Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon (1291-1327)
Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon (1291-1327),Madrid, Casa de Velazquez, 2009, 640p. (plus un CD-Rom d’annexes)
ISBN 978-84-96820-29-6.
Texte intégral
1Avec cette étude sur la pratique diplomatique d’un souverain généralement perçu comme ayant donné la primauté aux échanges d’ambassades sur le fracas des armes, Stéphane Péquignot livre, en s’appuyant sur une érudition sans faille et une quantité impressionnante de sources archivistiques, une véritable somme sur Jacques II, les milieux diplomatiques de la couronne d’Aragon et l’utilisation par le roi d’une diplomatie définie comme « l’arme brillante d’un pouvoir faible aux ambitions parfois démesurées ». Agrémenté d’un fort utile dictionnaire des ambassadeurs au service de Jacques II, l’ouvrage devrait s’imposer comme une référence incontournable pour tous ceux que passionnent les questions diplomatiques mais, faute d’une thèse clairement affirmée – peut-on réduire sa problématique à une simple interrogation sur le rôle que joue la pratique diplomatique pour le pouvoir royal ? –, il risque de décevoir ceux qui ambitionnaient d’y partir à la recherche de clefs de compréhension du règne du souverain aragonais. C’est qu’en effet, si Stéphane Péquignot ne nous laisse rien ignorer du processus complexe d’enregistrement des actes diplomatiques, de la précision quasi-chirurgicale des instructions données par Jacques II à ses représentants et du contrôle constant qu’il ne cesse d’exercer sur ceux qui portent sa parole ou encore du luxe de précautions qui entourent les rencontres royales, il manque à l’auteur un véritable dessein qui aurait pu être – simples suggestions – l’insertion des pratiques diplomatiques au sein de l’ensemble des pratiques de gouvernement de la maison aragonaise ou son impact, réel ou supposé, sur la construction d’une souveraineté royale. Car à quoi bon, au final, livrer une étude aussi complète et aussi exhaustive de « la diplomatie menée au nom d’un roi autour de 1300 », en l’occurrence Jacques II d’Aragon, pour en limiter aussitôt la portée en se refusant à l’insérer dans une problématique plus ample ? Ce manque d’ambition historiographique est sans doute le principal et le seul reproche que l’on puisse faire à l’auteur tant ce dernier livre livre par ailleurs quantité d’informations utiles sur les pratiques diplomatiques du souverain aragonais, que l’on tentera ici de synthétiser.
2Plutôt que de s’intéresser à la « diplomatie » perçue comme une notion trop floue et peu adaptée à la réalité médiévale, Stéphane Péquignot a choisi comme objet d’étude la pratique diplomatique à savoir « les activités de représentation et de négociation politiques menées au nom d’un pouvoir auprès de pouvoirs étrangers » (p. 2), définition neutre s’il en est, complétée par l’idée que la diplomatie constitue un espace d’échanges et d’interactions et doit être envisagée comme un mode de résolution des conflits et de communication politique au sein d’un schéma triangulaire réunissant mandataire, destinataire et ambassadeur. Portant sur le règne de Jacques II – qui constitue certes un moment d’apogée de l’expansion catalane en Méditerranée mais n’en demeure pas moins délicat sur le plan interne en raison de la fragilité de l’ensemble territorial réuni sous la coupe du souverain et de la nécessité de composer avec les Corts –, l’ambition de l’ouvrage est de « suivre la logique de la pratique diplomatique (…) depuis la production de la documentation à la chancellerie jusqu’à son retour aux archives en passant par son utilisation en cours d’ambassade » (p. 18). Si bien qu’en définitive, c’est plus à un parcours archivistique qu’à un parcours diplomatique que l’auteur nous convie et que là où l’on brûlait de percer les intentions de Jacques II, on risque fort de se limiter à ne dévoiler que la logique de ses scribes.
3Toute la première partie du livre est donc logiquement consacrée à l’élaboration et à l’enregistrement des documents diplomatiques, l’auteur définissant joliment la diplomatique comme « une œuvre de papier et de parchemin » et mettant en évidence un certain foisonnement documentaire sous le règne de Jacques II, lequel va de pair avec un indéniable perfectionnement des instruments écrits (sauf-conduits, lettres de créance, pouvoirs destinés aux procureurs, etc.) par une chancellerie maniant couramment le trilinguisme (latin, castillan, catalan). Stéphane Péquignot met en évidence le rôle central du notaire garde des sceaux Bernat d’Averso dans ce processus et dans la confection des écrits diplomatiques, ce qui garantit à la fois un certaine continuité administrative à Barcelone même et la régularité de l’enregistrement et de la conservation au sein d’archives royales encore dispersées entre différents dépôts (jusqu’à leur réunion au sein du palais royal de Barcelone en 1318). Plus qu’une véritable originalité de la chancellerie aragonaise, l’auteur souligne avant tout l’intensification de l’usage de l’écrit sous le règne de Jacques II, ce qui conduit assez naturellement à l’établissement de séries de registres spécialisés dont les registra secreta organisés en fonction de missions spécifiques sont le plus bel exemple. L’ordonnancement chronologique laisse alors place à un classement thématique de la documentation selon un dispositif relativement souple – on laisse ainsi des feuillets blancs pour d’éventuels documents à insérer ultérieurement – qui laisse d’ailleurs subsister des documents divers tandis que se développe un système de renvois internes qui rend plus aisée la circulation tant au sein des registres que d’un registre à l’autre. Dans le même temps, on assiste aussi à l’apparition de notes de chancellerie qui s’insèrent entre la copie des actes de chaque ensemble documentaire et s’amplifient jusqu’à composer, à défaut d’un véritable récit, un « récit à l’état expérimental et fragmentaire » (p. 77) puisqu’il n’a d’autre ambition que de clarifier le déroulement des ambassades. Ces registres, toutefois, ne sont pas que simples livres d’enregistrement mais constituent également des instruments de contrôle du pouvoir royal sur les documents remis aux ambassadeurs – comme l’attestent les mentions de restitution par lesdits ambassadeurs au retour de leur mission ou les éventuelles lacérations – et permettent de délimiter le champ d’intervention des envoyés du roi : il faut donc y voir « des instruments vivants de l’activité de chancellerie » (p. 88), dépositaires d’une « mémoire qui peut être activée pour les besoins du pouvoir » (p. 90) en fonction des intérêts momentanés de la maison royale, et des « outils de l’ombre et du secret » (p. 94) servant à préparer de futures offensives diplomatiques. La diplomatie aragonaise n’est cependant pas qu’une diplomatie de parchemin ; elle nécessite en effet le recours à de multiples sources d’information dont toutes sont loin d’être écrites. Le pouvoir royal se montre en effet soucieux de récolter nouvelles et rumeurs en prenant bien soin de vérifier la fiabilité de chaque information qui lui parvient, sa principale source n’étant autre que la Curie pontificale où Jacques II, non content d’y entretenir des procureurs, envoie régulièrement des ambassadeurs pour des missions pouvant durer plusieurs mois. Aux dires de l’auteur, ceci ferait de Jacques II « l’un des souverains les mieux informés de son temps, et l’un des plus attentifs à ce problème » (p. 108), ce qu’en l’absence de toute étude comparative, il est bien difficile d’infirmer ou de confirmer – mais qu’en est-il par exemple d’un Philippe le Bel ? Le roi d’Aragon posséderait ainsi un réseau particulièrement dense où s’entrecroisent ambassadeurs, marchands catalans, espions (surtout utilisés en Castille et dans l’émirat de Cordoue) et sait pouvoir compter sur certaines cours alliées (celles de Majorque et de Sicile essentiellement) et, en Italie, sur des informateurs bien peu désintéressés à l’instar du Génois Cristiano Spinola qui, en échange de renseignements, cumule faveurs et privilèges. L’existence d’un tel système caractérisé par une grande variété de sources et reposant en partie sur les sujets rapprocherait le réseau aragonais du modèle vénitien et constituerait, en la matière, une réelle originalité.
4L’information, cependant, n’est rien sans l’existence de moyens rapides de transmission de cette information : Jacques II semble l’avoir compris, lui qui dispose certes d’un corps spécialisé comprenant une trentaine de courriers voyageant à pied, utilisés essentiellement au sein de la péninsule ibérique, mais ne se prive pas de recourir à d’autres serviteurs de sa cour, aux courriers des gouvernements urbains de son royaume, voire à des marchands au gré des circonstances, le choix du porteur d’une missive relevant surtout des disponibilités du moment. Le règne de Jacques II se caractériserait ainsi « par une intensification notable de la collecte d’informations sur l’étranger », ce qui conduit l’auteur à parler, non sans emphase, de « système informatif » (p. 137) mis sur pied pendant cette période. Cette intense activité diplomatique a évidemment un coût d’autant plus important qu’il doit être mis en rapport avec les ressources financières limitées de la monarchie aragonaise : évalués par l’auteur à entre 1 et 10% des dépenses de la Couronne et soumis à d’importantes variations, les frais liés à la diplomatie représentent une lourde charge, ce qui se traduit bien souvent par des difficultés de trésorerie. Si les ambassadeurs touchent à leur départ une provision qui ne couvre que très partiellement leurs besoins, ils peinent ensuite à se faire rembourser les sommes avancées pendant leur mission et encore ne les recouvrent-ils qu’avec beaucoup de retard. Cette situation financière délicate explique le recours quasi systématique à l’emprunt, à des expédients (mise en gage de certains joyaux de la Couronne) ou à des subsides extraordinaires dans le cas de certaines ambassades et des mariages princiers, ce qui n’a rien de très original puisque le mariage constitue bien l’un des cas prévus par le droit féodal pour prélever sur ses sujets un impôt de type extraordinaire. Rien ne permet donc véritablement de voir dans la diplomatie, comme le fait l’auteur, « un ferment d’expérimentation », du moins du point de vue financier pour lequel la guerre joua sans doute un rôle autrement plus fondamental. Il n’eût d’ailleurs pas été superflu de tenter de comparer les coûts respectifs de la guerre et de la diplomatie puisque c’est finalement à l’aune d’éventuelles dépenses militaires – assumées ou évitées – qu’il convient d’évaluer le véritable coût de la pratique diplomatique.
5Après les outils, les hommes. Un tel ouvrage ne pouvait évidemment pas faire l’économie d’une étude – notamment prosopographique – des personnes utilisées par le roi dans sa pratique diplomatique. Qu’ils soient qualifiés de nuncius, de procurator ou, pour les missions les plus prestigieuses, d’ambassadeur, ces hommes, choisis par le roi en son conseil, bénéficient temporairement et pendant l’exercice de leur mission d’un statut particulier comprenant l’immunité, la sauvegarde royale accordée à leurs biens, un moratoire des dettes et l’arrêt des procédures judiciaires en cours, faisant de l’ambassade un temps d’exception judiciaire et juridique. À partir d’une base de données portant sur un total de 233 missions, l’auteur a pu dégager un certain nombre de caractéristiques de ces pratiques diplomatiques aragonaises. Ainsi constate-t-il que les deux tiers de ces missions ne sont menées que par un seul individu et près d’un tiers d’entre elles par deux individus, si bien que les délégations comprenant trois représentants ou plus demeurent tout à fait exceptionnelles. Les ambassadeurs du roi se recrutent pour un tiers d’entre eux parmi les nobles (avec une part non négligeable de membres des ordres militaires), pour un tiers parmi les clercs et pour le dernier tiers parmi des roturiers laïcs (marchands, citoyens et juristes) issus pour la grande majorité d’entre eux des centres urbains de Catalogne. Mais si l’auteur relève parmi les ambassadeurs royaux nombre de conseillers et de familiers du roi – ce qui n’a rien de bien surprenant –, il n’en constate pas moins que la diplomatie, loin d’être l’apanage d’un groupe spécialisé de serviteurs du roi, demeure une pratique politique plutôt ouverte. Pourtant, si beaucoup d’ambassadeurs ne sont sollicités par le pouvoir royal qu’à une seule reprise, cela n’empêche pas l’existence d’un petit groupe d’une vingtaine de personnes qui accomplissent au moins cinq missions pour le compte du roi et constituent à l’évidence de véritables spécialistes de la diplomatie. Au sein de ce groupe, Stéphane Péquignot parvient même à distinguer quelques individus auxquels le pouvoir royal confie de manière récurrente les entreprises les plus délicates et qui sont utilisés sur plusieurs théâtres d’opération, accomplissant des carrières de près d’une vingtaine d’années au service de Jacques II. L’auteur note en outre une certaine spécialisation de ces ambassadeurs, qu’elle soit géographique ou thématique, mais n’en relève pas moins que 80% des individus sollicités par le pouvoir royal n’accomplissent en définitive qu’une ou deux missions, ce qui relativise tout de même l’émergence d’un corps spécialisé. En récompense de leurs services, ces hommes reçoivent des dons et des bénéfices ecclésiastiques lorsqu’il s’agit de clercs mais une mission réussie leur assure surtout la faveur du roi. En mission, ces ambassadeurs sont évidemment confrontés à de multiples difficultés matérielles, à commencer par celles de leur transport, la Couronne ne disposant pas toujours des bateaux nécessaires et devant parfois recourir à des solutions totalement improvisées. Le problème du logement est, quant à lui, plus aisé à résoudre, puisque les ambassadeurs sont censés être logés honorablement et défrayés par le souverain qui les reçoit même s’il s’agit plus d’une faveur que d’une obligation, à la seule exception de la Curie pontificale qui ne prend absolument rien à sa charge. Le séjour des représentants du roi en cour étrangère obéit à des règles strictes, tout écart de conduite par rapport à ce qui est attendu d’eux ou du souverain dont ils sont l’hôte étant signifiant. Commencée par une visite de courtoisie qui donne généralement le ton des relations à venir, la mission se poursuit par une entrevue de travail et par la remise de cadeaux qui permettent d’infléchir les relations diplomatiques. Un exemple tout à fait spectaculaire en est donné par Jacques II lors d’une ambassade envoyée auprès de son frère, Frédéric III de Sicile : le souverain se voit en effet remettre par les représentants du roi d’Aragon une épée ayant appartenu à leur père, Pierre III d’Aragon, présent symbolique qui doit rappeler au roi de Sicile le lien fraternel qui unit, par-delà les mers, Jacques II et Frédéric III. À leur départ, les ambassadeurs se voient d’ailleurs remettre en retour des cadeaux qui consistent le plus souvent en dons en numéraire. Certes, ces échanges de cadeaux constituent une pratique courante des ambassades mais ils font également l’objet d’une instrumentalisation « par les différents acteurs afin de signifier et de modifier l’état d’une négociation ou des relations politiques existantes » (p. 284). Toute ambassade, néanmoins, ne débouche pas nécessairement sur une entente entre les parties. Il convient dès lors de manifester ce désaccord à travers une gamme variée et graduée d’attitudes possibles : utilisation de protestationes écrites et passées devant notaire qui tendent à éviter un geste qui serait définitif, lettre de défi, départ des représentants du roi sans prendre congé et, dans les cas les plus graves, manifestation théâtrale et avec éclat de la rupture. Ainsi, les Siciliens abandonnés à leur sort par Jacques II lacèrent-ils leurs vêtements et se revêtent-ils de noir en signe de deuil tout en exprimant leurs plaintes avec moultes exclamations, ce qui tranche avec le ton mesuré des négociations diplomatiques.
6Le roi n’en exerce pas moins un contrôle extrêmement serré sur ses représentants par le biais de la remise d’instructions écrites : publiques et revêtues du sceau royal, elles énoncent les paroles qui doivent être dites publiquement au nom du roi ; secrètes et sans signe de validation aucun, elles détaillent très précisément les réactions à adopter en fonction du déroulement des négociations. Stéphane Péquignot analyse ainsi de telles instructions secrètes établies à l’intention des ambassadeurs envoyés en 1305 en mission auprès de Philippe le Bel pour conclure le mariage d’un fils du roi de France avec une princesse d’Aragon : elles déterminent jusqu’à quel point les négociateurs peuvent aller en matière de délai, de dot ou de clauses territoriales et tentent de prévoir les différentes réactions de Philippe le Bel face aux propositions aragonaises. « Aide mémoire, guide et réserve d’arguments » (p. 305), de telles instructions essaient d’envisager toute la gamme des possibilités entre « l’accord maximal souhaitable » et « l’accord minimal acceptable » ce qui réduit d’autant la marge de manœuvre d’ambassadeurs limités autant que se peut dans leurs prises d’initiatives. C’est qu’en effet, toute négociation au nom du roi met en jeu la propre parole du roi qui se doit donc d’être parfaitement maîtrisée. Nonobstant, les instructions ne peuvent tout prévoir dans les moindres détails, notamment parce que les ambassadeurs ne s’adressent pas qu’au roi auprès de qui ils sont mandatés mais disposent aussi sur place d’intermédiaires susceptibles de leur dresser une cartographie du pouvoir dans les cours étrangères, cartographie parfois évanescente et surtout très mouvante. L’approche du souverain étranger se fait donc souvent de façon indirecte, graduée et préparée par le biais de conseillers du roi – ainsi de Guillaume de Nogaret à la cour de Philippe le Bel – que l’on peut parfois aller jusqu’à soudoyer comme lors des négociations engagées à propos de la restitution du Val d’Aran. Mais surtout les ambassadeurs de Jacques II peuvent être amenés à prendre la parole en leur nom propre afin d’aborder un certain nombre de questions sur lesquelles le roi lui-même ne veut – ou ne peut – pas s’engager ouvertement avant d’avoir sondé les intentions de la partie adverse : c’est le rôle confié au templier Ramon de Saguardia à propos de tractations entre la papauté et Philippe le Bel. La parole de l’ambassadeur joue ici le rôle de « filtre protecteur » d’une personne royale qui peut, sans trop de dommages, désavouer par la suite son propre représentant. Un document rédigé par Jacques II à l’intention de ses envoyés auprès du roi de France en 1322 définit ainsi la marge de manœuvre rhétorique dont ils peuvent disposer : « qu’ils ne disent rien qui aille au-delà ou à l’encontre [des instructions royales] mais qu’ils en parlent (…) sans en modifier la substance » (p. 323). Interprètes de la volonté de leur mandataire, les ambassadeurs ne sont pas que des porteurs de parole : ils manipulent aussi nombre d’écrits royaux, à commencer par ces protestations et procurations qu’ils emportent avec eux et qui servent de garde-fous au pouvoir royal dans le cadre des négociations. Au final, l’auteur voit dans le XIIIe siècle un moment-clef dans l’histoire de la diplomatie au cours duquel se manifestent une pratique accrue de l’écrit, une conscience de plus en plus affirmée de la nécessité du secret et l’importance de l’accès à l’information, autant de traits que l’historiographie prête d’ordinaire à la diplomatie « moderne ».
7Restait à tenter d’appréhender cette diplomatie en action et surtout esquisser une approche des utilisations politiques possibles de l’outil diplomatique. Comme le montre Stéphane Péquignot à travers l’étude d’un conflit opposant marchands de Narbonne et sujets aragonais, la diplomatie royale peut parfois venir au secours de ses propres sujets en négociant un accord – même si en l’occurrence le traité final s’avère plutôt favorable aux Narbonnais – voire en délivrant des lettres de marque, ce qui constitue une pratique usuelle de l’Occident médiéval. La cour royale entretient également des rapports étroits avec les gouvernements urbains, au premier rang desquels figure évidemment celui de Barcelone : les conseillers urbains sollicitent régulièrement le soutien de Jacques II pour leurs affaires via Bernat d’Averso ; les ambassadeurs de la ville sont souvent choisis parmi des hommes qui ont été employés par le souverain pour des missions à l’étranger et la coopération peut aller jusqu’à la mise en place d’ambassades mixtes même si, en la matière, la diplomatie urbaine demeure placée sous patronage royal. Le roi n’hésite pas non plus à solliciter les corps ecclésiastiques en ayant recours à de multiples reprises aux bons offices de templiers – ainsi de Ramon Saguardia, commandeur du Mas Deu en Roussillon – puis, après la dissolution de l’ordre du Temple, de dominicains. Mais l’auteur met surtout en évidence le rôle fondamental joué par les rencontres royales, ces vistae – par exemple celles de Logrono en 1293 ou de Torellas en 1304 – vues comme un climax des rencontres diplomatiques et sur lesquelles il bénéficie de dossiers documentaires extrêmement complets. Au cours de son règne, Jacques II participe à un total de seize rencontres royales, sans même compter ses propres déplacements en d’autres cours et les projets avortés, la majorité d’entre elles le mettant aux prises du roi de Castille ou de Majorque. Ces « vistae apparaissent comme une modalité de rencontre diplomatique particulièrement propice à leur résolution [celle des conflits], à la définition des grandes orientations politiques et à la certification d’accords qui régulent les relations du roi d’Aragon avec les autres souverains » (p. 405) : n’intervenant qu’au terme d’un long processus de négociations, ces rencontres permettent un échange direct entre les souverains de paroles et de secrets qui ne peuvent, à l’évidence, circuler qu’entre princes. « Moment-clef qui doit permettre de défaire le nœud gordien créé par des problèmes que les lettres, les envois d’ambassadeurs plus ou moins solennels et les conférences qui les réunissent se sont avérés incapables de résoudre » (p. 408), la vista est toujours savamment négociée quant à son objet même, aux questions qui vont y être abordées, à la date à laquelle elle doit se tenir et, point primordial, au lieu de la rencontre, le plus souvent en position frontalière afin de refléter l’égalité entre les parties. De tels épisodes comportant des risques inhérents au face-à-face entre souverains – comment s’assurer que l’une des deux parties ne profite pas de l’événement pour s’emparer de son adversaire ? –, les vistae comportent des règles très strictes visant à garantir la sécurité des participants : à l’occasion des rencontres de la Jonquera en 1293 entre Jacques II et Charles II d’Anjou, on définit très précisément le nombre d’hommes de chaque suite royale et on interdit toute autre arme que des épées et des couteaux. Ces vistae, toutefois, sont aussi la rencontre de deux cours : le roi n’y vient pas seul mais escorté de ses conseillers et familiers et d’individus qu’il a spécialement convoqués à cette occasion (hauts prélats, nobles accompagnés de leur suite, probi homines des plus grandes villes du royaume) afin de recréer autour de lui une image de la Cour qui lui permette de faire bonne figure face aux souverains étrangers – comme l’écrit le chroniqueur Ramon Muntaner, ces rencontres sont des moments de compétition pacifique dans l’honneur – et de donner un caractère public à la rencontre. Selon Stéphane Péquignot, Jacques II se servirait de ces vistae pour souder autour de lui dans un consensus largement forcé la noblesse aragonaise alors même qu’il ne réunit que très peu les Corts : les rencontres royales constitueraient ainsi « l’un des rares lieux où la couronne d’Aragon est physiquement et réellement visible » (p. 444). Hypothèse certes séduisante mais que rien ne vient véritablement conforter tant, du moins du point de vue des sujets, l’assistance à ces rencontres ne signifiait pas nécessairement adhésion au pouvoir royal et ne pouvait avoir la même signification qu’une réunion des Corts.
8Et ceci d’autant plus que la diplomatie de Jacques II s’avère être, plus encore qu’une affaire de famille, une affaire personnelle. Certes, le roi d’Aragon n’hésite pas à s’appuyer sur ses liens familiaux avec les rois de Majorque et de Sicile pour tenter d’affirmer une unité diplomatique de la Casa d’Aragon, soutenant notamment le souverain de Majorque dans ses démêlés avec la couronne de France au sujet de Montpellier. Mais au-delà d’une telle unité qui demeure plus souhaitée que réelle, c’est surtout la personne même du roi qui s’exprime à travers l’action diplomatique et non celle d’un royaume : la diplomatie relève donc largement de la seule voluntas d’un roi qui, à partir du traité d’Anagni qui, en 1295, met un terme à son conflit avec la papauté, multiplie les médiations afin d’apparaître comme un « faiseur de paix ». Avec raison toutefois, Stéphane Péquignot ne se laisse pas prendre au piège d’une image largement construite par la chancellerie aragonaise et relayée ensuite par l’historiographie catalane : si Jacques II se pose en médiateur, ce n’est pas tant par « souci de rétablir la paix entre les princes chrétiens » (p. 505) comme le proclament un peu pompeusement ses propres actes diplomatiques mais bien plutôt pour favoriser sa propre conquête de la Sardaigne et pour servir l’honneur du roi.
9Au final, si l’auteur reconstitue avec minutie et précision les pratiques diplomatiques d’un souverain qui en usa parfois jusqu’à l’excès, s’il en démontre le caractère à la fois non-institutionnalisé et très personnel, si enfin il livre à ses lecteurs une somme érudite sur les hommes qui servirent les ambitions de Jacques II, il peine néanmoins à percer les arcanes de la diplomatie aragonaise et à en percer véritablement le sens, faute sans doute d’avoir posé frontalement la question même des buts intrinsèques de cette diplomatie et de l’avoir mieux insérée à la fois dans les enjeux internes du royaume d’Aragon et dans le « grand jeu » que pouvaient alors se livrer les royaumes de l’Occident médiéval.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vincent Challet, « Stéphane Péquignot, Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon (1291-1327) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 18 février 2011, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12171 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12171
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page