Floridan et Elvide, Florimont, Cleriadus et Meliadice ; tandis que d’autres que leur orientation générale exclut a priori présentent cependant des scénarios idylliques, comme par exemple le Roman de messire Charles de Hongrie, le Roman de Troyle, voire Artus de Bretagne. C’est à eux que s’intéresse cette collection d’articles.

  • 12  Voir par exemple l’article récent d’A. M. Babbi, « Destin d’amants : la réception de Paris et Vien (...)
  • 13  Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce recueil. On évoquera aussi le cas de Jacques de Lalai (...)

3Le récit idyllique connaît donc à la fin du Moyen Âge un regain d’intérêt dont témoigne la production de textes originaux et le succès remarquable dont ils ont joui à leur époque et bien au-delà. Les différentes versions dans lesquelles certains nous sont parvenus, les nombreux manuscrits qui en subsistent, les multiples éditions imprimées et leur éventuelle inclusion dans la fameuse Bibliothèque Bleue en sont une preuve éloquente12. L’attrait qu’exercent ces œuvres à une époque où le modèle courtois est remis en cause, où dans le couple « armes et amours », les armes ont l’air de prendre la première place, où la vocation guerrière tend à réduire l’amour à un passe-temps galant13, est étonnant. Pourquoi ces histoires intéressent-elles tant le public du XVe siècle? Pourquoi le XVe siècle, en quête d’un héritage littéraire qu’il pourrait aisément se réapproprier, a-t-il tapé la veine idyllique plutôt que la veine arthurienne, alors même que dans la réalité historique les jeux chevaleresques parfois inspirés de scénarios arthuriens font fureur ? C’est peut-être précisément parce que le monde merveilleux d’Arthur est devenu un sujet de jeu et de plaisanterie. Le XVe siècle croit sans doute aux sorcières, mais plus aux fées ; ainsi le duc de Bourgogne, à qui le héraut Lembourg vient porter la lettre publiant le pas d’armes du Perron fée organisé par Philippe de Lalaing, peut se permettre une pointe d’humour en entendant la description du scénario fantastique imaginé par le chevalier :

  • 14  Pas du Perron fée, relation du manuscrit d’Arras BM 915, fol. 35ro.

Et puis demanda le duc a Lembourcg ou estoit ce Perron Faé et en quel pays, et qu’il ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puissance de regner de seignouries en ses pays, et qu’il pensoit que l’ancien temps du roy Artus revenoit.14

  • 15  Sur cette ébauche d’idylle, voir l’article de D. Kelly dans ce recueil. Quant à l’autre roman mis (...)

4Les récits idylliques en revanche, dès le XIIIe siècle, s’étaient mâtinés de réalisme. Ils avaient accueilli le monde de la ville. Plus important encore, ils plaçaient au centre de leur préoccupation la question de la famille et du lignage, des stratégies matrimoniales et du danger de la mésalliance, questions qui demeurent marginales dans le roman arthurien. En revanche elles sont d’une actualité particulièrement forte à la fin du Moyen Âge. Il n’est sans doute pas accidentel que des deux romans de Chrétien mis en prose au XVe siècle, l’un soit Cligès, qui ébauche bel et bien un scénario idyllique dans la seconde partie et qui, comme L’Escoufle, raconte le roman des parents avant de passer à celui des enfants15. En d’autres termes, si le XVe siècle par delà deux siècles de littérature a renoué avec le récit idyllique, c’est sans doute parce que le climat idéologique y était favorable.

  • 16  Voir dans ce volume l’article de Chr. Ferlampin-Acher, qui montre que féerie et récit idyllique n’ (...)
  • 17  Voir sur ce point J. Blanchard, La Pastorale en France aux XIVe et XVe siècles. Recherches sur les (...)
  • 18  Sur le Dit de la pastoure, voir J. Blanchard, La Pastorale en France, op. cit., p. 93-118. Regnaul (...)

5On objectera que l’idylle, à l’origine au moins, se déroule dans un cadre qui, s’il n’est pas merveilleux16, est toutefois empreint de fantaisie. La dimension bucolique, présente dans Daphnis et Chloé, se maintient dans les premiers récits idylliques médiévaux : qu’on songe par exemple à l’épisode des bergers dans Aucassin et Nicolette. Quant aux autres œuvres, elles ne mettent pas en scène des bergers, mais elles campent souvent un cadre champêtre où s’épanouit d’abord le sentiment amoureux. Or la fin du XIVe siècle et le début du XVe connaissent justement un retour du modèle pastoral, « idéal d’évasion qui contraste activement avec les conditions négatives de l’existence de la vie de cour », mais aussi occasion d’une réflexion sur les rapports entre Nature et Société, « valeurs urbaines et pastorales »17. Le modèle pastoral, que l’on ne peut certes confondre avec l’idylle, même s’il partage avec elle le cadre champêtre, se réalise particulièrement dans deux domaines, la lyrique et le théâtre. Ce double contexte idéologique (intérêt pour la réalité sociale, en particulier urbaine, attrait pour un idéal bucolique compensant une réalité difficile) semble avoir entraîné une scission de l’héritage idyllique transmis par les premiers récits : la fantaisie pastorale qui constituait l’un de ses pôles a rejoint un autre courant proche et pourtant différent, celui de la pastourelle et de la bergerie, tandis que la littérature narrative, débarrassée du cadre pastoral, récupérait essentiellement le noyau dur que constitue l’histoire des amours enfantines contrariées – le Dit de la Pastoure de Christine de Pizan, entre récit et œuvre lyrique, constituant une sorte de pont qui relie ces deux massifs18.

  • 19  On se reportera particulièrement à l’article de Y. Foehr-Janssens dans ce volume.
  • 20  Voir l’article de R. Brown-Grant dans ce volume.

6Cet héritage était donc quelque peu délicat à utiliser, non seulement du fait de son caractère hybride, mais encore à cause de son  potentiel subversif. Les écrivains de la fin du Moyen Âge en ont eu pleinement conscience, qui ont parfois exploité, plus souvent cherché à réduire le scandale latent du scénario idyllique. On ne met pas impunément en scène la révolte d’adolescents amoureux contre leurs parents et contre la norme sociale que ces derniers incarnent. Si souvent le récit parvient à réconcilier les exigences de la société et le désir des jeunes gens, ce n’est pas sans des contorsions19, des ruses narratives qui redoublent les habiles manœuvres des protagonistes. Ce n’est pas non plus sans des remords, des retours en arrière et des rectifications : l’histoire des remaniements subis par Paris et Vienne est de ce point de vue fort instructive20.

  • 21  Voir dans ce volume les deux articles consacrés à ce roman très mal connu, celui de M. Uhlig-Vuagn (...)
  • 22  Rien là de bien nouveau : le XIIIe siècle pratiquait aussi la réécriture. Le XVe siècle la pratiqu (...)

7Les récits idylliques de la fin du Moyen Âge entretiennent un lien étroit et conscient avec ceux des XIIe et XIIIe siècle. Non seulement ils en reprennent la structure générale, mettant en scène le heurt entre les jeunes gens et leurs parents, la séparation qui en résulte et le difficile cheminement vers la réunion finale (qui du reste ne se produit pas toujours), mais encore ils leur empruntent souvent des motifs précis : celui de l’oiseau voleur par exemple, illustré dans L’Escoufle de Jean Renart, se retrouve dans Pierre et Maguelonne, dans Eledus et Serene et dans Florimont. Ce dernier récit, qui n’a de commun avec le roman d’Aimon de Varennes que le titre, est au demeurant un véritable florilège de motifs rencontrés dans Floire et Blancheflor, L’Escoufle et Galeran de Bretagne21. Le suicide d’Elvide à la fin du tragique récit de Floridan et Elvide rappelle pour sa part celui de Thisbé. Ce jeu intertextuel, parfois appuyé, relève parfaitement de l’esthétique du XVe siècle : la pratique de la compilation, celle de la mise en prose, voire du dérimage, témoignent d’une relecture précise et critique des œuvres antérieures22. Cette relecture s’accompagne d’une volonté d’appropriation, qui suppose un rajeunissement et une réorientation idéologique. C’est bien ces opérations que les premiers récits idylliques vont subir.

  • 23  Voir Fr. Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », dans Le Réci (...)
  • 24  Voir l’article de Y. Foer-Janssens dans ce volume.

8Dans les récits des XIIe et XIIIe siècles, les jeunes héros vivent d’abord dans un paradis profane où ils peuvent s’aimer en toute liberté et en toute innocence, et dont ils sont injustement chassés. Il leur faudra restaurer cet état de grâce et effacer le souvenir des épreuves subies23. Ces récits sont donc hantés, à des degrés divers, par la nostalgie d’un paradis perdu. Les idylles heureuses, comme Floire et Blancheflor et Aucassin et Nicolette, parviennent à le rétablir. À l’inverse, Pyrame et Thisbé échoue, mais au moins les amants réalisent-ils dans la mort l’union qui leur était refusée dans la vie. Cet âge d’or initial n’existe pas dans les récits tardifs où bien souvent, les jeunes gens se rencontrent alors qu’ils sont déjà adolescents, voire jeunes adultes. Point d’enfance commune, un amour qui naît non à l’ombre des arbres d’un verger mais sous les feux de la cour, un désir immédiatement bridé par des contraintes sociales qui le frappent du sceau de l’interdit et du péché. Pierre et Maguelonne s’embrassent dans une garde-robe, sous la surveillance d’une suivante : piètre paradis ! Si le motif de la gémellité, qui renvoie à un état primordial de fusion heureuse et d’amour parfait, peut encore transparaître en filigrane, il a perdu toute fonctionnalité24. Il n’est pas anodin que l’auteur de Florimont ait déplacé le scénario de l’amoureux introduit secrètement auprès de son amie, qu’il a emprunté à Floire et Blancheflor. Alors que Floire pénètre dans la tour de l’émir de Babylone caché dans une corbeille de fleurs pour retrouver celle qu’il aime et dont il a été longtemps séparé, Florimont est introduit dans la chambre de Filo caché dans une pièce d’orfèvrerie alors que les deux jeunes gens ne se connaissent pas encore véritablement : ils se sont rencontrés dans l’atelier où travaille Florimont et le simple récit des tribulations que le jeune homme s’est infligées pour découvrir Filo et accomplir la promesse de ses parents a suffi à gagner le cœur de la jeune fille. Florimont représente sans doute un cas extrême en imaginant deux séries d’épreuves, l’une qui précède la rencontre amoureuse, l’autre qui la suit. La plupart des autres récits, suivant le modèle de Floire et Blancheflor, n’en imposent qu’une, consécutive à la séparation des amoureux. Il n’empêche, Florimont fait apparaître clairement ce que les autres récits esquissent discrètement : il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’innocence idyllique originelle dans un paradis amoureux, et si les protagonistes veulent parfois y croire ou y faire croire, ils sont bien vite ramenés à la réalité.

  • 25  Cité dans l’article de M. Uhlig.

9Ce qui hanterait plutôt les héros des récits tardifs, c’est la conscience du péché, le sentiment aigu et douloureux qu’ils sont eux-mêmes la cause de tous leurs malheurs. Non seulement ils n’ont connu qu’un bonheur furtif, mais ils vont devoir payer cher ces quelques bribes volées en cachette. Car aucun doute, les souffrances réservées aux amoureux sont la juste rétribution d’une faute : la convoitise de Florimont et de Filo, la lubricité de Pierre, la désobéissance de Paris et Vienne et de Floridan et Elvide. Aussi l’épreuve de la séparation et les tribulations variées des amoureux prennent-elles un tout autre sens : elles deviennent un itinéraire pénitentiel, au terme duquel, rachetés et pardonnés, les amoureux pourront atteindre un bonheur purifié, socialement acceptable. On en vient à se demander si le paradis que les récits tardifs envisagent pour leurs jeunes amoureux n’est pas redevenu le paradis chrétien gagné au terme des épreuves imposées par Dieu : « ne se doit nully esmerveiller se ont a des peines en ce monde par avant que on aye joye. Et par telles façons et en grant peines et tristesses pourroit ung chascun chrestien acquerir le royaume de paradis », déclare le narrateur de Florimont25. La sainte vie que mènent Filo et Maguelonne et qu’elles auraient pu mener jusqu’à leur mort si le hasard (ou la Providence ?) n’avait permis la réunion des amoureux est comme le prélude au bonheur éternel réservé aux bons chrétiens.

  • 26  Sur cet aspect, voir l’article de R. Brown-Grant.
  • 27  Le couple en herbe, op. cit., p. 426.
  • 28  Voir l’article de D. Kelly.
  • 29  Voir l’article de Y. Foehr-Janssens.

10Ce tour de vis moral26 que subit l’idylle a pour corollaire une transformation radicale du rôle de la femme. M. Uhlig a bien montré comment, dans les récits des XIIe et XIIIe siècles, la femme gagne une indépendance remarquable, grâce par exemple à ses talents de brodeuse qu’elle monnaye aisément. Fresne et Aelis sont des héroïnes hardies et déterminées, dont le destin offre « une solution harmonieuse qui conjugue l’activité féminine aux attentes généalogique et sentimentale du scénario idyllique »27. Cette liberté est foncièrement remise en cause dans les textes tardifs. Les femmes qui la revendiquent encore, comme Criseida ou la dame des Belles Cousines, sont considérées comme dépravées, abandonnées à des amours deshonnestes28. Si Maguelonne conserve sa liberté d’action, c’est parce qu’elle la met au service d’œuvres charitables. Filo, toute pieuse et chaste qu’elle soit, est confinée pour sa part dans un couvent. Rien ne met plus en évidence la fin du rêve d’égalité entre l’homme et la femme que le sort de Vienne et de Paris après l’échec de leur tentative de fuite : la jeune fille est enfermée par son père dans une prison obscure alors que Paris se réfugie outremer où il vivra toutes sortes d’aventures rocambolesques. Même le cas d’Elvide, qui choisit de se suicider pour échapper à ses ravisseurs alors que Floridan vient d’être tué sous ses yeux, témoigne de la restriction de mouvement qui frappe l’héroïne des récits idylliques tardifs. La seule échappatoire qui lui est accordée est une mort certes tragique mais aussi honorable que celle de Lucrèce. Ribaude ou vierge chaste, tel est le choix que lui offrent Nicolas de Clamanges et Rasse de Brunhamel29.

11La transformation imposée aux récits idylliques illustre bien le mode d’appropriation du XVe siècle. Contrairement à ce qu’on a souvent répété, ce n’est pas une époque qui s’abandonne à la nostalgie. Se parer de l’identité d’un chevalier arthurien à l’occasion d’un pas d’armes, ce n’est pas faire revivre le passé, mais jouer avec des clichés, non sans distance humoristique, comme en témoigne la réaction du duc de Bourgogne. Si le XVe siècle récupère les scénarios idylliques des XIIe et XIIIe siècles, ce n’est pas pour déplorer la perte d’un paradis amoureux qui n’a jamais existé, mais au contraire pour signifier d’emblée que le paradis est devant et non derrière, qu’il faut le mériter par un comportement exemplaire. Ce paradis n’est pas le lieu où pourrait s’épanouir un désir innocent, car il n’y a pas de désir innocent. Il y a un désir maîtrisé, orienté par les exigences sociales. Mais ces contraintes, et c’est là que les récits tardifs délivrent un message finalement optimiste, ouvrent sur un véritable état d’harmonie. L’amour est réconcilié avec les droits du lignage et de la famille ; béni par Dieu, il est fécond. Tout danger de mésalliance est écarté, parce qu’au bout du compte, il s’avère que les deux amoureux sont d’égal statut, le haut degré de valeur personnelle compensant une légère différence de noblesse. Loin d’invalider cette leçon, le Dit de la pastoure la corrobore a contrario. Entre la bergère Marote et le seigneur qu’elle aime, nul amour durable n’est possible, car ils appartiennent à des cercles qui ne sauraient intersecter, sinon par accident. Comme le remarque J.-Cl. Mühlethaler, l’option bucolique ne débouche sur rien et ne peut que prêter à sourire. Marote est certes en proie à la nostalgie, toutefois ce n’est pas ses premières amours qu’elle regrette, mais le temps où, simple bergère, elle ne connaissait pas l’amour et son cortège de souffrances. Comme les jeunes héros des récits idylliques, Marote n’a jamais connu le paradis amoureux.

  • 30  Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce volume.
  • 31  J’emprunte le mot à l’article de Y. Foehr-Janssens.

12Ce point de rencontre des deux héritages que le récit idyllique des XIIe et XIIIe siècles lègue au XVe siècle, met pourtant en lumière une différence essentielle entre les deux courants : alors que l’idylle bucolique « reste en fin de compte stérile, lettre morte »30, le récit idyllique tardif, qui ne s’encombre plus d’oripeaux champêtres mais s’installe résolument à la cour et dans les villes, offre une option viable, un modèle social sans doute conservateur, mais qui promet l’harmonie. Il est vrai que c’est au prix d’un sévère recadrage idéologique qui « travestit »31 profondément la fable idyllique.

Haut de page

Notes

1  Ysaïe le Triste et Artus de Bretagne datent du XIVe siècle, bien que le premier ait sans doute été écrit à l’extrême fin du XIVe. Le Roman de Perceforest a vraisemblablement fait l’objet d’un profond remaniement au milieu du XVe siècle, mais il a été composé dans la première moitié du XIVe siècle.

2  Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007. Alors que F. Duval n’a retenu que six textes de fiction, il en retient sept pour les lectures historiques, neuf pour les lectures scientifiques, cinq pour les lectures morales, le gros contingent étant fourni par les lectures religieuses (dix textes). Voir aussi C. Bozzolo et E. Ornato, « Les lectures des Français aux XIVe-XVe siècles. Une approche quantitative », Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, publiés par L. Rossi avec la collaboration de Chr. Jabob-Hugon et U. Bähler, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, t. 2, p. 713-762.

3  Voir F. Bouchet, Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008, en particulier p. 313-314.

4  On citera par exemple R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages : Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Du Roman courtois au roman baroque, éd. E. Bury et F. Mora, Paris, Les Belles Lettres, 2004 ; Le Romanesque aux XIVe et XVe siècles, textes réunis par D. Bohler, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009. Je me permets de renvoyer aussi à mon Jean de Saintré, une carrière chevaleresque au XVe siècle, Genève, Droz, 2003.

5  M. Lot-Borodine, Le Roman idyllique au Moyen Âge, Paris, Picard 1913 (réimpression Genève, Slatkine, 1972).

6  Ibid., p. 3.

7  Cette œuvre de Longus est encore appelée les Pastorales. Voir l’article de R. Brethes, « Comment lire les Pastorales de Longus ? Le cas d’un roman idyllique sophistiqué », Le Récit idyllique, Aux sources du roman moderne, sous la direction de J.-J. Vincensini et Cl. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 103-125.

8  Le Couple en herbe, Galeran de Bretagne et L’Escoufle à la lumière du roman idyllique médiéval, Genève, Droz, 2009.

9  Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, op. cit.

10  Selon l’expression de M. Uhlig, Le Couple en herbe, op. cit.,p. 29 et passim.

11  Sur ce récit de la fin du XIVe siècle dont il a sans doute existé des versions plus anciennes, voir J.-J. Vincensini, « De l’alliance à l’hostilité : dons, contraintes et troubles de l’idylle dans le roman d’Eledus et Serena », ‘Plaist vos oïr bone chanson vaillant ?’ Mélanges offerts à François Suard, éd. D. Boutet et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille 3, 1999, t. 2, p. 975-992.

12  Voir par exemple l’article récent d’A. M. Babbi, « Destin d’amants : la réception de Paris et Vienne et Pierre de Provence et la Belle Maguelonne dans la littérature européenne », Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, op. cit., p. 153-163.

13  Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce recueil. On évoquera aussi le cas de Jacques de Lalaing, chevalier à la carrière exemplaire qui ne se prête pourtant que distraitement aux manœuvres amoureuses des deux grandes dames qui se le disputent. Sur ce point, voir mon Jean de Saintré, op. cit., p. 55-59.

14  Pas du Perron fée, relation du manuscrit d’Arras BM 915, fol. 35ro.

15  Sur cette ébauche d’idylle, voir l’article de D. Kelly dans ce recueil. Quant à l’autre roman mis en prose, Erec et Enide, on peut se demander s’il n’esquisse pas lui aussi le thème de la mésalliance : en épousant la fille d’un humble vavasseur, sans doute avec la bénédiction de tous les parents et de la cour arthurienne, Erec ne s’est-il pas toutefois exposé au danger de la recréantise ? Cette recréantise que tout le monde déplore est comparée à un retour en enfance dans la mise en prose : « de ceste vraie amour murmurerent disans qu’il estoit trop feru en enfance » (p. 171). Comme Floire, Erec vit auprès de sa femme dans un paradis qui le détourne de ses devoirs, d’où les récriminations de ses sujets qui vont mettre un terme à cet état de grâce. Certes, les amants ne vont pas être séparés. Mais leur douloureuse pérégrination commune qui leur fait perdre leur statut (« Ce seroit grant abus a ung filz de roial estre d’aler tout seul quant il le puelt faire autrement », p. 173) n’est pas sans évoquer la série d’épreuves qui attend les jeunes amoureux avant leur réintégration dans la société.

16  Voir dans ce volume l’article de Chr. Ferlampin-Acher, qui montre que féerie et récit idyllique n’ont jamais fait bon ménage.

17  Voir sur ce point J. Blanchard, La Pastorale en France aux XIVe et XVe siècles. Recherches sur les structures de l’imaginaire médiéval, Paris, Champion, 1983 ; les citations sont aux p. 49 et 50.

18  Sur le Dit de la pastoure, voir J. Blanchard, La Pastorale en France, op. cit., p. 93-118. Regnault et Jehanneton, texte auquel J. Blanchard consacre également un long développement (p. 118-141), évoque bien une relation idyllique contrariée mais par des querelles d’amoureux, comme si les obstacles extérieurs, suscités par la société dans les récits idylliques, étaient intériorisés et menaçaient d’autant plus dangereusement l’idéal d’harmonie et de fusion amoureuse.

19  On se reportera particulièrement à l’article de Y. Foehr-Janssens dans ce volume.

20  Voir l’article de R. Brown-Grant dans ce volume.

21  Voir dans ce volume les deux articles consacrés à ce roman très mal connu, celui de M. Uhlig-Vuagnoux et celui de C. Gaullier-Bougassas.

22  Rien là de bien nouveau : le XIIIe siècle pratiquait aussi la réécriture. Le XVe siècle la pratique à une autre échelle et avec d’autres procédés.

23  Voir Fr. Wolfzettel, « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », dans Le Récit idyllique, op. cit., p. 59-77.

24  Voir l’article de Y. Foer-Janssens dans ce volume.

25  Cité dans l’article de M. Uhlig.

26  Sur cet aspect, voir l’article de R. Brown-Grant.

27  Le couple en herbe, op. cit., p. 426.

28  Voir l’article de D. Kelly.

29  Voir l’article de Y. Foehr-Janssens.

30  Voir l’article de J.-Cl. Mühlethaler dans ce volume.

31  J’emprunte le mot à l’article de Y. Foehr-Janssens.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Michelle Szkilnik, « Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 | 2010, 9-16.

Référence électronique

Michelle Szkilnik, « Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 20 | 2010, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12205 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12205

Haut de page

Auteur

Michelle Szkilnik

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search