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Jus & Litterae
II. Philippe de Vigneulles, le droit et la lettre

Le « jeune fils » et les « mauvais garçons »

L’enlèvement de Philippe de Vigneulles (3 novembre 1490-21 décembre 1491)
Philippe Contamine
p. 351-362

Résumés

De son enlèvement par des « mauvais garçons » à Vigneulles, près de Metz, dans la nuit du 3 au 4 novembre 1490, de sa longue et éprouvante captivité au château de Chauvency et de sa libération à Marville le 21 décembre 1491, Philippe de Vigneulles (1471-vers 1527) a laissé deux amples et fascinants récits, très proches l’un de l’autre à quelques nuances près, l’un dans ses Mémoires, l’autre dans ses Chroniques. Trois pièces d’archives à caractère judiciaire, datant respectivement du 18 décembre 1490, du 22 janvier 1491 et du 15 septembre de la même année, autorisent un autre regard sur son discours. On peut admettre que Philippe avait ces documents à sa disposition quand, bien des années plus tard, il entreprit sa narration. Ce fait divers ne peut être compris en dehors du contexte spatio-temporel dans lequel il s’est déroulé : d’une part les différends armés entre Metz et la Lorraine, d’autre part tout un fonds de violence endémique, faite de guerres privées et de purs actes de brigandages. L’affaire fait émerger un personnage central : cette sorte de Raubritter que fut alors Petit Jean de Harcourt, auquel René II, duc de Lorraine, avait accordé la seigneurie de Chauvency, notamment en raison des services rendus lors des guerres de Bourgogne.

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Texte intégral

  • 1  Vigneulles est un hameau de Lorry-lès-Metz.
  • 2  Lorry-lès-Metz, Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Woippy.
  • 3  Chauvency-le-Château, Meuse, ar. Verdun, cant. Montmédy.
  • 4  Lorédan Larchey, éd., Journal de Jehan Aubrion, bourgeois de Metz, avec sa continuation par Pierre (...)

1« Item, le thiers jour de novembre [1490], trois movais garçons qui avoient esteit aux gaiges a Metz prindrent neutamment le maire de Vigneulles1, de costé Lorey devant Metz2, et ung joune filz qu’il avoit a marier et les enmenont a Chavancey3 en la main d’ung appellés Petit Jehan de Harcourt ». Ainsi s’exprime Jean Aubrion dans le bref passage de son journal où il fait mention du fait divers dont il va être question4.

  • 5  Qui était cette année-là le dimanche 2 juin. On peut faire naître Philippe le vendredi 7 juin.

2Né à Vigneulles en juin 1471, un vendredi proche de la Pentecôte5, dans un milieu de notables à la fois ruraux et urbains, Philippe, fils de Jean Gérard, maire de ce village au sens que le terme de maire avait en Lorraine au XVe siècle, tôt orphelin de mère mais semble-t-il très attaché à son père, eut des débuts dans la vie plutôt compliqués : il fréquenta successivement plusieurs écoles, fut mis en apprentissage sans vocation bien définie, bref il cherchait sa voie, ce qui suggère que la notion de choix professionnel n’était pas impensable dans le contexte social et géographique du temps. Puis, sur un coup de tête, il partit à l’aventure au loin, jusqu’à Genève, jusqu’à Rome, jusqu’à Naples, jusqu’au fin fond de la Calabre. Peut-être avec son entregent et son savoir-faire (l’écriture, le dessin, la musique, plus une certaine faconde), aurait-il pu faire carrière sur place mais le remords et le mal du pays l’incitèrent à regagner Metz. Son absence avait duré quatre ans (1486-1489).

  • 6  Sur ce vaste sujet, voir Brigitte Prévost et Bernard Ribémont, Le cheval en France au Moyen Âge, O (...)
  • 7  Yvonne Labande-Mailfert, Charles VIII et son milieu (1470-1498). La jeunesse au pouvoir, Paris, 19 (...)

3Les conditions de son retour au-delà des Alpes ne sont pas sans intérêt pour quiconque attache une attention concrète au commerce international des chevaux de prix à la fin du Moyen Âge6. Nous sommes en 1489. Charles VIII, cette année-là, fit un don (on en ignore malheureusement la nature) à Ferrant  Ier d’Aragon, roi de Naples, quelques mois avant l’arrivée à la cour de France des barons napolitains en exil – l’une des causes directes des guerres d’Italie7. Il faut bien supposer qu’en 1489 les rapports étaient encore courtois entre les deux rois. Quoi qu’il en soit, Ferrant  Ier, en guise de contre don, décida d’offrir au roi de France des chevaux que l’on imagine sans peine originaires des Pouilles. Un gentilhomme du pays fut chargé de conduire ces chevaux et Philippe se porta volontaire pour l’accompagner. Philippe parle à ce sujet d’une manière d’ambassade. Se déplaçant à pied, chaque membre du convoi, rétribué au prix modique d’un carlin par jour, devait mener par la bride deux chevaux (sans doute un cheval pour la main gauche, en senestre, un cheval pour la main droite, en dextre). Il y avait aussi un marchand de chevaux provençal qui avait acheté pour son compte quinze autres chevaux.

  • 8  Sans doute, quand il rédige ce passage, a-t-il un itinéraire sous les yeux.

4La caravane partit du royaume de Naples un beau soir du mois d’août 1489, en compagnie de hérauts d’armes de Charles VIII. Philippe, qui fournit tous ces détails, mentionne consciencieusement les localités traversées8, de Rome à Lyon, en passant par le col du Mont Cenis. Il signale qu’ils arrivèrent à Lyon aux alentours de la Toussaint, ce qui implique un rythme de déplacement plutôt lent (il fallait ménager les chevaux). Ils y firent halte deux ou trois jours. De là, ils gagnèrent La Bâtie, résidence familiale du grand écuyer de France Pierre d’Urfé, homme de cheval ne serait-ce qu’en raison de son office. Précisément, les montures que menait Philippe lui étaient destinées. Philippe, qui avait l’intention d’arrêter là son périple dans le royaume de France, ne voulut pas gagner Tours où se trouvait le roi. Une nuit, à l’insu de ses compagnons, alors qu’il se trouvait à La Pacaudière, près de Roanne, il quitta le convoi subrepticement. Non sans mal il revint à Lyon puis reprit son chemin, jusqu’à Metz où il arriva le 28 novembre. Son père l’accueillit avec la même joie que le père dans la parabole de l’enfant prodigue.

5Il faut dire que la cité de Metz était alors en guerre avec René II, duc de Lorraine et de Bar. Philippe faillit être arrêté, il était menacé du pire mais il parvint à dissimuler son identité, au point même d’obtenir d’un homme de guerre nommé Grégoire, lequel était au service du sire de Bassompierre, lui-même au service de René II, les « enseignes » (faut-il comprendre un mot de passe ?) qui lui permirent d’échapper à d’autres périlleux interrogatoires.

  • 9  Sur la « marchandise » à cette époque, voir Jean Schneider, Recherches sur la vie économique de Me (...)

6Le voilà donc, après les retrouvailles avec le père, employé par un marchand-chaussetier9. À ce titre, il fréquenta les foires de Francfort-sur-le-Main et d’Anvers, se rendit à Coblence et à Malines et envisagea même de gagner la foire du Lendit, près de Paris. Il s’était plus ou moins assagi, il avait achevé de jeter sa gourme, il était dans sa vingtième année, il songeait à se marier tout en fréquentant à la fois les fêtes et les lieux de pèlerinage comme Saint-Nicolas-de-Port quand, en une triste nuit, le ciel lui tomba littéralement sur la tête.

  • 10  Un dessin à la plume la représente « dans son état actuel » dans La chronique de Philippe de Vigne (...)
  • 11  Un plan du château figure dans l’article de A. Mathys et G. Hossey, « Sondages dans la fortificati (...)
  • 12  Jacques Bretel, Le tournoi de Chauvency, éd. Maurice Delbouille, Paris, 1932.

7Dans la nuit du 3 au 4 novembre 1490 (la nuit de la Saint-Hubert), à une heure du matin, alors qu’il dormait de son premier somme suite à une journée assez agitée et sans doute bien arrosée, son père fut brutalement enlevé par un gang de mauvais garçons, et comme il dormait dans la même chambre que son père, dans la maison de Vigneulles10, il fut lui aussi enlevé. La porte de la demeure devait être fermée mais les « larrons » avaient pu entrer en pratiquant un trou dans le cellier avec un coutre de charrue, ce qui leur avait permis de surprendre le père et le fils. En revanche, la belle-mère fut laissée de côté, telle une quantité négligeable ou encombrante. Elle alerta le voisinage, mais en vain. L’obscurité régnait toujours, il faisait un froid de loup, le père, à peine vêtu, fut hissé sur un cheval, Philippe dut suivre, ses pieds nus rapidement ensanglantés car la terre était gelée. Et leur odyssée se poursuivit, marquée de divers incidents, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent le 5 novembre prisonniers tout en haut de la tour d’un château qu’ils ne tardèrent guère à identifier, malgré les dénégations de leurs geôliers : le château de Chauvency11, célèbre par le fameux tournoi qui s’y était déroulé à la fin du XIIIe siècle, lequel donna naissance à un non moins fameux poème12. À vrai dire, nous sommes ici très loin des mœurs courtoises d’autrefois…

  • 13  Vigneulles, Chronique, t. II, Metz, 1932, p. 180 et suiv.

8Manifestement, il ne s’agissait pas d’une « bonne prise », effectuée dans le cadre d’une « bonne guerre ». De toute façon la paix entre Metz et la Lorraine avait été conclue quelques mois plus tôt, le 22 juin 1490, assortie d’une libération bilatérale des prisonniers13. D’où précisément la méfiance exacerbée des kidnappeurs et des kidnappés et les difficultés rencontrées pour faire accepter par ces derniers et le principe de la rançon et surtout son montant. Il fallait aux ravisseurs jouer serré. Les prisonniers tentèrent bien sûr de s’évader. Impossible. Déjà à Metz, l’enlèvement était connu, sans qu’on sût exactement le lieu de l’emprisonnement. On fit néanmoins agir René II, duc de Lorraine, qui écrivit en ce sens au capitaine de Chauvency, un certain Petit Jean de Harcourt (nous le retrouverons), lequel affirma qu’il avait bien hébergé en son château deux individus, qu’il croyait être des prises de bonne guerre, mais qu’il les avait presque aussitôt laissés partir. Il ne voulait plus entendre parler de l’affaire.

  • 14  Sur la valeur du florin du Rhin, voir Peter Spufford, Handbook of Medieval Exchange, Londres, 1986 (...)
  • 15  Selon la paix entre la Lorraine et Metz de juin 1490, un homme de guerre devait payer un florin d’ (...)

9La pression physique et psychologique s’accentua. Philippe et Jean furent séparés, jusqu’à ce que ce dernier consentît formellement à payer une rançon de 1 000 florins du Rhin14, plus les dépens15. C’était énorme. « Terrible rançon pour gens de village ». Et non pas « courtoise rançon », celle qu’ils acceptaient à la rigueur de payer.

  • 16  Je n’ai pu ni identifier ni localiser cette chapelle, située probablement près de Mouzon.

10Le père fut donc relâché pour aller quérir la rançon et le fils fut retenu comme otage. Il était prévu que la somme serait remise au terme de douze jours (seulement) près d’une chapelle située au milieu des champs, dans le royaume de France, appelée Notre-Dame de Manes16. C’était, semble-t-il, en janvier 1491. Et l’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais les seigneurs de Metz – disons les dirigeants de cette république urbaine – firent jurer à Jean Gérard de ne pas verser la rançon, car c’eût été encourager pour la suite ce genre de pratique : ils s’engageaient à obtenir la libération de son fils mais par la voie diplomatique. « Luy deffendirent sus corps et sus bien qu’il ne fesist point ceste rançon ». « Luy promirent lesdits seigneurs qu’ils le rameneroient bien sans rançon et que s’il falloit paier rançon qu’ils la paieroient pour lui ». Le jeu devenait compliqué.

11Les geôliers de Philippe lui firent écrire une lettre à l’intention de son père : dans cette lettre, il l’informait qu’il était menacé du pire et notamment d’être transféré ou déporté jusqu’au pays de Liège, hors de toute atteinte. À Metz, suite à différents témoignages, on était de plus en plus assuré que le lieu d’incarcération était bien Chauvency. Une nouvelle démarche fut entreprise auprès du duc de Lorraine, qui intervint derechef auprès de Petit Jean de Harcourt, lequel, bien sûr, s’en tint à sa première version des faits.

12Par mesure de précaution, Philippe, le 23 mars 1491, avant-veille de l’Annonciation, fut relégué misérablement dans une sorte de cul-de-basse-fosse. Il ne lui restait plus qu’à prier la Vierge. Pâques survint (3 avril). Admettons que Philippe ne se soit pas trompé dans ses souvenirs : cela signifierait qu’il n’était pas dans un isolement tel qu’il ait perdu la notion du temps (notamment du temps liturgique). Par un reste de pitié, ou par un surcroît de cruauté, sans doute lui rappelait-on les grandes fêtes religieuses.

13Une « journée » entre Lorrains et Messins se tint à l’abbaye de Gorze le 12 avril, en présence de l’abbé, Werri de Dommartin, et de Guillaume de Haraucourt, évêque de Verdun, porte-parole du duc. Rituel classique. L’affaire vint sur le tapis, mais on ignore sous quelle forme. Convoqués, Petit Jean de Harcourt et ses complices persistèrent dans leurs dénégations. Ils le prirent de très haut et, mettant leur honneur en jeu, ils proposèrent hardiment un gage de bataille. Face au vieux Jean Gérard, le capitaine de Chauvency ne risquait pas grand-chose. Une visite domiciliaire à Chauvency même ne donna rien car naturellement on avait mis Philippe à l’abri le temps de l’inspection. Désespéré, en piètre état physique, le prisonnier n’attendait plus que la mort.

14Il fut forcé d’écrire une nouvelle lettre à son père où il affirmait qu’il était maintenant au pays de Liège (août 1491 ?). Jean Gérard montra cette lettre aux seigneurs de Metz qui l’assurèrent encore une fois de leur soutien. Toujours des bonnes paroles.

  • 17  Significativement, la monnaie du roi de France.

15Intervint alors un certain « Bassort », de Mouzon : il confirma ce transfert au pays de Liège et dit que les larrons sans foi ni loi qui détenaient Philippe exigeaient 1 200 écus au soleil17 : lui-même s’offrait pour servir d’intermédiaire mais demandait 100 florins pour ses bons services (un florin du Rhin valait alors un peu moins qu’un écu au soleil).

16Encore un ou deux mois se passèrent, dans les affres croissants. Il y eut la vaine intervention d’un courageux religieux de Metz, du couvent franciscain de l’Observance, frère Nicole « aux deux doigts » : il rencontra l’inflexible « Bassort », qui demandait cette fois 1 500 écus de rançon, et même, à Gorze, le furibond et menaçant Petit Jean de Harcourt.

  • 18  Meuse, ar. Verdun, cant. Montmédy.

17Et puis le contact fut renoué grâce à un chapelain originaire du Barrois. Il y eut une rencontre à Marville18 pour fixer les conditions de l’échange : la libération de Philippe contre 500 florins. C’était plus raisonnable. La méfiance régnait encore. Toutefois, ses conditions de détention s’améliorèrent (il ne fallait pas qu’il meure). Les amis de Philippe acceptèrent d’entrer en rapport avec le prévôt de Montmédy. Celui-ci, installé à Marville, se fit remettre la somme, conservée dans un coffre fermé à clé. La clé fut envoyée à Chauvency, auprès de Pierre le tourier, celui qui veillait sur Philippe, non d’ailleurs sans une certaine humanité. Philippe dut encore lui promettre une demi-douzaine de florins.

18Ce n’était pas assez. Une scène dramatique se produisit : Philippe dut jurer sur une hostie placée entre les deux feuillets d’un missel, 1° qu’il verserait 500 florins supplémentaires aux brandons 1492 (11 mars) ; 2° qu’il ne dirait à personne les noms ni du lieu de la prison ni de ses geôliers. Le tout par écrit. S’il ne versait pas les 500 florins, il consentait à ce qu’une chambre lui soit réservée en enfer, car cela voudrait dire qu’il avait renié Dieu, la Vierge et son saint baptême et qu’il avait renoncé à sa part de paradis. Le grand jeu. Philippe dut communier à cette hostie mais son « bon » geôlier, son protecteur, lui glissa à l’oreille qu’il pouvait l’avaler sans crainte d’être damné car l’hostie n’était pas consacrée. Faut-il croire à cet épisode ?

19Un beau jour malgré tout, Philippe quitta Chauvency, les yeux bandés, il monta dans un petit bateau, qui suivit le cours de la Chiers. On le fit débarquer au bout d’un certain temps, on lui retira son bandeau, il ne voyais plus rien, aveuglé qu’il était par la lumière, il fut hissé en croupe sur le cheval de Pierre le tourier. C’était en fin de journée. Les portes de Marville étaient fermées. Ils attendirent dans une hôtellerie située dans un faubourg. Le prévôt de Montmédy fut averti et leur fit dire de se rendre au château, de l’autre côté de la ville, une poterne serait ouverte. Il se retrouva dans une pièce où se pressait une vingtaine de personnes. Il reconnut un de ses parents. Il comprit qu’il était libre. On était le 21 décembre 1491, jour de la Saint-Thomas l’apôtre.

20Il fut rhabillé car ses vêtements étaient en loques : les mêmes depuis des mois, au point qu’il avait fini par ressembler à un Égyptien (un tsigane). Les six florins furent scrupuleusement remis à Pierre le tourier, qui n’en tira d’ailleurs aucun bénéfice, car il eut aussitôt la gorge tranchée par un charpentier qui désirait lui ravir cette somme. Plus tard, le charpentier en question fut pendu pour ce meurtre. Puis il y eut la rencontre avec la belle-mère, avec le père. Il avait les cheveux longs jusqu’à la taille mais, comme il était encore presque imberbe, on le prenait pour une jeune fille déguisée en homme. Une autre Jeanne d’Arc ? Une messe d’action de grâces se déroula en présence de ses amis et connaissances à Notre-Dame-la-Ronde. Bien sûr, il n’accomplit pas les promesses qui lui avaient été extorquées mais pendant tout un temps il garda prudemment le silence. On ne peut que le comprendre.

  • 19  Gedenkbuch des Metzer Bürgers Philippe von Vigneulles aus den Jahren 1471 bis 1522, d’après le man (...)
  • 20  Vigneulles, Chronique, t. II, cit.

21Tout cela se trouve narré, non sans talent, dans ses mémoires19 et dans sa chronique20 : deux textes à la fois parallèles et complémentaires.

22Ainsi qu’on vient de le voir, l’événement donna naissance, sur-le-champ, à maints documents écrits, notamment des lettres de Philippe appelant au secours, car il savait bien écrire, presque en professionnel. Il savait aussi lire, avec élégance et conviction, au point d’amadouer tel de ses geôliers en lui faisant régulièrement la lecture. Déjà il savait composer des vers, profanes et religieux. Philippe a transcrit dans ses deux récits telles de ses lettres, notamment celle par laquelle il s’engageait à fournir à ses ravisseurs 500 florins supplémentaires, mais, comme il devait le dire plus tard, « toutes promesses en prison ne valent rien » (même le casuiste le plus exigeant n’aurait rien trouvé à y redire). Pierre le tourier lui avait conseillé d’écrire au capitaine une petite lettre pour s’excuser de ne pouvoir encore payer les 500 florins de la cédule en question et pour l’assurer qu’il ne l’avait pas dénoncé auprès des autorités messines. Bien mieux : Pierre le tourier affirmait que le capitaine, séduit par ce jeune homme lettré, l’aurait pris volontiers à son service, comme secrétaire. De fait, Philippe écrivit une lettre d’excuse mais naturellement se garda bien de regagner Chauvency, comme il y était convié.

23Par ailleurs, les négociations entre Metz et le duc de Lorraine durent aussi donner naissance à maints écrits. Apparemment, ces pièces ont toutes disparu. En revanche, trois documents d’archives, repérés et publiés depuis assez longtemps par les érudits, permettent d’éclairer le contexte et, au total, de confirmer les récits de Philippe, d’autant que, par ses fonctions, celui-ci était en mesure de les consulter.

  • 21  A.M. Metz, FF 202, sous-liasse 20. Gedenkbuch, éd. Henri Michelant, p. 377-379.
  • 22  Jean Schneider, La ville de Metz aux XIIIe et XIVe siècles, Nancy, 1950.
  • 23  Philippe le dit « naitif de Sainct Privé la Montaigne ». Norroy-le-Veneur, Moselle, ar. Metz-Campa (...)
  • 24  Il fut prévôt de Bastogne et de Thionville. La chronique de Jean Aubrion dit de lui qu’il « avoit (...)
  • 25  Aujourd’hui Carignan, Ardennes, ar. Sedan, ch.-l. cant.
  • 26  Meurthe-et-Moselle, ar. Briey, cant. Homécourt.
  • 27  Village dépendant de Mangiennes, Meuse, ar. Verdun, cant. Spincourt.

24Premier document21 : le témoignage, apparemment spontané, enregistré par un notaire de la ville, Henri Walthier, en présence de Michel et François Le Gronnais (appartenant à une des grandes familles du patriciat messin22) et de Nicole Papperel, tous trois échevins de la cité, dans la chambre des Sept de la guerre, le 18 décembre 1490, de Jenin Picavat, de Norroy23, et de Rellequin, fils de Jean Quarties, de la même localité, toute proche de Vigneulles, se dénonçant et dénonçant leurs complices dans l’enlèvement en question. Ils citent à cette occasion Grégoire, dont on a vu qu’il connaissait déjà Philippe et avait servi le sire de Bassompierre dans la guerre contre Metz, le Lorrain, homme d’armes sous Jean de Vey (ou de Vy), un capitaine bourguignon qui avait été à l’inverse au service de Metz dans la guerre contre la Lorraine24, Gérard de la Neuveville (ce serait lui le « mauvais » Gérard de Satenay dans les récits de Philippe), Poncignon de la Bourde, demeurant à Yvoy25 (c’est celui que Philippe appelle Perrignon) et Jean le Brutal. Ils déclarent, ce qui confirme une indication de Philippe, qu’il y eut une première tentative, manquée, suivie d’une seconde, la bonne, celle du 3 novembre. Ils retracent comme suit l’itinéraire, quasiment en ligne droite, des captifs ainsi que la chronologie de leur parcours : de Vigneulles au bois de Valleroy26, atteint le 4 novembre avant le jour, dans la journée du 4 novembre de Valleroy à Billy27 où ils firent halte dans la maison d’un certain Loyer, où ils passèrent la nuit, et, dans la journée du 5 novembre, de Billy à Chauvency. Pour leur participation à cet enlèvement, ils avaient déjà reçu du Lorrain et de Grégoire un florin et en reçurent un autre lorsqu’ils quittèrent Chauvency pour regagner leur domicile. Ils demandaient pardon. Donc, dès cette époque, à Metz, on savait les circonstances et le lieu de détention de Jean Gérard et de son fils. Mais rien n’est dit dans ce témoignage quant au motif de l’enlèvement. Somme toute, cette déposition est confirmée par Philippe qui raconte en outre comment Picavat et Rellequin se réfugièrent à Verdun, puis, déçus de ne pas avoir obtenu les 100 écus qui leur avaient été promis (cela, ils se gardent bien de le dire aux échevins de Metz), se rendirent à Metz, passèrent aux aveux et obtinrent leur paix. Sans doute Picavat et Rellequin en savaient-ils davantage mais ils se contentèrent du minimum, se présentant comme de simples hommes de main, recrutés parce qu’ils étaient du coin puis grugés. Malgré tout, il n’est pas exclu que le notaire, sur instruction, n’ait pas tout écrit de leur déposition.

  • 28  Conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote nouvelles acquisitions françaises 2266 (...)
  • 29  Ozerailles, Meurthe-et-Moselle, ar. Briey, cant. Conflans-en-Jaérnisy.
  • 30  Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Rombas.
  • 31  Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Ars-sur-Moselle ;
  • 32  Meuse, ar. Verdun, ch.-l. cant.
  • 33  Meuse, ar. Verrdun, ch.-l. cant.
  • 34  Ardennes, ar. Vouziers, ch.-l. cant.
  • 35  Meuse, ar. Verdun, cant. Spincourt.
  • 36  Meurthe-et-Moselle, ar. Briey, cant. Conflans-en-Jarnisy.

25Le deuxième document28 consiste en la déposition faite à Metz le 22 janvier 1491 de Jean Gérard en présence de nobles et honorables personnes Michel et François Le Gronnais. Là encore, et pour cause, cette déposition est dans l’ensemble conforme au récit de Philippe, le pittoresque en moins. Jean Gérard déclare avoir reconnu mais seulement une fois arrivé à « Auxerailles », dans le duché de Bar29, après avoir chevauché toute la nuit (ce qui fait quand même beaucoup), trois de ses sept ravisseurs (les quatre qui, l’épée au poing, entrèrent dans sa chambre, les deux autres qui faisaient le guet au dehors et un page) en les personnes de Rellequin, fils de Gros Jehan de Norroy, et de « Pirronet », également de Norroy, qui est le même que Picavat de Saint-Privat-la-Montagne30 (un mauvais garçon dont on sait que deux ans plus tard il fut pendu au gibet de Metz), et l’indispensable guide. À une question de Jean Gérard s’étonnant du comportement de ces deux habitants de Norroy dès lors que ni sa maison ni ses biens n’avaient été « abandonnés » à ceux de Norroy (faut-il comprendre livrés en proie ?), ils répondirent que c’était vrai, qu’ils regrettaient ce qu’ils avaient fait mais qu’il était trop tard, étant donné les menaces qui pesaient sur eux de la part du Lorraine et de Grégoire. Dans son témoignage, Jean Gérard mentionnait aussi le guide : le fils Malperrin d’Auzerailles. Ainsi, on est en pays de connaissance. Il déclarait que c’est au bout de trois semaines, donc vers le 1er décembre, qu’il lui fut parlé de la rançon de 3 000 écus (sans doute fallait-il d’abord affaiblir les prisonniers, psychologiquement et physiquement). À l’énoncé de ce chiffre, il répondit qu’ils ne pouvaient en payer le quart. D’où leur tentative d’évasion qui se termina pour Jean Gérard par la fracture d’une jambe. Les mauvais garçons la firent soigner par un barbier (on a son nom : Jean Belzvelz), qui apprit aux prisonniers qu’ils étaient à Chauvency, ce que devait aussi confirmer un page qui était de Novéant-sur-Moselle31. Le barbier fit son travail pour 16 gros (Jean Gérard ne dit pas qu’il le paya sur-le-champ : peut-être son guérisseur se contenta-t-il d’une promesse). La rançon s’abaissa à 2000 florins du Rhin. Le Lorrain et Grégoire leur firent écrire des lettres pour leurs amis. Puis la rançon tomba à 1 000 florins du Rhin et, s’ils ne pouvaient rassembler ces espèces, le Lorrain et Grégoire acceptaient deux écus d’or pour 3 florins. Accord conclu « le jour Nostre Dame », c’est-à-dire le 8 décembre. Leurs amis devaient apporter cette somme le 24 décembre à Verdun auprès d’un certain « capitaine de Vienne » et d’un homme d’armes nommé Piers Siervois. Les ravisseurs présentaient le capitaine de Chauvency comme un homme plutôt bon, accommodant, soucieux de limiter le montant de la rançon et d’empêcher le transfert des prisonniers plus loin encore. Pour une raison ou pour une autre, le rendez-vous de Verdun fut annulé. Un nouvel accord se fit, le dimanche 17 janvier. Le chemin pour le transport de la rançon était cette fois le suivant : de Metz à Étain32, puis de là à Dun-sur-Meuse33, « Resancy » (Buzancy ?34) et enfin « Notre-Dame-de-Mains ». Le premier qui y arriverait tracerait une croix à la porte de l’église. Le père accepta, pardonnant par avance la mort de son fils s’il n’apportait pas la somme promise, et put partir le dimanche soir. Il s’était engagé à verser au capitaine 20 florins pour les dépens, sous la forme d’une assignation d’un même montant que ceux de Norroy lui devaient (un détail qui peut-être expliquerait la mauvaise réputation de Jean Gérard dans cette localité). Bienveillant, le capitaine lui avança un florin d’Utrecht pour couvrir ses frais de déplacement (à rembourser en sus des 20 florins). Tout cela couché par écrit. Dans la nuit du dimanche 17 au lundi 18, on le fit tourner en rond en sorte qu’il se retrouva le lundi matin tout près de Chauvency. Ses compagnons lui dirent que c’était bien Chauvency mais bien sûr sans avouer que c’était là qu’il avait été enfermé. La supercherie subsistait. Chauvency, selon ces cyniques effrontés, était devenu le pire repaire de larrons de toute la Lorraine ! Ils passèrent par Montmédy. Il fut relâché à Châtillon auprès de Sorbey35. Il retrouva ses parents et ses amis à Gondrecourt36, situé en pays messin. On peut supposer que ces précisions géographiques donnèrent à penser aux dirigeants messins : la connivence du Barrois et de la Lorraine, du Verdunois et du royaume de France n’était-elle pas plausible sinon évidente ?

  • 37  Lui aussi conservé aux Archives communales de Metz, sous la même cote. Gedenksbuch, cit., p. 379-3 (...)
  • 38  Ce n’était donc pas une prostituée, comme souvent en pareil cas.

26Le troisième document37 est constitué par le témoignage sous serment, en la collégiale Saint-Pierre-aux-Images de Metz, en présence de notre Jean Gérard, devant Michel et François Le Gronnais, le jeudi 15 septembre 1491, d’une certaine Marion, fiancée à un certain Grand Jean, lui-même serviteur de Pierre de la Hotte, demeurant à Mouzon38. Une « fiancée », il faut le reconnaître, plutôt entreprenante. Cette fois, le contexte est différent. Elle déclara avoir été contactée le lundi précédent, soit le 11 septembre, par un certain Basurto, en lequel il convient de voir le « Bassort » de Philippe, homme d’armes de noble homme Gracien d’Aguerre, chevalier, demeurant à Mouzon. Basurto, puisque tel est le nom qu’elle lui donne, l’avait chargée de porter trois lettres écrites sur papier. L’une, signée de Basurto, qui savait donc lire et écrire, ce qui n’a rien qui doive surprendre étant donné son statut d’homme d’armes et non de simple homme de guerre, était destinée au maire de Vigneulles, l’autre, écrite par Philippe, était destinée au même, c’est-à-dire à son père, une autre, écrite également par Philippe, était cette fois destinée à son oncle, sûrement pour l’inviter à contribuer de bon coeur au paiement de la rançon : famille oblige. Manifestement, il s’agit ici de la négociation manquée qu’au dire de la chronique « Bassort » prétendait mener. Précision intéressante : Marion affirmait que Basurto avait reçu ces lettres de « noble homme Petit Jehan de Haircourt, signour et capitainne » de Chauvency. Ainsi, à la lumière de ce témoignage, tout s’éclaire. Elle ajoutait qu’elle avait même reçu une quatrième lettre de la part d’un certain Roland, valet de Basurto. Cette dernière lettre, demeurée à Mouzon, émanait de Philippe : celui-ci la priait d’apporter la lettre précédente à son père. En effet, il lui avait déjà écrit mais n’avait eu aucune réponse. Il promettait à Marion une bonne récompense pour cette mission de confiance. Des bruits circulaient : de fait, Basurto était logé à Mouzon chez un certain Jean Marlies. La femme de ce dernier avait surpris Basurto en train de remettre les lettres à Marion. Elle lui avait demandé de quoi il s’agissait : Marion avait répondu qu’elle devait les porter à Metz mais qu’elle en ignorait le contenu. Fine mouche, la femme de Jean Marlies lui avait alors dit que cela concernait sûrement l’affaire de Philippe de Vigneulles. Enfin, dans sa déposition du 15 septembre, Marion affirmait qu’elle était sûre et certaine que Philippe avait toujours résidé à Chauvency, qu’il y était encore le 11 de ce mois, ce qui éliminait pratiquement le mythe du transfert en pays liégeois.

27De ces dépositions faites par devant notaire, furent tirés plusieurs instruments publics, en sorte qu’on peut imaginer que Jean Gérard en conserva chaque fois un exemplaire par devers lui et que son fils put les consulter à loisir pour composer artistement sa narration.

28Avec ces trois éclairages documentaires, sans doute est-on plus à même de saisir l’ensemble de l’affaire, dans ses dimensions publiques et privées.

29Certes, l’affaire se situe dans un espace en partie de non droit, où ce qu’on a coutume d’appeler les guerres privées sévissaient avec une particulière intensité. Il importe toutefois de noter qu’on n’est même pas ici en présence d’une authentique guerre privée, car y manquait l’indispensable et rituel défi – d’où l’accusation de trahison. Les ravisseurs devaient être réputés de purs et simples larrons.

  • 39  En 1489, Gracien d’Aguerre était à la tête de 45 lances fournies de la grande ordonnance (BnF, fr. (...)
  • 40  Bailliage de Vermandois.

30Cela dit, il s’agit d’une zone d’émiettement ou d’enchevêtrement politique : il y a d’un côté le duc de Lorraine et de Bar (le vainqueur de Charles le Téméraire, quinze ans plus tôt), dont il ne faut certes pas majorer l’autorité mais qui n’est pas dénué d’ambition, de l’autre la ville de Metz, une république urbaine ayant besoin, pour assurer sa défense, de se trouver des alliés. Il y a aussi le royaume de France, l’évêché de Verdun, la principauté de Liège, le duché de Luxembourg. Le terme de marqueterie politique s’impose. Et bien sûr, des larrons sont en mesure de jouer de cette pluralité d’obédiences. À plus ou moins long terme, l’espoir du duc de Lorraine, qui, avec Bar-le-Duc et Nancy, ne disposait que de petites villes en guise de capitales, était de faire main basse sur Metz, d’où différents épisodes à l’intérieur desquels se situe l’emprisonnement de Jean Gérard : parmi ces épisodes, citons la guerre de 1489-1490 et la « grande » trahison de Jean de Landremont (décembre 1491). Or, à cette époque, René II était en bons termes avec le roi de France Charles VIII, dont le Navarrais Gracien d’Aguerre était l’un des capitaines39, gouverneur de Mouzon, dans le royaume de France40. Et l’on comprend que les sbires de Chauvency aient parlé de leur futur départ pour la guerre de Bretagne, laquelle, effectivement, était en train de reprendre. Inversement, Metz s’appuyait à l’époque sur le roi des Romains Maximilien, l’adversaire de Louis XI puis de Charles VIII, le père de Philippe le Beau, le veuf inconsolé de Marie de Bourgogne, et l’on comprend là encore que la ville ait recruté des mercenaires allemands mais également bourguignons lors de la guerre de 1489-1490. Autrement dit, les agissements combien suspects de Petit Jean de Harcourt étaient tolérés en sous-main par l’autorité ducale, laquelle ne pouvait se passer de personnages comme lui.

  • 41  Voir leurs lettres défi à la ville de Metz.

31Et Guillaume de Haraucourt, l’évêque de Verdun ? Enfermé tout un temps par Louis XI, comme le célèbre Jean Balue, il était maintenant du côté de Charles VIII, lequel intriguait à Rome pour lui faire obtenir le chapeau de cardinal. C’est dire que Jean Gérard ne pouvait pas trop compter sur le prélat, ni sur l’abbé de Gorze, précisément un cousin de Haraucourt, pour faire libérer son fils. Le lignage des Haraucourt était du côté de René II41. Jean Gérard n’avait pas non plus à compter directement sur la ville de Metz, qui souhaitait, on l’a vu, une démarche politique. Sa famille le lâchait. Quantité de personnes se proposaient, moyennant rémunération, et bien sûr n’aboutissaient à rien.

  • 42  On peut imaginer que Jean Gérard paya sa rançon grâce au remboursement de sa dette par la ville de (...)

32Mais alors pourquoi s’en prendre à lui ? Était-il spécialement riche ? Rien ne le prouve positivement. Il existait sûrement de meilleures proies. Avait-il des ennemis, notamment parmi les hommes de main, ses proches voisins, qui l’enlevèrent et qui connaissaient parfaitement le terrain, la maison ? Le plus clair est qu’il fut l’un de ceux qui avaient avancé de l’argent à Metz (500 francs : précisément le montant de la rançon) pour financer la guerre contre la Lorraine (le père implore même Metz de le laisser payer car il fut pris « en partie » à cause de l’argent prêté42), et surtout il aurait été, en raison de telle ou telle de ses possessions, « des fiefs » du duc de Lorraine et aurait donc en quelque sorte trahi son seigneur féodal. Toutefois, nous voyons René II agir apparemment en sa faveur, même s’il le fait assez mollement. L’énigme subsiste. En tout cas, il était personnellement visé : on ne peut exclure une vengeance privée.

  • 43  A.D. Meurthe-et-Moselle, B 2, f. 66vo.
  • 44  Je remercie Hélène Schneider et Léonard Dauphant pour l’aide très précieuse qu’ils m’ont ici appor (...)

33Il n’est pas vraisemblable qu’en dépit de leur audace le Lorrain et Grégoire aient agi seuls, ou avec des complices subalternes, à l’insu de Petit Jean de Harcourt. Alors quelle était la situation de ce dernier par rapport au château de Chauvency ? En 1477, suite à l’aide qu’il lui avait apportée, René II fit don de diverses seigneuries, notamment Chauvency, qui faisait partie du duché de Bar, à Gracien d’Aguerre (nous le retrouvons). En 1481, le duc lui reprit Chauvency mais lui donna d’autres terres en échange. La même année, René II donna l’office de capitaine de Boves43, en Picardie, à Petit Jean de Harcourt, son conseiller et chambellan. En 1482, il prie le receveur général de la seigneurie de Boves de verser chaque année à Petit Jean de Harcourt 60 l.t. outre ses gages de capitaine en raison des services rendus lors du recouvrement du duché de Lorraine. En 1484 et en 1488, René II lui donne des muids de sel en provenance des salines de Salins. En 1489, peut-être parce qu’il était incapable de rembourser ses dettes, René II céda Chauvency en engagère au dit Petit Jean de Harcourt, qui devint donc seigneur (temporaire) de Chauvency, assisté, nous le savons grâce aux récits de Philippe, par un châtelain, un sommelier, un bouteiller, un portier. Y résidait-il lui-même en permanence, ou par intermittence ? En revanche, aucune mention de chapelain bien que le château ait comporté une chapelle. En novembre 1490, Jean de Harcourt, chambellan du duc et seigneur de Chauvency, reçoit de ce dernier 200 francs. En 1501, en 1504, en 1506, Jean de Harcourt est toujours signalé seigneur de Chauvency. Mais à cette dernière date il est aussi capitaine des ville et château de Longwy44.

34La question doit être posée : ce personnages assez considérable, cet authentique gentilhomme appartenant à une très grande famille de France (René II, comme on sait, avait épousé une Harcourt en premières noces), était-il ou non de bonne foi lorsqu’il se déclarait innocent, offrant, sous le coup de l’indignation, de prouver son droit et de défendre son honneur dans un duel judiciaire ? Certes, il reconnaît que Grégoire et le Lorrain lui ont amené les deux prisonniers, il les a gardés huit ou quinze jours, mais ensuite il les a rendus à Grégoire et au Lorrain car il pensait qu’ils étaient « de bonne guerre ». Mais peut-on imaginer que des subalternes aient agi à son insu ? On a quelque peine à le croire. On pense plutôt à un seigneur brigand, à un Raubritter à la mode lorraine.


  

  • 45  On remarquera la présence ou l’intervention tout au long de cette aventure des lieux sacrés et des (...)

35Au total, l’on est en présence d’un texte ou plutôt de deux textes autobiographiques, vivants, concrets, enrichis de dialogues, peuplés de personnages bien campés. Des textes non seulement pittoresques mais pleins d’émotion et de passion. S’y expriment dans une tonalité religieuse l’espoir et le désespoir. L’écriture de ces textes ressortit manifestement à la littérature. Du coup ne faut-il pas admettre que l’homme de lettres qu’était Philippe a enjolivé ou dramatisé ses souvenirs ? Quelques exemples ici. La composition de son poème, écrit à la clarté du feu, grâce à du charbon de bois, sur du papier ayant servi à recouvrir la croisée d’une fenêtre, en guise de vitre, c’est presque trop beau. Lors de l’inspection du château, il est mis dans une pièce où il y a des tonneaux de poudre, des viretons, et aussi de vieilles lettres déchirées mais qu’il peut quand même lire : ces lettres lui confirment que le capitaine est bien Petit Jean de Harcourt et qu’il se trouve à Chauvency : merveilleux hasard ! Le froid était-il si vif qu’il le dit en ce début de novembre, lors de son odyssée entre Vigneulles et Chauvency ? Et le trou qu’il parvint subrepticement à creuser dans l’épaisseur d’une archère bouchée, ce qui lui permit de voir la lumière et aussi d’apercevoir au loin le capitaine, ou le soi-disant capitaine, de Chauvency, « vestu de gris ». Faut-il alors parler, comme Aragon, de « mentir-vrai » ? Il n’empêche qu’à quelques détails topographiques et chronologiques près, la concordance existe entre les pièces d’archives et les récits de Philippe : à sa manière celui-ci était véridique, quand bien même il n’aurait pas tout dit à son lecteur45.

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Notes

1  Vigneulles est un hameau de Lorry-lès-Metz.

2  Lorry-lès-Metz, Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Woippy.

3  Chauvency-le-Château, Meuse, ar. Verdun, cant. Montmédy.

4  Lorédan Larchey, éd., Journal de Jehan Aubrion, bourgeois de Metz, avec sa continuation par Pierre Aubrion, 1465-1512, Metz, 1857, p. 268.

5  Qui était cette année-là le dimanche 2 juin. On peut faire naître Philippe le vendredi 7 juin.

6  Sur ce vaste sujet, voir Brigitte Prévost et Bernard Ribémont, Le cheval en France au Moyen Âge, Orléans, 1994, et, spécifiquement, Philippe Contamine, « Le cheval "noble" du milieu du XIVe au début du XVIe siècle : une approche européenne », dans Relations, échanges et transferts en Europe dans les derniers siècles du Moyen Âge, colloque international en l’honneur du Professeur Werner Paravicini,à paraître.

7  Yvonne Labande-Mailfert, Charles VIII et son milieu (1470-1498). La jeunesse au pouvoir, Paris, 1975. Ead., Charles VIII, le vouloir et la destinée, Paris, 1986.

8  Sans doute, quand il rédige ce passage, a-t-il un itinéraire sous les yeux.

9  Sur la « marchandise » à cette époque, voir Jean Schneider, Recherches sur la vie économique de Metz au XVe siècle. Le livre de comptes des merciers messins Jean Le Clerc et Jacquemin de Moyeuvre (1460-1461), Nancy, 1961.

10  Un dessin à la plume la représente « dans son état actuel » dans La chronique de Philippe de Vigneulles, éd. Charles Bruneau [désormais Vigneulles, Chronique], t. I, Metz, 1927, planche hors-texte.

11  Un plan du château figure dans l’article de A. Mathys et G. Hossey, « Sondages dans la fortification médiévale de Chauvency-le-Château », Archeologica belgica, 196, Bruxelles, 1977, p. 88-92 (renseignement aimablement fourni par Gérard Giuliato).

12  Jacques Bretel, Le tournoi de Chauvency, éd. Maurice Delbouille, Paris, 1932.

13  Vigneulles, Chronique, t. II, Metz, 1932, p. 180 et suiv.

14  Sur la valeur du florin du Rhin, voir Peter Spufford, Handbook of Medieval Exchange, Londres, 1986, p. 240 et suiv.

15  Selon la paix entre la Lorraine et Metz de juin 1490, un homme de guerre devait payer un florin d’or pour quatre jours de détention, un piéton ou un « homme de ménage » la même somme mais pour sept jours de détention. Histoire de Metz dite des bénédictins, t. VI, Metz, 1790, p. 403.

16  Je n’ai pu ni identifier ni localiser cette chapelle, située probablement près de Mouzon.

17  Significativement, la monnaie du roi de France.

18  Meuse, ar. Verdun, cant. Montmédy.

19  Gedenkbuch des Metzer Bürgers Philippe von Vigneulles aus den Jahren 1471 bis 1522, d’après le manuscrit autographe, éd. Henri Michelant, Stuttgart, 1852.

20  Vigneulles, Chronique, t. II, cit.

21  A.M. Metz, FF 202, sous-liasse 20. Gedenkbuch, éd. Henri Michelant, p. 377-379.

22  Jean Schneider, La ville de Metz aux XIIIe et XIVe siècles, Nancy, 1950.

23  Philippe le dit « naitif de Sainct Privé la Montaigne ». Norroy-le-Veneur, Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Rombas.

24  Il fut prévôt de Bastogne et de Thionville. La chronique de Jean Aubrion dit de lui qu’il « avoit esté ung des capitaines a Metz durant les guerres ».

25  Aujourd’hui Carignan, Ardennes, ar. Sedan, ch.-l. cant.

26  Meurthe-et-Moselle, ar. Briey, cant. Homécourt.

27  Village dépendant de Mangiennes, Meuse, ar. Verdun, cant. Spincourt.

28  Conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote nouvelles acquisitions françaises 22660, f. 153, il est publié dans l’Histoire de Metz, op. et t. cit., p. 408-412. Voir aussi Marthe Marot, « L’enlèvement du chroniqueur messin Philippe de Vigneulles et son père Jean Gérard en 1490 d’après un document inédit », Journal de la Société d’histoire et d’archéologie de la Lorraine, 39 (1930), p. 1-8.

29  Ozerailles, Meurthe-et-Moselle, ar. Briey, cant. Conflans-en-Jaérnisy.

30  Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Rombas.

31  Moselle, ar. Metz-Campagne, cant. Ars-sur-Moselle ;

32  Meuse, ar. Verdun, ch.-l. cant.

33  Meuse, ar. Verrdun, ch.-l. cant.

34  Ardennes, ar. Vouziers, ch.-l. cant.

35  Meuse, ar. Verdun, cant. Spincourt.

36  Meurthe-et-Moselle, ar. Briey, cant. Conflans-en-Jarnisy.

37  Lui aussi conservé aux Archives communales de Metz, sous la même cote. Gedenksbuch, cit., p. 379-381.

38  Ce n’était donc pas une prostituée, comme souvent en pareil cas.

39  En 1489, Gracien d’Aguerre était à la tête de 45 lances fournies de la grande ordonnance (BnF, fr. 8269 , f. 294-298). Son parent (son frère ?) Menaut d’Aguerre défia la ville de Metz le 25 février 1490 (Histoire de Metz, op. et t. cit., p. 380-394). On retrouve les deux au service de Charles VIII lors des guerres d’Italie (Labande-Mailfer, Charles VIII. Le vouloir et la destinée, cit., p. 378, 415, 419 et 427).

40  Bailliage de Vermandois.

41  Voir leurs lettres défi à la ville de Metz.

42  On peut imaginer que Jean Gérard paya sa rançon grâce au remboursement de sa dette par la ville de Metz.

43  A.D. Meurthe-et-Moselle, B 2, f. 66vo.

44  Je remercie Hélène Schneider et Léonard Dauphant pour l’aide très précieuse qu’ils m’ont ici apportée.

45  On remarquera la présence ou l’intervention tout au long de cette aventure des lieux sacrés et des gens d’Église : on voit à l’œuvre la façon dont la religion chrétienne pouvait structurer les actions comme les réactions des gens, quelle que soit leur situation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Contamine, « Le « jeune fils » et les « mauvais garçons » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 19 | 2010, 351-362.

Référence électronique

Philippe Contamine, « Le « jeune fils » et les « mauvais garçons » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 juin 2013, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12024 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12024

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Auteur

Philippe Contamine

Institut de France

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Droits d’auteur

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