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Jus & Litterae
I. Quel rapport instaurer avec la loi à l’âge de la Contre-Réforme ?

Les princes au miroir

Les deux premières « histoires tragiques » de Boaistuau
Nicolas Crémona
p. 299-309

Résumés

L’image du roi est rendue problématique dans les deux premières histoires tragiques de Boaistuau : en mettant en scène deux figures royales parallèles qui évoluent de manière contraire vers la générosité sublime et vers la cruauté, le conteur oppose deux conceptions de la politique. Mais le récit lui-même ne va pas procéder à une simple opposition entre bon prince et tyran, car le narrateur met plus en avant la dimension morale de ces récits, laissant la dimension politique en sous-main. Quelle est la signification de cette prédominance de la peinture des ravages de la passion ? Ne permettrait-elle pas d’éviter de s’interroger sur l’éventuelle dimension politique du crime et de la cruauté dans la deuxième nouvelle, et donc sur une hypothétique justification politique (machiavélienne) de l’acte injuste, immoral, que constitue la mise à mort d’une esclave innocente ?

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Texte intégral

  • 1  Sur ce point, voir les travaux fondateurs de Lionello Sozzi, La nouvelle française à la Renaissanc (...)
  • 2  Thierry Pech, Conter le crime, Paris, Champion, 2000.
  • 3  Sur la dimension morale de ces récits de Boaistuau et ses ambiguïtés, on pourra consulter l’articl (...)

1Nées sous la plume de Boaistuau en 1559, les Histoires tragiques ont longtemps été présentées par la critique comme des histoires de lois, présentant des crimes effroyables attaquant les principales lois humaines et divines, tôt ou tard sanctionnés, punis par la justice humaine ou divine1. Dans ce sens, on voyait dans ces nouvelles des instruments de propagande visant à raffermir l’autorité. Reprenant cette perspective pour la nuancer et la critiquer, l’ouvrage de Thierry Pech, Conter le crime2, a mis en avant la complexité de ces récits qui, loin de se contenter de montrer le fonctionnement implacable de la justice, permettaient d’ouvrir un espace de discussion et d’interprétation de la loi, à une époque où l’on se rend compte de la distance entre la loi et les cas concrets, les crimes qui viennent troubler la taxinomie juridique par leur monstruosité et leur complexité. L’histoire tragique aurait donc une dimension critique, montrant le décalage entre loi et cas. On pourrait reprendre cette approche en examinant comment l’image du roi est rendue problématique dans les deux premières histoires tragiques du recueil de Boaistuau : en effet, en mettant en scène deux figures royales parallèles qui évoluent de manière contraire vers la générosité sublime et vers la cruauté, le conteur oppose deux conceptions de la politique. Mais le récit lui-même ne va pas procéder à une simple opposition entre bon prince et tyran, car le narrateur met plus en avant la dimension morale de ces récits3, laissant la dimension politique en sous-main. Quelle est la signification de cette prédominance de la peinture des ravages de la passion ? Ne permettrait-elle pas d’éviter de s’interroger sur l’éventuelle dimension politique du crime et de la cruauté dans la deuxième nouvelle, et donc sur une hypothétique justification politique de l’acte injuste, immoral, que constitue la mise à mort d’une esclave innocente ?

Deux histoires en miroir

2La première et la deuxième histoires du recueil présentent de nombreux points communs tant au plan thématique que structurel. En effet, ces deux nouvelles, placées en ouverture, présentent toutes deux des images de princes amoureux, victimes de leurs passions. Dans le premier cas, le roi Édouard III d’Angleterre parvient à vaincre sa passion amoureuse malhonnête en proposant un mariage royal à la femme qu’il convoitait, donnant une issue morale et juste à son amour. Au contraire, dans la deuxième nouvelle, le sultan turc Mehemet II, amoureux fou d’une belle esclave grecque, se libère de son amour aliénant par le crime, en mettant à mort sa bien-aimée. Dans les deux cas, la passion amoureuse est surmontée, mais d’une manière juste et d’une manière injuste.

3La composition de ces deux récits présente également une série de similarités : les princes dominés par leur amour sortent tous deux de leurs devoirs de souverains et reçoivent un discours qui leur fait prendre conscience de l’ampleur de la passion et de ses conséquences funestes sur le plan politique de la part de personnages incarnant les valeurs morales traditionnelles (le père d’Ælips et l’esclave Mustapha). Après avoir entendu ce discours, les deux monarques ont une attitude opposée : le roi d’Angleterre, en proie à un dilemme, finira après réflexion, par épouser Ælips, alors que le sultan tue son esclave. Dans les deux cas, la grandeur politique est restaurée, l’autorité réaffirmée, au prix d’un mariage ou d’un meurtre.

4Ces deux nouvelles en miroir montrent donc deux attitudes politiques, deux modèles de souverain : elles fonctionnent en diptyque et en viennent à désigner de manière manichéenne le bon prince et le tyran, montrant comment réagissent les deux types de rois face à un même conflit entre désir et honneur. En outre, la position de la deuxième histoire, après celle du roi anglais généreux, permet de souligner l’injustice de Mehemet, qui n’est pas mentionnée clairement par le récit. C’est plus par effet de comparaison que l’attitude du souverain turc est critiquée.

5En effet, tout au long de la première nouvelle, le récit est jalonné de mentions de l’injustice et de la passion malhonnête d’Édouard : lorsque le roi tente de forcer le père d’Ælips à intercéder en sa faveur, le narrateur souligne le caractère malhonnête de cette tentative d’intimidation :

  • 4  Pierre Boaistuau, Histoires tragiques, éd. R. Carr, Paris, Champion, S.T.F.M., 1977, p. 26.

Mais le bon vieillard de Comte, qui n’eust jamais sceu imaginer ne comprendre qu’une si injuste et deshonneste requeste eust sorty de la bouche d’un Roy, lui fist à cœur ouvert sa tant liberale offre4.

  • 5 Ibid., p. 26-27.

6En outre, le roi a lui-même bien conscience de son injustice, lorsqu’il évoque qu’il sort « des loix d’honneur et de raison5 ». Le comte montre au roi les conséquences politiques de son acte malhonnête et présente une très claire alternative entre la bonne conduite de l’État et la tyrannie, manifestant des enjeux politiques et publics de l’assouvissement privé de la passion amoureuse :

  • 6 Ibid., p. 30.

je ne confesseray jamais que ce soit l’acte d’un valeureux ou vray Roy, mais bien d’un vil, pusillanime, cruel et libidineux tyran6.

  • 7 Ibid., p. 44.

7Au moment où il décide d’épouser Ælips et de donner donc une issue morale et conforme à ses devoirs de souverain à sa passion, le roi est saisi « d’une juste pitié7 ». Ainsi, toutes les attitudes d’Édouard sont présentées en termes politiques et moraux et évaluées par rapport à ses devoirs supposés de roi, qui doit appliquer la justice de manière exemplaire. Ces remarques permettent de donner une véritable dimension politique à cette affaire, et le narrateur loue un modèle de souveraineté équilibrée et respectueuse à travers l’attitude du monarque anglais, capable d’écouter ses sujets et ses vassaux, conscient de ce que la royauté ne lui donne pas le pouvoir d’outrepasser les lois de l’honneur. Le souverain est présenté comme un être de débat, capable de réfléchir lorsqu’il est en proie à un dilemme, ce qui lui permet de prendre des décisions politiques mûrement pensées.

  • 8  Sur la question du rapport entre roi et tyran, voir Dora Bell, L’Idéal éthique de la royauté en Fr (...)

8Au contraire, dans la deuxième nouvelle, il n’y a pas d’accusation directe de tyrannie à l’encontre du sultan. Alors que la première histoire renvoyait par les termes de juste et d’injuste à une dimension nettement politique, l’histoire orientale ne commente pas en pareils termes l’action de Mehemet. Il n’est pas dit clairement que le sultan est un tyran mais tous les indices habituels de la tyrannie sont présents dans le texte : en montrant un roi dominé par l’amour puis par la colère, le narrateur reprend la conception traditionnelle de la tyrannie exposée dans La République de Platon, celle d’un homme incapable de diriger ses passions et qui se laisse mener par elles8. Contrairement à la première histoire, la dimension politique n’est pas nettement affichée et tout est fait pour orienter la lecture vers une pure dimension morale : dans le sommaire de la première édition, on présente le récit comme une démonstration de la puissance du « malheureux vide de l’impudique amour » qui fait « perdre les sens » à ceux qui en sont victimes :

  • 9 Ibid., p. 47.

l’histoire sequente, en laquelle un cruel amant vaincu d’ambition meurtrist de ses propres mains sa miserable et infortunée amante9.

  • 10 Ibid., p. 9.

9Le sultan n’est pas nommé, contrairement au roi Édouard qui est mentionné dans le sommaire de la première histoire. Anonymat et cruauté morale s’opposent à la grandeur politique et morale du premier récit, qualifié d’« histoire memorable10 ». Ce n’est que dans l’édition de 1568, lorsque François de Belleforest ajoute ses propres histoires à celles du premier recueil, que le sommaire ajoute de manière claire les enjeux politiques de cette nouvelle par ces quelques lignes :

  • 11 Ibid., p. 47.

D’un Empereur des Turcs, nommé Mahomet, si fort amouraché d’une Grecque, qu’il oublioit les affaires de son Empire, et pource ses sujets conspirerent le deposer, de quoy adverty par l’un de ses plus favoris feit assembler tous ses Bachas, et principaux de sa cour, en la presence desquels luy mesme coupa la teste de sa Grecque, pour eviter la conspiration11.

10Cet ajout permet de changer le sens de la nouvelle : en effet, il ne s’agit plus seulement de présenter un amant victime de la passion et rendu fou, mais de montrer un souverain faisant primer la sauvegarde de son propre pouvoir au détriment de son amour. Le changement est d’importance, car les histoires tragiques publiées par Belleforest en 1568 vont justement mettre en avant une diversification thématique qui aboutit à multiplier les histoires de vengeance et de crimes politiques.

11Ainsi, la deuxième histoire n’est pas présentée directement dans ses enjeux politiques ; au contraire, nulle contestation de l’acte cruel n’apparaît explicitement dans le texte, alors que le narrateur montre le risque d’injustice du roi anglais. Le sultan règne par la peur : souverain absolu, il est entouré non pas de bons conseillers mais essentiellement de courtisans qui abondent dans son sens et ne critiquent pas sa pratique pour des raisons évidentes et mentionnées dans le récit. La fin de l’histoire, d’une rapidité exemplaire, manifeste cet étonnement face à l’acte cruel du sultan, qui n’est ni critiqué par ceux qui assistent à la mise à mort ni par le narrateur. La mention de l’expression « avec une espouventable tremeur » suggère le mutisme et l’effroi des ministres qui voient immédiatement la dimension exemplaire de cette exécution.

12Seule la mention finale de la bataille de Belgrade, perdue par Mehemet et gagnée par le père de Matthias Corvin, permet de punir in extremis le sultan cruel, puisque la bataille est présentée comme une conséquence de la colère qui anime le prince turc. Boaistuau ne convoque pas la providence divine, mais la fortune, ce qui permet de laisser une ambiguïté sur la moralité de cette fin, alors que la fin de la nouvelle précédente, heureuse, développait largement le retour à la normalité et à la morale du mariage royal.

13La seconde nouvelle va au contraire mettre en avant la dimension morale de la passion du Turc, qui est vu comme une pure victime de ses passions : en effet, Boaistuau le présente sans cesse comme ivre, efféminé, lascif, s’adonnant à l’amour plutôt qu’à la conduite de l’État, alors qu’Édouard n’abandonne jamais l’exercice du pouvoir. En cela, Boaistuau reprend l’image traditionnelle de l’Oriental cruel et soumis aux passions, incapable de se tempérer, qui, on le sait, perdure à travers les siècles et sera reprise par François de Belleforest dans ses propres histoires tragiques qui abondent en souverains orientaux particulièrement cruels comme les rois de Tunis, qui s’entretuent entre père et fils pour le trône et qui font l’objet de la dernière histoire du dernier recueil d’histoires tragiques de cet auteur, ou le sultan Soliman qui fait assassiner son propre fils, soupçonné de courtiser la sultane. Chez Boaistuau, le Turc est galant puis cruel mais il n’a pas de dimension politique affichée. En outre, la décision finale de tuer la Grecque n’est pas présentée comme un acte politique résultant d’une réflexion d’un monarque menacé dans son autorité, mais comme une simple conséquence de la colère du sultan qui remplace l’amour effréné, après le discours de Mustapha :

  • 12 Ibid., p. 58.

Et ainsi agité de diverses tempestes, sans autrement y penser, ayant les yeux estincellans de grand ire et fureur, luy dist […]12.

14Il n’y a pas de temps pour le dilemme, pour la réflexion et pour la prise d’une décision politique, Mehemet agissant sous le coup de la colère, encore présente lorsqu’il décapite l’esclave, comme le montre la mention de ses yeux furibonds. De même, le discours d’auto-justification qu’il tient devant ses ministres est présenté comme la conséquence de sa fureur et une proclamation d’amour-propre : il se présente comme réagissant aux rumeurs de faiblesse plus qu’aux risques de complot politique :

  • 13 Ibid., p. 59.

« À ce que je puis entendre, vous murmurez tous de ce que vaincu d’une forte amour, je ne me puis eslongner ny les jours ny les nuicts de la presence de ceste Grecque ; mais je ne sçache aucun de vous si continent ou refroidi d’amour que, s’il avoit en sa possession chose si rare, si aymable, et de beauté si excellente, il n’y pensast trois fois avant que l’oublier ou la pouvoir laisser. Que vous en semble ? Que chacun avec toute liberté m’en die privéement son avis ». Mais eux, raviz d’une incroyable admiration de veoir chose si belle, s’escrierent qu’avec tresgrande raison il passoit son temps avec elle. A quoy le barbare cruel respondit : « Or maintenant vous feray-je cognoistre qu’il n’y a chose humaine qui me sçeust si bien lier ou captiver mes sens que je n’ensuyve desormais la trace de mes majeurs, ayant si bien la gloire et valeur des Othomans imprimée en mon cueur, que la seule mort en peut effacer la memoire ». Ces propos finiz, print incontinent d’une main la Grecque par les cheveux, et de l’autre tira le cymeterre qu’il avoit au costé ; et ayant les mains lacées à la blonde trace de son chef, d’un seul coup luy trencha la teste, avec une espouventable tremeur d’un chacun ; puis ayant mis fin à ce chef d’œuvre, leur dist : « Cognoissez maintenant si vostre Empereur sçait commander à ses affections ou non13 ».

15L’exécution n’est pas présentée comme un acte politique d’un tyran, mais comme une conséquence de la colère, de l’hybris du sultan. Pourquoi ce silence ? Pourquoi ne pas présenter explicitement une analyse politique de cette histoire et pourquoi ne pas aller vers une critique de la tyrannie ?

De la lecture morale à la lecture politique ? Du mauvais usage de la cruauté à la question de la tyrannie

16En mettant en avant la dimension cruelle personnelle du sultan, Boaistuau reprend certes l’image habituelle du barbare connu pour sa cruauté, mais il évite de faire une autre lecture qui pourrait célébrer – ou du moins approuver – ce meurtre au nom de la conservation du pouvoir et de la raison d’État. La cruauté n’est absolument pas vue comme le seul moyen de résoudre le problème politique posé par les soupçons des ministres et des janissaires ; la Grecque n’est pas exécutée pour étouffer les risques de révolte, la dimension privée s’effaçant devant la sauvegarde de l’État ; sa mort n’est pas présentée comme un pur moyen de raffermir l’autorité menacée mais comme la retombée d’une explosion de colère et d’amour-propre. Ce que Boaistuau écarte ici, c’est une possible lecture politique proche des idées de Machiavel, dont la pensée hante la période et auquel il s’oppose. En effet, Machiavel permet la cruauté du souverain à des fins purement politiques :

  • 14  Machiavel, Le Prince, trad. Marie Gaille-Nikodimov, Paris, Le Livre de poche, 2000, ch. 19, p. 137

un prince, voulant maintenir son État, est souvent forcé de n’être pas bon ; parce que, quand cette communauté, dont tu juges avoir le plus besoin pour te maintenir, qu’elle soit ou peuples ou soldats ou grands, est corrompue, il te convient de suivre son humeur pour la satisfaire et alors, les bonnes œuvres te sont ennemies14.

17Le cas est assez proche de celui de Mehemet mais le récit ne présente pas la mise à mort d’Hyrénée comme un gage cédé aux ministres et aux militaires, comme un moyen pour un prince cynique de retrouver la bonne opinion ou la confiance des sujets, mais comme la réaction orgueilleuse d’un autocrate naturellement sanguinaire. C’est dans ce sens que le sultan ne saurait être un bon prince. En effet, Machiavel ne préconise qu’un usage pragmatique de la cruauté, qui doit cependant être modérée et ciblée, pour ne pas rompre la confiance entre prince et sujets. Dans le chapitre XVII du Prince, la cruauté est inévitable et il vaut mieux être craint qu’aimé, si l’on doit choisir entre les deux. Le prince qui gouverne avec l’appui des soldats ne doit pas avoir cure du nom de cruel, car on ne peut tenir une armée sans cruauté. Il s’agit avant tout de fuir la haine, et de ne pas tomber dans l’excès. Le fait que Mehemet agisse guidé par ses passions est contraire à la définition du bon prince, même si l’effet de la mise à mort est sans doute une garantie d’obéissance et aboutit à une interprétation exemplaire paradoxale : chaque Bacha peut prendre l’exécution comme avertissement et exemple. Édouard, quant à lui, parvient à se faire aimer de son peuple par sa vertu, ce qui est là aussi une preuve de sa capacité à diriger l’État, même selon les critères du penseur florentin.

18Mehemet n’est pas un grand souverain capable de mettre son intérêt personnel derrière l’intérêt du royaume, comme le roi anglais ; il n’agit pas conformément à des devoirs de roi existant indépendamment de son autorité et externes à sa souveraineté, il n’agit que par caprice et sous le coup de la colère, si bien qu’il est aussi aliéné quand il tue l’esclave et se lance dans une bataille contre les Chrétiens que quand il est soumis par son amour pour Hyrénée.

19Aucune grandeur, aucune sagacité politique ne lui est reconnue ; il ne possède même pas un savoir technique de gouvernant, capable d’agir en fonction de la virtu, comme le prince de Machiavel. Sa pratique de souverain est contraire à tous les principes de Machiavel : il est dominé par la haine et la colère, alors que le bon prince doit se soustraire à l’influence du mépris et de la haine, comme il est dit dans le chapitre XIX du Prince ; il se rapproche de l’attitude des mauvais empereurs cités en contre-exemple par Machiavel dans ce même chapitre : Alexandre Sévère était considéré comme « efféminé » et faible, ce qui entraina un mépris de son peuple et de son armée puis sa mise à mort.

20Le cimeterre ne tranche aucun nœud gordien : il n’y a ni analyse, ni dilemme, ni réflexion sur l’intérêt stratégique de cet assassinat. Afin de conserver une dimension morale et exemplaire à ce récit, Boaistuau refuse de faire une lecture purement pragmatique et machiavélique de la résolution de la situation et ajoute la défaite finale afin de suggérer un retour à l’ordre et une punition du criminel, ce deus ex machina sera par ailleurs largement repris par les autres auteurs d’histoires tragiques, de François de Belleforest à Jean-Pierre Camus.

  • 15  Sur le topos du More cruel, qui s’oppose à celui du more galant, on pourra consulter La tragédie d (...)

21C’est uniquement par contraste avec la première nouvelle que l’on peut voir le sultan comme un tyran, car le récit de la seconde nouvelle programme, quant à lui, une lecture purement morale de l’acte, qui n’est pas vu comme injuste mais comme cruel et barbare, c’est-à-dire hors normes, preuve manifeste de la cruauté supposée des peuples orientaux15. L’absence de preuves de la véracité historique du personnage d’Hyrénée permet d’aller dans ce sens : Boaistuau, reprenant Bandello, va donner un exemple fictif de la cruauté turque, afin de mieux condamner un ennemi politique, le conquérant de Constantinople. Derrière cette lecture purement morale se situerait un enjeu idéologique : l’ennemi de la Chrétienté ne saurait être un bon politique, capable de bien écouter ses conseillers, puisqu’il règne par la peur et non par l’amitié et l’estime, comme le signale Mustapha.

Les princes au miroir : la sagesse politique et la question de l’interprétation

22L’épreuve du miroir du prince présente dans les deux nouvelles de manière indirecte permet de creuser la différence entre Édouard et Mehemet. En effet, dans les deux nouvelles, le roi reçoit un grand discours d’un vassal, qui fonctionne comme une forme de miroir du Prince.

23On sait que Boaistuau a pratiqué ce type de discours typique de la Renaissance dans son premier ouvrage, L’Histoire de Chelidonius Tigurinus, sur l’Institution des Princes Chrestiens, et origine des Royaumes, où il s’agit de présenter « l’idée et pourtraict d’un Prince genereux, excellent et admirable sur tous ».

24Dans ce traité, Boaistuau déploie son érudition humaniste et s’essaie à la compilation philosophique. Il met en avant dès le début de son ouvrage l’utilité pratique de son écrit, qui doit servir de guide aux souverains :

  • 16 P. Boaistuau, L’Histoire de Chelidonius Tigurinus, sur l’Institution des Princes Chrestiens, et ori (...)

aussi n’avons nous autre vouloir, ou deliberation, sinon d’exhorter les Roys, Princes, et autres constituez en dignitez, qu’ilz soyent vigilans, et qu’ils ayent leur salut devant les yeux, afin que toutes leurs actions soient conduites et moderées par une certaine crainte de Dieu, d’autant que leur vie est plus perilleuse, que celle du vulgaire et privez16.

25Sa vision du bon prince n’est guère originale mais peut servir de cadre théorique à la compréhension des deux premières nouvelles de son recueil de 1559. Ainsi, les histoires tragiques pourraient fonctionner comme une application narrative des principes dégagés dans l’Histoire de Chelidonius Tigurinus. Dans cet ouvrage, Boaistuau distingue le roi et le tyran par leur capacité à se contrôler et à suivre les lois : il reprend Cicéron

  • 17  Ibid.,p. 24.

lorsqu’il dit en ses Paradoxes : mais comment sera il possible que l’homme commande aux autres, qui ne peult moderer soymesmes, qu’il refrene premierement ses desirs, concupiscences, voluptez, ires, avarices, et autres semblables pestes de l’esprit avant qu’il usurpe l’Empire sur les autres : et mais qu’il soit despouillé de telles passions, auxquelles il est serf, il pourra apres commander aux autres avec liberté17.

  • 18  Il s’agit ici d’un texte d’Aristote tiré des Politiques, III, 14-16 et IV, 10.

26En outre, le roi doit lui-même suivre les lois pour inciter son peuple à l’obéissance. En ce sens, Boaistuau reprend l’idée d’Aristote18 :

  • 19 Ibid., p. 30.

Aristote n’assigne autre difference entre le Roy et le Tyran, sinon que le Roy obeit, et obtempere à la loy, et modere le cours de sa vie selon l’ordonnance d’icelle. Le Tyran suyvant l’impetuosité de son vouloir, infringe, et violle la loy, et n’est refringy par autre puissance, que par son effrené desir, duquel estant poussé, il pervertit et corrompt tout l’ordre de justice19.

27Il distingue plusieurs catégories d’hommes, ceux qui sont bons, ceux qui peuvent le devenir, et ceux qui refusent tout apprentissage de la sagesse par les livres, ceux qui n’ont pas la patience qu’on les instruise. Cette opposition est reprise dans les deux nouvelles, car si Édouard est capable de bien analyser le discours du comte, le sultan, lui, est impatient et néglige la conclusion sage du discours de son esclave.

28Au chapitre X, Boaistuau décrit le lien indispensable entre vertu du prince et justice du royaume, avant de montrer dans le chapitre XI comment cruauté et tyrannie, souvent conjointes, sont ennemies de justice :

  • 20 Ibid., p. 102-103.

Le Tiran veut être craint et redouté de ses sujectz, sans esperance d’aucune amitié : Le bon Prince veut estre aymé d’une vraye et sincere amitié paternelle. […] Le Tyran se gouverne par flateurs, satrapes, et autres telles especes de vermines qui chatouillent et flattent leurs sens par plaisanteries, mensonges, collusions et raportz. Le bon Prince n’entreprend ny execute aucune chose que par l’avis et conseil des sages. Le Tyran n’a autre crainte sinon que le peuple soit unanime et concors, de peur qu’il conspire contre luy ; Le Prince ne desire autre chose que nourrir, et maintenir paix entre les siens20.

29Il donne pour exemple Héliogabale, luxurieux et cruel, Maximin, persécuteur de chrétiens, Phalaris, cruel et sanguinaire. Mehemet est absent de cette liste mais il cumule les tares des tyrans antiques, ennemis des chrétiens, adonnés aux passions et à l’excès et cruels. Ainsi, le diptyque théorique du chapitre XI se retrouverait mis en récit, en exemples, dans les deux premières histoires tragiques qui appliquent à la lettre les principes dégagés : le sultan est entouré de flatteurs, a peur des conspirations, gouverne par la crainte, alors qu’Édouard sait écouter ses bons conseillers et agir avec justice, donnant une légitimité à sa passion amoureuse grâce au mariage royal.

30Cette opposition est sans doute accrue par le choix de faire figurer dans la deuxième nouvelle un prince mahométan. En effet, cela n’est sans doute pas dû au hasard et Boaistuau avait déjà longuement évoqué la religion de Mahomet dans Chelidonius. En effet, pour Boaistuau, l’ennemi du prince chrétien est multiple mais figure au premier rang la secte des Mahométans. Il analyse de manière évidemment partiale et schématique le Coran et la fausse religion de Mahomet, en en faisant le plus grand ennemi du prince chrétien. Ainsi, on peut s’interroger sur la pertinence du miroir des princes tendu au sultan, qui semble dès le départ disqualifié pour en faire bon usage, le projet de Boaistuau étant l’instruction d’un Prince chrétien. Il s’agit désormais d’en examiner le fonctionnement et les effets dans les deux nouvelles.

31Le discours de Mustapha occupe une grande partie de la deuxième nouvelle, et dans la première histoire, Édouard est sermonné par le père d’Ælips. Dans les deux cas, les orateurs sont présentés comme de bons conseillers, vertueux quoique téméraires, prêts à attirer sur eux les foudres du souverain au nom de la défense des principes et des devoirs auxquels devraient être soumis les souverains. Ils jouent le rôle de bons conseillers et tendent à leurs monarques deux images de la royauté idéale ou vertueuse. Or on observe une profonde divergence d’attitudes face à ce discours chez les deux rois : Édouard en tire un enseignement et suit les conseils du comte, alors que Mehemet, lui, ne comprend pas entièrement le discours de Mustapha et agit de manière cruelle, et que son esclave, habile casuiste, lui propose une issue au problème, capable de concilier l’amour et le respect de l’honneur et des devoirs politiques.


  

32Face au miroir des Princes, les deux personnages réagissent de manière contraire : Édouard comprend les arguments du père de la femme qu’il convoite et est plongé dans un dilemme entre amour et honneur, qui le conduit à finalement trancher pour l’honneur et l’amour, réconciliés par le mariage qui légitime la passion. Mustapha propose à son souverain une solution identique qui permettrait d’éviter la cruauté et de satisfaire les comploteurs :

  • 21 Id., Histoires tragiques, éd. cit., p. 56.

Laisse ceste vie effeminée et reprens le sentier de ton ancienne generosité et vertu ; et si tu ne peux tout en un coup retrancher ceste ardeur amoureuse qui mine ton cœur, modere-la peu à peu, et donne quelque esperance à ton peuple, qui te pense perdu, et du tout deploré de te pouvoir reduire. Ou bien si ceste Grecque te plaist tant, qui t’empesche que tu ne la puisses mener avec toy aux expeditions ? pourquoy ne puis-tu jouyr ensemble de sa beauté et de l’exercice des armes ? Il me semble que le plaisir sera plus grand, apres avoir remporté quelque victoire et subjugué quelque province, de la tenir entre tes bras, que de demeurer en case avec eternelle infamie et continuel murmure de tes subjects. Mais fais-en l’essay, je te prie, et te separe quelques jours d’avec elle, et tu jugeras par effect combien les plaisirs interrompuz sont plus grands que ceux qu’on reçoit à toute heure21.

33On le voit, la solution proposée par l’esclave est progressive, pleine de finesse politique et psychologique, car elle plaide en faveur d’une modération graduelle, évitant les excès, conformément à la sagesse antique. Tout comme Édouard, il pourrait concilier son amour et son honneur et retrouver donc par là la gloire de ses ancêtres. Mais le sultan ne comprend pas pleinement la leçon et interprète mal le miroir des princes tendu par son esclave : de ses ancêtres, il n’imite que le caractère sanglant et cruel et en mettant à mort son esclave, il fait preuve d’une cruauté inutile, excessive, qui ne peut avoir de valeur politique profonde, même si l’on applique les principes de Machiavel, comme on l’a vu précédemment. La violence n’est pas justifiée sur le plan politique, et elle est donc vue comme injuste. C’est parce qu’il est aveuglé par une nouvelle passion, la colère, que le sultan n’interprète pas bien le miroir des princes. Le miroir s’adresserait donc en priorité à des princes modérés et de bonne volonté, capables de se tempérer, c’est-à-dire à des gens déjà convertis, en quelque sorte. Par cette circularité, le miroir ne convainc donc pas vraiment de modérer les passions, il reflète plutôt la personnalité des princes auquel il est destiné. Le miroir des princes chrétiens est ici mal utilisé par le sultan qui ne saurait en tirer la bonne solution pour éviter la cruauté et satisfaire passion et honneur. On le devine, la disqualification du prince mahométan ne repose pas uniquement sur une mauvaise interprétation du discours de son esclave, mais sur son appartenance au camp ennemi, nettement défini par Boaistuau dès l’Histoire de Chelidonius Tigurinus.

34Par sa brutalité, sa cruauté, Mehemet II est à la fois l’exemple du tyran et de l’infidèle, ce qui le rend doublement criminel pour le narrateur. Son choix d’exécuter l’esclave relève donc de plusieurs logiques : c’est l’accomplissement d’une logique passionnelle, car il agit poussé par la colère, qui a remplacé l’amour et l’aliène, correspondant ainsi à la définition traditionnelle du tyran ; mais la mise à mort est aussi un acte politique répréhensible, injuste, et tout à fait évitable au nom même de la politique : n’écoutant pas la solution modérée de Mustapha, le sultan fait preuve d’une cruauté inutile, qui raffermit son autorité par la peur et qui sert d’avertissement pour sa cour et d’éventuels traîtres, mais ne saurait être justifiée, même selon les principes de Machiavel, auxquels n’adhère pas Boaistuau en raison du caractère chrétien et exemplaire de son œuvre : causée par la colère, la cruauté est mauvaise et si elle sert provisoirement à restaurer le pouvoir du prince injuste, elle est sanctionnée par la fin de la nouvelle et par la perte de la bataille contre les chrétiens. Ainsi, derrière ce qui est présenté comme un crime passionnel se dégagent des enjeux idéologiques et politiques importants – quoiqu’ils ne soient pas mis au premier plan –, révélés par la mise en miroir des deux premières nouvelles mais aussi par la confrontation des récits avec les principes politiques dégagés dans l’Histoire de Chelidonius Tigurinus.

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Notes

1  Sur ce point, voir les travaux fondateurs de Lionello Sozzi, La nouvelle française à la Renaissance, Turin, Giappichelli, 1973 et 1977, et L’«histoire tragique» dans la deuxième moitié du XVIe siècle, Turin, Genesi, 1991 ainsi que l’ouvrage de Michel Simonin, Vivre de sa plume au seizième siècle : la carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992, et aussi le livre de Sergio Poli, Histoire(s) tragique(s) Anthologie/ typologie d’un genre littéraire, Paris, Schena-Nizet, 1991.

2  Thierry Pech, Conter le crime, Paris, Champion, 2000.

3  Sur la dimension morale de ces récits de Boaistuau et ses ambiguïtés, on pourra consulter l’article de Jean-Claude Arnould, «L’impasse morale des histoires tragiques au XVIe siècle», Réforme, Humanisme, Renaissance, 2003, n° 57, p. 93-109.

4  Pierre Boaistuau, Histoires tragiques, éd. R. Carr, Paris, Champion, S.T.F.M., 1977, p. 26.

5 Ibid., p. 26-27.

6 Ibid., p. 30.

7 Ibid., p. 44.

8  Sur la question du rapport entre roi et tyran, voir Dora Bell, L’Idéal éthique de la royauté en France au Moyen Âge, Genève, Droz, 1962, ainsi que F. Lachaud et L. Scordia, Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2007.

9 Ibid., p. 47.

10 Ibid., p. 9.

11 Ibid., p. 47.

12 Ibid., p. 58.

13 Ibid., p. 59.

14  Machiavel, Le Prince, trad. Marie Gaille-Nikodimov, Paris, Le Livre de poche, 2000, ch. 19, p. 137.

15  Sur le topos du More cruel, qui s’oppose à celui du more galant, on pourra consulter La tragédie du More cruel, La Rhodienne de Mainfray ainsi que la nouvelle de Belleforest sur le more cruel, dans Théâtre de la cruauté et récits sanglants, dirigé par Christian Biet, Paris, Robert Laffont, «Bouquins», 2006. On pourra également consulter la thèse de Dominique Arrighi, Écritures de l’Ambassade : les lettres turques d’Ogier Ghiselin de Busbecq (1521-1591). Traduction annotée suivie d’une étude littéraire, ainsi quele recueil d’actes du colloque Orient baroque, Orient classique, organisé en 2008 à Tunis par Anne Duprat, à paraître en avril 2010 aux éditions Beauchesne, et notamment mon article «L’Orient dans les histoires tragiques de Boaistuau à Rosset».

16 P. Boaistuau, L’Histoire de Chelidonius Tigurinus, sur l’Institution des Princes Chrestiens, et origine des Royaumes, Paris, chez Vincent Sertenas, 1559, p. 20.

17  Ibid.,p. 24.

18  Il s’agit ici d’un texte d’Aristote tiré des Politiques, III, 14-16 et IV, 10.

19 Ibid., p. 30.

20 Ibid., p. 102-103.

21 Id., Histoires tragiques, éd. cit., p. 56.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Crémona, « Les princes au miroir »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 19 | 2010, 299-309.

Référence électronique

Nicolas Crémona, « Les princes au miroir »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 juin 2013, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/12017 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.12017

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Auteur

Nicolas Crémona

Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle

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Droits d’auteur

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