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Jus & Litterae
II. Philippe de Vigneulles, le droit et la lettre

Philippe de Vigneulles dans la Prose des Loherains

Jean-Charles Herbin
p. 385-419

Résumés

Face aux chansons de la Geste des Loherains en vers qu’il entreprend de mettre en prose, Philippe de Vigneulles, « le mairchamps demorant audit Mets, derrier’ Sainct-Salvour, sus la rue des Bons Anffans », ne cherche pas à rester neutre ; au contraire, il s’en approprie la matière, mais aussi, autant qu’il le peut, en transpose le style. Déclarant travailler pour Dieu et pour la Cité de Metz, il est constamment en complicité avec les personnages épiques et la communauté messine. Pour celle-ci, il développe une certaine pédagogie qui permet au lecteur moderne de cerner ses goûts et ses intentions, et permet d’évaluer son rapport – original – à l’historiographie.

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Texte intégral

  • 1  Nous citons, sauf indication contraire, le texte du manuscrit de la ville de Metz (v, folioté ; Me (...)
  • 2  L’année 1514 est indiquée à la fin de Garin I, au f° 145r° (« l’an mil .v.c. et .xiiii. »), mais l (...)

1Il est à peu près impossible d’établir la chronologie des œuvres de Philippe de Vigneulles, mais il semblerait qu’il en ait assuré une révision majeure dans les années 1514-15151 et qu’il ait continué à y travailler jusqu’à sa mort en 1527 ou 15282. Il n’est guère plus aisé de définir exactement le genre auquel ressortit chacune de ses œuvres, que ce soit sa Chronique (sorte d’histoire du monde dans laquelle il insère des éléments légendaires et épiques), son Journal (qui, au-delà de ses aspects autobiographiques et de quelques pages poétiques, constitue aussi largement une chronique de la Ville de Metz pour les années 1471-1522), sa mise en prose de la Geste des Loherains, qu’il considérait lui-même comme un travail d’historiographie et dans laquelle il intervient sans cesse stylistiquement – par son obsession de brièveté, par son attitude à l’égard du style épique –, et idéologiquement – par sa partialité envers les personnages, par sa volonté didactique, voire politique.

2C’est sur l’omniprésence du narrateur Philippe de Vigneulles que cette étude entend s’interroger, sur le pacte de lecture explicite, mais aussi implicite qui nous est proposé dans la mise en prose des Loherains. Nous essaierons de montrer jusqu’où Philippe de Vigneulles s’approprie sa matière, dans quelle intention il se lance dans son entreprise, et nous tenterons de dégager aussi précisément que possible l’intérêt de son témoignage pour le chercheur, et plus largement pour le lecteur d’aujourd’hui.

  • 3  J.-C. Herbin, « La ‘mise en prouse’ de la Geste des Loherains par Philippe de Vigneulles : une (re (...)
  • 4  Notamment C. M. Jones, Philippe de Vigneulles and the art of prose translation, D. S. Brewer, Camb (...)

3Même si nous avons relu toute la prose des Loherains, nous reprenons ici, mais en les systématisant, bon nombre d’éléments que nous avions isolés dans nos précédentes approches du travail de Philippe de Vigneulles3. Il va de soi que nous avons tenu compte de travaux récents4 qui nous ont rendu plus aisée cette réévaluation portant sur l’intégralité de la mise en prose, même si notre connaissance de la tradition manuscrite des poèmes médiévaux est plus précise pour les poèmes liminaires que sont Hervis de Metz et Yonnet de Metz.

Appropriation (Qui / Quoi / Comment ?)

  • 5  Certains manuscrits, à la fin de Garin, citent un Jehan de Flagy dont on ignore s’il a été le prem (...)

4Contrairement à ce qui se passe dans les poèmes épiques eux-mêmes, la plupart du temps anonymes5, l’auteur de la mise en prose des Loherains signe son travail à plusieurs reprises, notamment à des endroits stratégiques du texte, c’est-à-dire au début et à la fin des parties correspondant aux poèmes de Hervis et d’Yonnet :

  • 6  Le mot acripvains (var. v = escripvain) n’a pas ici le sens moderne, il signifie seulement que Phi (...)
  • 7  Pour l’origine des citations, voir plus haut, note 1.

Pour le Prologue de Hervis : « je, Philippe de Vignuelle le marchamps » (p. 6 / 1r°), « moy, l’acripvains » (p. 6 / 1v°)6, « je, Philippe dessus dit » (id.)7 ; pour celui d’Yonnet : « Je, Phelippe de Vignuelle dessus nommeis » (p. 1151), « je, Phelippe dessus nommés » (id.) ; de même, pour l’Épilogue de Hervis : « je, Philippe de Vignuelle, le mairchamps demorant audit Mets, derrier’ Sainct-Salvour, sus la rue des Bons Anffans » (59r°), « je, Pheilippe de Vigneulle, le marchamps dessus dit » (59v°) ; pour la rubrique qui clôt Garin I : « par moy, Philippe de Vignulle (sic) mairchamps de draps » (145r°) ; pour la fin de Garin III : « je, Philippe de Vignuelle [le] mairchampz de draps demourant a Mets derrier’ l’esglise collegialle de Sainct-Salvour sus le tour de la rue dez Bons Anffans » et « Je, Philippe dessus dit » (305r°) ; et pour la fin d’Yonnet : « je, Phelippe de Vignuelle cy devant nommez » (p. 1219).

5On pourrait presque parler, à l’anachronisme près (du mot et de la chose), d’obsession de traçabilité.

  • 8  Cf. encore 67 r° « en ce chapitre » ; il est encore question, mais dans des commentaires marginaux (...)

6Aux mêmes endroits, mais aussi tout au long de la prose, on relève des indications sur la manière dont Philippe concevait les poèmes sur lesquels il travaillait. Les premiers mots du texte « les choses anciennement advenues » (1r° / p. 5) disent assez la teneur historique (réelle ou prétendue) de ce qui va suivre. Puis il est question de « ce present livre » (id.), de « ceste presante cronicque » (p. 6 / 1r°), de « meistre ladicte histoire de ancyenne rime et chansson de geste en prose par chaipitre »,8 (id.), de « l’istoire […] de grant excellance et merveilleux fait d’armes » (id.), de « l’ancienne histoire » (id.), de « cy haulte ewre entreprandre » (id.). Toutefois, dans l’Épilogue de Hervis, Philippe met moins l’accent sur la notion d’histoire que sur celle de lignée :

  • 9  Nous ignorons à quel personnage de la Geste renvoie ce nom, qui se lit aussi dans h.

Icy devent est finee la vie et istoire du duc Pier de Louraine et de Aelis, sa fille. Paireillement de la belle Beautris, fille a Eustaiche, le roy de Thir, et suer a roy Fleur de Honguerie. Et du noble duc Hervey de Mets, son bon mary. […]. Et ycy aprés s’ansuit en brief la mort du noble duc Hervey […]. Aucy la vie et histoire du noble duc Guerin, son filz, c’on dit a Mets “le Lourain Guerin” […]. Et aucy parlerons de l’anffans Gilbert, son fils, et du noble et vaillant duc Baigue de Bellin, frere audit duc Guerin, et de la mort d’iceulx et de leur anffans. Paireillement | de leur cousins, amis et pairans, telles comme Harnaïs, Jaffroy l’Angevins, Hues de Cambresins ; du duc Aubry et de Hervy du Chaitiaulx Villain, qui ce nommoit le Villain Hervy, et de ces anffans, Rigal, Thion et Moradin ; de Olris l’Allemans et de Doon qui mourust a Bourdiaulx, et de son filz Malvoisin ; de Gaultier l’Orfenin, de Geraird du Liege et de Gaulthier de Paris ; de Gerin le Vallant et de Hernault, son frere ; de Briemont9 et de pluseur aultre que vous oÿreis ycy aprés nommer. Et aucy de leur aversaire et annemis, telle que le viez conte Herdré et du conte Fromon de Lans, son filz, et de Fromondin, son advellés, de Barnaird du Naisil. Et de Guillaume l’Orguilleux de Monclin, et de l’evesque Lancellin de Verdum, son frere […]. Iten, de l’aultre Guillaume de Blancafort, nommeis le mairquis […], et de pluseurs aultre, leur aydans (59r°/v°).

De même, dans la partie concernant Yonnet, dans la première rubrique de chapitre :

Cy aprés s’ensuyt la fin totalle et generalle destruction de la noble lignee qui sortit du duc Pierre de Lorrainne et du noble Hervei de Mets […] pour les grant haynes et guerres mortelles qu’ilz eurent au lignaige du conte Fromont… (p. 1151).

Avec reprise lorsqu’il est question du fils de Hernaut, « par lequel se reamust la guerre et la generalle destruction de ce noble lignaige » (p. 1152), ou encore dans sa conclusion :

Et ainsy doncques faillit la grant lignie et le grant pairaige qui procedoit du duc Hervei et aussi celle de Herdré… (p. 1218).

Icy fine l’istoire c’on dit a Mets Le Lorrain Guerrin, c’est assavoir de toute la lignie qui saillit du duc Pierre de Loraine et du noble duc Hervei de Mets, de toutes leurs filles et leurs filz et de tous ceulx qui en descendirent, comme cy devant aveis oÿs ; pareillement de la lignie du conte Herdré de Lans en Lainoy, de Fromont et de Fromondin, son filz, lesquelles deux lignies se menerent durant leurs vies une si forte et mortelle guerre qu’ilz en furent tous deherités et destruitz… (p. 1219).

Les poèmes eux-mêmes sont clairement identifiés comme « aulcune anciennes histoires » dues à « aulcuns aultres acteurs » (p. 1152). Et Philippe de préciser, lorsqu’il reprend la plume pour mettre en prose le poème d’Yonnet :

Et jay ce que le livre icy devant nommés le Lorrain Guerrin n’en met rien, toutesfois aultres histoires despendant de ceste, comme j’ay dis devent le met, et autre historiem en ont escripts tout en la forme et maniere ou au moins en substance comme la teneur s’ensuyt (p. 1152).

7Tout au long du texte, on relève des rappels à « [l’]istoire » dont procède la mise en prose, notamment dans plus de vingt formules d’authentification qui émaillent le texte : « cellon que (le) mest la vraye istoire » 9r°, 224r°, « comme tesmoigne la vraye histoire » 5v°, 10r°, 21r°, « comme la vraie histoire le met » 4r°, 6r°, « comme la vraie cronicque le met » p. 1212 ; formules équivalentes 4v°, 49r°, 67v°, 79r°, 114v°, 120v° (dans un ajout en bas de page), 127v°, 210v°, 213v°, p. 1152, 1160, 1196, 1201, 1212, 1218 ; dans la dernière phrase de la partie concernant Hervis, Philippe annonce à nouveau que, pour ce qui suit, il a travaillé d’après « la vraye istoire » (59v°).

  • 10  La Chronique de Philippe de Vigneulles, éd. C. Bruneau, Metz, 1927, t. 1, p. 3 et Livre I, p. 159- (...)

8Avec quelques menues variantes sans grandes conséquences : « ycy androit fault la vraye istoire et cronicque, laquelle est de grant magnifissance » 304v°, ou encore « comme la vraye cronicque le devise » 305r°. Contrairement à l’anglais, par exemple, qui dispose de « story » et de « history », le français n’a qu’un mot : « histoire » pour désigner le récit historique et la fiction ; mais le doublet synonymique « istoire / cronicque » auquel recourt Philippe de Vigneulles dit assez que pour lui Geste des Loherains et Histoire ne font qu’une. Il ne faut pas oublier que Philippe utilise la Geste dans sa Chronique, au même titre que n’importe quel autre matériau historique10.

9Philippe nomme le contenu des poèmes « la matier’ qui ceroit grande a raiconter » 6v°, « ma matier’ » 67v°, et ponctue sa prose de « pour revenir a (mon) prepos » 26v°, 83r°, 121r°, 178v°, 181v°, 210v°, 250v°, p. 1153 ; « pour retourner a mon prepos » 251v° ; « mais je revenr[ai] a mon prepos » 155v°.

10Cependant, Philippe s’approprie sa matière bien plus profondément : d’une part, il en est maître, en particulier par le souci constant d’abréger ; d’autre part, il reprend l’essentiel du style épique à son compte, parfois de manière presque caricaturale, notamment par son attitude à l’égard des personnages. Plus de deux cents formules signalent que la prose abrège, généralement sous la forme « que je laisse pour abregie[r] » (var. ablegie[r] 165r°), moins fréquemment :

« et pour abregie[r] l’istoire » (250v°) ; « Et puis aprés beaucop d’aultres chose que je lesse a cause de briefveteis » (4r°) ; « Et pour abregier l’istoire, laquelle seroit grande et prolixe a raconter tout du loing » (3r°) ; « Et aprez biaulcopt d’aultre langaige qui tropt loing seroie a raconter, cellon que mest la vraye istoire » (9r°) ; « a brief parler » (224r°) ; « cy m’en paisse quant a presant » (227v°) ; « pour eviter proliscité » (292v°) ; « Et fist moult d’aultres choses et plusieur gran vaillance desquelles je ne fais or nulle mancion » (12v°) ; « Cy acomence le grant tournoy, duquelle je ne veult gaire parler. » (11r°) ; « De vous dire et conter toutte lez chose qui furent faictez ne dictez audit tournois, ce n’est pas mon intancion, car je aroie troptz affaire. Et qui plus savoir en voulrait, cy lise le livre nommez Le Lorain Guerin, et la trowerait le tout » (11v°) ; etc.

  • 11  La version saisie sur ordinateur compte plus de 2 200 000 caractères.

11Quitte d’ailleurs à développer une scène de bataille alors qu’on lit sur la même page que « Tant fut grande la baitaille et mellee que, ce tout voulloie dire et conter, tropt seroit longue et prolixe » (33r°)11.

  • 12  J.-C. Herbin, « Approches de la mise en prose… » art. cité, en particulier p. 500.

12La répartition des formules suggère que la volonté d’abréger a été une obsession surtout pour le poème de Hervis12. Le verbe « abregier » n’apparaît pas dans Yonnet, mais on relève quelques formules qui indiquent un abrégement : « aprés plusieurs devises et parolles que les deux nepveulx eurent ensembles » (p. 1153), « puis aprez plusieurs langaiges » (p. 1154).

13Pour ce qui est du style épique, on peut parler d’une véritable appropriation.

  • 13  J.-C. Herbin, « Yonnet de Metz », art. cité, p. 42 ; le découpage du texte en chapitres est de la (...)

14Ainsi, comme cela se passe dans les poèmes d’une laisse à l’autre, même si Philippe ne répartit pas nécessairement sa prose parallèlement aux laisses des textes en vers, on peut considérer qu’il fait fonctionner ses chapitres comme des laisses13 :

« … maix nous en lairons a parler pour le presant et vous diray du prevost… » (3r°, fin de chapitre) ; « Cy lairons ung peu a parler d’eulx et retournerons a parler du roy et de la royne… » (6v°, début de chapitre) ; « Cy vous lairons d’eulx a parler, quant tantps cerait y revenrons… » (41v°, début de chapitre) ; « De Bernaird du Naisil larai ung peu a parler pour le presant et vous diré(z) du messaigier Pepin… » (92v° = Garin I, début de chapitre) ; « Maintenant vous lairons a parler de Rigal et de son sciége, et vous diré(s) du bon a[bbé] qui conduisoit le corps du noble duc » (153v° = Garin II, début de chapitre) ; « … maix nous lairons a parler d’eulx et revanrons a parler du roy Pepin (fin de chapitre) / (début du chapitre suivant) = Or vous lairons dez Sarrasins a pairler et retournerons a roy Pepin… » (256r° = Garin III).

15Nous pourrions citer encore des dizaines d’autres enchaînements comparables à ceux-ci. L’enchaînement se fait parfois de manière très voyante :

Et fist le duc Baigue cestui jour plussieurs vaillances, maix ces annemis estoient a sy grant nombre qu’il ne les polt plus souffrir et luy fut force rentrer a son chaisteau et ce mest[r]e a salvetés (fin de chapitre) // (début du chapitre suivant) Quant le noble duc vit que plus il n’en pouoit souffrir, en son chaisteau c’est retireis, luy et ces gens… (124v°).

Ou encore :

« Hé roy, dist elle, pour Dieu, chevaulchiés et n’atandeis plus avent que le viez lairon ne c’en fuisse, car je ne gairt l’eure qu’il c’en soit en ailleis !
– Taisés vous, damme, ce dit le roy, il sciet moult mal a une femme de aincy ce demener ! Mal cougnissés la voullunteis Fromont car, par Dieu, avent qu’il c’en aille, encor vous ferait le cuer doillans ! »
Alors fut leveis le bruit parmi Bourdiaulx coment le roy voulloit ailler a Geronville pour assaillir le Viés Fromont. Adoncquez weïssiez chacun ce mestre en point et aprester, comme vous oÿreis ycy aprez.

[f°243 v°] Coment le roy avec le duc Gilbert firent une grosse airmee pour ailler a [Geronville] et mectre a ffin Fromont, et coment une espie en vint avertir ledit Fromont, lequelle, quant il en sceust les nowelle moult durement ce gaimentoit et fut trés esbaïs.

La noble royne, oyant les parrolle de Malvoisin, estoit de joie toutte transie et, elle estant illec devent le roy, humblement comme dit est, le requeroit que a Hernault donnait secour, disant aincy :
« Hé sire, pour Dieu, car vous haités avent que le traistre c’en fuie en voie !
– Taisés vous, damme, ce dit le roy, il sciet moult maulx a femme de aincy ce demeneir, et ne cougnissiés encor pas la hairdiesse de Fromont car, avent qu’il c’en fuye, il vous ferait le cuer maris ! ».

16En outre, un rapide balayage du texte nous a permis de repérer une centaine de formules du type « Cy vous lairons / lairay … », avec un verbe corrélatif comme « et dirons », « et parlerons », « et revanrons », « et retournerons ». D’autres formules caractéristiques du style épique se repèrent dans la prose, et en très grand nombre : « comme (cy devent) avés oÿ » (plus de deux cents fois), « comme vous oÿrés cy après » (une soixantaine de fois), « comme cy après vous serait dit » (plus de cent cinquante fois) ; et même des formules qui font participer le public à l’action, du type « veïssiés » (une soixantaine), « eussiés veu / eust (on) veu » (une trentaine), « oÿssiés » (une dizaine). Contentons-nous d’évoquer quelques remarques comme :« Que voullez vous que je vous dye » (12v°, 20r°, 23r° × 2, 26r°…), quelques autres prétéritions comme : « de leur journee ne vous sçay compte tenir » (4v°), « Cy firent tant par leur journee, desquelle ne vous sairoie conte tenir » (28v°, et formules comparables 11r°, 52r°…), « en leur chemin, duquelle ne vous sçay conte tenir » 303r° ( = Gerbert 14589). Notons aussi que Philippe paraît affectionner le motif de la « reverdie » (63r°, 72v°, 216r°…).

  • 14  Majoritairement, pour le texte en vers, dans des formules liées à la présentation du discours dire (...)

17Il ne s’agit pas de coloration épique discrète, mais bien d’une tendance lourde : nous avons repéré au moins six cents éléments qui ressortissent au style épique, que ces éléments transposent – ce qui arrive souvent – une formule des textes en vers, ou que leur présence dans la prose soit due à une initiative de Philippe de Vigneulles. Nous avons effectué la comparaison sur les formules « comme vous oÿrés cy après » / « comme cy après serait dit » et « comme (cy devent) avés oÿ » pour le texte de Hervis, et le résultat est éloquent : une formule comparable au futur se relève près de cinquante fois dans le texte en vers14 (prose = trente-cinq fois, Philippe en supprime donc quelque peu), mais seulement trois fois au passé (prose = cinquante-deux fois, Philippe en ajoute donc exagérément, presque toujours pour reprendre non des paroles, mais du contenu). La conséquence est très claire : il y a au moins une trace du style épique par page. En d’autres termes, Philippe tente – consciemment ou non, là n’est pas la question – de recréer avec son public un lien comparable à celui qui pouvait exister entre le jongleur-narrateur et le public des chansons de geste.

18L’exagération épique trouve grâce auprès de Philippe de Vigneulles. Bien que son intention soit d’écrire de l’Histoire, il fait état sans nuance de la fortune colossale du père du prévôt Thierry :

Entres lesquelz en y avoit ung en sai cité de Mets, qui estoit tant riches c’on ne le pouuoit estimer. Et estoit tenus pour l’ung des riches merchamps du monde, tant sur mer que sur terre. Et estoit chose mervilleuse et incredible du grant avoir et des grans terres et possession que icelluy merchamps avoit. Et fit celluy merchamps faire et fermer plusieurs chasteaulx et fermetey par le païs de Mets et de Lorraine, car il estoit trop plus riches que le duc son seigneur (2r°).

19Il reprend à son compte le jugement du narrateur sur les dépenses que Hervis fait à Provins et le renforce : « et estoit chose de l’autre monde de l’outraige et despance qu’il faisoit » (5v°) ; à mi-chemin entre partialité et exagération, voici son jugement sur le personnage lui-même : « le noble Hervey chevaulchoit […]. En la crestienté n’y avoit son parreille en toutte beaultés » (23v°). Philippe mentionne sans discussion le « coup épique » : « et le fandist en deux moitiet » (65v°, 287v°…). Tout cela n’est pas sans répercussions sur sa prétention d’historien.

20D’autant plus qu’il n’échappe pas, loin de là, à la partialité, en particulier à propos des personnages féminins Béatrix, Blanchefleur et Ludie, notamment, et de quelques Bordelais.

  • 15  On pourra, sur ce personnage féminin, se reporter à notre article, J.-C. Herbin, « Lumineuse Béatr (...)

21Pour Philippe, Béatrix passe avant Hervis lui-même, puisqu’il évoque le poème sous le titre de « La belle Beaultris, fille au roy Hutaisse de Thir »(p. 1151). Il souligne l’attitude des Messins « ce esmerveillant de sa grant beaulté en disant l’ung l’autre que jamaix plus belle damme n’avoie veu » (8bisv°)15. Dans Hervis, l’héroïne, mise d’emblée sur un pied d’égalité avec la belle Hélène de Troie, est nommée « la belle Beaultris » (48 occ.), « Beaultris la belle » (31 occ.), « la belle » (adjectif substantivé, 92 occ.), elle est comparée à une « deesse ou fee » (6r°, 7r°, 22r°, 39v°, 58r°) ; le narrateur s’apitoie sur les malheurs de l’héroïne en insérant à son propos l’adjectif « powre », dans son emploi affectif (6r°, 7r°x 2, 7v°x 2, 8bisv°x 2). La sympathie de Philippe va aussi à la reine Blanchefleur, dont il brosse, contrairement à son habitude, un très long portrait (109v°/110r° ; elle « sambloit une deesse » 110v°, mais non une fée, comme Beatrix…). La fille du roi Anseÿs de Cologne fait l’objet d’une insistance qui souligne l’incompréhension de Gérin lorsque Gerbert refuse d’épouser la princesse : « Or estoit celle fille tant belle qu’i n’y avoit rien plus et a merveille la faisoit moult biaulx veoir » (281v°).

22Bien qu’il affiche son parti pris de brièveté à chaque détour de phrase, Philippe accorde néanmoins à Béatrix une grande scène, digne d’un opéra, lorsque Hervis vient de tuer les damoiseaux présomptueux de Lagny :

Adoncque la belle ce print a crier et braire, dissant :
« Laisse ! doullante ! chetive ! Que devanrai ge ? Et que ne ce owre la terre pour me angloitir, quant devant mez yeulx voy cy deux homme mort pour moy ? Lasse ! doullante ! Que fera je ? Que ne vient la mort pour me prandre ? »
Et en disant cez mot, ce palme de doulleur, et Hervis la voient c’en retourne et la print a conforter. Et elle lui dit :
« Las moy, mon amis, pour Dieu, que ne corrés plus aprez ! Vous voiez qu’il sont de bonne maixon. Et je sçay bien que vous serez enchaissiez et serons poursuïs ! Pour Dieu, pansez de vous saver ! Allez vous an tant que polrez, et je m’en yrai(t) aprez ! » (8v°).

Il s’étend moins sur le portrait du duc Hervis, au moins au début, mais sur sa valeur et sa vaillance au combat on lit de telles échappées :

Le noble duc Hervei faisoit merveille d’airme, et de la joie qu’il avoit d’avoir gaigniez l’ouneur du champz et surmontez son annemis, la force lui en estoit crutte et doublee ; et pour ce, comme ung vaillant champion fraipoit a desdre et a senestre, en coupant teste et bras, chevaulx abaitre, homme confondre et acreventer, faisant cez copt cy redoubter qu’i de tout fut regairdez (52r°).

23Volant au secours de Hernaut assommé auquel Fromondin veut couper la tête, arrive un chevalier nommé Hue, que Philippe, dans l’interligne, valorise en ajoutant « le vaillant » au premier jet du dérimage. On pourrait multiplier les exemples.

  • 16  Voir aussi J.-C. Herbin, « Yonnet de Metz », dans Les Mises en prose, art. cité, p. 40.

24Inversement, à la fin de la prose, formant en quelque sorte un contrepoint à celui de la belle et bonne Béatrix, le personnage de Ludie concentre l’acrimonie de Philippe : « la malle femme » (p. 1197), « la faulce femme » (p. 1159, 1164, 1172, 1186, 1205…), « la maulvaise femme » (p. 1165), « la traistre » (p. 1165, 1187), « la traistresse dame Ludie » (p. 1172), « celle mauldicte femme » (p. 1173), « a qui Dieu enwoie malle fortune ! » (p. 1166), prenant ainsi fait et cause pour Yonnet qui désigne Ludie comme « la mauldicte, ce tison d’Enfer » (p. 1200)16.

25Même détestation à l’égard de « cez traistre Bourdellois » (84r°, sous une rature : aucun commentaire dans le texte en vers), du « fault viellair Herdré » (83r°), et surtout de Bernard du Naisil : « le traistre » (99r°), « le traistre qui estoit tant plain de mall[ice] qu’i n’y avoit son pareille en tout le païs et sçavoit autant de maulx c’ung petit dyable saillis d’anfer » (107v°), le « tra[istre] comme Judas » (113v°, pas de commentaire dans le texte en vers, Garin 5144, 5842), cf. encore 108r°, 112r°, 112v°, 127v°, 132v°… Bernard du Naisil et l’évêque Lancelin sont « les deux traistre » (159r°), Guillaume de Monclin le « malvais et traistre » (190r°), « plus traistre que Judas et fellon comme ung maitin » (190r°) ; la partialité ne s’avoue parfois que dans une comparaison dévalorisante « [Fromondin] … faisoit bien du pappellaire » (304r°, rien de correspondant dans les vers), ou dans une redondance qui doit se vouloir expressive : « et alors prepousait le traistre (= Fromondin) de faire traïson » (303v°). À l’occasion, Philippe stigmatise les « innumains murtreus » (191r°), « le tirant » (= Fromondin, 267v°), et plus largement les Bordelais dans leur ensemble : « Hé Dieu, come(nt) grant malz avindrent par leur mauldicte orguille et traïson ! Et moult de puple qui n’y ont cause ne courpe l’ont chierement a comparer » (234v°, sans commentaire correspondant dans les vers). Philippe commentera, goguenard, la mort misérable de Fromont : « Et vella la fin de son service ! » (279r°).

26Autre cible de ses traits, les Sarrasins : « les chiens infidelle Wandre et Hongre » (61r°), « les mauldis Wandre et Hongre » (61v°), « les (mauldis) chiens Sarrasins » (61v°, 62r° × 2, 63r°, 80v°), « les mauldis chiens paiens » (286v°), « ces faulx chiens (Sarrasins) » (69v°), « ces fellon chien Sarasins » (74r°), et « encore pluffort » pour parler comme Philippe (30r°), « ces mauldis fellons chiens Sarrasins » (63v°), les « faulx paiens […] qui se dormoient parmi les champs comme pourciaulx » (63r°), formules d’exécration que Philippe place aussi, à l’occasion, dans la bouche des personnages (64r°, 65bisr°, 70v°, 73v°…).

27Philippe reprend le « nos » utilisé par le narrateur épique pour désigner les Lorrains, ou bien prend sur lui de l’introduire : « fist plussieurs grant maulx et anuis a noz gens » (53v° = Hervis 9952, cf. aussi 54r°), « lors ce departe la mellee et sont nous gens dedant Metz retournez » (55r° = Hervis 10157), « il firent ressortir nous gent » (196v° = Garin 16628 « Loherenc »), « les nostre » (240v°) « il vit nous gent venir » (280v° = Gerbert 11313) ; inversement « leur roy » (55r° = Hervis 10153 « Lou roi »).

28Parfois, Philippe emprunte la « voix du narrateur épique » en transposant les vers, et même sans reprise d’une intervention du narrateur dans les vers :

« Helas, quelle piteuze viande et de trés malvaix més il fut servis, dont mainte lairme plourait depuis » (35v°, reprend Hervis 7232 « Mal dou maingier qu’il ait fait [aprester] ») ; « Mais vella, il n’y ait remede, il fut prins et destenus » (53r°, reprend Hervis 9861 « Mais sa deffance ait trop petit duré ») ; « Or s[ault] Dieu le conte Hue par sa graice, qu’il n’y soit mort ne prins ! » (88v° = Garin, rien dans les vers) ; « Or en pance Dieu par sa pitiet, car jay bien tost serait ledit Begon de sa vie en grant dangier ! » (121v° = développe Garin 6811) ; « Or en pance Dieu par sa pitiet, car il est en grant dangier et jay y serait descoupés et occis, ce Dieu ne l’aide par sa bonteis ! » (129r° = développe Garin 7683) ; « Hé Dieu, et que n’y estoit le vaillant duc Baigue de Bellin ! Car j’estime bien que, c’il y eust estés, qu’il y eust fait merveille d’airmes » (132r°, développe Garin 8031-32) ; « Mais helas ! ilz ne se advisoient pas de damme Ludie ne de Lowis, son filz » (p. 1153), « Hellas, elle avoit droit s’elle ploroit, car jamais plus en vie ne le vit, de quoy ce fut pitié et grant dommaige pour elle et pour tout son païs » (p. 1157), « Helas, la bonne oppinion, s’il l’eust tenus ! Mais las… » (p. 1159)…

Ailleurs, la reprise se double d’un commentaire plus personnel ou plus développé :

  • 17  D’après D, f°124a, par exemple : « Mar vit Girberz Fromont lou posteï / Et la richesce que li Viau (...)

Or a malle heure fust oncque l’avoir gaigniez ne le tresor forgiés pour le duc Gilbert et cez neweus ! Car par le conseille de Guillaume et par l’avoir que le roy en ait ressus, est ledit Gilbert bouté(r) tous hors de graice par le conseille dudit Guillaume, comme aveis oÿ. Or ce dit on bien vray que nulz homme n’est tant amés que de aulcuns ne soit haïs : je dis cecy pour tant que la autour du roy y avoit aulcuns fault lousangier que, possible, n’avoie pas tropt amés le duc Guerin, et a yceulx despartoit le roy ces dons, lesquelle lez feront jay parler diversement a prejudisse dez orfellin (215r°, qui développe trois vers absents de l’édition Taylor)17.
Yonnet respondit moult doulcement, car cuer de bonne aireet gentil est tousjours courtois ne jamais ne puelt mentir (p. 1161).

Ou encore, à propos de la mort de Bégon :

« Helas ! le grant dommaige que ce fut a tous son lignaige ! » (175v°) ; « Hé Dieu, [quel] dommaige fut d’ung telz chevalier et quelle perde ressu(s) ce jour le duc Guerin de ces deux wail[lans] champion qui lui aidoient a maintenir sa guere ! (178v°).

29Philippe transpose une formule du texte en vers (« n’est pas merveille se … » ou équivalent) ou prend sur lui de commenter (souvent dans un ajout introduit après le premier jet) : « et non sans cause » (104r°, 113bisr°, 118r°, 169v°, 172v°, 178r°, 179v°, 185v°, 186v°, 190r°, 248v°, 254r°, 261v°, 266r°, 279r°…). Noter encore les formules : « comme j’ai di » (190r°), « comme j’ay dit dessus » (210r°), « comme j’és desjay dit » (303v°), « et vous dis bien que… » (287v°), « mais je vous dis que… » (301v°), « comme je croy » (147r°), « Je cuide qu’il y arait tantost biaulx cris et y arait cy grande occision que en trambleront ja les plus hardis » (178r°), « et croy moy que ce Dieu ne les eust aidiez… » (241v°), « je croy que l’evesque fut eschaipés ce Dieu n’y eust moustrés miraicle » (194r° = Garin 16344-45), « je croy qu’il en eussent tost fait la fin » (de Fromondin, s’ils l’avaient reconnu, 303v°).

30Les commentaires impressionnistes abondent :

« La oïssiés corne[r] ces corne et retandir ces buisine et chaillemiaulx : c’estoit hideux de lez oÿr … » (169r°) ; « c’estoit pitiet et orreurs a (les) veoir … » (165r°, 170r°) ; « c’estoit pitiet et orreurs a regairder … » (164r°) ; « et est moult piteuse chose a oÿr la complainte et doleance qu’il faisoit pour lui » (249r°).

Philippe se complaît dans le récit compassionnel. Parfois, la prose reprend les vers, au besoin en insistant :

« les grosse larmes luy cour(r)oient au loing de son visaige » (p. 1170, qui reprend Green 473 « Forment plora des biax [iex] de son vis ») ; « les grosses larmes luy cour(r)oient au loing des joues, que c’estoit pitié que du veoir » (p. 1172, qui reprend Green 542 « Ainz a ploré des biax iex de son vis »).

31Nous avons relevé une quarantaine de formules du type « dont c’estoit pitiet de les veoir / pitiet a regarder / pitiet de les oÿr », à quoi s’ajoutent une quarantaine de commentaires sur l’action jugée comme « (grant) pitiet et (grant) dommaige ». Nous y reviendrons.

32On peut parler de scènes à faire, ainsi lorsqu’Yonnet, soupçonnant qu’il est arrivé quelque chose à son père à Arras, envoie son messager en éclaireur :

… et l’enffant demeure illec plain de dueil, de tristesse et de soussy ; et menoit la plus terrible complaincte qu’il n’y a au jour d’uy vivant qui eust si dur cuer qui n’eust ehu pitié de l’oÿr (p. 1169).

33Contentons-nous d’évoquer, pour le seul Hervis, les plaintes de la reine-mère de Tyr apprenant le premier enlèvement de sa fille (17r°), ou le second sur la route d’Espagne :

Et qui d’aultre parrt heust veu la royne oyent lez piteuze nowelle, il heust heu le cuer plus dur que pier’, ce pitiet ne l’enn eust prins ! (44r°)

Ou les pleurs de Béatrix voyant ses enfants privés de pain, scène larmoyante au plus haut degré :

Et la belle lez regairdant d’ung heuelle de pitié et maternelle, en eust tres grant compaicion et pitiet, et ce print fort a plourer, disant : « Ha, anffans tandre et debonnaire ! Bien doie plourer quant ung peu de pain je n’ay pour vous donner ! Ma Fortune m’est tropt dur’ et amer’ ! » Et en disant ces mot, plouroit trés profondanment dez yeulx de sa teste. Lez joune anffans, oyant leur mere, ce prindrent a plourer et a braire. Et Baudrey, qui lez parrolle olt entendue et qui veoit le pleurment dez petit anffans Hervey, le cuer lui font en lairme, et lui en fist plus mal que dez siens propre… (21r°)

qui reprend et développe complaisamment le poème en vers de Hervis :

000000Beatrix ait ces anfans regardé,
472400Tanremant plore dolante a cuer iré :
000000« Anfans, dist ele, par Deu de maïsté,
000000N’ai point de pain que vos puisse doner ! »
000000Li anfans l’oient, lors prennent a [plorer] ;
472800Voit le [Baudris], le sent cuide derver.

Ou encore :

Et en disant, fondoit en lairme. Lez anffans, oyant leur mere, de cuer piteulx prindrent au plourer. Helas, n’est pas cen cauce ce le cuer a ce lez amowoit, car puis ne ce virent cy heurent lez cuer triste et doullans, et en furent mainte lairme plouree… (36r°).

Pleurs encore lors du départ de Hervis en Brabant :

  • 18  Dans v, toute la séquence « et auci fit Aelis… comme vous oÿrez », qui ne transpose pas le contenu (...)

Et la belle, la lairme a l’ieul, le convoiait de weue tant comme elle poult, et auci fit Aelis, sa mere. Helas, c’il eussent seu la dur’ despartie qu’il faisoie, lez yeulx n’eussent esté souffisant pour gecter larme a abundance, car de loing tampts ne ce virent et cy eurent a soffrir grant paine et d’ung cousté et d’aultre, come vous oÿrez (28v°18, Hervis, 5820sqq, qui ne contiennent rien de tel).

Pleurs toujours de Béatrix, Hervis 7344 « Et Beatrix ait grant duel demené » devient :

La belle Biaultris, ce voyant, print a plourer et a mener le plus grant deul du monde, et souvent regretoit son bon marey Hervey, aucy piteuzement regretoit cez tandre petit anffans et disoit : « Las ! Mon dollant cuer jamaix plus ne vous verra ! Adieu, la noble cité de Metz ! Adieu, mon léaulx amis Hervey ! Helas, dist elle, mez biaulx anffans, bien serez orfelin de vive mere, et a la mal’ heure fu(t) oncquez nee ! » Et pour abregie[r], fasoit lez plus piteux regret et lamentacion du monde, et fondoit tout son powre cuer en lairme (36v°).

Deuil enfin de Gérin sur le cadavre du « bon conseillier » Huon :

Et plusieurs aultre complaintes en fist qui seroient longue a raconter et encor plus piteuse a oÿr (273v°).

34Au terme de cette première étape, on constate qu’il y a bien appropriation par l’auteur de la prose du caractère épique des poèmes – c’est, si l’on veut, le matériau brut qui constitue la prose – ; on peut même parler d’innutrition. Il convient maintenant de tenter une approche plus interprétative et d’essayer de cerner les intentions, avouées ou non, qui sous-tendent l’entreprise de Philippe de Vigneulles, quitte à reprendre dans une autre perspective certains éléments déjà rencontrés.

Intentions (Pour qui / Pour quoi ?)

  • 19  Voir C. M. Jones, op. cit. 
  • 20  Cf. encore les formules de modestie, que rien ne nous permet de juger comme feinte : « Car je ne s (...)

35Avant d’interroger de plus près le public auquel Philippe entend s’adresser, même si nous n’insisterons guère sur cet aspect19, il faut souligner que sa démarche repose sur une exigence de vérité, de vérité historique dans l’esprit de notre Messin qui, malgré les faiblesses de son style, affiche dans sa conclusion une revendication bien nette : « je l’ay mis, écrit-il, au plus prés de la verité sellon que ez anciennes rimes j’ay trouvés en escript » (p. 1219). Cette revendication est souvent relayée, comme on l’a vu précédemment, par la désignation du matériau comme « vraye istoire » ou « cronicque ». Nous y reviendrons lorsqu’il sera question des garanties qu’invoque Philippe de Vigneulles. Afin de ne pas trahir l’homme, avant d’évaluer au plus près le travail de l’écrivain, il convient de faire état des revendications de Philippe lui-même. Il aurait travaillé, malgré son « ignorance » (Prologue général 1v° / p. 6)20 : « pour [son] plaisir et passe temps (1v° / p. 6) ou « pour [son] passe temps et plaisir » (p. 1151). De tels mots n’invalident pas d’autres intentions moins frivoles.

36De manière explicite, Philippe destine sa mise en prose « a l’honneur de Dieu et de la cité » (p. 6 / 1r°), et il y revient lorsqu’il reprend la plume pour terminer l’ouvrage, puisque c’est par ces mots qu’il inaugure le premier chapitre d’Yonnet : « A la lowange de Dieu le pere et de toute la (saincte) Trinité… » (p. 1151 / 305r°).

37Dieu d’abord, donc. On est en droit de se demander en quoi une mise en prose de poèmes épiques peut bien concerner « l’honneur de Dieu » ou être offerte en « lowange » à Dieu, en quoi il y aurait une démarche de type religieux sous-jacente à une entreprise de ce genre. On peut rappeler ici les invectives que Philippe lance contre « ces chiens » d’infidèles, reprenant largement l’attitude, sinon les mots, des poèmes anciens – dont on peut admettre qu’eux, au moins, fussent animés de l’esprit de croisade (Garin et Gerbert en particulier). Dieu, si l’on peut dire, est un bien commun au narrateur et au public, une référence commune :

Or entendés, pour Dieu, et vous oreis chose merveilleuse et estrainge a raconter (p. 1213).

38L’interjection « Hé Dieu ! » assumée par le narrateur se rencontre une trentaine de fois dans la prose. Dans l’esprit de Philippe de Vigneulles, il est clair que Dieu est partie prenante de l’histoire du lignage lorrain, même si l’on ne le vérifie de manière explicite que rarement, ainsi lorsque le narrateur interpelle Dieu lui-même avant la mort de Morant, frère de Rigaut :

« Ha, biaulx sire Dieu de parradis, comme(nt) me oïrés ycy compter chose piteuse et de grant doilleur ramplie ! » (201r°).

De même, il supplie Dieu de recevoir l’âme de Bégon :

« Or en ait Dieu et pitiet et mercy. Amen » (148v°),

sacralisant le personnage et le mettant sur le même plan que le roi Charles Martel, à propos duquel il écrit :

Et fut .VIII. jour a Paris en cest estat, et au IXe il mourust et randist son ame a Dieu, Lequelle par sa graice luy pardoinct et faisse mercy (66r°).

39Dieu est invité à prendre part à l’action, notamment à propos de Ludie à laquelle il est prié d’envoyer « malle chance » (p. 1168), ou « malle fortune » (p. 1168 ; cf. encore « que Dieu maudie » p. 1172). À l’intention des veuves de Bégon et Garin, mortes de chagrin, Philippe glisse : « Dieu par sa graice leur faisse mercy » (192r°, rubrique).

40On peut passer sur la phraséologie anachronique, comme dans « Dieu scet se… » (p. 1163, 1196, seulement dans Yonnet), ou encore « le Dieu regnant en Ternité » (31r°, qui reprend « Cil Deus de gloire qui en croix fut penez » Hervis 6340).

41Mais on doit remarquer ce qu’il peut y doit d’offensant pour la divinité dans ces guerres fratricides ; et Philippe ne le cache pas, comme on peut le constater en comparant les vers suivants :

  • 21  Anseÿs de Mes (voir plus haut, note 2); nous conservons la numérotation des vers de l’édition de H (...)

000000La veïst on .I. estor maintenir,
000000Tante ante frete & tant escu croissir,
000000& tant haubert rompu & desartir,
137200Tant chevalier contre terre gesir,
000000Tant pié, tant poing, tante teste tolir,
000000L’un mort sor l’autre trebuchier & cheïr !
000000Se ne sont mie Paien ne Sarazin,
137600Mais sont François corageus & hardis,
000000& cil d’Artois & Loherenc de pris,000000N 143bis (col. a)
000000& d’Alemaigne & de Borgoigne ausi,
000000Qui s’entr’ocïent a lor branz acerins…21

à leur adaptation dans la prose d’Yonnet :

Illec y olt tant escus troés et lances rompues, haubers desrompus et pertusiez, et chevalier cheoir a terre, tresbuchier et morir, que c’estoit pitié a regarder, tant jambes rompues et bras coppeis, et cheoir les ung dessus les aultre, que seullement a les veoir estoit horreur a regarder. Helas, le grant dommaige ! Et le malvais conseil que donna Ludie, la traistre femme ! Car las, se ne sont mie Paiens ne Sarrazins, ains sont pairans et amis, comme François, Allemans, Lorrains et Hanouviers, ceulx d’Artois, Piccars et Bourguignons et plusieurs aultres de diverses nacions, lesquelx se frappoient d’estoc et de tailles sans espargnier grans ne petis (p. 1198).

  • 22  À la fin de Garin III, Philippe s’adresse ainsi à son lecteur : « Et que ou non de Dieu mon innora (...)
  • 23  Apparemment ceux de la fiction considérée comme document historique.

42Sans qu’on puisse être assuré qu’il s’agisse d’une initiative de Philippe, on constate que la prose ajoute les Hennuyers et les Picards à la liste des Chrétiens, soulignant le scandale d’une telle guerre. Il n’empêche qu’il place son travail sous l’invocation de « Jhesus Maria » (p. 6 /1v°, Prologue de Hervis) et que c’est vers Dieu que Philippe se tourne à la fin de son travail, dès la fin de Garin I, alors même qu’il vient précisément de rappeler qu’il est l’auteur de la mise « en prouse » : « Je prie a Dieu que son non en soit beneÿs » (145r°)22 ; et encore à la fin d’Yonnet : « Dieu, par sa misericorde et infinie bonté, aye des trespassés23 mercy et nous vuelle tous garder de encheoir en telz dangiez et perit. Amen » ; et « pour toutes conclusions, nous prierons au Redempteur qu’I[l] nous doi[nc]t part en son sainct Paradis. Amen » (p. 1219, derniers mots de l’Épilogue d’Yonnet). Ou encore, lorsque le messager poursuivi par les Bordelais voit sa dernière heure arrivée : « mais il n’eust gueres avent aillés, aincy comme il plaisoit a Dieu, lequelle jamaix les siens n’oblie, qu’il rancontrait le preux Hairnault… » (252r°).

43La référence religieuse, bien présente tout au long de la prose, comme des textes en vers, suggère toutefois d’autres remarques. Philippe, en homme du XVe siècle, ne manque jamais une occasion d’associer la Vierge Marie aux invocations, et au besoin saint Étienne, patron de Metz :

  • 24  La prose ne manque pas une occasion d’ancrer le récit dans la géographie messine, ainsi Philippe n (...)
  • 25  Qu’il s’agisse d’une initiative de Philippe de Vigneulles, cela est fortement suggéré par le silen (...)

Tout droit c’en vont au grant moustiet, la ou l’esvesque lez atandoit, lequelle chantait et celebrait la messe sollennellement et en triumphe. La fut faicte grande l’offrande, remerciant Dieu, Nostre Damme et sainct Estienne de leur victoire. (47r°, = Hervis 9034-9036, dans lesquels Saint-Étienne est nommé indirectement « grant glise »24, mais où rien n’indique une référence à la Vierge Marie25).

  • 26  D’après D, f° 150d, par exemple : « Dex lou secorre, c’or a mestier d’aïe ! ».

44Même enrôlement de la Vierge Marie, de manière anodine, comme dans « Saincte Marie, que n’y estoit Rigal aleur ! » (201v°, Garin 17245), ou plus compromettante dans « Or le ayde Dieu et sa mere saincte Marie » (236r°, sans correspondant dans l’édition Taylor de Gerbert)26.

45Dans les dernières paroles de Bégon, contre toute la tradition manuscrite en vers, on lit : « Glorieuse Mere de Dieu, Vierge Marie, soiés moy intercesseresse envers vostre chier anffans que de mes pechiez pardon me faisse » (148v°, cf. Garin 9990-91) ; lors du dernier combat de Morandin et de ses hommes contre Fromondin : « Or les secourre Dieu et la Vierge qui l’anfantist… » (201v°, cf. Garin 17269) ; lorsque Gerbert décide d’assiéger Fromondin dans Gironville : « cy jurait Dieu et Nostre Damme » (f°294r°) ; de même, l’expression « Deu reclama » du texte en vers (D f°148a) devient dans la prose : « Ha, ce dit Gilbert, saincte Marie, mere de Dieu omnipotant, me soiés a jour d’ui en ayde ! » (234r°).

46Voilà pour Dieu, si l’on ose dire. Examinons maintenant le second destinataire, la cité de Metz.

47Lorsque Hervis revient de Tyr, c’est l’occasion pour Philippe de Vigneulles de vanter la ville qu’il considère (et cela apparaissait déjà clairement dans sa Chronique) comme le centre du monde :

Tant chevaulchairent par leur journee, desquelle ne vous sçay conte tenir, qu’il virent la noble cité de Metz et le douls païs d’entour, d’yaue doulce, prés, vigne et gerdin environnee. Puis ce print le noble Hervey a dire : « Ha, noble cyté de Metz, haulte ellevee de tour et de muraille, comme(nt) est tu bien scitueez et assize, et come il fait biaulx veoir tes paillas et maixon ! Je croy que entre .XL. cyté tu soiez la milleur ! » (20v°).

48Philippe, qui prétend pourtant que les discours encombrent le récit qu’il dérime, ne manque pas de reproduire le discours flatteur d’un ennemi de Metz, le roi Floire qui découvre la ville, et ce non sans surenchère :

… il vindrent et arivairent a la noble cité de Metz, laquelle cité, quant ledit roy la vit, considerant la beaulté et forté d’icelle en tours, muraille, maixon, paillais, eglise et aultre noble edifice, fut bien ambaihis, puis conciderait la noble cituancion d’icelle en toutte fairtilité de vigne, gerdin, rivier’ d’yaue doulce, prez et montaigne. Et vit bien que au regairt | de la force d’icelle nulle aultre cité ne ce acompairoit, de quoy fort il la lowait, disant : « Noble cité de Mets, tu es la nonparreille de toutte celle que je vis oncques et la mieulx citueez, et croy que au monde n’y ait la paireille de ce qu’elle thient ne mieulx edifiee ! Aucy, dit il, en force la nonparreille, car elle ne craint assault nulle ! » (34r°/v°, cf. Hervis 6977-6988 : la situation, les cultures mentionnées sont des ajouts de Philippe).

  • 27  P. Demarolle, La Chronique de Philippe de Vigneulles et la mémoire de Metz, Éditions Paradigme, Ca (...)
  • 28  Idem, p. 13.

49On pourrait reprendre ici ce que Pierre Demarolle écrivait sur le lien unissant Philippe de Vigneulles à Metz dans sa Chronique : « L’écriture de cette fresque est d’abord une affaire entre Metz et lui, et la mémoire est commune à l’homme et à la ville »27. Ou encore : « … pour Philippe de Vigneulles, en histoire comme en matière de politique, la conviction précède la connaissance, et l’emporte toujours sur celle-ci »28.

50La Geste des Loherains présente un duc exemplaire, malgré sa folle conduite : le duc Pierre ne songe pas un instant à refaire sur les bourgeois la fortune qu’il a dilapidée par sa « folle largesse » ; mieux, il a laissé prospérer le commerce comme un prince digne de ce nom doit le faire :

En celluy temps advint que en la noble cité de Mets avoit ung duc de grande auctorité nommey Pierre, lequel estoit duc et seigneur de toutte Estrasie, et estoit prince bien renommeis par sa grant largesse et puissance […]. Neantmoins, il fut homme de sy grant largesse et de si grant prodigalitey qu’il despendoit tout le siens, c’est assavoir en tournoix et en jouste, luy et sa baronnie […]. Et tellement despendit ledict duc qu’il ne luy demeurait gaige a angaigier. Et fut sy apovri par sa folle largesse qu’il ne sçavoit que dire ne que faire. Et ne sçavoit ou plus rien prandre s’il ne vendoit Mets sa cité, ou aultres terres ou seigneurie … (1v°).
Or estoit icelluy duc home de bonne conscience et qui craindoit Dieu, et qui tenoit son païs bien en paix sans le taillier ne gabeller. Par quoy tous merchamps et touttes aultres gens vivoient en paix et se anrechissoient dessoubz luy. Et n’estoit point iceluy duc comme sont au jour d’uy beaucopt d’aultres princes par la Crestientey, lesquel pour leur plaisance ont proffit particulier gectant grosse taille et font paier de grant gabelles a leur subjectz sans cause et sans raison, dont le pouvre peuple se sant sowant foullez et apovris. Mais icelluy duc Piere ne le faisoit point aincy, car jamais n’eust souffris que taille ou levees eust esteis fait par son païs sans grant et juste cause, et par bons conseille et advis et grande | deliberacion sur ce heue, et que ce eust estey pour ung grant et juste cas. Et pour ce, considerant que prodigallement avoit despendu le siens, ne voulut icelluy souffrir que son peuple fut foullés ne taillés comme dit est, jay ce que soubz luy y heust de moult grant et riches merchamps (1v°/2r°).

51Bref, le duc idéal. Ici, Philippe de Vigneulles avance masqué et plaide pour sa paroisse. Et contre l’avidité du duc de Lorraine auquel les Messins de son temps ont bien du mal à résister.

52Comme son grand-père, Hervis respecte les bourgeois de Nivelle :

Et ledit Hervey a leur requeste fist faire ung edit, sus paine de la hairt, que nul ne fut cy hairdis de faire domaige d’ung denier a la bourgeoisie (29r°, dans Hervis, les v. 5990-92 donnent l’initiative au duc sans mentionner les bourgeois).

53Dans la partie correspondant à Garin I, Philippe évoque à deux reprises le rôle positif du duc Garin dans l’organisation des cités, celle de Metz, bien sûr :

Et fut fait aleur duc de Mets ledit Guerin, et fut plussieurs jour en la cité, luy et cez gens, en mestant pollice et ordre tant a la ville comme dehors a plain païs (72v°).

Mais aussi celle de Bordeaux, qu’il vient de conquérir :

Et quant il olt partout mis pollice et ordre et que tout fut bien ordonneis, cy ce parte de la, lui et ces gens, et tant ait chevaulchiés par ces journee que en brief tampts vint en Loraine (189r°).

Déjà, lors de la reprise de Soissons précédemment occupée par les païens :

Le vaillant duc Hervy de Mets, aprés ce qu’il eust aincy desconfis Sarrasins et Paiens devent Soixon en la manier’ comme cy devent avés oÿ, et aucy aprez ce qu’il eust mis bonne gairde en la cité et eust mis orde et pollice partout, il fist mairchier ces gens et son airmee … (65bisv°).

54Dans sa conclusion de Garin III, par une sorte de coup de force insidieux, Philippe escamote la roture du prévôt Thierry, évoquant : « la vraye istoire et cronicque, laquelle est de grant magnifissance, en acomansant a jantilz Thierey, prevost de Mets, et du noble duc Hervey, son filz et avelet a duc Pier’ de Loraine… ». La mise en prose s’achève sur un avis aux princes :

Et ainsy doncques faillit la grant lignie et le grant pairaige qui procedoit du duc Hervei et aussi celle de Herdré, de Fromont de Lans et de Fromondin, son filz, lesquelles deux lignees pour bien peu d’occasion sont venues en grant confusion et se sont mis l’ung l’autre a fin, comme il vous ait par cy devant assés estez desclairez et dict. Et pour ce, avise a tous prince et seigneur que bien se doit on garder de follie entreprendre, car la fin en est dangereuse et malvaise et n’en peult nul bien venir (p. 1219).

55On rapprochera cette adresse aux princes du jugement négatif que Philippe porte explicitement – alors que la condamnation reste implicite dans les vers – sur l’attitude du faible Pépin refusant secours au duc Hervis contre les païens :

Or fist le roy moult grant pechiés de aincy l’avoir abandonnés, et fut moult powre recompance qu’il luy baillait, veu les bon service qu’il avoit fait, tant a luy come a Chairle, son pere, comme cy devent avés oÿ (68v°).

Ou lorsque commence le duel qui oppose Bégon à Isoré :

Or est le plait au dyable acomenciet (114r°, formule qui n’a pas de correspondant dans les vers).

Moins explicite, mais tout aussi prégnante, la valorisation des bourgeois dans l’action, avec l’accord des textes en vers, ou à l’initiative de Philippe seul. Ainsi, il note scrupuleusement l’attention que le roi porte aux bourgeois de Soissons :

Mais le roy leur fist que jantil, car il ne voult oncque laissier pillier ne soufrir que lez bourjois y perdisse rien, ains leur fist tous leur biens salver et gairantir, et n’y perdirent rien (85r°, développe en insistant Garin 2404-05).

56Lorsque Fromont quitte Metz après l’échec des négociations concernant la réparation du meurtre de Bégon, Philippe précise que ceux qui seraient prêts à faire un mauvais sort au Bordelais sont des « citains » (156v°, sans l’appui de Garin 11335).

57Dans Hervis, les « barons » (Hervis 10019, mais il est vrai le texte évoque aussitôt des « borjois ») sont encouragés par Garin par un « Fraipez, bourgeois, fraipez ! A jour d’ui soiez preus et wallant ! » (54r°) ; remarque analogue pour « plussieur de la bourgeoizerie de la noble cité » (22r°et Hervis 4853). De même, lorsque Gerbert veut abandonner Metz après le meurtre de son père, il réunit, d’après la prose, « ces princes, ces bairons et ces vaissaulx avec les citains de la cité » (192v°) ; et les Messins lui offrent leur aide, « souwerainement les citains de Mets qui fort l’aidairent a ce besoing » (193r°). Or, les témoins en vers parlent de « conmune » et de « barons » (Garin 16149, Gerbert, Taylor 7) et s’ils mentionnent les « borjois » (Garin 16148, Gerbert, Taylor 35), ces derniers n’occupent pas la place de choix qui est la leur dans la prose. Il n’est pas certain, il est vrai, que les termes « borjois signoris » du texte de Hervis en vers recouvrent la même réalité que « bourgeois » au début du XVIe siècle, mais il n’est pas assuré non plus que Philippe de Vigneulles y ait vu malice, dans la mesure où il évoque « la noble bourjoizie de la cité de Mets » (28r°) qui vient se prosterner aux pieds du nouveau duc.

58Ailleurs, les renforts rassemblés dans le « Val de Mez » (Garin 14765), que le poème nomme « Loërenc » (id. 14796) deviennent des « Messains » (180r°) sous la plume de Philippe. De même, à l’occasion du bannissement de Hervis et de Béatrix, alors que le poème ne parle que de « cil […] de la bone cité » (Hervis 1913), la prose précise : « tout lez bourgeois et bourgeoize qui la estoient en prinrent grant pitiet » (8bisv°).

59À l’occasion du retour des neveux de Garin à Metz, Philippe ajoute, par rapport aux vers : « et furent recoillis en moult grant joie […] et de toutte la bourgeoisie » (168v°, cf. Garin 13019 environ, rien de correspondant dans les vers). Ajout du même type concernant les plaintes du peuple de Metz déplorant la mort du duc Bégon (Garin, entre 10860 et 10861) :

Lors ce levait [grant br]uit par la ville de pleur et de plains, tant de chevalier, damme et damoiselle et de tout [le po]pulaire pour la mort du noble duc, et de leur lamentacion et complainte [es]toit piteuse chose a oÿr (154r°).

60Le peuple de Metz doit être considéré comme le destinataire privilégié de la prose, et constitue une sorte de « sponsor » spirituel, sinon financier. D’où une complaisance certaine à l’égard des Messins, comme on vient de le voir, mais aussi comme on peut le repérer au cœur même de l’acte de translation ; curieusement, en effet, nous avons trouvé un passage où Philippe prend le contrepied du narrateur épique : alors que le texte en vers maudit ceux qui avaient médit de la vertu de Béatrix (« Mais tuit mantirent, Dex lor puist mal doner » Hervis 5142), la prose se montre plus portée au pardon des offenses en déclarant : « Dieu leur pardoint » (24r°). Il y a là vraisemblablement moins un changement de mentalité que le refus de suivre le poète qui maudissait des … Messins.

61En homme de son temps, Philippe affectionne les fêtes et entrées princières solennelles :

Puis ce fait, prinrent congiés l’ung de l’aultre et du roy parreillement, et retournait errier’ chacun en son païs. Premier c’en vint le noble duc Guerin a Mets, en laquelles il fist ces nopces belles et sollaimnelles, et faistoiait tous cez amis ; et y olt moult grant triumphe de trompeste et cleron, de harp[es], de lehust et de manicordion, et de plussieurs aultre instrument qui sonnoie tant melodieusement que biaulx lez faisoit oÿr ; et y fut la feste grande et sollainelles (120v°, passage ajouté en bas de page ; développe Garin 6737).

De la venue de ces anffans en fut le gentilz duc Guerin treffort joieulx et, pour l’onneur d’eulx, il fist la ville encortiner et parer. Et a belle et noble compaignie leur aillait au devent avec trompestes et clairons, simbailles, hairpe et vielles, et estoit grande la melodie | qui ce faisoit pour la venue desdits anffans. L’evesque de la cité et sa clergie y estoi[ent] parreillement avec crois et yawe benicte et plussieur ensanciers d’airgent, et chan[toient] “Te Deum laudamus…” a haulte vois (168r°/v°, développe 12988-90).

62Le Te Deum, notamment, n’est pas mentionné dans le texte en vers, c’est Philippe qui doit l’inclure par expérience des entrées princières à Metz.

63Le rapport de Philippe et de son public, au moins pour ce qui est explicite, ne va pas sans un certain flottement entre lecture muette et lecture publique :

« … le conte Fromon, son perre, en regniait la loy de Dieu pour l’amour du chaistiaulx de Geronville et ce fist mamellus et sarrasins, comme cy derrier’ vous trowanrés, ce acouter ou lire le voullés » (87v°) ; « … comme cy aprez oÿrés, ce acouter le voullés » (36r°) ; « … ce antandre le voullés » (282v°) ; « … comme en lisant vous trowanrés » (211r°, rubrique) ; « … ce lire ou escouter le voulleis » (240v°).

Et même dans des formulations pour le moins peu cohérentes :

« comme cy aprés trowés lisant ce lire ou acouter le voullés » (82v°) ; « comme ycy aprez pourés oÿr ce lire ou escouter le voullés (92v°) » ; « … comme en lisant vous serait dit » (187v°, rubrique) ; « … la vraye istoire comme cy après oÿr poulrés, c’il vous plait a la lire ou a l’antandre » (59r°, fin de Hervis) ; « … comme l’istoire le mest et que en lisant aveis oÿ » (304v°, fin de Garin III).

64Quoi qu’il en soit du pacte de lecture, Philippe se sent en totale connivence avec les personnages de la Geste, tout comme il est en totale complicité avec son public, la communauté messine. Il lit dans les cœurs, et cela se traduit plus ou moins dans la prose :

Le noble duc Guerin, qui veoit bien qu’il ce mentoit, [ne] respondit rien pour celle fois (80r°).

Ou, de manière plus ostensible :

« Or congnois je bien maintenant que tu es mon filz et ne m’a(s) ta mere de rien mentis ! », comme c’il v[ouloit] dire “tu es de mon couraige” et qu’il n’en feroit pas moins … (99v°, quand Fauconnet refuse de rendre Naisil pour sauver son propre père).

Et ce disoit la royne par mocquerie, come en disant “Vous n’avés gairde !” (173r°, lors d’une dispute entre le roi et la reine à propos des Lorrains ; la formule familière introduite par Philippe dans son commentaire pourrait se traduire ainsi : « Ça ne risque pas d’arriver ! »

65La complicité autorise sans doute transpositions ou commentaires quelque peu pittoresques ou familiers dans un texte épique :

« … plussieur waillant champion y perdirent airmes et chevaulx et, qui pis est, y ont plussieur laissiet le moule de leur chaipiaulx… » (64v°) et encore « Quant le noble duc Guerin de Mets thint Anciame entre ces mains, incontinent il le fist desairmer et ait juré Dieu et Nostre Damme que jamais n’en pranrait aultre ranson que le molle de son chaipiaulx en vangeance de la mort Hue de Cambresin. Et incontinant il lui fist tranchier la teste… » (179r°) ; « Nonostant toute cest’ affere et deffance, leur fut force [malgré] leur dans de rantrer dedent la ville et ce mest[r]e ans ou chaistiaulx a salv[eté]… » (101v°, image absente de Garin 4476) ; « gairder le feu » (118v°, ce à quoi sera réduit Bernard s’il ne peut sortir de son château) ; « … car mal grey qu’il en aye et en despit de ses dans […] ilz les cowient fouyr… » (132r°, cf. Garin 7968 « mau gré suen ») ; « … depar moy tu luy diras […] qu’en despit de son visaige j’ay donnés [a Rigaut] le chevaulx Fromondin, son filz… » (134v°) ; « … je raveroie malgrés vostre visaige toutte la terre que leur a[vés] ostee… » (186v°, Garin 15600 « mau gré toz voz amis ») ; « … qui il estaint n’avoit jay mestier de mire… » (113r°, Garin 5784 « Cui il ataint, sel covient a cheïr ») ; « Mais en tournant le dos ce meste a juer de l’espees a deux piedz » (300v° ; à propos de la fuite des Sarrasins qui assiégeaient Narbonne, Gerbert 14363 « En fuies tornent paien et Sarrasin »). Pour ne rien dire de telle arme qui tranche « comme un raisoier » (128v°, 248r°, comparaison absente de Garin 7629 notamment) ; ou encore : « Il estoit brouilliés par le visaige comme ce fut estés ung chaudronniés » (au dessus de « chaudouronniés », biffé, 181r°, à propos de Garin revenant du combat, Garin 14948 « Camoisié ot et la chiere et le vis »), etc.

Dans certains cas, plutôt rares, Philippe sollicite davantage notre complicité :

« … mais, comme on dit communément, tousjour reprant liewre les champts » (256v°, pour annoncer la fin de l’amitié entre Hernaut et Fromondin) ; « … mais il trowairent bien a qui parler… » (217r°, lorsque Gerbert et ses cousins rencontrent Fromondin revenant de la cour de Pépin) : « Fromondin […] ce pansait de traïson et fist comme le chien qui retourne a son woulmissement et reprant la viande qu’il ait gecteis » (303r°, pour annoncer que l’ermite Fromondin va renouer avec la violence meurtrière à la vue des cousins lorrains) ; « … biaulx crins et biaulx rains comme une femme… » (223v°, à propos du cheval Flori que Gerbert préfère à la main de la princesse de Cologne ; visiblement la contagion de muflerie a gagné Philippe …).

Ailleurs, c’est plus discrètement que le narrateur laisse encore transparaître ici et là une certaine connivence avec son public :

« Or laissons le roy illec, luy et ces gens et retournons au jantil Baigue de Bellin » (99r°) ; « Or les laissons aincy desbaitre pour le presant et retournons a parler du duc Guerin… » (173v°) ; « Or les lairons icy menant grant dueil et dirons de Yonnet son filz… » (p. 1167, après avoir évoqué les plaintes à la cour d’Arras à la suite du meurtre de Gerbert) ; « Le messaigier que vous m’oyés dire… » (47v°, rien de correspondant dans les vers) ; « ce damoiseau de qui je pairle » (134v°, périphrase pour désigner Rigaut).

66On rappellera ici les relevés concernant « pitiet » et « merveille » donnés plus haut et le fait que, dans la prière finale, Philippe ne dise pas « je » – alors qu’il le fait ordinairement sans réserve –, mais « nous » (p. 1219, passage déjà cité ; il s’agit d’un « nous » qui associe le narrateur et son public). Toutefois, le point de vue moral, à partir duquel Philippe juge un personnage au nom de la communauté, ne transparaît que rarement de manière développée, ainsi lorsque l’évêque Lancelin prend conscience qu’il va mourir :

Et luy voiant qu’il ne powoit eschaipper, a jointe mains crioit mercy, mais c’est tropt tairt, car grant dommaige estoit qu’il avoit tant vescus et n’avoit esteis mort paisseis .XX. ans pour moult de powre gens qui a sa cause estoient destruit et apowris (194r°).

Réception (Quel intérêt pour nous ?)

« cette méchante prose qui est parfois si instructive »29

  • 29  L. Gautier, Les Épopées françaises, Welter, Paris, 1894, t. II, p. 600. La phrase complète est : « (...)

67Affichant un mépris des mises en prose qui peut nous surprendre, Léon Gautier écrivait : « Si mal écrits qu’ils fussent […], ces pauvres romans ne furent pas cependant sans conquérir un certain succès qui nous irrite… », mais il ajoutait aussitôt :

  • 30  L. Gautier, op. cit., p. 597.

Les érudits modernes, toutefois, ne négligeront pas d’étudier ces œuvres de notre décadence épique. Ils se diront tout d’abord, que, dans tous les ouvrages de l’homme, tout révèle l’homme, et que, par conséquent, tout y est intéressant. Ils se diront encore qu’ici comme ailleurs on peut observer les caractères particuliers d’une race, d’un tempérament et d’un milieu. Puis ils n’oublieront pas […] que l’on peut, avec certains romans en prose, reconstruire vers par vers un poème perdu, et que c’est là un des triomphes de la critique30.

68Passons rapidement sur la valeur du témoignage philologique indiscutable de la prose de Philippe de Vigneulles : il y aurait un gros travail à faire dans ce domaine, quand bien même ce ne serait que pour extraire quelques mots rares ou inconnus ailleurs ; passons aussi sur les archaïsmes nombreux, vraisemblablement importés des modèles écrits dans « le langage de quoy l’on souloit huser » (cf. Prologue général) : démonstratif de notoriété (« il mirent le feu par ces villaige » 175v°) ; emploi de « tel » devant un chiffre (« et ailloit on bien telz .VI. journee cen trower ne pain ne vin… » 176r°) ; il est inutile de multiplier les exemples.

  • 31  Même si cette manière d’aborder la question est anachronique en elle-même. Toutefois, Philippe per (...)

69En revanche, il convient de signaler quelques rares anachronismes de fait31, notamment dans une comparaison évoquant un « gect de boullé » (264v°) ; dans une autre soulignant l’attachement du duc Bégon pour son lévrier, et précisant qu’il « aymait mieulx a perd[r]e .C. frant que ledit chien » 147r° ; « car vous voiez Fromondin, déclare Gerbert au roi Pépin, lequelle je thiens en prison enclos : cy le me fault mener a Paris et en huser par le jugement des perre ( = pairs) du conseille de parlement » (274v°, le Parlement de Paris ne remonte pas plus haut que le XIIIe siècle) ; dans la mention fréquente de la « reverance » 188r°, 225v°, 269v°, 288r°… Plus intéressants, les anachronismes de langue, qui sont plutôt nombreux : l’Apostolle du début de Garin est nommé « nostre (sainct) perre le pappe » (8 occ.) ; le narrateur évoque la « majestés realle » (126v°, à propos de Pépin) ; il met l’expression « salve correction » ( = « sauf votre respect ») dans la bouche de Fromont (133r°) ; à la veuve de Bégon, Garin déclare, à propos de la mort de son frère « le cas me touche plus que a vous meisme » (154r°) ; à la cour de Châlons, la reine arrive « en sa compaignie plussieurs prince et seigneur tant spirituel que tampourel » (186v°) ; le « grant pechié » de Garin 15774 devient « remort de conciance » (188r°) ; Girbert est fait « capitenne general de toutte l’airmeez » (277r°) ; les blessés finissent par être « competanment regueris pour chevaulchier » (256r°) ; telle action est menée « en remuneracion et recompance » (274r°, dans la bouche de Fromondin) ; même chose, là encore avec anachronisme de langue et d’esprit, dans « en promestant de essaucier nostre saincte fois catholicque » (288r°), ou lorsque le prévôt Thierry se cache « doutant la fureur du peuple » contre son autorité (22v°), ce qui fait plutôt penser à l’époque moderne où les villes étaient promptes à se rebeller, etc. Ce sont là des mots et des maux de la fin du XVe siècle.

70Toutefois, Philippe fait preuve d’une certaine conscience historique, car il prend la plupart du temps en compte les mutations survenues entre l’époque des faits rapportés et son époque, d’où des formules comme :

« cellon le tampts » (6r°, 216v°), « cellon la moude du tamptz de lors » (17v°), « cellon la coustume de celluy tampts… » (133r°), « cellon la coustume qui alors estoit » (157v°), « quairiaulx ou trait d’arboullette de bois de quoy on usoit pour ce tamps » (70r°) ; « pour cellui tampts » (120r°), « car pour cellui tampts l’airtillerie et trait de poudre n’estoit encor point en husaige » (211r°, cf. Prologue, § 2) etc.

71Ou ses remarques à propos des comtés de Clèves (« Gueldre ») et de Jülig (« Juleis ») : « car pour celluy tamptz n’estoient yceulx païs que conté » (28r°).

72Ou ses précisions historico-géographiques qui enrichissent le contenu du texte en vers et lui confèrent une sorte d’authenticité fondée sur l’expérience :

Noier (Hervis 6578) devient « Noier-le-Chaistiaulx » (32r°) ; à propos de Hues de Sainct Michiel, Philippe précise « c’on dit Sainct Miel » (109v°, ajouté dans l’interligne) ; de Gorze « cy sont venus ou vaulx de Gouxe, la o[u] est une grosse et puissante ebaihies de moine noir a tr[ois] liewe prés de la cité de Mets » (159v°, rien dans les vers, cf. Garin 11646) ; de Clermont « n’est pas celle Clermon en Airgonne, ains est en tirant devers Biavais » (188v°) ; de Deulevay ( = Dieulouard) « D’illec ont tirés tout fin droit a Deulevay, une plaisse aparten[ant] a Lancellin, en laquelle a presant est l’eglise Sainct Sebaistien » (193v°) ; de Treis ( = Maastricht) « puis ont prins le chemin a Treis, puis ont passeis Meuse et, de la, ont tirés a Nivelle » p. 1181.

  • 32  Philippe tire très vaisemblablement cette étymologie de son modèle, car elle figure dans certains (...)

73On restera plus réservé sur ses indications d’étymologie : « lequelle Neimmon fist faire et fermer le chaistiaulx de Naimur, et pour ce, fut ledit chaistiaulx appellés Naimur pour Neimmon qui le fist faire » (225r°)32 ; ou encore sur le Vilain Hervey : 66r°, 93v°, 109r° (dont le nom dériverait de Château-Vilain).

  • 33  Citées plus haut dans la note 2.

74Pour la valeur de son témoignage dans la tradition manuscrite et la constitution de la Geste des Loherains, nous renvoyons à nos précédentes études33. À notre avis, la prose de Philippe offre une image du Cycle des Lorrains plus conforme à la logique : elle ignore les poèmes de La Vengeance Fromondin et d’Anseÿs de Gascogne, dont nous espérons avoir montré qu’ils ne sont que des épiphénomènes de la Geste des Loherains.

75Philippe de Vigneulles a conscience du rôle qui est le sien dans la transmission de l’histoire ; on peut à son propos parler de pédagogie.

76Il n’hésite pas à fournir des explications sur ce qu’il rapporte, ainsi lorsqu’il évoque des mangonneaux :

Et fist ledit roy Anseïs dresser .XV. pairier’ devent la ville ; ycelle pairier’ estoient angiens jectant grant tas de pier’ dedent une ville par dessus lez maixon et par lez rue, pour tout confondre et assomer ; desquel on husoit pour ycellui tampts car l’on n’avoit encor point congnoissance de trait d’artillerie ne de pouldre (28r°).

77Il attire l’attention de son public sur les personnages qui auront une importance dans la suite : « et retenez bien lez nons d’iceulx car plussieur foy en serait dit et parlez. » (10r°, Doon le Veneur et Mauvoisin, en l’occurrence) ; cf. encore 65bisr°, 66r°, 66v°, 100v°.

78Il se lance dans d’interminables éclaircissements généalogiques :

Or est il tamps que je parle et que vous desclaire et en brief la noble lignie que d’icelle noble Beaultris, fille de roy et de royne, sortit. Et aucy affin que puissiés mieulx entandre l’istoire cy aprés escripte et congnoistre les nons des cousins et pairans qui aydairent a mener la grande et mortelle guere contre le lignaige dudit Herdré et de Fromont, son filz, et de combien ung chacun leur apartenoit, comme cy aprez vous cerait dit em brief, nom pas que mon intancion soit de vous tout nommer et desclairer en ce chapitre ne que tout soit ycy mis, car trop seroit long et prolixe. Ains ne mecteré(s) sinon les nons des plus proichains anffans et cousin, car aprez la mort d’iceulx revindre d’aultre qui saillirent de celle lignie et aidairent a maintenir la grant et mortelle guere, comme cy aprés oÿrés plus au loing, ce lire ou entandre le voullés. Et premier est a antandre que ycelluy noble duc Hervy de Mets heust de celle noble duchesse, fille de roy et de royne, plussieurs anffans. Entre lesquelle elle eust pour le premier, comme cy devent est dit, ce fut Guerin c’on dit a Mets le Lourain Guerin, duquelle le corps est a grant moustier de Sainct-Estienne de Mets, gisant en ung tumbiaulx de pier’ tout enthier, les esperons aus piedz, comme chacun le peult veoir. Et d’icellui | sortist le vaillant Gilbert qu’il eust de Heluïs, niepce a roy Pepin et fille a conte Milon de Blaive. Secondement eurent ledit Hervy et Beaultris la belle Begonnet qui puis fut nommés Baigue de Bellin ad cause du chaitiaulx de Bellin que le roy luy donnait comme cy aprés vous serait dit, car il fut tellement aymés du roy de France qu’il en fist son senechault et luy donnait la duchiei de Guescoingne, la ou est le chaistiaulx dudit Bellin, et plussieur aultre plesse et seigneurie. Et fist ledit Baigue de moult grant fait d’airme en son tamps, come l’istoire ycy aprés le tesmoigne. D’icelluy Begonnet sortist deux filz qu’il eust de l’aultre suer, fille audit duc Millon et niepce a roy Pepin, et fut celle nommee Biautris ; et furent ces deux anffans qui saillirent dudit Begon et de Biautris parreillement en leur tamps moult vaillant aus airme, comme cy aprez oÿrés. L’ung fut appellés Hernault et l’aultre Gerin … (67r°/v°, la mise au point dure jusqu’au f°68r°).

79On notera cependant que, contrairement à David Aubert qui répète les filiations de manière assommante – conférant ainsi parfois à sa prose l’allure d’un document juridique –, Philippe a choisi de ne frapper qu’une seule fois. Mais sa pédagogie a des limites, car il n’évite ni les initiatives malheureuses, ni les contresens, ni la censure, ni les confusions diverses.

80Parmi les initiatives malheureuses, ou pour le moins discutables, la mention de la Normandie à propos de l’invasion de la Maurienne :

En celluy tamps a païs de Morienne y avoit ung roy nommés Thierey, lequelle fut assegiés en sa cité de Vaulx Parfonde de quaitre roy paiens avec grant et infinie puissance. Et ont tant pourquis d’amis qu’il ont prins tout le païs d’Averne et Cachorsin. Puis partie d’eulx antrerent en Normandie, auquelle lieu firent dez maulx sans compte et cen messure, car des moustier font estauble au chevaulx et desbrise chaipelle et crucifis ; et mectoie a mort homme et femme cen espargnier grant ne petit (73r°).

81Outre que les manuscrits en vers ne donnent pas cette précision sur les Normands, il doit s’agir plutôt de Hongrois, dont les incursions ont marqué le Xe siècle dans la région en question. Il est possible que l’emploi de Normands au sens de « païens » ait entraîné indûment la mention de la Normandie.

  • 34  Cf. J.-C. Herbin, « L’anthropo-toponymie au péril de la tradition manuscrite », dans Espace représ (...)

82Parmi les contresens que nous avons repérés, il convient de citer : « a l’esperon » est pris pour un toponyme, inadapté, qui plus est (« dedans Peronne » 133v°)34 ; « Et ledit abbé […] vint a Sainct Aman, dont il estoit abbé, et est celle eglise une abaihie qui peu devent avoit fondeis Chairle Mairtiaulx ou lieu et en la plaisse la ou il desconfit Geraird de Roicillon » (155r°, Garin 11073 dit seulement que Charles Martel avait fondé l’abbaye « Quant il Girart chassa et desconfist ») ; le nom du personnage d’Auberi est pris pour le toponyme Berry (185r°, Garin 15398) ; la formule « iceus del Plaisseïs » Garin 17626 devient dans la prose « ung capitaine nommés Ycans, lequelle estoit meis[tre de] la ville du Placeïs » (203v°) ; le siège de Gironville est dit durer depuis « .VII. ans » (241r°), alors qu’il ne dure que depuis un an (242 r°, faute de copie digne d’un copiste médiéval…) ; les pirates sarrasins qui ont capturé Fromont sont censés naviguer « tant parmy Espaigne » (254r°, là où le texte en vers propose de manière moins problématique : « En mer s’espaingnent » Gerbert 7557) ; l’évêque de Paris présent « léans » devient l’évêque de « Laon » (269v°).

83Des contresens se repèrent aussi dans la démarche pédagogique elle-même, ainsi lorsque Philippe glose le mot « baril » : dans le texte en vers, il s’agit, sans autre explication, d’un récipient dans lequel Huon de Cambrai cache les lettres qu’il envoie au roi (« letres font fere et bien metre en escrit, li mes en porte tot plain un grant baril » Garin 3114-15). L’expression est ambiguë (« baril » doit désigner, malgré l’adjectif « grant » un « barrillet », une sorte d’étui destiné à protéger les lettres pendant le voyage du messager), mais Philippe évoque un stratagème totalement invraisemblable, surtout si l’on songe que le messager doit passer inaperçu et s’éclipser pendant la nuit :

Alors fut trowez ung messaigier auquelle fut donnee lez lettre bien faicte et cellee pour pourter au roy Pepin, et furent mise celle lettre enfermee en ploing dedent du vin en ung bairil affin c’on ne les peust trower (91r°).

84Bien évidemment, nous prenons le risque d’accuser Philippe de contresens transmis par les modèles qu’il a suivis, et dont nous ne disposons plus. En revanche, même si le cas paraît isolé, nous avons surpris Philippe de Vigneulles en train de censurer un aspect du texte en vers : la prose reste, en effet, silencieuse sur les dames que fréquente Manuel Galopin à la taverne (125r°/v°, 126r°), alors que le texte en vers est bien explicite : « meschines » Garin 7247, « damoiselles » Garin 7258, « putains » Garin 7285 ; de même, la prose ne fait qu’évoquer les paroles magiques prononcées par Manuel Galopin pour passer inaperçu dans les rangs ennemis, qu’il doit traverser (126r°, cf. Garin 7328-29).

85Enfin, absorbé qu’il est par sa passion de narrateur, Philippe ne s’aperçoit pas toujours qu’il mélange les niveaux de la narration, et son public avec les personnages :

Biautris l’oyant, de cuer suspire. Puis dist audit Thierey : « Amis, biaulx frere, vous me recomenderez a lui […], puis une aultre chose je vous veult dire c’est que mon perre envoye audit roys d’Espaigne ung moult riche presant, jusques a .L. somier d’or et d’argent, avec diverce beste, comme cy dessus avez oÿ… » (40v° ; c’est le public qui a ouï la mention du trésor, et non Thierry).

Et aprés que celle guere fut paissee, [ait] dit Bernaird, vindrent lez Vandre et Hongres qui firent grant maulx et domaige en ces païs ycy, car de ce tampts prinrent Rains et boutairent le feu dedens Paris, et firent tant d’aultre maulx que Chairle, vostre pere, ne pouoit plus tenir son réaulme, c’il n’eust estés secourus de l’Eglise, car par le consantement de l’apoustolle furent laissiés aus chevalier four et mol[ins], et les disme pour une espaisse de tampts, comme cy devent avés oÿ (107v° ; c’est le public qui a entendu parler, au début de Garin, des dîmes confiées par le pape à Charles Martel, et non le roi Pépin).

Or aprés ce que la tempeste fut passees et aincy que nous en retournions, nous rancontraimes une neif toutte chairgiees de merchandise, et venoit du port de Blaives … (254r° ; le païen ne peut savoir d’où vient le navire sur lequel se trouve Fromont ; cette remarque s’adresse au lecteur et non à l’émir).

« Adviseis, frere, ce dit Gerin, ycy sont lez messaigier du conte Fromont […] lesquellez tous amsamble viengne de l’ambaissaude devers le roy, | comme dit est, […] car je voy, dit il, qu’il […] ont encor plusieur aultre riche estour et gairniteur que je laisse pour abregie[r]… » (216v°/217r° ; c’est le public qui a entendu parler des messagers et non Hernaut ; de même, c’est Philippe qui abrège, et non Gérin !).

« Mon cousin, dit il, entendés sça a moy ! Montons noz deux a cheval et nous allons esbattre sur la ripviere ou dessus une eawe c’on appelloit Sorclin » (p. 1159-60, l’imparfait « appelloit » n’a de sens que par rapport à nous, et non au personnage auquel s’adresse Lowis).

« Sire, la noble pucelle fille a roy Yon ce rescomende a vous et a touttez la seigneurie et vous fait la noble damme chierement prie[r] que ou non de la saincte passion de Dieu luy weulliez donner ayde et secourt, car l’amiral sarrasins, lequelle ait esteis eschaipez du sciége de Geronville, comme cy devent aveis oÿ, avec tous le rest’ des Sarrasins et plusieur aultre qui sont venus… » (280r° ; c’est le public qui sait que l’émir s’est enfui de Gironville, et non la fille du roi Yon).

86On se doit de signaler aussi quelques confusions relevant davantage de la littérature, en particulier quelques formulations qui ne sont pas dans le ton ou ne paraissent guère adaptées : ainsi, est-il judicieux de comparer un roi païen à « sainct George » (64v°) ?

87Parmi les éléments qui rendent la prose de Philippe de Vigneulles « si instructive », pour reprendre les termes de Léon Gautier, nous pouvons faire état d’autres éléments qui concernent notamment la mentalité d’un homme et / ou d’une communauté du XVe siècle.

88En matière religieuse, outre ce qui a été signalé précédemment à propos de la Vierge Marie, on constate que Philippe fait essentiellement, non sans anachronisme dans le détail, une utilisation décorative des références aux textes sacrés. Ainsi :

Puis la damme leur criait mercy et demandait graice pour son seigneur, laquelle, moienant son bien dire, elle obtint, et amollit leur cuer comme jaidis la bonne damme Abigal fist a roy David (95r°, sans l’appui de Garin 3754-64 ; allusion à I Samuel 25).

Judas (113v° et 190r°, déjà cités, à propos de Bernard du Naisil et Guillaume de Monclin).

Or fist ledit Fromont comme fist le prevost Pillaite du jugement de Jhesu Crist, car il failli[t] du tout au promesse qu’il avoit fait  (155v°, Garin 11200, rien de tel) ; cf. encore : « Mais las, il fit comme Pillatte au jugier Nostre Seigneur, et comme dit la Saincte Escripture, il le descourpade prime faice et excusoit Nostre Seigneur vers les Juifz, disant que en luy ne trovoit cause de mort, mais toutesfois a la fin la consentit et le jugea a tort, et ainsy le fit Lowis » (p. 1159).

Ce qui n’empêche pas Philippe d’introduire, sans l’appui du texte en vers, le motif de la Fortune, dès la première page :

Mais ensy comme Fortune touche et frappe de son dairt aussy bien au grans comme aux petis, ladicte duchesse, sa femme, mourut (1v°).

89On sent que chez Philippe légende et Histoire cohabitent constamment. Ainsi à propos d’un personnage nommé Joffroy de Lusignan : « ce ne fust pas pourtant Joffroy a la grant dant, le fils de Melusine » (169r°).

90Ou encore à propos de la Guerre de Troie :

Helas, adoncque acomansait la grant malle heure et le hutin pour lequelle mourut tant de noble gent qu’il n’est a dire ne a nombrer, car plus de .III.C. mil personne, et tant que plussieur grant personnaige et gens de bien moururent pour cest’ follie ycy, ne oncque pour l’amprinse d’Ellainne que fut ravie par Paris, filz a roy Priant, par qui fut destruicte la grant Troie, ne mourust autant de gens qu’il fist pour ce huttin cy antreprins, car mainte femme en desmourairent sans maris et mainte pucelle sans amis, mainte anffans en furent desherités et orfellin, maintez chaistiaulx, ville, et maixon en furent depuis ruees par terre, airxe et brullee, dont ce fut grant pitiet et damaige… (82v°).

… et croy que, depuis la destruiscion de Troye la Grande, n’y olt une guere qui tant durait ne la ou y olt tant de meschief ne ou autant de malz ce fist, dont c’est pitiet et grant domaige pour le païs (182v°).

91Cette référence à Troie, qui se rencontre aussi dans le Prologue (voir fin du présent article), entraîne, on en conviendra, une hypervalorisation de l’action et de la Lorraine. De même que l’évocation des grands hommes de l’Antiquité :

le jonne Yonnet […] plain de courraige et hardiesse, ne s’en fouyt pas de devant luy, ains comme ung petit Scipion thint l’espee au poing dorreis et se deffent moult vaillamment… (p. 1200).

Histoire et légende sont parfois chez lui inextricablement mêlées :

« … et sambloit ung Cipion ou ung second Hector de Troye, car dez qu’il heust son bon chevault, il fist tant d’arme et de vaillance que chacun c’en esbaïssoit » (51v°, à propos du duc Hervis) ; « ung orguilleux paien lequelle, panssant vailloir ung Cipion, ung Sesair ou Hercules, ce pairtit de son airmee » (286v°).

92Les données d’autres chansons de geste deviennent alors des références de type historique, ainsi, lors de l’adoubement de Hervis : « … car pour ycelle heure n’estoit encor forgee Durandairt ne Courtains » (26v°). Toutefois, Philippe élimine la mention des géants qui auraient construit la tour de Saint-Omer (Garin 16926) pour se contenter d’indiquer que l’édifice a été « fabricqué anciemment » (199v°). À propos de l’interprétation d’un songe de Gerbert, la prose suggère « et combien que l’on ne c’y doit pas tropt fort croire » (216r°, même si au f° 226v°, aucune précaution n’entoure l’explicitation d’un autre songe). Pour un songe de Gérin, dans lequel un aigle intervient et enjoint au personnage de se rendre à Cologne, Philippe paraît ne pas instituer de distance critique par rapport à son modèle, car il ajoute un peu plus loin une explication à mi-chemin entre le rationnel et le religieux :

Or entendés pour Dieu et vous oreis chose merveilleuse et estrainge a raconter et oÿreis pour quelle cause revint la noise et le huttin, car je croy moy que celle aigle qui se apparrut au roy Gerin fut le Diauble, ennemis de nature, lequel estoit envieulx que celle paix duroit tant et aussi estoit envieulx de la penitence dudit Gerin ; et, pour ce, luy donna telle illusion comme dit est (p. 1213).

93Ailleurs, à propos des fées qui auraient fabriqué la coiffe qui protège Yonnet d’un coup normalement mortel, il se retranche derrière l’histoire, qui lui sert ici non pas à authentifier son propos, mais, semble-t-il, à le tenir à distance :

… car l’istoire dit qu’elle avoit esté faicte et forgee en une ille oultre mer par les fees et l’avoient icelles fees tellement destinees et faiee que de nul taillement ne pouoit estre faulcee ; et ainsi, se dit l’istoire, fut la cause qui le saulva a celle fois (p. 1201 / 320r°, cf. v. 1511).

94Par trois fois au moins, mais de manière discutable pour les deux derniers cas, Philippe prend l’initiative de donner une assise historique au poème de Hervis :

En celluy temps advint que en la noble cité de Mets avoit ung duc de grande auctorité nommey Pierre, lequel estoit duc et seigneur de toutte Estrasie (1v°).

et fut ce fait en .VII.C. et .XXIII. (rubrique à placer au f°8r°, à propos de l’enlèvement de Béatrix par les mercenaires au début du poème).

Et en cest estat fut adestree et menee de .IIII. conte jusques la grant eglise, en laquelle l’evesque Gloudulfe, XXXIIeme evesque de Mets, chantait la grant messe (24r°, personnage historique totalement inconnu des manuscrits en vers).

95Philippe donne les deux dernières indications fort mal à propos. En effet, si Hervis et Béatrix sont contemporains de Chlodulphus (milieu du VIIe siècle), il s’ensuit que leur nièce (qui doit avoir alors une quinzaine d’années d’après la chronologie interne du poème) devrait être presque octogénaire pour épouser Pépin et devenir mère de Charlemagne… Sans compter que, si Béatrix est enlevée en 723, elle ne peut croiser l’évêque Chlodulphus qui, à cette époque-là, est mort depuis une trentaine d’années au minimum.

96La prose de Philippe de Vigneulles, enfin, présente un véritable intérêt pour l’histoire de l’esprit et du genre épiques. En effet, on relève des scènes de bataille à profusion, ainsi :

Lors ce fiert lez deulx ost lez ung parmei lez aultre, en faisson telle qu’il sambloit a l’aproichier que ce fust la fouldre du bruit et de la noixe qui y estoit, et n’y avoit cy hairdi qui ne tramblait. La y eust maintes teste coupee, mainte lance routte, mainte bon chevaulx courir parmei lez champs cen maistre et cen seigneur. Et mainte femme y perdirent leur marei, et mainte fille leur amis. La heust on veu mainte chevalier et escuier gisant lez ung desus lez aultre, dont c’estoit pitiet a regairder : bras et jambe coupee, espeez et armure gisant parmei le champt ; du bruit et de la noixe dé navrez estoient lez saintif tout estourdis. La pouldre voulloit en l’air ; du bruit et du cris que c’y faisoit l’on [n’]heust pas oÿ Dieu tonnant ! (32v°, Hervis 6648-56).

Et alors ce prinrent a mairchier les ung contre les aultre ; il laissent courre les chevaulx et sonnant corne et busine, tellement que du bruit et de la noise il sambloit que le ciel cheïst a terre ! Maintes lance a celle rancontre y furent routte et brisee, et maintes chevalier furent abaitus en terre, homme et chevaulx, c’oncquez depuis n’en relevairent ; et sambloit que ce fut fouldre du tabourement et mertellis qui ce faisoit. Le bruit et la noise y fut cy grant que les cowair y furent granment apowenteis, car maintes haubert y furent rot et y olt maintes escus troweis. Lez chevaulx fuioient parmey lez champts cen maistre et cen seigneur et y olt tant de sanc espandus que c’estoit domaige et pitiet (264r°, Garin III).

97Des dizaines de passages pourraient être cités : ce n’est donc pas ce type d’éléments qui paraît avoir le plus vieilli dans l’intérêt des lecteurs ou auditeurs, si Philippe est bon juge. C’est d’ailleurs à propos des scènes de combat que se lisent le plus souvent des formules déjà signalées du type « lez faisoit moult biaulx veoir / merveille estoit de les veoir » (93r°, 141r°, 188r°, 199r°…), formules qui sont censées mobiliser l’attention et l’émotion du public ou du lecteur.

98On retiendra que dans la mise en prose des Loherains, il n’y a ni idée de progrès, ni regret d’un âge d’or, ou alors d’avant la Geste elle-même :

… car pour celluy temps estoient les païs si en paix c’on n’y oyoit parler de murtrier ne de larron, mais alloient et frequentoient les pellerins et merchamps a leur volunteis et plaisir (2r°).

  • 35  Rappelons que le Prologue de v est de la main de Philippe de Vigneulles, comme le reste du manuscr (...)

99En cela Philippe est peut-être plus moderne qu’il n’y paraît. Pour ce qui est de la réflexion sur l’histoire, la conclusion est opposée. Dans cette mise en prose, il y a rencontre entre un héritage et un autodidacte avide de passé. Sa démarche, pour nous, n’est guère scientifique, et l’on ne peut que souligner le caractère irrationnel de l’argumentation présentée par Philippe dans son Prologue à Hervis. Ce Prologue est assez bref pour qu’on puisse le reproduire ici (d’après le manuscrit v)35 et le commenter très brièvement, pour finir.

Les choses anciennement advenues semble a aulcunes personnes bien estrainges et quasi incredibles parce qu’ilz ne pensent point a la fondation d’icelles et la cause comment icelles choses peullent estre faictes et advenues ; et quant du fait des anciens ilz oient parler, il disent que se sont fables ou trowee.

100Constat de l’incrédulité des contemporains devant les événements du passé. Cause : manque de lumière sur les causes et le déroulement de ceux-ci. Conséquences : ce sont des fables pour nous.

Mais je dis, moy, que en ce present livre n’y ait guerre de chose tant soit estrainge et difficile a croire que encor au jour d’uy ne ce faice(nt) bien chose plus mervilleuse selon le temps qui court et selon la maniere de faire que nous avons a ceste heure, tant en guerre comme aultrement, au resgart de la maniere de faire qu’il avoient anciement. Et encor daventaige, je dis que, s’il eust esté possible qu’em celuy temps ancien(s) et passé(es) l’on eust troweis par escript une cronicque des guerres et baitailles que maintenant se font, et des grandes tueries c’on y fait, tant en artilleries comme aultrement, il n’y eust heu homme pour l’heure qui l’eust vollu croire et qui n’eust dit que c’estoit menterie.

101Ce qu’on fait aujourd’hui, notamment dans les guerres, est bien plus étonnant ; nos ancêtres auraient considéré nos chroniques modernes comme mensongères.

  • 36  La mention de Valere le Grant disparaît dans la version h.

Et au resgart de ce que la belle Beautrix, fille au roy Hutasse de Tir, fut prinse et ravie comme cy aprés serait dit, ce n’estoit que chose toutte commune pour celuy temps de ainsy faire ; et trouve l’em moult d’aultre histoires qui en font mencion, comme il avint de la belle Hellainne ez histoires de Troies, et en Titus Livius a fait des Romains, en Ovide de Meteamorphoze, en Valere le Grant36 et en plusieurs aultres histoires.

102Philippe de Vigneulles prend un exemple dans la Geste et argumente d’abord en indiquant que ce qui nous étonne était une chose commune autrefois, si l’on en croit des autorités mêlées comme l’histoire d’Hélène de Troie, les ouvrages de Tite-Live, Ovide et Valère Maxime. Il doit s’agir, pour les auteurs latins, d’une allusion à l’épisode de l’enlèvement des Sabines (à cela près qu’il se lit chez Ovide dans l’Art d’aimer et non dans les Métamorphoses) :

  • 37  Bel exemple de l’assimilation de la légende à l’Histoire écrite.

Mais en laissant lesdictes cronicques et histoires que l’on polroit dire estre apoucriffe, jay ce que moult d’istoriograffe en aient escripts et en font mencion37, sy aveis vous bien en la Saincte Escripture et en la Saincte Bible au XXeme chappittre comment Sichem, le filz Emor, ravit et esforsait Dine, la fille de Jacob et de Lya, de quoy moult de mault advindrent, car Simeon et Levy, les deulx freres de Dine en prindrent cruelle vangeance.

  • 38  Il faut faire la part de cette habitude des hommes du Moyen Âge qui les amène souvent à citer une (...)
  • 39  Philippe de Vigneulles paraît ignorer totalement l’enlèvement, en 1184, par des pirates, de Mathil (...)

103Clou de la démonstration : un renvoi à la Genèse 34. C’est la seule fois où la Bible n’a pas dans la prose une fonction purement décorative38 ; mais cette autorité peut sembler bien mince. En effet, l’histoire en question ne constitue qu’un épisode très secondaire du texte biblique39.

  • 40  Philippe avait d’abord écrit : … gist au portail de l’eglise…, puis il a biffé ces mots et suscrit (...)

Oultre plus de ceste presente cronicque moult de choses s’en moustrent encor au jour d’uy, tant de la sepulture a duc Hervy, lequel gist en l’eglise40 et monastere de Sainct-Arnoult devant Mets, avec plusieurs aultres de leur lignies, et de la sepulture de la belle Beautrix, qui est au cloistre dudit monastere, comme aussi du Lhorains Guerin que gist au grant moustiet de Mets toutte enthier, elleveis en hault en ung sercus de piere, et le peult en veoir, comme cy aprés seroit (sic) dit. Pareillement voit on encor le gerdin et le lieu ancienment fabricqué (fors que du nuef owraige que l’on y ait nowellement reffait), la ou fut prinse ladite Beautrix, lequel gerdin est aprés de Nostre-Dame-aux-Champs, devant ladite cité de Metz.

  • 41  L. Germain, « Le culte de Garin le Loherain », dans Journal de la Société d’Archéologie et du Comi (...)
  • 42  Idem, p. 278, fin de la note 2.
  • 43  Philippe de Vigneulles, Journal, éd. citée, p. 326.

104Et pour finir, voilà des preuves matérielles, sur lesquelles Philippe revient tout au long du texte : les tombes du duc Hervis, des veuves de Bégon et Garin à « Sainct Arnoult » (59r°, 70r°, 192r°), celles de Béatrix et de Garin « au grant moustier / en la grant eglise de Metz » ( = cathédrale Saint Étienne, 5v°, 10r), le cercueil de pierre de Garin, que l’on peut encore voir (59r°, 189r° rubrique°) ; sans compter le jardin tout près de Nostre-Dame-des-Champs ou Saint-Pierre-aux-Araines (35r° et 37r°), qui jouxterait la maison où Béatrix aurait été enlevée par son frère Flore. Il doit y avoir eu sur ces éléments une tradition locale, peut-être en relation – au moins pour les sépultures – avec saint Garin fêté le 10 février à Metz41, mais elle nous échappe totalement en dehors de ce qu’en rapporte Philippe, qu’on ne peut soupçonner de l’inventer pour l’occasion, parce qu’on en a d’autres traces42. Mais on doit retenir que, pour lui, ce qui se voit est nécessairement la vérité : « et moy l’acrivain, déclare-t-il dans son Journal43, je m’en croys car j’ay veu toutes ces choses ».

Et pour ce, je, Philippe de Vignuelle le marchamps, a l’honneur de Dieu et de la cité, ay heu deliberé de mettre ladite histoire de ancienne rime ou chansson de geste en prose, et au plus brief que j’é peu ne sceu. Et la cause pour quoy que l’istoire est de grande excellance et merveilleux faitz d’armes, laquelle se lessoit du tout au lire et n’estoit quasi plus memoire d’icelle par ce que moult de gens n’antendoient pas bien le langage de quoy l’on souloit huser, ne ne prenoient plaisir a le lire pour l’anciennetey d’icelluy.

Nécessité technique : on ne comprend plus l’ancien français.

  • 44  La version h ajoute : car les esperit deviengne tous les jours plus agus et soubtilles (p. 6).
  • 45  La version h alourdit quelque peu le passage, mais retient là, en fait, un membre de phrase qui av (...)

Et weullent les gens de maintenant avoir choses abregee et plaisante44. Par quoy je advertys a tous les liseurs et auditeurs d’icelle histoire que moy, l’escripvain, l’ais abregiés et que45 en l’ancienne histoire y ait de grant procés de parolles, lesquelles j’ay lessié por eviter prolixitez.

Nécessité esthétique : la mode est à la brièveté.

Et pour ce, je, Philippe dessus dit, prie et supplie a tous les lisant et auditeurs d’icelles que mon ignorance weullent supporter, et corrigier les faulte qui y sont. Car je ne suis pas assés saige ne lestrés pour cy haulte ewre entreprandre, et ne l’és fait sinon pour mon plaisir et passetemps. Jhesus Maria.

105Il y aurait presque de la modernité dans ce refus implicite du discours rationnel. En définitive, le pacte de lecture dessine une figure de narrateur très éclectique, telle que la laisse attendre un parcours d’autodidacte.

106Pour Philippe, qui nous donne son nom, son adresse, sa profession, la Geste des Loherains, c’est de l’histoire, en d’autres termes, c’est de la vie. Philippe est présent dans sa prose par un millier de détails, un millier de « signes de soi » que cette étude, nous l’espérons, aura permis de mieux cerner.

107De manière tout à fait symptomatique, un des descendants de Philippe de Vigneulles, en 1639 si la date mentionnée est contemporaine du titre ajouté, avait écrit sur l’exemplaire v de la prose des Loherains : Chronique de mes grand peres.

108Philippe de Vigneulles n’a pas marqué l’historiographie au même titre qu’un Froissart – qu’il connaît pourtant –, même si son œuvre n’a pas encore livré tous les aspects de cet homme de la fin du Moyen Âge, plutôt que de la Renaissance. Il ne faut pas oublier, en effet, que sa mise en prose se fait, grosso modo, l’année de la bataille de Marignan pendant les Guerres d’Italie, et plus de vingt ans après la découverte de l’Amérique… Et l’on doit pouvoir conclure sur la mise en prose de la Geste des Loherains avec cette analyse de Pierre Demarolle sur la Chronique de Philippe de Vigneulles :

  • 46  P. Demarolle, op. cit., p. 13.

… elle ne ressortit pas seulement à l’histoire, elle relève aussi de la légende des siècles, et d’abord de la légende de Metz, elle appartient donc en partie à l’imaginaire (individuel et collectif), c’est-à-dire à ce qu’il y a peut-être de plus réel dans l’homme : ses croyances et des raisons de vivre46.

109Ce qui résout, en l’esquivant ou en la dépassant, la question du rapport de Philippe à l’Histoire.

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Notes

1  Nous citons, sauf indication contraire, le texte du manuscrit de la ville de Metz (v, folioté ; Metz, B. M. n° 837, détruit) pour Hervis, Garin I, II et III, tel que nous l’avons établi – avec beaucoup d’hésitations, et souvent avec l’aide de la copie que Stengel a déposée à Louvain – à partir du microfilm réalisé en 1938 (pour v, nous donnons le folio) ; pour Yonnet, nous préférons le manuscrit h (paginé), qui appartient à la James E. and Elizabeth J. Ferrell Collection de Kansas City (États-Unis), mais qui se trouve actuellement pour quelques années en dépôt à la Parker Library du Corpus Christi College de Cambridge (pour h, nous donnons la page). Pour la fin d’Yonnet, nous ne disposons plus que du manuscrit h. Même si les graphies et les accords sont parfois très déroutants (surtout dans v, qui est de la main de Philippe), nous intervenons le moins possible.

2  L’année 1514 est indiquée à la fin de Garin I, au f° 145r° (« l’an mil .v.c. et .xiiii. »), mais la première étape daterait de 1515 d’après le Journal (cf. Gedenkbuch des Metzer Bürgers Philippe von Vigneulles, éd. H. Michelant, Stuttgart, 1852, p. 283). Rappelons que la mise en prose s’est effectuée en deux étapes bien distinctes, probablement séparées de quelques mois, voire quelques années, comme le suggère Philippe de Vigneulles dans le Prologue d’Yonnet : « et pour ce, aprés ce faict, et que je l’eus eschevis [ = la mise en prose de Hervis et Garin], Je, Phelippe dessus nommés ait serchié, retournés, remirés et enqueri(r)plusieurs anciennes histoires, volumes, livres et cronicques desirant et appetant pour sçavoirmon quelle fut la fin du roy Gilbert et de Yonnet, son filz… | (…). Et pour ce, aprez ce que j’eu assez serchié et queris, j’ay trouvé en aulcune anciennes histoires et selon aulcuns aultres acteurs… » (p. 1151-52). L’ajout dans l’interligne (au f° 12v°) de la mention de la mort de Mauvoisin devant « Lan » ( = Lens) ne peut se concevoir qu’après la mise en prose d’Yonnet, et donc postérieurement à la première étape de la mise en prose ; en d’autres termes, v intègre des éléments postérieurs à la version qui le constitue pour l’essentiel.

3  J.-C. Herbin, « La ‘mise en prouse’ de la Geste des Loherains par Philippe de Vigneulles : une (re)trouvaille », Romania,109, 1988, p. 562-565 ; Id., « Approches de la mise en prose de la Geste des Loherains par Philippe de Vigneulles », Romania, 113, 1992-1995, p. 466-504 ; Id., « Notice du manuscrit h de la Prose des Loherains par Philippe de Vigneulles », Romania, 117, 1999, p. 218-244 ; Id., « Yonnet de Metz », Les Mises en prose, collection « Ateliers », Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université de Lille III, n° 35-2006, p. 31-45. On ajoutera : Id., « Variations, vie et mort des Loherains – Réflexions sur la gestation et les paradoxes d’un grand cycle épique », Cahiers de Recherches Médiévales (XIIe-XVe), Diffusion H. Champion, n° 12, p. 147-174, décembre 2005 [mis en ligne en décembre 2008].

4  Notamment C. M. Jones, Philippe de Vigneulles and the art of prose translation, D. S. Brewer, Cambridge, 2008. Pour la confrontation de la prose aux vers, nous avons utilisé les éditions suivantes : Hervis de Mes, éd. J.-C. Herbin, TLF 414, Droz, Genève, 1992 ; Garin le Loherain, éd. A. Iker-Gittleman, CFMA n° 117-119, H. Champion, Paris, 1996-97 ; Gerbert de Metz, éd. P. Taylor, Namur-Louvain-Lille, 1952 ; au texte en vers publié, à tort, sous le titre Anseÿs de Mes par H. J. Green (dont nous conservons la numérotation), Les Presses Modernes, Paris, 1939, nous avons préféré notre propre transcription (qui sera donnée en face de la prose d’Yonnet dans notre édition prochaine à la SATF).

5  Certains manuscrits, à la fin de Garin, citent un Jehan de Flagy dont on ignore s’il a été le premier auteur ou le remanieur à qui l’on doit la Vulgate de la geste. Sur ce point, voir aussi J.-C. Herbin, « Variations… », art. cité, note 34, p. 155.

6  Le mot acripvains (var. v = escripvain) n’a pas ici le sens moderne, il signifie seulement que Philippe de Vigneulles appartient à la communauté de ceux qui savent lire et écrire.

7  Pour l’origine des citations, voir plus haut, note 1.

8  Cf. encore 67 r° « en ce chapitre » ; il est encore question, mais dans des commentaires marginaux de Philippe en vue d’une copie ultérieure, de « chaipitre » (228v°) et, plus curieusement, de « seaulmes » (208v°) ; dans la prose elle-même on lit à nouveau « histoire … mis[e] par chaipitre et recuielli[e] de plusieurs livres et rime ancienne » p. 1219.

9  Nous ignorons à quel personnage de la Geste renvoie ce nom, qui se lit aussi dans h.

10  La Chronique de Philippe de Vigneulles, éd. C. Bruneau, Metz, 1927, t. 1, p. 3 et Livre I, p. 159-169.

11  La version saisie sur ordinateur compte plus de 2 200 000 caractères.

12  J.-C. Herbin, « Approches de la mise en prose… » art. cité, en particulier p. 500.

13  J.-C. Herbin, « Yonnet de Metz », art. cité, p. 42 ; le découpage du texte en chapitres est de la responsabilité de Philippe de Vigneulles (Hervis compte 167 chapitres, Garin I 104, Garin II 59, Garin III 112, Yonnet 18).

14  Majoritairement, pour le texte en vers, dans des formules liées à la présentation du discours direct : « com jai oïr porez », « com jai porez oïr ».

15  On pourra, sur ce personnage féminin, se reporter à notre article, J.-C. Herbin, « Lumineuse Béatrix : un aspect de la stratégie narrative du poète de Hervis de Metz », PRIS-MA, Clarté – Essais sur la lumière, II, tome XVII-2, n° 34, décembre 2001, p. 209-216. Dans le texte en vers, l’attention du poète pour le personnage de Béatrix est manifeste.

16  Voir aussi J.-C. Herbin, « Yonnet de Metz », dans Les Mises en prose, art. cité, p. 40.

17  D’après D, f°124a, par exemple : « Mar vit Girberz Fromont lou posteï / Et la richesce que li Viauz pot soffrir / Er les consauz Guillaume de Monclin ».

18  Dans v, toute la séquence « et auci fit Aelis… comme vous oÿrez », qui ne transpose pas le contenu des vers, se lit dans l’interligne et dans la marge de gauche. Ce qui suggère une scène pittoresque imaginée par Philippe lors d’une relecture.

19  Voir C. M. Jones, op. cit. 

20  Cf. encore les formules de modestie, que rien ne nous permet de juger comme feinte : « Car je ne suis pas assés saige ne lestrés pour cy haulte ewre entreprandre » (1v° / p. 6), « non pas que je me reputte assés souffisant ny assés saige pour avoir faict ung tel euvre ne qu’il soit en si beaux termes ne stille comme il deust estre » (p. 1151).

21  Anseÿs de Mes (voir plus haut, note 2); nous conservons la numérotation des vers de l’édition de H. J. Green, Les Presses Modernes, Paris, 1939.

22  À la fin de Garin III, Philippe s’adresse ainsi à son lecteur : « Et que ou non de Dieu mon innorance supourtés. En vous disant a Dieu, sans Lequelle nulz biens ne peult estre fait, acomencez ny achevis, et Lequelle nous gairde par sa pitiet de tout malz et de tout dangier. Amen » (305r°).

23  Apparemment ceux de la fiction considérée comme document historique.

24  La prose ne manque pas une occasion d’ancrer le récit dans la géographie messine, ainsi Philippe nomme encore Saint-Étienne lors du mariage de Hervis et Béatrix (le v. 2222 indique seulement la « grant glise ») ; même chose v. 5545 et f° 26v°. On notera aussi l’insistance à faire figurer deux fois saint Étienne dans la prose (cf. v. 4164), ainsi lorsque Hervis s’apprête à attaquer les brigands du pont : « Puis ce recomende a Dieu et a premier martire, le benoy saint Estienne, pautron de la cité de Metz, disant : “Benoy mairtire, saint Estienne, lequelle est servis et honnourez a la noble cité de Metz” » (18v°).

25  Qu’il s’agisse d’une initiative de Philippe de Vigneulles, cela est fortement suggéré par le silence de tous les témoins sur Marie, et ils sont ici au nombre de quatre (E, Em, N, T). De plus, dans le manuscrit v, la mention de « Nostre Damme » se lit dans un ajout dans l’interligne.

26  D’après D, f° 150d, par exemple : « Dex lou secorre, c’or a mestier d’aïe ! ».

27  P. Demarolle, La Chronique de Philippe de Vigneulles et la mémoire de Metz, Éditions Paradigme, Caen, 1993, Avant-propos, p. 9.

28  Idem, p. 13.

29  L. Gautier, Les Épopées françaises, Welter, Paris, 1894, t. II, p. 600. La phrase complète est : « Quand on aura achevé de publier le texte antique de nos vieilles chansons dont un si grand nombre, hélas ! sont encore inédites ; quand on aura enfin édité des œuvres telles que les Lorrains et le Moniage Guillaume, il conviendra de donner une édition critique de cette méchante prose qui est parfois si instructive. Ce sera l’œuvre du vingtième siècle ».

30  L. Gautier, op. cit., p. 597.

31  Même si cette manière d’aborder la question est anachronique en elle-même. Toutefois, Philippe permet de la poser en ces termes, dans la mesure où il développe une certaine conscience historique, voir page suivante.

32  Philippe tire très vaisemblablement cette étymologie de son modèle, car elle figure dans certains témoins de la version longue de Gerbert, notamment D et W (f°167c).

33  Citées plus haut dans la note 2.

34  Cf. J.-C. Herbin, « L’anthropo-toponymie au péril de la tradition manuscrite », dans Espace représenté, espace dénommé – Géographie, cartographie, toponymie, Presses Universitaires de Valenciennes, 2007, p. 243-259, en particulier, p. 259, fin de la note 53.

35  Rappelons que le Prologue de v est de la main de Philippe de Vigneulles, comme le reste du manuscrit ; pour le manuscrit h, on a affaire dans l’ensemble à la main d’un copiste professionnel, dont la régularité est remarquable, tant dans le tracé que dans l’orthographe ; les quelques pages que l’on peut ne pas lui attribuer pourraient être de la main de Philippe, notamment pour le début de Hervis, remanié par rapport à v, mais aussi peut-être pour le Prologue qui, malgré la qualité exceptionnelle de la calligraphie, offre des choix d’accords et d’orthographe pour le moins irréguliers, très semblables à ceux de Philippe.

36  La mention de Valere le Grant disparaît dans la version h.

37  Bel exemple de l’assimilation de la légende à l’Histoire écrite.

38  Il faut faire la part de cette habitude des hommes du Moyen Âge qui les amène souvent à citer une autorité, même pour avancer les choses les plus banales. Philippe n’y échappe pas toujours.

39  Philippe de Vigneulles paraît ignorer totalement l’enlèvement, en 1184, par des pirates, de Mathilde, fille du roi Alphonse de Portugal, fiancée du comte de Flandre, événement historique qui n’est pas sans ressemblance avec l’aventure romanesque de Béatrix.

40  Philippe avait d’abord écrit : … gist au portail de l’eglise…, puis il a biffé ces mots et suscrit l’eglise pour les remplacer ; dans la version h, il a maintenu la leçon corrigée de v.

41  L. Germain, « Le culte de Garin le Loherain », dans Journal de la Société d’Archéologie et du Comité du Musée Lorrain, XLII-XLIII, 1893-1894, p. 275-278.

42  Idem, p. 278, fin de la note 2.

43  Philippe de Vigneulles, Journal, éd. citée, p. 326.

44  La version h ajoute : car les esperit deviengne tous les jours plus agus et soubtilles (p. 6).

45  La version h alourdit quelque peu le passage, mais retient là, en fait, un membre de phrase qui avait été biffé dans v : et que partout la ou vous trovaireis ainsy escript “pour abregiés”, quant ainsy trovereis lisant, c’est a dire qu’il y ait en l’ancienne histoire quelque grant procés de parolles inutille lesquelles j’ay lessié pour eviter prolixitey. Et pour ce, Je… (p. 6).

46  P. Demarolle, op. cit., p. 13.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Charles Herbin, « Philippe de Vigneulles dans la Prose des Loherains »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 19 | 2010, 385-419.

Référence électronique

Jean-Charles Herbin, « Philippe de Vigneulles dans la Prose des Loherains »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 juin 2013, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12027 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12027

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Auteur

Jean-Charles Herbin

Université Lille Nord de France
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, CALHISTE, Valenciennes

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