De l’ordre moral dans les Histoires tragiques de Belleforest
Résumés
Des Novelle de Bandello, François de Belleforest ne retient que les récits graves. Soucieux d’œuvrer pour une société chrétienne moderne, il s’élève contre le divorce qui sépare les pratiques des valeurs religieuses. Valorisant la virginité des femmes, il tient volontiers un discours contre la beauté, dans le droit fil d’une dépréciation du néoplatonisme. Il dénonce aussi les mauvais mariages comme les mariages clandestins. Le Concile de Trente avait tranché le conflit qui opposait canonistes et civilistes, et les pouvoirs spirituel d’un côté, temporel de l’autre avaient fini par établir une liste d’empêchements. Leur incidence sociale est manifeste dans l’examen qu’en font les Histoires Tragiques de Belleforest. Si l’histoire du mariage clandestin est encore à faire, Belleforest a contribué à réhabiliter le mariage et la fidélité conjugale.
Plan
Haut de pageNotes de la rédaction
Cet article est composé des pages 272-281 et 287-302 du chapitre XI intitulé « L’ordre moral » de la thèse François de Belleforest et l’histoire tragique en France au XVIe siècle, soutenue par Michel Simonin le 30 novembre 1985, pages que nous avons choisies parmi celles qui n’ont pas été publiées chez Droz (Vivre de sa plume au XVIe siècle ou la carrière de François de Belleforest, Genève, 1992). Nous remercions Charlotte Simonin qui a saisi et mis le texte aux normes d’aujourd’hui. Pour les références, les deux indications suivant Bandello renvoient aux Novelle en italien (livre et numéro de l’histoire), aujourd’hui publiées par Adelin Charles Fiorato, Bandello, Nouvelles, Imprimerie Nationale, 2002 (trad. de A. C. Fiorato, M.-J. Leroy et C. Paul). Pour Belleforest, on a conservé le double système adopté par Michel Simonin : le chiffre romain suivi des chiffres arabes renvoie aux volumes originels de la collection et à l’ordre des nouvelles dans ces mêmes volumes ; mais les références des citations renvoient, sauf indication contraire, aux tomes et aux pages de l’édition de Rouen (P. L’Oyselet et A. de Launay, Rouen, 1603-1604, 7 vol.).
Texte intégral
- 2 J.-L. Flandrin, Le Sexe et l’Occident, Paris, Le Seuil, 1981, p. 91 et suiv., et p. 288 et suiv.
1Sous les termes, vagues à dessein, d’honneur et de chasteté, se cache la force croissante du mythe de la virginité. Dans la collection de Belleforest, c’est un point aveugle, une donnée d’ores et déjà admise. À le lire, on pourrait croire que l’opinion générale et les mœurs du XVIe siècle sont celles du XIXe siècle bourgeois. Rien n’est moins vrai ; nous avons là l’une des premières traces de ce travail du réel que nous étudions plus loin. Folkloristes tout d’abord, puis historiens de la sexualité ont démontré à l’aide de documents convergents que ni les vœux des prédicateurs, ni les prescriptions des moralistes ne devaient nous égarer en la matière. Lorsqu’il arrive que le taux de conceptions prénuptiales culmine à 40%, descende à 8%, mais s’établisse autour de 13%, on est fondé à se demander quelle est la diffusion réelle de ce mythe, et dans le cas où l’on établirait son rayonnement (ce qui semble possible), dans quelle mesure la population a accordé ses attitudes effectives à ces croyances qu’elle en serait venue à partager2. Il nous semble que ce divorce entre les pratiques et les valeurs conventionnelles devenues institutionnelles explique la pérennité et la vigueur de la propagande en faveur de la virginité.
2Giulia de Gazuolo et Mica (Bandello, I, 8, et III, 5 ; Belleforest, II, 7 et IV, 15) tiennent leur virginité pour une valeur en soi. Elles ne courent donc d’autre risque que de se voir contraintes au suicide pour la préserver. D’autres, persécutées ou convoitées, refusent d’emblée non seulement un rapport sexuel imposé mais aussi une cour affectueuse ou insinuante afin de n’être pas impliquées dans des liaisons infamantes (Bandello I, 8 ; II, 26 ; I, 7 ; II, 58 ; Belleforest, II, 7 ; II, 16 ; IV, 4 ; IV, 10). Le Commingeois théorise leur comportement dans la conclusion de II, 7 : si l’on ne veut pas être conduit à envisager le suicide, il faut tout d’abord refuser de parlementer. Fuir, telle est la force de la chasteté. On sait que c’était là le précepte de Galien en présence d’une menace de peste. Mais comme si les réalités ignorées avec superbe finissaient tout de même par pénétrer dans les Histoires tragiques, le conteur éprouve encore le besoin de mettre en garde contre un déshonneur payé en faveur sociale ou par de l’argent (Bandello I, 18 ; II, 58 ; Belleforest, III, 6 et IV, 10).
- 3 M. Lazard, Image littéraire de la femme à la Renaissance, Paris, 1985, p. 196-217.
3Nous savons maintenant que « l’intégrité d’une fille […] semble la rose matutinalle » (II, p. 466-467) ; elle en a la pureté et la fragilité. Il convient de l’instruire contre les menaces les plus graves parce que les plus sournoises, celles venues des entremetteuses, voire des nourrices. Accablées de quolibets et d’insultes par Bandello – chez qui leur large présence s’explique autant par la rigueur de la clôture de la jeune fille ou de la femme mariée italienne que par l’existence, en particulier dans la partie méridionale de la France, de l’institution de la « paranymphe » chargée de conclure les mariages –, les entremetteuses abondent chez Belleforest. C’est ici l’un des cas où l’on mesure le mieux comment l’histoire tragique inverse la fonction d’un type familier à la nouvelle facétieuse, à la farce ou à la comédie. D’Auberée aux Quinze Joyes de Mariage, elles avaient aidé à tromper des maris ridicules3. Désormais elles mettent en danger la vertu des filles et des femmes, salissent la couche nuptiale et corrompent les lignées. Le Commingeois, qui trouve là matière à alimenter son anti-italianisme, n’ignore pas que de « ces porte-messages […] les villes d’outre les monts ne sont que trop pleines ». Il prodiguera les exemples. Eurial connaît « celles qui ne servent sous umbre de devotion, que de gaster les filles et femmes les plus modestes et pudiques » dont « l’accointance […] ne peut estre que nuisible et scandaleuse à celles qui les escoutent » (V, p. 507) ; son ami Nisus lui a expliqué qu’« en ce pays il n’y a voye plus seure ny moins suspecte pour entendre nouvelles de ses pratiques amoureuses, que la Rhetorique de ces vieilles marmottes : chacun les oyant, respectant et caressant, et elles sçachant si bien contrefaire la chattemite, que les plus rusez les ont en opinion de femmes de fort saincte vie » (ibid.). « Peste commune de la jeunesse et […] ruine des bonnes mœurs », la « Maquerelle » encore nommée « Dariolette » (II, p. 356 et 358) est parfois remplacée par une nourrice désintéressée, voire une servante, une cousine ou encore une sœur.
- 4 Sur le groupe des femmes, voir, outre les Caquets de l’Accouchée, la très instructive nouvelle 64 (...)
4Et cette fois encore, derrière la rigidité d’un type littéraire familier, on discerne une réalité sociale dont Belleforest ne veut pas, et qu’il travestit au point de la rendre insoupçonnable. Car – on l’aura remarqué – toutes ces complices sont des femmes ; or de la même façon que la société ancienne connaît le « groupe des garçons », elle repose sur des solidarités féminines, fortifiées par leur participation exclusive aux rites de passage, comme la naissance, les relevailles, ou la toilette des morts. La société chrétienne moderne pour laquelle œuvre le Commingeois ne veut plus de ces conduites séculaires. Elle consent à ce que les femmes vivent entre elles, occupées de la maison et des travaux d’aiguille, mais refuse qu’à l’occasion cette promiscuité se meuve en complicité4.
- 5 La dénonciation de ce vice figure chez Marguerite de Navarre au début de la nouvelle XXX (Paris, 1 (...)
5L’entremetteuse « plus meschante qu’un vieux singe » (II, p. 356) ne saurait agir qu’en terrain favorable. Il importe de prévenir tout ce qui pourrait lui rendre la tâche facile, comme il est nécessaire, dès lors qu’on souhaite la clôture des femmes et des filles, d’une façon générale, de lutter contre une de ses conséquences, l’oisiveté5. Au foyer, la dame fera preuve de ses compétences domestiques. Bandello (III, 17) critiquait la noble campagnarde qui effectuait elle-même, par avarice, les travaux ménagers. De façon très significative Belleforest, dans le passage correspondant, se montre d’un autre sentiment ; il loue Zilie de faire « conscience d’occuper ses chambrieres aux affaires de mesnage, luy semblant bien avis, qu’il n’y avoit rien de bien fait que ce qui passoit par ses mains, chose plus louable, certes, que de voir un tas d’effeminées, molles et delicates mesnageres qui penseroyent diminuer leur grandeur, mettant le nez seulement, où leur main et diligence est requise » (I, p. 515-516).
- 6 Montaiglon-Raynaud, Recueil général des Fabliaux, VI p. 53 ; le thème est exploité dans les Quinze (...)
6Une nouvelle fois, le Commingeois se montre perspicace et curieux de prévenir les maux qui pourraient naître d’un bien. Sans doute n’a-t-il pas connu le fabliau « De la folle largesse » où l’on voit un homme éreinté par sa besogne quotidienne redouter le moment où il rentre se coucher auprès de sa femme « qui reste chez elle à ne rien faire, et qui ressent peu du mal qu’il se donne ». Mais les remèdes préventifs qu’il propose auront pour effet d’éviter ce divorce des disponibilités physiques6.
« Beauté est charme à l’endroit des hommes »
- 7 À l’exception d’un passage didactique (III, 687-689) où il n’est question favorablement que de bea (...)
7Conséquence logique de la dépréciation de la propagande néo-platonicienne, souci de rencontrer une partie de l’opinion, les Histoires tragiques développent sans se lasser un discours hostile à la beauté7. Sur cette question, les travaux des historiens contemporains ont apporté de nouvelles lumières. Le témoignage des proverbes fait apparaître un principe universel ; les garçons doivent être mis en garde contre la beauté et ses tentations : elle ne saurait durer ; elle ne sert à rien ; elle déguise parfois tous les vices ; posséder une belle femme, c’est s’attirer bien des convoitises et au mieux des ennuis. On ne nie pas cependant sa puissance, occasion de toute cette propagande. Belleforest, qui se souvient plus qu’il n’en convient des leçons de l’Heptaméron, recommande que l’on ne s’arrête point à la beauté extérieure :
La plus recommandable chose que nature peut oncques donner aux dames, n’est point la beauté, ainsi que chante Anacreon […]. Car s’il n’y avoit que cet exterieur parement d’un taint clair et plaisant, des yeux, du front, et du reste du visage, et ce qui est contemplé en la parfaite liaison des membres, je serois d’avis, que sans egard de l’ame, on egalast ce chef d’œuvre de Dieu, au reste des animaux, qui ont quelque singularité en leurs perfections. (II, p. 749)
8Mais à la vérité, « la vraye beauté consiste plus en l’ame, qu’en l’extérieur qui s’efface avec le temps », et « la plus grande largesse que fit onc nature à l’honeste sexe des dames, a esté la chasteté et continence » (ibid.). Les amoureux doués de raison savent bien que la « beauté des femmes est un vray charme pour ensorceller les hommes », formule reprise en manchette (III, p. 521). Une jeune fille chaste et cultivée sait répondre au discours amoureux :
Ceste beauté que tant vous prisez est comme une fleur, laquelle le matin est belle, fresche, et espanie, avec la naïveté de sa couleur, mais sur le soir elle deschoit, se fane, et est languissante : un peu de fiévre, le cours du temps, quelque legere tristesse suffisent à effacer ce beau teint, et à ne laisser qu’une piece de chair palissante, et sans rien qui puisse susciter l’appetit au plus affamé homme qui vive (IV, p. 29)
Enfin on ne s’engagera pas dans le mariage pour une si passagère inclination. C’est encore un personnage féminin qui parle afin de donner plus de poids au propos :
Est-ce à vous, Monsieur, à ignorer que la liaison maritale, ne doit estre mesurée par quelque folle opinion d’une beauté extérieure, mais plustost par le lustre de la vertu, et antiquité de race honorée pour sa prudence, et qui jamais ne degenera de l’integrité de ses ancestres ? Aussi la beauté exterieure n’est rien, où la perfection de l’esprit ne donne accomplissement et orne ce qui au corps se flestrit, et perd par un accident et occurrence peu d’effet : joint que telles mignotises en ont deceu plusieurs, et les attrayans, comme gluantes amorces, les ont precipitez és abismes de leur ruine, deshonneur, et accablement. (VI, p. 186-187)
- 8 Le Cinquiesme tome des Histoires tragiques, Paris, Jean Hulpeau, fol. 315v : cette nouvelle ne fig (...)
9On est d’autant plus fondé à ne pas succomber à la beauté qu’elle couvre souvent des vices dangereux : « Entre ces dames, il y avoit une Damoiselle fort belle, mais malicieuse, et traistresse, et qui avec l’impureté de son esprit, soüilloit ceste beauté exterieure et corporelle, comme celle qui estoit la plus prompte à mal faire »8. Il n’est pas jusqu’aux belles elles-mêmes qui ne déplorent les effets de leur apparence : « Ah ! beauté, triste et trompeuse beauté […]. La Beauté m’a ruinée, et par la beauté faut que je meure […] » (VII, p. 119). Il arrive cependant que le Commingeois soit contraint de peindre un blason auquel il répugne. C’est le cas dans son adaptation d’Æneas Sylvius. Il choisit alors, après quelques mots de dénonciation, la prétérition :
- 9 Belleforest s’inspire ici du code fixé par l’Arioste et repris par la Pléiade.
La beauté de laquelle Sylvius s’amusant à descrire, dit qu’elle estoit de fort belle taille et de stature plus haute que les autres troys ses compagnes : fait sa crespelure longue et espaisse, et blonde, se raportant à la couleur de l’or, et icelle enclose dedans un escoifion enrichy d’or, et de pierrerie : si bien que la lueur de ces choses, raportée à la splendeur des rayons de ses yeux, ravissoit le cœur des regardans, et les enlaçoit de telle sorte, qu’à peine se pouvoient depestrer de ses filets, ny se garentir des traits que Cupidon lançoit par les yeux de Lucresse le front de laquelle estoit large, poly et sans nulle ride, ny renfroigneure : les sourcils voutez, le poil d’iceux rare et noir, et iceux separez d’un juste et bien séant intervalle : le nez beau et bien proportionné, les jouës roussoyantes d’un vermillon ressemblant la rose sur un lait blanchissant ; la bouche petite, les levres de couleur de corail, et un peu relevées, et telles que l’amant desire pour rassasier le glout desir de ses baisers lascifs : les dents petites et plus blanches que l’yvoire, lesquelles rendoient le son de sa langue si harmonieux, qu’oyant parler ceste femme, il n’y avoit aucun, qui ne fut ravy de sa voix tout ainsi que les fables racomptent de la lyre d’Orphée, attrayant à soy non les hommes seulement, les bestes, ny les oiseaux, ains les choses mesmes insensibles. Que serviroit de nous arrester à paindre icy le modele et patron d’une parfaicte beauté, ainsi qu’a fait Sylvius, puisqu’[…] elle rendoit les hommes sans nul sentiment de raison, et vraye intelligence9 ? (V, p. 486-487)
10Belleforest n’oublie pas la vocation pratique de son propos ; il retrouve donc par un mouvement nécessaire la conviction populaire, celle qu’on avait pu lire exprimée par le courant anti-féministe du XVe siècle, comme celle que les prédicateurs tentaient d’affermir en chaire :
- 10 Voir J.-L. Flandrin, « La jeune fille dans les anciens proverbes français », op. cit., p. 241-245.
Ah que dificile et perilleuse est la garde d’une grande beauté : et combien de maux traine après soy celuy qui a une belle femme en sa compagnie. Voyez et les histoires saintes et les prophanes et entendrez que jamais n’y eut rare beauté gueres, qui ne causast de rares malheurtez et desastres. Non que la beauté soit mauvaise de soy, estant un don de Dieu, et l’ornement de l’homme et de la femme mais les affections humaines sont si corrompues, que de ce qui est gentil, et se rapporte à la perfection (à sçavoir du beau), les hommes tirent la plus sale imperfection qu’on puisse trouver pour alterer la beauté naturelle10. (V, p. 431)
Pratique amoureuse et sexualité
11La cause est entendue, Belleforest ne parlera pas « en satyrique » des choses de l’amour :
- 11 Voir encore : « Que si quelqu’un prend plus de plaisir aux comptes joyeux qui sont dans le Bandel, (...)
Il semblera advis à plusieurs que nous n’ayons autre argument qu’à traiter les amours mal poursuyvies, et plus malheureusement parachevées, de ceux qui aveuglés de leur fol appetit, ont oublié ce qu’ils devoyent, et à l’honneur, et à la grandeur de leurs ancestres. Ausquels je satisferoy par ce petit mot, que volontiers je traite ce suject, non pour y reciter, et apprendre les ruses d’un paillard, et les cautelles d’une femme publique, et eshontée, et les aguets de quelque ouvrière de meschanceté, qui par ses parolles miellées deçoit la moins accorte jeunesse. Je laisse cela aux Comiques qui sont les peintres ordinaires de tableaux de telle sorte. Bien est vray qu’estant ce vice l’un des plus frequens, et duquel l’on se donne le moins garde entre toutes nos fautes, il m’a semblé qu’il est aussi raisonnable que chascun sache le malheur qui en advient par la variable diversité des occurrences qui en succedent, joint que ce peché est le plus souvent masqué du voile d’un saint devoir, et office. D’autant que les uns s’essayent de couvrir ceste faute par l’instinct que nature influe à toute espece d’animaux, et se contentent de s’arrester seulement, comme brutaux, au desir que chacun a de s’ajoindre à son pareil. Mais nous laisserons ces ames bestialisées se vautrer en la boue de leur vilennie, et se pourmener parmy les auges des pourceaux du voluptueux Epicure11. (II, p. 511-512)
12Inconséquence ou souci scrupuleux de conduire sa pédagogie jusque dans les « auges » qui la motivent, Belleforest montrera, du premier regard jusqu’à l’union charnelle, les œuvres de la chair. Lui, si économe par ailleurs en descriptions, se fait soudain bavard, outrepasse sans hésitation les indications lapidaires fournies par ses modèles.
La naissance de l’amour
- 12 A. C. Fiorato,op. cit., p. 193.
- 13 R. Sturel, Bandello en France au XVIe siècle, Bordeaux, 1918, p. 114-116.
- 14 Boaistuau, histoire VI, et Bandello, II, 44.
13« La naissance de l’amour dans un cœur virginal a inspiré […] à Bandello quelques-unes de ses pages les plus délicates en matière d’analyse psychologique ou de description esthétique »12. On sait assez que ce n’est pas là l’étude du Commingeois. Par une méprise singulière, Sturel, à l’ordinaire plus perspicace, dénie aux Novelle ces qualités qu’il accorde au contraire aux Histoires tragiques13. La vérité est ailleurs. La préhistoire de l’amour se coule dans le texte italien comme dans sa version française dans des moules ordinaires. Chez Boaistuau la duchesse de Savoie tombait amoureuse par ouï-dire de Mandozze, sur le rapport que faisait sa sœur de sa beauté. Castiglione s’était déjà arrêté à ce motif que n’ignorent ni la novellistica antérieure, ni le folklore14. Dans l’histoire d’Aleran et d’Adelasie, la nouvelle de l’exploit du jeune homme prédispose la belle qui se met à l’aimer aussitôt qu’elle le voit. Le regard est le truchement nécessaire de l’innamoramento : « De prime face, qu’il vit cette douce tentation devant ses yeux, cuida s’evanouir » (I, p. 518) ou « Le gentilhomme […] fut si surprins d’estonnement, qu’il ne sceut que luy respondre, ains demeuroit les yeux fischez sur elle, paissant sa vuë en la contemplation de ce teint frais » (I, p. 699).
14Le personnage est le plus souvent « assailly si vivement, et sans y penser » (I, p. 701). Là où le simple regard n’a pas suffi, un regard dérobé ou une œillade feront l’affaire : « Luy jettantun petit regard à la desrobée sentit une émotion (à elle non accoustumée) en son tendre cœur qui luy fit changer de couleur et luy ferma la bouche : coustume ordinaire de ceux qui sont surprins de la maladie d’amour » (I, p. 703).
15La femina luxuriosa, dans sa maturité, succombe, elle, non à l’amour mais au désir. En une scène très forte, qui ne provient pas de Bandello, Belleforest présente la dame de Chabrie – quarante ans mais en paraissant dix de moins – alitée et recevant un jeune avocat :
- 15 Jeu sur « donner le picotin », métaphore obscène.
Advint donc un jour (durant l’absence du Seigneur) que le Messer vint voir madame encor au lit, où il se mit à contempler plus vivement, et d’autre attention la dame, qu’il ne visitoit les procez du Seigneur […]. Elle qui voyoit le docteur assez jeune, dispos, et apte à fournir aussi bien aux affaires de la couche, que des procez de leur maison, ne fut un brin marrie de voir ce boucq la regarder si impudiquement, ains plus effrontée qu’une femme publique, ne faisoit conscience de decouvrir telle part de son corps, laquelle honnestement une dame pudique ne peut, ou doit monstrer à decouvert : et faisoit tout cecy avec des contenances et œillades si indiscretes, et lascives, que le moins voyant en amours eust aisement cogneu à quelle avoyne hanissoit ce cheval15. (I, p. 634)
16Mais si, au moment de la première rencontre, les Histoires tragiques distinguent, ne serait-ce qu’en raison de l’âge et du passé des personnages, entre la naissance de l’amour et l’invasion du désir, une fois qu’accord est pris, les comportements se confondent.
17Dans la révélation de l’amour, il arrive que la femme prenne l’initiative. Non pas seulement au début de l’adultère, mais aussi au seuil d’une idylle plus légitime. Conduit par un « Capitaine » à l’« humeur farouche », un navire emporte vers le Canada Marguerite et celui qui très vite s’est mis à l’aimer. Des chansons qui la célèbrent, la demoiselle est émue ; elle monologue :
D’où vient cecy que ce Gentil-homme jadis si tardif aux gaillardises d’amour, et qui ne se soucioit que de caresser un corselet, ou accoller une harquebuze, s’amuse à present à flater son cœur, et l’apaster des delicatesses, et mignotises d’amour ? (VI, p. 82)
18Déjà elle a découvert à son grand ravissement qu’elle est la cause de cette métamorphose. Toutefois, comme elle est lettrée, elle craint un instant que l’Océan, berceau de Venus « et celuy qui cause la force de la generation […] causast », et non elle, « ces alterations » (VI, p. 82). Ce qui la rassure, ce n’est point une raison qui l’éclairerait mais le tour érotique que prend sa rêverie. La « mer a d’autres droicts et privileges que la police gardée sur la terre, et voy la liberté des choses sans punition en icelle » (ibid.). Sans que nous sachions d’où elle tient ce beau savoir, elle voit :
Le mary, et la femme s’embrasser en face de chacun, et presque ne se soucient qu’on les voye venir aux prises, et jouyr de la liberté de leurs embrassemens. (VI, p. 82)
19Cette disposition favorise bien évidemment l’entreprise du soupirant qui s’en tient toujours aux vers et au luth. L’entreprenante jeune fille prend alors les choses en main et l’accoste :
Depuis quand en çà est ce mon cousin, que vous estes devenu amoureux, veu que lors que nous estions en France il me semble que l’amour c’estoit le moindre de vos soucis, et ne parliez jamais ny de luy ny des flammes, et moins vous oyoit on faire aucune plainte, ny chanter de ces lays [en manchette : Lays sont anciens vers qui servoient à exprimer les passions d’amour] tant piteux qu’il semble que Tristan le Lyonnois soit renouvellé en vous, ou que les desirs d’un Amadis soyent plantés en vostre cervelle, tant vous sçavez bien faindre le passionné, et contrefaire le desesperé en la poursuite imaginée de vostre maistresse […] ? (VI, p. 92)
- 16 Sur l’emploi de cette métaphore, qui est aussi un savoir médical (Boaistuau, Théâtre du Monde, éd. (...)
- 17 On ne voit pas qu’ici Belleforest ait cédé au mauvais goût : sa métaphore est convenante au vilain (...)
20Il se déclare. Elle « feignant un petit et honneste refus », s’excuse sur le « peu de douceur de son frere ». Mais ils n’en concluent pas moins un « lien clandestin », un mariage « par parolles de present ». Il la presse alors de consommer. Elle se borne à lui permettre « le baiser, et attouchements mignards, et assez lascifs, tels que la jeunesse poursuit en ce qu’elle ayme » ; si bien qu’il « estoit impossible, que le feu16 ne se mist aux estoupes, et qu’eux deus bruslans de desir et esguillonez de mesme, ne donnassent fin au souhait, par l’accomplissement de leur aise pretendu. » Enfin, « quoy qu’elle craignist d’engrosser, si est ce qu’ils consommerent leur mariage sans parrin, prestre, ny musiciens, autres que les vents qui emplissoyent tout ainsi les voiles, et les faisoyent enfler, comme ce gentilhomme enfla le ventre de ceste pauvre fille » (VI, p. 98)17.
L’éloge du mariage
21La collection des Histoires tragiques forme un ensemble riche et nuancé sur la question du mariage. Comme à l’ordinaire, elle illustre et commente à la fois ces sujets. Elle dénonce les mauvais mariages voulus par des parents intéressés ou inconscients de leurs responsabilités ; ceux qui échouent par suite des écarts de conduite de l’épouse, et, plus rarement de l’époux. Elle célèbre quelques réussites, dues à la fidélité ou à la patience de la femme. Enfin, et c’est là son principal et récurrent propos, elle se veut dissuasion face à la tentation toujours renaissante des mariages clandestins. Par cette voie, elle participe de l’actualité politique et religieuse contemporaine, et rêve d’aider, à son lieu, à la réforme de mœurs qui sapent l’organisation sociale.
- 18 A. C. Fiorato, op. cit., p. 224 et suiv.
22Pour Bandello, l’« uomo è il capo de la donna e gli appartiene il governo de la famiglia e de la casa » (IV, 28). La femme doit se taire et souffrir dans la patience les agissements de son mari. Si elle est folle, « l’honnête prison d’une chambre suffira ». Sa première vertu est l’obéissance. L’homme exercera cependant son autorité avec douceur et humanité. Telle quelle, cette conception s’accorde aux canons de l’Église. Dans les Novelle, elle est illustrée par des exempla conjugaux qui servent à persuader que la soumission et l’obéissance assurent l’union du couple et la stabilité de la famille. Mais la variété des cas récités par le conteur lombard exige que cette propagande en faveur de la pastorale tridentine du mariage soit tempérée par la narration d’histoires hédonistes ou facétieuses, issues d’une tradition distincte18. Belleforest ne retient que les novelle graves. Cette modification de l’économie du recueil entraîne un changement de sens et de perspective.
- 19 On se reportera à l’article Mariage du Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1903, vol. 9/2 (...)
23Le milieu du XVIe siècle voit l’éclatement au grand jour d’un conflit latent depuis longtemps entre canonistes et civilistes, entre la théologie et la jurisprudence sur la question du mariage. Institution divine, le mariage repose sur la loi « naturelle » ; institution sociale, il se doit de prendre en compte la diversité des coutumes. Afin de prévenir toute altération, et pour répondre aux pressions exercées par le pouvoir politique, le concile de Trente a décidé, ce que ni saint Thomas ni saint Bonaventure n’avaient osé faire, que le mariage est un sacrement19. Entre catholiques toute discussion doit donc cesser à son propos. Ce qui ne signifie pas que tous s’accordent sur la matière et sur la forme de ce sacrement.
24On peut résumer comme suit des positions qui, au XIXe siècle, demeureront défendues ; pour les uns, les contractants sont eux-mêmes la matière, et leur consentement mutuel, exprimé par des paroles ou par des signes, en est la forme. Selon d’autres, le don que se font les contractants d’un droit réciproque sur leurs personnes est la matière, et l’acceptation mutuelle de ce droit est la forme. Dans ces deux sentiments, les contractants sont les ministres du sacrement, et le prêtre n’est qu’un témoin nécessaire pour établir la validité du contrat. À quoi répond un plus grand nombre qui remontre qu’il doit y avoir une distinction entre le sujet qui reçoit le sacrement et le ministre qui le donne, car il en va ainsi pour les autres sacrements ; d’où on conclut que les contractants ne peuvent être à la fois les sujets et les ministres du mariage ; de là il vient que la matière de ce sacrement est le contrat que font entre eux les époux, et que la bénédiction du prêtre en est la forme, que c’est par voie de conséquence le prêtre qui en est le ministre.
- 20 Voir M. A. Screech, The Rabelaisian Marriage, London, Arnold, 1958, et surtout A. Esmein, Le Maria (...)
25Or tout contrat, pour être valide, exige certaines conditions ; et il y a des personnes inhabiles à contracter. Un contrat invalide ne peut être la matière d’un sacrement, puisqu’il n’existe pas. Il peut donc y avoir des empêchements qui rendent le sacrement nul par la nullité de la matière du contrat ; d’autres qui le rendent seulement illégitime sans le rendre nul. Les premiers sont dits empêchements dirimants, les autres seulement prohibitifs ; c’est sur la première de ces questions que s’affrontent au XVIe siècle les théologiens et les jurisconsultes : à qui appartient-il de dresser la liste des empêchements dirimants ? Les uns voulaient que ce pouvoir ne fût attribué qu’à l’Église, les autres ne l’accordaient qu’aux puissances temporelles, l’opinion moyenne envisageant le mariage comme un objet mixte, ressortissant à la fois à l’ordre temporel et à l’ordre spirituel, et que les deux puissances pourraient établir, chacune dans son ressort, le catalogue de ces empêchements. Lors du concile, une décision sur le mariage avait été rédigée de telle sorte qu’elle attribuait à l’Église seule le pouvoir d’établir cette liste. Mais l’un des prélats ayant représenté que c’était là attaquer les droits des gouvernements, le mot seule fut retranché. Si fortes étaient les convergences d’intérêt entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, que dans la pratique, ils s’ajustèrent20.
Error, conditio, votum, cognatio, crimen,
Cultus disparitas, vis, ordo, ligamen, honestas,
Amens, affinis, si clandestinus et impos,
Si mulier sit rapta, loco nec reddita tuto.
26Dans sa forme gnomique, ce quatrain anonyme, allégué dès le Moyen Âge par les canonistes, renferme la liste des empêchements. Tous ne présentent pas une même difficulté d’interprétation, c’est pourquoi nous les examinons casuellement :
27L’error se produit lorsque l’un des contractants, croyant épouser telle personne, en a pris une autre qui lui a été substituée ; alors, à proprement parler, il n’y a pas mariage, puisqu’il n’a pas été consenti mutuellement.
28Si, croyant épouser une personne libre, il épouse un esclave, ce serait l’empêchement nommé conditio ; erreur trop importante pour que l’on puisse présumer dans ce cas le consentement de la personne trompée.
29Votum est l’empêchement qui atteint ceux qui ont fait vœu solennel de chasteté ou de religion.
30Cognatio est la parenté ou la consanguinité dans les degrés prohibés. On a jugé que le mariage était destiné à unir ensemble les différentes familles et interdire aux proches parents de s’épouser.
31Crimen est l’adultère joint à la promesse d’épouser la personne avec laquelle on a péché ; et l’homicide lorsque l’un des deux complices d’adultère, ou tous les deux, ont attenté à la vie de l’époux ou de l’épouse à qui ils sont unis.
32Cultus disparitas signifie que le mariage d’une personne chrétienne avec un infidèle est nul ; il n’en est pas de même du mariage d’une personne catholique avec une hérétique, quoique celui-ci soit encore défendu par les lois de l’Église. Dans ces derniers cas, Rome accorde la permission, pourvu que la demande soit appuyée sur de graves motifs.
33Vis est la violence ou la crainte qui ôte la liberté : quiconque n’est point libre n’est point censé consentir ni contracter.
34Ordo est un des ordres sacrés (majeurs) auxquels la continence est attachée.
35Ligamen est un mariage précédent et encore subsistant.
36Honestas, c’est-à-dire l’honnêteté publique, est une alliance qui se contracte par des fiançailles valides et par le mariage ratifié mais non consommé.
37Amens désigne la folie ou l’imbécillité entendue dans son sens large, c’est-à-dire appliquée à l’enfance ou l’âge trop peu avancé de l’un des contractants ; la personne qui se trouve dans l’un ou l’autre cas est incapable de disposer d’elle-même.
38Affinitas. Cet empêchement, quoique sans consanguinité, est le même, en pratique que celui de la cognatio.
39La clandestinité a lieu lorsque le mariage n’est pas célébré par devant le curé de la paroisse et en présence des témoins ; les théologiens, aujourd’hui encore, ne manquent pas de rappeler que cet empêchement fut établi par le Concile de Trente à la demande des différents souverains qui avaient leurs représentants dans l’assemblée.
40Impos désigne l’impuissance absolue ou relative de l’un des contractants ; elle annule le mariage, parce que l’objet direct et principal du contrat est la procréation des enfants.
41Le rapt ôte à la jeune fille la liberté de disposer d’elle-même, sauf si elle se retrouve en lieu sûr.
- 21 Il conviendrait, de J. de Coras à É. Auger (Discours sur le Saint Sacrement de Mariage, Paris, 157 (...)
42L’attention accordée dans la collection des Histoires tragiques à ces divers empêchements est à la mesure de leur incidence sociale. À l’occasion, Belleforest plaide en faveur de l’établissement de nouveaux obstacles, nés de la mixtion de deux empêchements21. Le voici souhaitant que la conditionis disparitas, sur laquelle les civilistes s’expriment avec la dernière rigueur, soit prise en considération.
Il est vray que les mariages se font premierement au Ciel, et se parachevent en terre : mais vous ne dites pas aussi que les fols qui se gouvernent par les desirs charnels, et le but desquels n’est que volupté, sont salariez le plus souvent à l’esgard de leur folie. Je serois d’avis qu’un serviteur domestique sollicitast voire subornast la fille de son Seigneur sans punition, ou qu’un vil et abject homme, osast monter sur la couche d’un Prince. Non, non, les polices requierent ordre par tout, et faut qu’un chacun soit apparié selon sa qualité, sans que nous mettions en jeu, pour couvrir nos folies, ne sçay quelle force sans effort et de l’Amour et de la destinée. C’est belle chose que d’aimer : mais où la raison perd sa place, l’aimer est sans effet, et ce qui s’en ensuit est pure rage et forcenerie. (II, p. 40)
- 22 Isabeau de Fusée, la dédicataire du Second tome des Histoires tragiques (Paris, Robert Le Mangnier (...)
43Avant d’affirmer que le Commingeois a mis dans cette déclaration quelque malice, il faudrait savoir si sa dédicataire entretenait du vivant de Gilles Bourdin des relations coupables avec son serviteur italien22. Mais à quelques années de distance, le propos prend sa saveur et surtout son actualité.
Le mariage clandestin
- 23 La Paraphrase sur l’edict des mariages clandestinement contractez par les enfans de famille, contr (...)
44Qui se donnerait pour tâche d’écrire l’histoire littéraire du mariage clandestin à la Renaissance trouverait matière à un très gros livre ; c’est qu’importante dans la réalité sociale et politique, source de graves conflits au cours d’une des sessions du concile, la question connaît chez les écrivains une vogue hors de proportion avec son importance réelle, pourtant fort grande23. De Rabelais à Marguerite de Navarre, de Boaistuau à Belleforest, de l’auteur des Comptes du Monde adventureux à la foule des romanciers de la fin du siècle, elle ne cesse d’habiter la littérature. À cette faveur, on peut sans doute donner une première explication, d’ordre sociologique. Témoins et si possible acteurs de leur temps, les auteurs n’auront pas voulu rester en dehors d’une polémique qui, en dernier ressort, voyait s’affronter le trône et l’autel, les « gallicans » et Rome, sans qu’une victoire complète puisse être accordée aux uns ou aux autres.
45Mais l’on devine que s’il n’avait été question que de s’immiscer dans un débat public, en définitive très technique, on s’en serait tenu, comme pour d’autres, à des mentions ou à des interventions ; or il se faisait que théologie et politique visitaient ici le cœur ou à défaut l’intérieur de chacun, au moment même où un courant à la fois philosophique et populaire tendait à réhabiliter le mariage. Une famille des plus en vue connaissait le drame d’un mariage secret. François de Montmorency avait promis à Jeanne de Hallwin de l’épouser sans en informer le Connétable, son père : « Cette affaire devint la plus grave de la chrestienté » affirmera Pierre Bayle. Enfermée, la belle est bientôt mariée à Robertet.
- 24 D. H. Stone (« Marriage, Style and French Fiction at the Turn of the Seventeenth Century », Stanfo (...)
46L’histoire de chacun pouvait à tout instant rencontrer l’Histoire. Désordre domestique et trouble politique (du bourg à la nation) se trouvaient liés par suite de la liberté d’un jeune homme et d’une jeune fille, à cause d’un amour honnête ou sous l’aiguillon de la chair. Et quelles que soient les solutions adoptées, les parents eux-mêmes ne pouvaient échapper à leur responsabilité. Autant dire que l’édit « contre les mariages qui se font sans le consentement des pères et mères », s’il pouvait satisfaire le juriste Pasquier, s’il renforçait l’ordre social en garantissant aux nobles une endogamie contrôlée et aux bourgeois la poursuite de leur irrésistible ascension, offrait en outre la particularité d’introduire du tragique dans les existences les plus médiocres ; on venait de bâtir un obstacle dans le champ jusqu’alors assez libre des affections24.
- 25 A. C. Fiorato, op. cit., p. 200-201.
- 26 L’Heptaméron, nouvelle XXI, éd. M. François, Paris, Garnier, 1981, p. 158-175 ; voir l’analyse de (...)
47Les Novelle ont été rédigées pour l’essentiel avant que l’Europe ne se passionne pour cette question. Bandello ne semble pas, en son for intérieur, réprouver la pratique des mariages clandestins25. Il est remarquable que ce soient chez lui les ecclésiastiques qui se montrent dans l’ensemble les plus compréhensifs, tandis que parents et princes les détestent. Boaistuau, qui en a retenu trois (pour six histoires seulement), ne cache pas sa tendresse pour ces « mariages par devant nourrice que l’opposition des parents ou l’ardeur des amoureux faisaient consommer ». Marguerite de Navarre nous fait aimer Rolandine ou la sœur du comte de Jossebelin, non sans condamner leur faute : « Et combien qu’elle eut failly, la pugnition fut si grande, et sa constance telle, qu’elle feit estimer sa faulte estre vertu »26.
48Belleforest veut ignorer pareilles nuances dont l’interprétation, par le public peu averti qu’il vise, pourrait aller à l’encontre du but recherché. Outre le témoignage des récits eux-mêmes qui vouent aux malheurs ceux qui ont prétendu contrevenir au nouvel usage, on lit son sentiment, exprimé avec prudence mais fermeté dans le sommaire de la première histoire du tome III, c’est-à-dire quelque temps après la publication du décret Tametsi (1563) du Concile :
Et veritablement puis que le mariage est chose libre, et qu’il depend du consentement des deux parties, il semble que l’homme ne devroit estre lié si estroitement qu’où il n’y a pas trop grande inegalité, il ne peut espouser celle laquelle luy porteroit une amour reciproque. Inegalité je nomme quand la dame s’accointe de celuy qui luy est subjet, ou qu’un de basse estoffe suborne quelque fille de grand maison : mais où il n’y a différence que de richesses, c’est faire tort à la liberté naturelle, et rendre esclave la volonté laquelle doit estre libre en telle liaison, veu qu’autrement on batist des mariages, la fin desquels est si peu heureuse : que bien souvent il vaudroit mieux sacrifier ses filles, que les conjoindre avec autre que celuy qu’elles aiment, veu que nostre inclination tend tousjours aux choses qui nous sont defenduës. (III, p. 5-6)
49Loin d’être une remise en cause de l’édit et du décret, cette déclaration vise à garantir leur efficacité en évitant des dévoiements contraires à la foi et dangereux à court terme pour le mariage qu’on prétendait renforcer. On ne les utilisera pas pour contrecarrer une affection légitime et réciproque ; on n’en fera pas les instruments d’une concentration des fortunes en invoquant la différence des richesses. Dans les deux cas, on risque au mieux l’adultère, au pire le désespoir et la honte. Le lecteur pressé pourra bien rester insensible à cette casuistique orthodoxe, la narration forgera sa conviction. Les amoureux l’ont constaté, « il n’y a rien qui empesche nostre mariage » (III, p. 19). Ils se promettent la foi de mariage : « après plusieurs protestations d’une part et d’autre, et reitération de leur promesse jà faite, ils donnerent fin à leurs desirs, et consommation au mariage, de tant plus desastré et peu heureux, comme il estoit clandestin et secret » (ibid.).
Miroir de quelques dames
50Rares sont chez Belleforest les héroïnes de la fidélité dans la solitude. Il s’en trouve, qu’on peut « estimer les dames plus vertueuses », qui « ont de tant aimé leurs maris, ce que ne peut advenir qu’à celle qui est chaste parfaitement, que p[ost]posant tout plaisir ou espoir de recherche en mariage, ont accompagné leurs maris au tombeau, avec le defaut de leur vie, advenu de douleur de telle perte » (III, p. 146-147).
- 27 Voir G. Guiffrey, « N. Houel, apothicaire parisien, fondateur de la maison de la Charité chrétienn (...)
51Le Commingeois ne connaît « point des hommes qui ayent esté si meuz d’amitié vers leurs parties que d’avoir dressé un sepulchre si memorable aux cendres de celles qu’ils aimoyent, tel que celuy qu’Artemise bastit en son corps mesme, pour la memoire de son cher espoux Mausole »27 (ibid., p. 148). À cet exemple antique, actualisé depuis 1559 sous les traits de la Reine Mère, s’en ajoutent de nombreux autres qui introduisent au discours sur « une damoiselle du Montferrat en Piedmont » qui « mourut de tristesse, oyant dire que son mary avoit esté desfait par justice » (III, p. 151). Le cas nécessite des précautions nombreuses et insistantes. La dame meurt en priant le Seigneur de lui faire la grâce de la réunir à son époux défunt :
- 28 On notera l’intervention du miracle dont Belleforest fait à l’ordinaire l’économie.
Digne mort d’une femme si courageuse, laquelle n’eut point recours ni au venin, comme Cleopatre, au fer, comme Lucresse, et à l’espée et au feu, comme Didon desesperée. Une seule chose luy defaillit, laquelle ne fut aussi trouvée aux autres, à sçavoir la force de souffrir, mais de tant les surmonta-elle, que non un desespoir ou rage d’amour la conduit à la mort, ains plustost un attendrissement de cœur sur la memoire de sa chere compagnie, et cela se voit si bien que priant Dieu pour son repos, souhaittant l’accompagner, suyvant la volonté de ce grand Roy de tout le monde, la chaste damoiselle mourut, plus miraculeusement qu’en autre sorte Dieu ayant compassion de sa peine, et ne luy voulant laisser la vie pleine de miseres, qui la tira à soy, et luy finant tout aussi tost ses angoisses, comme elle en eut l’apprehension28. (III, p. 180)
52Ce commentaire circonstancié éclaire les raisons pour lesquelles Belleforest ne multiplie pas ce type d’exemple dont le fruit est menacé par une lecture trop rapide ou une généralisation hâtive. La distance qui sépare ce prodige d’amour conjugal des passionnés qui s’abandonnent au suicide est courte. Et ce n’est qu’après avoir indiqué la signification particulière de cette mort prodigieuse, que place est faite pour toutes à la leçon :
Mirez-vous, Dames, non en ce saisissement, veu qu’il procede de trop de foiblesse, mais bien en la fermeté et perfection d’amour de Camille à l’endroit de son fidelle espoux, et pensez qu’une grande chasteté devoit estre enracinée en son ame, et que son lict nuptial estoit sans tache, puisque perdant sa compagnie, et par consequent la moitié de son cœur, elle envoya le reste au Ciel pour parfaire du tout, ce qui avoit si bon commencement au monde. (III, p. 181)
- 29 On retiendra surtout la volonté de se distinguer, à la suite de Bandello, de l’antiféminisme tradi (...)
53Écolier de Marguerite de Navarre, Belleforest s’est gardé d’oublier l’histoire de la Dame de Rochechouart qui, faussement accusée d’adultère, fut exposée aux lions : par quoi l’on connut son innocence. Sa patience est récompensée et l’époux, soucieux avant le narrateur mais comme lui de perpétuer cet exemple édifiant, « fit tailler avec une grande industrie, et merveilleux artifice en marbre, tout le succez de la presente histoire, et voulust qu’on la mist sur le portail, et premiere entrée de son chasteau, tant pour immortaliser la grand chasteté de sa belle et vertueuse espouse, que pour proposer un miroir et exemple à tout domestique, et autre quel que ce fut, de n’attenter rien contre l’honneur des dames »29 (I, p. 368).
54Panthée n’aime pas moins son époux Cyre mais elle s’abandonne au point de se « défaire » sur son cadavre. Le suicide par fidélité, évité de justesse dans le cas de Camille, couronne une longue continence. Mais nous sommes dans un univers païen où elle s’en va visiter son époux aux Enfers. Par là le danger de contagion apparaît moins grand, et Belleforest se borne à remarquer que sa patience fut moins grande que celle d’Artémise. Plus proche, Cassandre, épouse de Démétrio, ne cède pas aux avances de Zizime et conserve sous les yeux à chaque instant son devoir conjugal, ce qui lui vaut les louanges conjuguées de son époux, de la ville et de Belleforest.
55Le Commingeois doute-t-il de l’efficace de ces narrations édifiantes ou plus simplement subit-il tout au long des quatre premiers volumes le parti pris de Bandello ? Quelles que soient les raisons, ce type d’héroïne est chez lui rare, le plus souvent peu convaincant : les épouses fidèles agissent plus par devoir que par amour conjugal. À l’opposé, la collection offre une galerie, qui n’est pas étrangère à sa notoriété, d’adultères en tout genre, issue pour l’essentiel, mais pas seulement, des Novelle. Lorsque Bandello écrit d’un de ses personnages féminins qu’il est « di quelle donne rarissime che egli abbracciamenti dei mariti si contentano», il s’inscrit dans une tradition qui attribue au Créateur la fragilité féminine :
Figliuol mio, tu mi domandi una gran cosa, la quale io mai non saperei fare, per cio che da Dio in fuori non ci è chi de la castita d’una femina ti possa render sicuro, esendo elle naturalmente fragili ed inclinatissime a la libidine, ché di leggero a le preghiere degli amati si rendono pieghevoli, e poche sono che essendo pregate e sollecitate, stiano salde. (I, 21)
- 30 A. C. Fiorato, op. cit., p. 173.
56Deux raisons le poussent donc à faire large place à l’adultère : sa volonté de transcrire les mœurs réelles, dont on ne soulignera jamais assez la liberté jusqu’au milieu du XVIe siècle, d’une part ; de l’autre la soumission aux contraintes du genre de la beffa qui suppose la femme faible et surtout dotée d’un insatiable appétit sexuel30. Sur ces deux points, la position de Belleforest est différente : son projet n’est pas de dire le monde tel qu’il est, mais d’aider par sa plume à l’amender, parce qu’il déplore qu’il soit ce qu’il est ; conséquence, ou plutôt corrélat de ce parti, il n’accueille pas dans sa collection les récits comiques, indulgents par nature aux fautives applaudies par les rieurs, tandis que l’époux trompé est saisi par le ridicule.
- 31 L’étude de ce malheureux personnage n’est pas sans évoquer celle du Commingeois enfermé dans son c (...)
57L’entreprise de promotion du mariage passe par l’exposé du cas des mal-mariées, non pas dans le dessein d’excuser leurs fautes éventuelles, mais afin de garder ceux qui sont responsables de leur union de les y engager. On distingue donc dans la pratique entre les vieillards qui épousent des enfants, des parents mal avisés et souvent cupides et des épouses mal mariées tentées par l’adultère. Dans le jugement qu’ils portent sur les deux premières catégories (qui, à l’occasion, n’en font qu’une), le conteur lombard et son adaptateur se rejoignent dans une commune et forte condamnation. Toutefois on ne lira pas chez Belleforest l’aventure du « dottore vecchio » cocufié pendant qu’il « attende a studiare »31. De même le Bandel français évite-t-il l’odieux Gaudino, le joueur à qui son épouse finit par fendre le crâne avec un tisonnier, ou encore Cocco Bernardozzo qui est de ces maris qui se donnent du bon temps avec les massaie, lavandaie, fornaie ou avec les puttane e i garzoni (I, 40). Autant de circonstances susceptibles d’atténuer, voire d’excuser les déportements de leurs femmes. Belleforest se garde encore de faire large place à ces châtiments, condamnés par Bandello, qu’en dépit des lois, des maris font subir à leurs épouses.
- 32 « […] puis qu’un chacun doit posseder son vaisseau, et que personne n’a droit d’enjamber sur le bi (...)
58En revanche, sur ce terrain d’élection du genre qu’est l’adultère, les deux écrivains s’opposent ou pour mieux dire, Belleforest parachève une évolution qui, partie d’un Boccace tendre pour le peccato naturale, passerait par un Bandello, nuancé et casuiste, pour s’accomplir dans sa dénonciation sans appel. Le matériau narratif porte la trace la plus visible de cette révision. Chez le Commingeois, les adultères commis par le mari sont très rares ; il s’évite ainsi d’avoir à le juger, ce que ne manquait pas de faire le conteur lombard, qui se montre presque aussi sévère à l’égard des maris volages qu’à l’endroit des femmes perdues32. L’adultère sera le péché exclusif des épouses. Déjà Boaistuau avait montré la voie qui, sur ses six histoires, en rapportait deux, le second – il est vrai – n’étant que calomnie. Mais la question ne le laissait pas indifférent, témoin la liste des châtiments donnée dans les Histoires prodigieuses et auparavant, dans une perspective plus générale, dans le Théâtre du Monde. Dans la collection des Histoires tragiques, on ne compte pas moins de quinze narrations dont le sujet principal est l’adultère féminin.
59Ce cycle est pour le Commingeois l’occasion d’un double discours, préventif et répressif, où l’un et l’autre ne se situent pas sur le même plan. Ce qu’il rapporte des conduites tenues par les maris trompés, l’attitude qu’il adopte face au comportement que ses sources ou lui-même leur prêtent ressortissent au passé et prétendent agir sur l’imaginaire. Par là, la narration de la répression participe de la prévention.
Les origines du faux pas
60On ne naît pas adultère ; on le devient. Sans doute la créature est-elle prédisposée par sa misère et sa faiblesse naturelles. Mais il y faut encore quelques circonstances favorables. Aux questions que chacun est censé se poser, Belleforest répond :
Aucuns […] s’enquièrent d’où vient que plusieurs dames, lesquelles en toutes leurs actions sont estimées sages et prudentes, toutesfois en un rien, et pour peu d’occasion elles deschéent de ceste reputation et gloire perdans ce tiltre de chasteté, sans lequel il semble que la femme n’aye rien (tant soit il bon, ou rare) qui puisse, ou doyve se mettre en parade : Tellement que les hommes ont esté si enemis de la liberté de ce sexe fragile, que pour plus les esclaver et tenir en servitude, ils ont tasché d’obscurcir la gloire d’une Semiramis, quoy qu’elle surpassast plusieurs des plus excellens Monarques, qui furent onc, soit en armes, ou magnificence, ont di-je tasché de la priver de son los, avec une tache de la dire peu chaste et telle qu’elle s’abandonnoit à ses plaisirs. Et pource que ceste marque souille, sur toutes l’honneur des Dames, à cause de l’opinion plus que pour l’effet et substance de la chose, il faut sçavoir si telle faute a source de nature, ou autre occasion, afin que selon icelle nous voyons en quoy on peut accuser ce sexe, et sur quoy fonder l’argument de sa défense. Il y en a qui accusant autruy, ont eu si peu d’esgard à leur imperfection que sans considerer que l’homme est une vraye boutique d’infirmité, et le propre sujet du mesme defaut, ont osé dire que la nature faisant la femme, luy a donné si peu de cerveau, qu’iceluy defaillant à ce sexe, cause que legerement la femme se laisse aller après les concupiscences d’un plaisir charnel, sans regarder ny à l’honneur, ny à un peril futur, ou danger present tout aussi tost que ce plaisir s’escoule, et prend fin. Que si ceste raison avoit lieu, il faudroit dire que l’homme estant hors de son propre naturel, seroit sans passion quelconque et que les vices qui luy sont ordinaires ne naissent point de luy ains ont source d’ailleurs ou bien doivent estre estimez pour vertus heroiques, ne sortant point du deffaut de raison et peu de cerveau de ceux qui pensent estre plus sages que la mesme nature. Quant à moy, bien que je sçache que toute passion soit d’un bien present, ou malheur occurrent ou advenir, est imperfection de nostre naturel, si est ce que l’aymer et effets d’iceluy est plus supportable, que digne de si grande reprehension és Dames, comme estant chose naturelle, et à laquelle les plus parfaits aspirent, et n’y a eu guere si sage ou prudent qui ravy de la beauté, n’aye dressé son but à la poursuite du bien, que d’autres appellent defaut de cerveau en celles qui l’octroyent. (III, p. 184-186)
61À première lecture, la pensée de Belleforest semble floue, voire à l’antithèse des propos sévères multipliés par ailleurs sur les débordements de l’amour. Au vrai la concession n’est permise qu’au nom d’une stratégie : il convient de prévenir toutes les objections, en commençant par celles que pourrait souffler au lecteur, ou à la lectrice, une idéologie ambiante encore dominée par une conception favorable à un sentiment nourri de courtoisie, ou promis, dans la perspective ficinienne, à la perfection. Aussi le Commingeois, « defendant la curiosité des Dames », ne veut-il pas apparaître comme celui qui va mettre une tache si lourde sur la troupe des fidèles amants. Mais il croit de son devoir de souligner les risques, à cause de l’imbécillité même des hommes qui, plus vicieux que les femmes, se laissent transporter à l’affection la plus brutale, là où « les femmes faillent pour estre trop douces et sollicitées ». Aux hommes donc la culpabilité la plus grave, mais aux femmes celle, atténuée mais nécessaire, de provoquer malgré qu’elles en aient leurs compagnons à la faute.
62Tous les autres développements s’inscrivent sur cette toile de fond nuancée. Le mari trompé sera fondé à se venger avec la dernière rigueur, pourvu que sa réaction ne soit pas préméditée. Et quoi qu’il en soit, il ne devra pas laisser la faute impunie. En revanche, celui qui s’acharne sur le cadavre de la pécheresse est tenu pour un Médée masculin. Car la nouvelle morale ne saurait admettre le châtiment domestique et privé : « La loi punit tout homme qui, sans l’ordonnance du Magistrat, prend la puissance de venger le tort qu’il pourra avoir reçu d’un autre » (III, p. 137). On ne suscitera donc pas un désordre social pour guérir les désordres de l’amour. Afin d’éviter de connaître pareille situation, les épouses se garderont de faillir. Lorsque l’examen des cas se fait plus concret, force est pour le narrateur de convenir de l’existence de tendances et même de lois qui s’accommodent mal de ces généralités.
- 33 Histoires tragiques, III, p. 211. Qu’Hervé-Thomas Campangne soit remercié pour son aide dans la re (...)
63Voici une épouse délaissée qui « delibera […] de choisir cestuy-cy pour son mignon, et le coucher en estat de piqueur, lors que son Escuyer ordinaire seroit absent33 ». La vulgarité de la métaphore qui dévalorise ceux qu’elle désigne, ne doit pas cacher que les torts sont partagés. Que faire quand on se trouve mariée à un « vieux bouc, et cocq lascif, servant à tout un village » (III, p. 216) ? Au nom de la morale chrétienne du mariage, Belleforest se dresse contre la loi des hommes : « Quelle loy donne plus de licence de s’acharner sur sa femme, la surprenant avecques un amy, qu’à la femme, sçachant qu’on luy ravist le plaisir qui luy est deu, et par la loy, et de la mesme nature » (III, p. 212).
64Et il dénonce la « vengeance prétendue » de celui qui « la plus part du temps […] couchoit dehors, et alloit manger avec une certaine qu’il entretenoit en ville » (III, p. 207). Les torts du mari n’excusent pas l’inconduite de la femme.
Le chirurgien de l’amour
- 34 Boaistuau, Théâtre du Monde, éd. M. Simonin, Genève, 1981, p. 214.
65Boaistuau nous avait fait assister dans son Théâtre du monde à l’autopsie des viscères rôtis d’un jeune homme consumé par le feu de la passion34. Quand il a épuisé l’autorité de la parole de Dieu ou des lois humaines, Belleforest, par un mouvement qui sera familier aux XVIIIe et XIXe siècles, invoque le discours médical :
Mal ne parla onc celuy qui donna à l’action venerienne le tiltre odieux de monstre : veu qu’en ce qui est monstrueux, ou il y a du defaut, ou de l’excez : comme ainsi soit que les philosophes naturels tiennent que les animaux les plus adonnez à l’accouplement sont aussi de plus briéve et fresle vie, que les autres, d’autant que ce fait debilite le corps, et affoiblit la force des sens, et l’humeur radicale cause de leur entretien. De sorte que, quand bien Dieu n’auroit pas deffendu la paillardise, et quand l’honnesteté ne nous voiler[oi]t les desreiglez appetis de la partie sensuelle, si est-ce que la santé du corps et la gaillardise des forces nous devroient estre en telle recommandation que pour nous les conserver nous deussions chasser ces lascivetez de nous, comme un serpent dangereux, et les fuyr, comme la certaine ruine de nostre disposition. (VII, p. 410-411)
66Le désir de se reproduire, cette « loy tant universelle si ferme » s’observe en tous lieux (il importait de nous en informer !) ; il n’est pas jusqu’aux « plus sauvages » qui ne se « civilisent lorsqu’il est question d’amouracher » (VII, p. 365). Mais si se trouve ainsi justifié, fondé en Dieu et chez les hommes, pour la conversation du corps social comme pour la perpétuation du nom, « le sacré et inviolable lien de mariage » (VII, p. 363), on se gardera de le confondre avec le plaisir :
Nature, ayant donné à l’homme un desir de se constituer, et maintenir et se cognoissant perissable, et mortel, cercher les moyens de se renouveller, et progenier chose qui luy soit semblable : luy a aussi empraint des éguillons d’amour vers le sujet où il peut fonder et trouver ceste engeance et renouvellement. Et de là vient que l’homme honneste ayme la femme vertueuse non pour le simple objet de sa beauté, ny pour le plaisir chatouilleux de la chair simplement, ains pour donner nom immortel à sa posterité, et laisser lignée succedant et à son nom, et à son heritage. (VII, p. 364)
La garantie la plus sûre de la chasteté est encore la clôture, voire l’impuissance.
Ce n’est pas sans cause que tous les sages qui furent onc, nous exhortent à reformer ce petit membre, si nuisible et de le brider par raison, et luy tenir close sa closture, afin qu’il ne s’esgare pour nostre dommage. (VI, p. 583-584)
- 35 Douzième et dernière nouvelle dans la collection originale (Paris, Emmanuel Richard, 1583), elle s (...)
67Belleforest parle du pénis dans des termes voisins de ceux qu’utilise le Tiers Livre pour évoquer l’utérus ; même disproportion entre la petitesse de l’organe et la grandeur des dommages qu’il cause : en définitive, peur commune ? On rencontre dans les Histoires tragiques un personnage d’impuissant, « frappé d’un coup de pied d’un bouveau, aux genitoires » avec tant de violence qu’on a dû le « tailler de tous les deux costez » (VI, p. 569), alors qu’il était enfant. Il n’a pas droit à un mot de pitié. Par un hasard singulier, il est toutefois celui par qui, à son corps défendant, le scandale amoureux et ses suites funestes arrivent dans la collection : nous sommes dans l’ultime histoire du tome VII35.
68Le chirurgien achève son œuvre par une castration.
Notes
2 J.-L. Flandrin, Le Sexe et l’Occident, Paris, Le Seuil, 1981, p. 91 et suiv., et p. 288 et suiv.
3 M. Lazard, Image littéraire de la femme à la Renaissance, Paris, 1985, p. 196-217.
4 Sur le groupe des femmes, voir, outre les Caquets de l’Accouchée, la très instructive nouvelle 64 de Philippe de Vigneulles (éd. C. H. Livingston, p. 265-272) où les amies d’une jeune épousée font son éducation sexuelle.
5 La dénonciation de ce vice figure chez Marguerite de Navarre au début de la nouvelle XXX (Paris, 1960, p. 230), chez Boaistuau, dans l’histoire IV (Histoires tragiques, éd. R. A. Carr, Paris, STFM, 1977, p. 123) et auparavant chez Bandello qui valorise la vie active avant le Commingeois (II, 56, p. 233). Pour Belleforest, voir encore par exemple II, p. 346, 678, 682 ; III, p. 223 et V, p. 378-379.
6 Montaiglon-Raynaud, Recueil général des Fabliaux, VI p. 53 ; le thème est exploité dans les Quinze Joyes de Mariage.
7 À l’exception d’un passage didactique (III, 687-689) où il n’est question favorablement que de beauté masculine (voir J. Tahureau, Les Dialogues, éd. M. Gauna, Genève, 1981, p. 65-68, et bien sûr Jeanne Flore), les passages des Histoires tragiques consacrés à la beauté la déprécient : par exemple, I, p. 512, II, 5-6 et VII, 140-142 et 144).
8 Le Cinquiesme tome des Histoires tragiques, Paris, Jean Hulpeau, fol. 315v : cette nouvelle ne figure pas dans l’édition de Rouen.
9 Belleforest s’inspire ici du code fixé par l’Arioste et repris par la Pléiade.
10 Voir J.-L. Flandrin, « La jeune fille dans les anciens proverbes français », op. cit., p. 241-245.
11 Voir encore : « Que si quelqu’un prend plus de plaisir aux comptes joyeux qui sont dans le Bandel, qu’il s’y deduise à son aise : quant à moy […] je luy en quitte ma part » (III, p. 55). Pour l’attitude de Bandello, voir A. C. Fiorato, Bandello entre l’histoire et l’écriture : la vie, l’expérience sociale, l’évolution culturelle d’un conteur de la Renaissance, Florence, Olschki, 1979,p. 185 et suiv.
12 A. C. Fiorato,op. cit., p. 193.
13 R. Sturel, Bandello en France au XVIe siècle, Bordeaux, 1918, p. 114-116.
14 Boaistuau, histoire VI, et Bandello, II, 44.
15 Jeu sur « donner le picotin », métaphore obscène.
16 Sur l’emploi de cette métaphore, qui est aussi un savoir médical (Boaistuau, Théâtre du Monde, éd. M. Simonin, Genève, 1981, p. 214 et notes) dans l’Heptaméron, voir N. Cazauran, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, SEDES, 1977, rééd. 1991, p. 152.
17 On ne voit pas qu’ici Belleforest ait cédé au mauvais goût : sa métaphore est convenante au vilain geste du personnage. Quoi qu’ait écrit Du Verdier dans sa Prosopographie (Lyon, Paul Frellon, 1603, p. 2533), son expression n’est pas plus maladroite que celle de nombre de ses contemporains (voir A. Lorian, Tendances stylistiques dans la prose narrative française du XVIe siècle, Paris, Klincksieck, 1973). Il est vrai qu’elle s’applique à se couler dans le moule des genres pratiqués, et que c’est sans doute là la raison de son discrédit. Boaistuau ou Yver ont passé pour élégants. Touchant le premier, on voit bien comme il a mérité le compliment pour ses Histoires tragiques dont la concision relative anticipe sur le goût classique ; on est surpris en revanche que le Théâtre du Monde ait joui sous ce rapport de la même faveur. Belleforest est conscient des difficultés : « Moy estant natif d’un coing des plus esloingnez de ce Royaume, et où on parle le plus mal, ay fait assez de coucher ces Annales par escrit, sans m’attribuer aucune gloire sur les autres de bien dire en François, quoy qu’aucuns me veuillent persuader que je pense estre le maistre de bien dire, qui ne suis que leur disciple, et suis tous les jours apprenant en leurs livres, lesquels comme sont pleins de grave sçavoir n’ont faute aucunement de bon langage et à l’imitation desquels je tasche de façonner mon style » (Grandes Annales, éd. de 1579, fol B iiir). Le passage que nous soulignons dit bien quelle est sa conception. Sans doute, c’est un topos de modestie commun que d’invoquer ses origines provinciales pour prévenir les censeurs : « Ma principalle (ce me semble) et plus raisonnable excuse, écrit A. le Maçon en tête de sa traduction du Decameron, estoit la congnoissance que j’avois de moy-mesmes qui suis natif du pays de Daulphiné, où le langaige maternel est trop esloigné du bon François » (Le Decameron de Jean Bocace traduict d’italien en françoys par Maistre Antoine Le Maçon, Paris, A. Lemerre, 1882, t. I, p. 2). Mais notre Commingeois a résolu de tourner la difficulté par une double démarche : d’une part il estime que la qualité de l’expression est induite par celle du « sçavoir », c’est-à-dire à la fois de la connaissance et de l’éthique, et de l’autre il tente, par l’imitatio, de se couler dans les modèles dominants.
18 A. C. Fiorato, op. cit., p. 224 et suiv.
19 On se reportera à l’article Mariage du Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1903, vol. 9/2, col. 2225 et suiv., et à l’ouvrage d’E. Ferrasin, Matrimonio e celibato al Concilio di Trento, Roma, 1970.
20 Voir M. A. Screech, The Rabelaisian Marriage, London, Arnold, 1958, et surtout A. Esmein, Le Mariage en droit canonique, Paris, 1891.
21 Il conviendrait, de J. de Coras à É. Auger (Discours sur le Saint Sacrement de Mariage, Paris, 1572), d’E. Forcardel (Cupido Jurisperitus, Lyon, 1553) à Marconville (De l’heur et malheur de mariage, 1564), de distinguer entre les finalités d’ouvrages qui répondent parfois à des nécessités contingentes, qui subissent des contraintes de genre et qui, bien souvent, colportent des traditions opposées, d’origine et d’époque diverses.
22 Isabeau de Fusée, la dédicataire du Second tome des Histoires tragiques (Paris, Robert Le Mangnier, 1567) et l’épouse de Gilles Bourdin décédé en 1570, se remaria en effet bien vite avec son valet, un certain Scipion Brandano, avant de s’en séparer en 1576 pour importunités et menaces : l’affaire défraya la chronique, y compris judiciaire.
23 La Paraphrase sur l’edict des mariages clandestinement contractez par les enfans de famille, contre le gré et consentement de leur peres et meres de J. de Coras voit le jour en 1557 et marque le terme d’une campagne commencée dix ans plus tôt ; l’auteur n’avait alors rencontré que « moqueries », mais pas celles de Rabelais (voir M. A. Screech, op. cit., p. 49, et A. Jouanna, L’Idée de race, Lille-Paris, Champion, 1976, p. 1168). Il est très intéressant de noter que l’édit et ses thuriféraires se heurtent à l’hostilité durable de l’opinion publique : en septembre 1582, par exemple, la populace parisienne sauve de la hart un fils d’hôtelier coupable d’avoir enlevé la fille d’un Président à la chambre des Comptes (Pierre de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III : 1574 -1589, présenté et annoté par L.-R. Lefèvre, Paris, Gallimard, 1943, p. 307). On comprend par là que les Histoires tragiques tendent à imposer un point de vue qui est loin d’être aussi partagé qu’on le supposerait à lire Belleforest.
24 D. H. Stone (« Marriage, Style and French Fiction at the Turn of the Seventeenth Century », Stanford French Review, III, 1979, p. 211-221), après G. Reynier (Le Roman sentimental, Paris, 1908, p. 232), a relevé l’importance du phénomène.
25 A. C. Fiorato, op. cit., p. 200-201.
26 L’Heptaméron, nouvelle XXI, éd. M. François, Paris, Garnier, 1981, p. 158-175 ; voir l’analyse de N. Cazauran dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, 1991, p. 52 et suiv.
27 Voir G. Guiffrey, « N. Houel, apothicaire parisien, fondateur de la maison de la Charité chrétienne et premier auteur de la Tenture d’Artémise », Mém. Soc. H. Paris, XXV, 1898, p. 179-270.
28 On notera l’intervention du miracle dont Belleforest fait à l’ordinaire l’économie.
29 On retiendra surtout la volonté de se distinguer, à la suite de Bandello, de l’antiféminisme traditionnel : « Ne pensez, mes dames, que traçant le fil de ces discours je sois conduit de quelque desir de vous desplaire, en ainsi recueillant les histoires remarquables des femmes qui se sont esgarées en leur honneste devoir, car je n’y pense en sorte quelconque, ains les fais pour vostre advantage, que lisant la folie d’un petit nombre de celles qui se sont esgarées, et oyant vos blasonneurs triompher avec ces memoires esgalées, vous puissiez leur en mettre d’autres en face, qui les feront rougir tant elles ont esté excellentes : et qu’au reste, vous ayant l’ame nette, et l’esprit sans aucune telle impression, pourrez lire, sans sentir nul eslancement de conscience tout ce qui est escrit de ces folles qui se oublians en elles mesmes, ont fait tort non au sexe, ni au ranc qu’elles tenoient, mais à leur seule reputation, comme seules aussi elles ont commis ces fautes si lourdes, et destestables » (IV, p. 629-630) ; voir aussi II, p. 635-636 et p. 751-752 ; III, p. 185-187 et p. 751-752 ; IV, p. 479-480).
30 A. C. Fiorato, op. cit., p. 173.
31 L’étude de ce malheureux personnage n’est pas sans évoquer celle du Commingeois enfermé dans son cabinet.
32 « […] puis qu’un chacun doit posseder son vaisseau, et que personne n’a droit d’enjamber sur le bien d’autruy, il est malseant de solliciter la femme de son prochain » (II, 315). Il est rare que Belleforest affecte ce ton badin. Dans la longue galerie des adultères (Boaistuau, IV et VI ; Belleforest, I, 8, 11, 16, 20 ; II, 23, 33 ; III, 40, 46 ; IV, 61, 65, 73 ; V, 78, 103 ; VII, 123. Les numéros renvoient aux nouvelles), la détestation est de règle, mais elle est tempérée d’une mise en garde contre la justice privée : « Apprenez aussi maris, à ne voler d’une si legere aisle que de vouloir vous venger de vostre authorité, sans craindre les folies et scandales qui peuvent s’en ensuivre » (II, p. 315). Du président de Grenoble dans la nouvelle XXXVI de l’Heptaméron au parlementaire aixois de l’histoire provençale de Poissenot, les exemples ne manquent pas de récits célébrant des assassinats discrets où le mari (ou le père) se débarrasse du ou de la coupable sans bruit, ni dommage pour sa réputation.
33 Histoires tragiques, III, p. 211. Qu’Hervé-Thomas Campangne soit remercié pour son aide dans la recherche de cette référence et de la suivante.
34 Boaistuau, Théâtre du Monde, éd. M. Simonin, Genève, 1981, p. 214.
35 Douzième et dernière nouvelle dans la collection originale (Paris, Emmanuel Richard, 1583), elle se retrouve à la fin du tome VI de l’édition de Rouen (histoire cxv).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Michel Simonin ✝, « De l’ordre moral dans les Histoires tragiques de Belleforest », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 19 | 2010, 311-331.
Référence électronique
Michel Simonin ✝, « De l’ordre moral dans les Histoires tragiques de Belleforest », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 juin 2013, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12019 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12019
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