Paroles et silences
Résumés
Le but de l’article est de présenter les œuvres de langue anglaise des XIIe et XIIIe siècles. L’arrivée des Normands en Angleterre a longtemps été décrite comme un cataclysme, une rupture totale. De nos jours, les signes de continuité ou d’innovation sont davantage soulignés et les historiens parlent d’un sentiment d’unité nationale anglaise retrouvé dès le XIIe siècle. La question se pose pour la littérature : la Conquête imposa-t-elle un silence absolu aux auteurs de langue anglaise ? La réponse est non même si l’article rappelle le grand nombre de textes rédigés alors en latin (mais les chroniques surprennent par leur anglicité) ou en français. Quelles sont les caractéristiques des œuvres de langue anglaise antérieures à la grande époque de Chaucer? Un nombre de copies restreint, des textes écrits pour des auditoires régionaux, une continuité marquée avec les siècles anglo-saxons dans les Midlands de l’Ouest, des œuvres avant tout religieuses (sermons en prose, vies de saints, manuels de prédication), un patriotisme anglais marqué (Brut de La3amon). Les années 1250-1350 montrent une évolution évidente : la littérature abandonne alors son fond essentiellement religieux. À côté de vies de saints, de textes religieux et documentaires, les codex Auchinleck et Harley 2253 présentent ainsi les premiers romans en vers ou poèmes lyriques. On y décèle une influence du continent évidente. Toutefois, la transformation, l’anglicisation le sont tout autant. On peut affirmer qu’en ce début du XIVe siècle, une nouvelle nation anglaise est définitivement reconstruite.
Texte intégral
- 1 W. H. Schofield, The English Literature from The Norman Conquest to Chaucer, Londres, Macmillan, 1 (...)
- 2 T. Hahn, « Early Middle English », The Cambridge History of Medieval English Literature, dir. D. W (...)
1Il est habituel de souligner, avec raison, que la conquête de l’Angleterre par Guillaume de Normandie bouleversa radicalement la vie politique, militaire, sociale, religieuse de l’île et vint modifier profondément la langue et la culture anglaises. En ce qui concerne la littérature, il fut longtemps courant de passer sans grande transition de Beowulf à Chaucer. Seuls les spécialistes s’attardaient sur les œuvres de langue anglaise des XIIe et XIIIe siècles qui étaient connues, recensées1 mais, pour ainsi dire, jamais étudiées. Thomas Hahn rappelle qu’on opposait le siècle de Chrétien de Troyes et la première « renaissance » européenne à « one of the dullest and least accessible intervals in standard literary history, an incoherent, intractable, impenetrable dark age scarcely redeemed by a handful of highlights »2. Tout en défendant l’idée que cette littérature est en réalité « early modern literature », G. T Shepherd ne put s’empêcher de souligner les nombreux défauts qu’il lui trouvait :
- 3 G. T. Shepherd, « Early Middle English Literature », The Penguin History of Literature. The Middle (...)
With early Middle English we are dealing with an unstable continuum, where the débris of an old literature is mixed in with the imperfectly processed materials of a new […] But in France at this time they were producing much better fictions, and the poets there were polishing the new fashionable stories at leisure in lively and clever courts […] yet at any time through the Middle Ages it would have been difficult to put together a large collection of masterpieces. There were few good writers. Medieval England had no more than three or four – all of them fall outside our centuries3.
- 4 Il faut dire que certains chroniqueurs du XIIe siècle présentaient les conséquences de la Conquête (...)
- 5 Rees Davies, « The Peoples of Britain and Ireland, 1100-1400: II. Names, Boundaries and Regnal Sol (...)
2Les travaux de ces vingt dernières années ont relativisé les effets de l’arrivée des Normands : du traumatisme total4, de l’anéantissement complet d’une société, du silence des manuscrits on est passé à une réalité plus nuancée, une parole plus audible. La rupture n’est pas remise en cause mais les signes de continuité ou d’innovation ont été davantage soulignés. La recherche historique a essentiellement posé la question de l’identité anglaise au XIIe siècle. En 1995, Rees Davies expliquait devant la Royal Historical Society que « one of the truly exciting achievements of recent English medieval historiography has been to reclaim the 12th century for the English »5. John Gillingham place cette conscience identitaire très tôt, avant 1140 :
- 6 John Gillingham, « Foundations of a disunited kingdom », Uniting the Kingdom? The Making of Britis (...)
In answer to the question of the date at which the descendants of those newcomers who settled in England in the wake of the Norman Conquest began to think themselves as English, historians have often said ‘by the end of the twelfth century’. However, I am convinced that it was by 1140, at the latest. […] What Geoffrey’s Estoire suggests is, as Sir Richard Southern pointed out, that by the 1130s the Francophone secular elite, the gentry of the time, could see the Anglo Saxon past as their past, and could, for example, regard a Hereward the Wake as one of their own heroes. Doubtless the king and a tiny handful of the greatest magnates, holding vast estates in Normandy as well as in England may have thought of themselves primarily as Norman-French, but the overwhelming majority of the landowners of England knew that they were English, of mixed ancestry and proud of their French forefathers’ achievements, bilingual if not trilingual, but English nonetheless, believing that Old English law was their law6.
- 7 « The Bitterness between the English and Normans lingered well into the Twelfth Century », H. M. T (...)
- 8 « By the end of the twelfth century this hostile state of affairs was altered beyond recognition. (...)
- 9 L. Ashe, Fiction and History in England, 1066-1200, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
- 10 A. Crépin, Histoire de la littérature anglaise du Moyen Âge, Paris, Nathan, 1993, p. 119.
3Hugh Thomas, inversement, voit en 1066 une véritable fracture – le couronnement de Guillaume révéla un « cultural and linguistic gulf between his Continental followers and English subjects » – et maintient que les ressentiments n’étaient pas éteints au XIIe siècle7 c’est pourquoi il repousse l’émergence d’un sentiment d’unité nationale à l’extrême fin du XIIIe siècle8. Laura Ashe, quant à elle, propose une date intermédiaire, aux alentours de 1170. En se fondant sur des textes historiques, juridiques et littéraires écrits en latin ou en français, elle montre que des caractéristiques spécifiques et communes définissent déjà ces écrits qui viennent prouver que leurs auteurs avaient conscience que les habitants de l’Angleterre formaient dorénavant un nouveau peuple uni9. La même question de rupture ou de continuité se pose pour la littérature de langue anglaise qui fut fortement ébranlée mais ne disparut pas. On admettra qu’à partir du milieu du XIVe siècle, la littérature anglaise connut une « floraison de chefs-d’œuvre »10 et que les textes des XIIe et XIIIe siècles sont moins stimulants, mais ils existent en nombre et genres conséquents : les preuves de la continuité de la littérature d’expression anglaise à cette époque ne manquent pas. Il convient cependant d’ajouter que les œuvres se partagent entre celles encore fortement dépendantes de la tradition littéraire anglo-saxonne et d’autres déjà très nettement influencées par la poésie venue du continent ou composées à la cour d’Angleterre. Cette existence de textes contemporains, mais fort différents de par la langue qu’ils véhiculent et les traditions stylistiques qu’ils représentent, constitue l’un des aspects les plus intéressants – et les plus troublants – des XIIe et XIIIe siècles anglais.
- 11 Aux trois langues principales, il faut ajouter le celtique parlé au nord et à l’ouest, le scandina (...)
- 12 R. J. Dean, Anglo-Norman Literature: a Guide to Texts and Literature, Londres, Anglo Norman Societ (...)
4Avec la Conquête de Guillaume, l’Angleterre devint trilingue11. Les théologiens et philosophes rédigèrent leurs ouvrages de portée universelle en latin – langue internationale de savoir et de culture. La liturgie chrétienne s’exprimait en latin et c’est aussi dans cette langue que les clercs chantaient les louanges d’un souverain « éclairé », qu’ils enseignaient et éduquaient ou servaient la cause de la philosophie et de la science. Les Dominicains et Franciscains anglais comptent ainsi parmi les plus grands penseurs du XIIIe siècle. La tradition de la chronique latine se poursuivit dans une remarquable continuité et le XIIe siècle anglais se vit caractérisé par la rédaction, en latin, d’un très grand nombre de chroniques (en particulier l’Historia Regum Anglorum et l’Historia Novella de Guillaume de Malmesbury et l’Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth) qui sont des histoires de la [Grande-]Bretagne/Angleterre qui surprennent par leur anglicité. Ces récits – les principales sources des chercheurs mentionnés précédemment – présentent déjà l’Angleterre comme une nation, une communauté politique cohérente. Il est encore plus remarquable de voir le sentiment patriotique qui parcourt ces œuvres : ces historiens, qui écrivaient l’histoire officielle du royaume, savaient la force que l’Angleterre (unie à la Normandie) représentait sur l’échiquier politique. À ces écrits en prose, on peut ajouter une grande production poétique (épopées, poèmes religieux, satiriques ou goliardiques, arts poétiques). À la même époque, le français acquit pouvoir et prestige, surtout avec l’avènement des Plantagenêts. Les Normands de Guillaume le Conquérant parlaient un dialecte proche de celui de l’Île-de-France. Avec le temps, ce langage se modifia légèrement au contact de l’anglais pour donner naissance à ce qu’on appelle traditionnellement l’anglo-normand. Il nous reste plus de neuf cents textes écrits en anglo-normand12 durant les siècles où la culture francophone dominait l’Europe occidentale, de Chrétien de Troyes (1135 ?-1190 ?) à Guillaume de Machaut (1300 ?-1377). Cette littérature abondante est généralement écrite en vers (octosyllabes à rimes plates) et tous les domaines sont représentés. La littérature didactique est la plus considérable : il s’agissait de donner une instruction religieuse et profane aux seigneurs et dames anglo-normands dans une langue qu’ils comprenaient plus aisément que le latin. Sermons, traductions bibliques, vies de saints, traités édifiants, psautiers se retrouvent ainsi en tête dans les manuscrits ; viennent ensuite des épopées, romans en vers, chroniques et histoires, fables et fabliaux, ainsi que les premières pièces de théâtre. Ces textes en français, à l’instar de ceux en latin, connurent une très grande diffusion. L’aristocratie nouvellement installée en Angleterre continuait tout naturellement à rechercher la culture de France.
- 13 Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas également de simples travailleurs parmi les immigrés f (...)
- 14 J. Tschann et M. B. Parkes, Facsimile of Oxford, Bodleian Library, Ms. Digby 86, Woodbridge, Boyde (...)
- 15 J. McEvoy, Robert Grosseteste, Oxford, Oxford University Press, 2000.
- 16 R. W. Southern a décrit le Château d’Amour comme « the nearest [Grosseteste] came to a Summa Theol (...)
- 17 Kari Sajavaara, The Middle English Translations of Robert Grosseteste’s ‘Château d’Amour’, Mémoire (...)
- 18 N. M. Bradbury, « The Traditional Origins of Havelok the Dane », Studies in Philology, 20, n° 2, 1 (...)
- 19 Le guide a été attribué à un certain Brian de Lingen, moine à l’abbaye augustinienne de Wigmore (H (...)
- 20 Dont les deux plus anciennes (respectivement conservées dans Cambridge, Corpus Christi College, Ms (...)
5Dans ce contexte, quelle place revenait à l’anglais ? Il est désormais admis que le latin et le français étaient les langues de l’administration, des gens d’Église et des personnes cultivées tandis que la masse des habitants continua à parler anglais13. Les manuscrits en deux ou trois langues et les traductions multiples, dans les trois sens, soulignent une demande multilingue. Le codex Digby 86 conservé à Oxford, par exemple, était un manuscrit à l’usage privé d’un laïc de Redmarley d’Abitot (Gloucestershire)14 qui contient des œuvres religieuses et profanes écrites en latin, en anglo-normand et en anglais. Dix-huit des quelque quatre-vingts textes sont en anglais. Robert Grosseteste15, évêque de Lincoln à partir de 1235, rédigea ses ouvrages scientifiques ou philosophiques en latin. Mais conscient de son rôle d’éducateur16 et, par conséquent, du besoin de toucher le plus vaste auditoire possible, c’est en français qu’il écrivit son poème allégorique Castel d’Amors. Celui-ci fut, par la suite, traduit en latin et quatre fois en moyen anglais17. Le roman anglais Havelok the Dane (vers 1270) a été précédé de deux versions anglo-normandes : Geoffroi Gaimar abrègea l’histoire d’Havelok dans son Estorie des Engleis composée aux alentours de 1135 auquel il faut ajouter le Lai d’Havelok de la première moitié du XIIIe siècle. Aucun de ces deux textes n’est toutefois la source directe du roman anglais et il faut prendre en compte un texte antérieur, origine commune au lai anglo-normand et à Havelok the Dane – sans oublier la tradition orale18. On peut aussi mentionner un exemple d’influence inverse avec Ancrene Riwle (Guide des Recluses) qui, rédigé en anglais entre 1215 et 122219, fut ensuite traduit en français et en latin. Parmi les dix-sept versions qui nous sont parvenues, neuf sont en anglais20, quatre en français et quatre en latin dans des manuscrits datant du XIIIe au XVIe siècle, soulignant ainsi la grande diffusion du texte et son vaste lectorat.
- 21 L’équipe de « The Production and Use of English Manuscripts 1060 to 1220 » des universités de Leed (...)
- 22 L’anglais ne devient une langue pour les textes de cour qu’au XVIe siècle.
- 23 Le plus ancien des manuscrits, Durham Cathedral C. iv. 27, est de provenance anglo-normande et dat (...)
- 24 Les manuscrits Cotton Caligula A ix et Cotton Otho xiii conservés à la British Library. Le premier (...)
- 25 Oxford, Bodleian Library, Ms. Junius 1.
- 26 Il ne faut cependant pas négliger le fait que de très nombreux manuscrits ont bien évidemment disp (...)
6Les œuvres en anglais demeurent donc après la Conquête, mais en quel nombre et à qui s’adressaient-elles21 ? Guillaume avait décapité l’élite anglo-saxonne à Hastings puis lors de l’écrasement des mouvements de révolte dans le Nord entre 1068 et 1070. Le Doomsday Book de 1086 reflète bien la nouvelle donne et recense environ 5 000 seigneurs nés en France auxquels ont été données les terres des rebelles. À ce chiffre, il faut ajouter les membres de leur famille et de leur entourage. De plus, contrairement à la situation en France et ses éclatants foyers de création littéraire qu’étaient les cours angevine, de Champagne ou de Flandre, il n’y avait pas en Angleterre de cours de princes ou de mécènes locaux22 pour assurer l’essor des lettres. On ne sera donc pas étonné de constater que les copies des textes en langue anglaise sont peu nombreuses : certaines œuvres n’existent que dans un ou deux manuscrits et, de surcroît, de facture généralement modeste. Le Roman de Brut du Normand Wace a ainsi été conservé par vingt-huit manuscrits et fragments23 alors que nous ne possédons que deux copies de sa traduction directe en anglais, le Brut de La3amon24. L’Ormulum (fin XIIe siècle), du nom de son auteur Orm, ne nous est connu que par l’intermédiaire d’un unique manuscrit25 au parchemin de mauvaise qualité et à la graphie peu soignée. La fable The Fox and the Wolf et l’un des rares fabliaux de la littérature médiévale anglais, Dame Sirith (tous les deux de la seconde moitié du XIIIe siècle) sont contenus dans le seul manuscrit Digby 86 d’Oxford. L’Ayenbite of Inwit (remords de conscience) n’existe que sous la forme du manuscrit autographe (1340) de son auteur – Dan Michel de Northgate. D’autres œuvres connurent une certaine vogue26 comme les Poverbes d’Alfred (fin XIIe, 4 manuscrits), le Cursor Mundi (fin XIIIe siècle, 9 manuscrits) ou un succès éclatant, à l’instar du South English Legendary (XIIIe siècle, 62 manuscrits).
- 27 On distingue cinq aires dialectales principales (le Kentique, le dialecte du Sud, ceux des Midland (...)
7Non seulement l’anglais n’avait alors rien d’une langue d’échanges ou de culture et était confiné à l’Angleterre mais il n’y avait pas de langue standard – ce qui explique aussi le petit nombre de manuscrits, chaque écrit s’adressant à un auditoire régional restreint. Un des aspects de l’histoire de l’Angleterre médiévale est sa quête d’unité qui inclut une unité linguistique. À la fin de l’époque vieil-anglaise, deux langues écrites et littéraires communes avaient pris le devant : la poésie utilisait un mélange d’anglien et de west-saxon, tandis que la prose avait recours au west-saxon. La Conquête normande brisa cette évolution pour laisser la place à un foisonnement de dialectes27. Geoffrey Chaucer s’inquiète à la fin de Troilus and Criseyde que ses textes puissent être corrompus par des copistes employant des parlers autres que ceux de sa région de Londres :
Go, litel bok, go, litel myn tragedye,
[…]
And for the ris so gret diversite
In Englissh and in writing of oure tonge,
So prey I God that non miswrite the,
Ne the mysmetre for defaute of tonge;
And red wherso thow be, or elles songe,
That thow be understonde, God I biseche (v.1786, 1793-1798)
- 28 Geoffrey Chaucer, Troilus and Criseyde, éd. L. D. Benson, The Riverside Chaucer, Oxford, Oxford, O (...)
[Va, petit livre, va ma petite tragédie,
[…]
Et parce qu’il y a une telle diversité
En anglais et dans l’écriture de notre langue;
Je prie Dieu que nul ne t’écrive de travers,
Ou ne te scande mal à cause de son langage inadéquat;
Et que partout où tu seras lu ou bien chanté,
Que tu sois compris, j’en implore Dieu!]28
- 29 Ce n’est pas la seule. Des manuscrits du XIe siècle contenant des textes en anglais ont aussi été (...)
- 30 On notera que c’est aussi dans les Midlands de l’ouest que le mouvement connu sous le nom de allit (...)
- 31 S. Morrison, « L’Angleterre au XIIe siècle : rupture ou continuité littéraire ? », dans L’Articula (...)
8Au cours des XIe et XIIe siècles, c’est dans les Midlands de l’ouest, et plus précisément dans la région de Worcester, que la continuité avec la période anglo-saxonne et la langue vieil-anglaise fut visiblement la mieux maintenue29. Les chercheurs du projet « The Production and Use of English Manuscripts 1060 to 1220 » ont ainsi recensé dix manuscrits du XIe siècle provenant de Worcester. Les Midlands de l’ouest ont ceci de particulier que c’est dans cette région que l’on trouve, tout au long des siècles médiévaux ultérieurs à la Conquête, les textes les plus conservateurs du point de vue de la langue et des formes métriques (mots d’origine anglo-saxonne et rythmes allitérés) formant un véritable trait d’union entre la prose littéraire vieil-anglaise d’Ælfric et de Wulfstan et la grande prose religieuse du XVIe siècle30. Plusieurs raisons viennent expliquer cette situation : une simple question de géographie tout d’abord, cette région étant moins soumise à l’influence continentale que le sud ou l’est de l’Angleterre ; il faut ajouter que cette partie de l’Angleterre ne connut pas les dévastations du Nord, ravagé une première fois par les Scandinaves puis par les troupes de Guillaume. Il s’agit, enfin, de souligner le rôle joué par Wulfstan, évêque de Worcester de 1062 à 1095, neveu du grand prosateur et archevêque d’York du même nom, mort en 1023. Saint Wulfstan fut le seul haut dignitaire ecclésiastique d’origine anglaise après 1075 et la durée de son épiscopat favorisa la tradition vieil-anglaise. Les manuscrits du XIe siècle conservés montrent que les textes étaient copiés en anglais, que la graphie anglaise était utilisée et que les œuvres en latin étaient souvent annotées en langue vernaculaire. Mis à part le cas de la Chronique anglo-saxonne dont la rédaction se prolongea à Peterborough jusqu’en 1154, les textes contenus dans les manuscrits du XIe siècle ne sont pas des créations mais la copie d’écrits plus anciens. À l’exception de quelques exemples de traités médicaux (le Leechbook de Bald par exemple), de recueils de lois et de la Grammaire d’Ælfric, la quasi totalité des œuvres sont religieuses : évangiles, vies de saints, versions vieil anglaises de l’Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum de Bède, des Soliloques de saint Augustin et de la Règle pastorale de Grégoire, règle de saint Benoît, et, en tête de classement les homélies d’Ælfric et de Wulfstan. Ainsi, par exemple, les manuscrits 113, 114 et 115 de la collection Hatton conservés à la bibliothèque bodléienne d’Oxford comportent-ils de nombreux sermons de Wulfstan compilés pour le second Wulfstan, ainsi que des homélies d’Ælfric ou d’auteurs anonymes. Stephen Morrison a recensé les manuscrits vieil-anglais du XIIe siècle qui nous sont parvenus31, à savoir un total de vingt-neuf. Les mêmes conclusions peuvent être tirées :
- 32 Ibid., p. 135.
Les lois attestent de l’importance accordée aux coutumes anglaises par la royauté normande. L’historiographie anglaise, dont les origines remontent peut-être à la fin du IXe siècle, est également présente. Mais incontestablement, le genre littéraire qui prédomine est celui du discours religieux, le sermon ou homélie, et le nom le plus souvent associé à ce genre est celui d’Ælfric. […] Chaque série des Sermones Catholici comporte une quarantaine de textes destinés à être prêchés tous les deux ans. C’est un programme d’instruction complet qui couvre bien l’année liturgique, rigoureusement orthodoxe et bien pratique : l’érudition des auteurs patristiques et carolingiens est désormais à la portée de ceux qui ne connaissent pas le latin32.
- 33 W. Collier, « The Tremulous Worcester Hand and Gregory’s Pastoral Care », dir. M. Swan et E. Treha (...)
- 34 C. Franzen,The Tremulous Hand of Worcester: A Study of Old English in the Thirteenth Century, Oxfo (...)
- 35 C. Cannon soutient avec conviction que ce poème est antérieur à la Conquête et s’applique aux boul (...)
9On note qu’aucun manuscrit ne reprend les œuvres poétiques vieil-anglaises alors que la continuité dans l’emploi de la prose religieuse et historique est évidente. Ces textes religieux avaient une plus grande portée, car ils étaient utilisés comme ouvrages didactiques et avaient un intérêt pour tous les monastères et institutions religieuses. Au début du XIIIe siècle, un moine anonyme annota une vingtaine de manuscrits anglo-saxons allant du IXe au XIIe siècle. Wendy Collier explique que « his linguistic glosses, and above all his annotations provide a picture of a man who was still able to understand and make use of texts written in the language of much earlier times well into the thirteenth century »33. On reconnaît aisément les gloses du moine en moyen anglais ou en latin à cause de son écriture tremblante si bien qu’il est connu sous le nom de « tremulous hand ». Selon Christine Franzen34, l’homme travaillait à l’établissement d’un glossaire vieil-anglais / latin. Plusieurs manuscrits appartenant à la bibliothèque de la cathédrale de Worcester proviennent de la « main tremblante », dont les 114, 115 et 116 de la collection Hatton. Il copia tout le manuscrit F. 174 de la cathédrale qui contient la Grammaire et le Glossaire d’Ælfric et deux textes courts, The St Bede’s Lament35 et The Soul’s Address to the Body, connus sous le nom de « Worcester fragments ». Au folio vi du manuscrit Junius 121 de la bibliothèque bodléienne, on trouve une copie du Credo de Nicée de sa main.
- 36 A. Crépin et H. Taurinya-Dauby, Histoire de la littérature anglaise du Moyen Âge, Paris, Nathan, 1 (...)
10À partir de la fin du XIIe siècle, des écrivains se remirent à écrire en anglais. Plusieurs d’entre eux jugèrent nécessaire de se justifier et d’expliquer leur choix comme si le fait d’avoir recours à l’anglais n’allait pas de soi. Toutes ces œuvres sont religieuses et mis à part l’Orm d’Ormulum sont postérieures au IVe concile de Latran (1215) à partir duquel les chrétiens eurent l’obligation de se confesser au moins une fois par an. Les prêtres se virent tenus de préparer les fidèles à cette confession et à la pénitence par la prédication : les recueils de sermons destinés à les aider se multiplièrent tout comme les commentaires bibliques, les livres des vices et vertus ou encore les vies de saints. À partir du XIIIe siècle, la production de manuels de prédication et de confession augmenta avec l’arrivée des ordres mendiants. André Crépin affirme : « le sermon, qui doit être compris de tous, a aidé à la survie de l’anglais et à son enrichissement, les prédicateurs devant faire comprendre à tous la doctrine élaborée. […] L’un des mérites des sermons, et non des moindres, est d’avoir maintenu, développé et affiné l’usage de la langue anglaise »36. Se dégage ainsi le schéma général suivant : au XIe siècle et pendant une bonne partie du XIIe siècle, on continue à utiliser les sermons vieil-anglais ; le retour à la prédication en anglais commence avant 1215 comme l’atteste l’Ormulum mais prend un essor nouveau après les conciles de Latran (1215) et d’Oxford (1222). Dans sa dédicace de 342 vers – le poème inachevé atteint les 20 000 vers ! – Orm s’adresse à un certain Walter, définit son objectif (raconter et expliquer l’Évangile) et ajoute :
Annd tærfore hafe Icc turrnedd itt
Inntill Ennglisshe spæche,
Forrþatt I wollde bliþeli3
Þatt all Ennglisshe lede
Wiþþ ære shollde listen itt,
Wiþþ herrte shollde itt trowwenn,
Wiþþ tunge shollde spellenn itt,
Wiþþ dede shollde itt foll3henn,
To winnenn under Crisstenndom
At Godd sawle berrhless. (v. 129-137)
- 37 Orm, Ormulum, éd. R. M. White et R. Holt, Oxford, Clarendon Press, 1878, 2 vols. Notre traduction. (...)
[Et c’est pourquoi, je l’ai composé en langue anglaise car j’aimerais que tous les Anglais puissent l’entendre avec leurs oreilles, y croire avec leur cœur, le réciter avec leur langue, le suivre dans leurs actes pour obtenir de Dieu, dans la chrétienté, le salut de leur âme]37
- 38 Cursor Mundi, éd. R. Morris, Londres, Oxford University Press, Early English Text Society, 3 vols., (...)
- 39 A. Booth Thompson, Everyday Saints and the Art of Narrative in the South English Legendary, Alders (...)
- 40 Robert Mannyng de Brunne, Handlyng Synne, éd. I. Sullens, Binghamton, Centre for Medieval and Rena (...)
11Bien que le vocabulaire de l’Ormulum soit essentiellement d’origine scandinave et anglaise, on n’y discerne pas une conscience particulière de la tradition poétique vieil-anglaise. Le Cursor Mundi, poème encyclopédique de la fin du XIIIe siècle de 29 555 vers, regroupe tout ce que l’Église enseignait alors aux laïcs en une sorte d’histoire sainte du monde fondée sur les Écritures, des textes apocryphes et des récits légendaires. Bien que le texte soit rédigé en anglais, l’influence française est évidente : la source du poème est un récit biblique versifié en français, le vocabulaire d’origine française est abondant et la forme adoptée est celle des distiques octosyllabiques. Vers la fin du prologue de 250 vers, l’auteur se justifie: « þis ilk bok is es translate / In to Inglis tong to rede, / For þe loue of Inglis lede, / Inglis lede of Ingland, / For the commun at understand » (v. 232-236) [Ce même livre est traduit pour pouvoir être lu en anglais par considération des Anglais, les Anglais d’Angleterre, pour que les personnes sans éducation puissent comprendre]38; si bien que Anne Booth Thompson s’exclame : « if turning scriptural history into romance, into the vernacular, into rhyme, have all come to seem, for this cosmopolitan man, so natural a response to ‘men’s yearning’ that they hardly need to be justified, the use of English has not »39. On pourrait multiplier les exemples des auteurs qui expliquent pourquoi ils écrivent en anglais – Robert Mannyng de Brunne dans Handlyng Synne (poème de 16 638 vers composé de 1303 à 1317 inspiré directement du Manuel des Péchés) précise qu’il écrit pour les gens simples « that talys and ryme wyl blethly here, » (v. 46) [qui aiment entendre des histoires et des vers] afin d’occuper leur temps libre et les empêcher de s’intéresser à des amusements condamnables « […] vylanye, / dedly synne or other folye » (v.49-50) [infamie, péché cardinal ou autre forfait]40. Il répète dans les premiers vers de sa Chronique of England qu’il s’adresse aux lewed men, ceux qui ne connaissent ni le latin ni le français :
Not for þe lernid bot for þe lewed
Ffor þo þat in þis lande wone
Þat þe Latyn no Frankys come
Ffor to haf solace and gamen
In felawschip when þai sitt samen
- 41 Robert Mannyng de Brunne, The Chronicle, éd. I. Sullens, Binghamton, Centre for Medieval and renai (...)
[non pour les érudits mais pour les gens simples, pour ceux qui dans ce pays ne connaissent ni le latin ni le français, afin qu’ils trouvent joie et amusement lorsqu’ils sont assis en amicale compagnie]41
12Le fond religieux imprègne toute la littérature anglaise. Aux ouvrages pour prédicateurs déjà cités on peut ajouter Ayenbite of Inwyt (1340) de Dom Michel de Northgate (qui, lui aussi, écrit pour les « lewede men » en utilisant son « Engliss of Kent »), mais aussi les nombreuses vies de saints, celle de saint Wulfstan écrite en anglais par son chapelain Coleman mais dont nous ne possédons que la traduction latine de Guillaume de Malmesbury, puis les importantes collections du XIIIe siècle, comme The South English Lengendary contemporain de la Légende dorée. Parmi la cinquantaine de récits, on trouve des vies de saints anglais comme Augustin de Canterbury, Aldhelm, Dunstan ou Wulfstan de Worcester. On notera surtout l’Ancrene Riwle et le groupe de la Vie de sainte Catherine (ces textes sont réunis dans les mêmes manuscrits et comprennent les vies en prose de Catherine, Marguerite et Julienne, Sawles Warde [la Garde de l’âme], Hali Meiđhad [Sainte Virginité]), tous rédigés dans le même dialecte de la région de Hereford/Worcester aux environs de 1200 et dans un même rythme allitéré. L’Ancrene Riwle fut composé à l’intention de trois jeunes filles nobles qui avaient choisi de vivre en recluses et qui ignoraient le latin des moines et le français des couvents chics comme celui de Dame Eglantine, Prieure des Canterbury Tales. L’ouvrage aborde en sept livres les questions du service divin, des tentations charnelles et spirituelles et du contrôle des sens, de la confession, de la pénitence, de la charité et de l’amour divin. Un huitième livre est consacré aux règles de la vie pratique. Dans une version remaniée, les trois sœurs entrées en réclusion laissent la place à une communauté de vingt femmes. C’est à l’intention de telles recluses que furent écrites et recopiées les œuvres du groupe de sainte Catherine.
- 42 Aux vers 3545-3450 La3amon s’épanche : « Seođđen her com vncuđ folc faren in þessere þeode / et ne (...)
- 43 M.-F. Alamichel, « Tenaces préjugés anti-européens : confrontation du Normand Wace et de l’Anglais (...)
- 44 F. Le Saux, La3amon’s Brut. The Poem and its Sources, Woodbridge, D. S. Brewer, 1989.
- 45 Le manuscrit Cotton Otho C. XIII de la British Library. Il est cependant très endommagé à certains (...)
13Toujours en provenance de la même région des Midlands de l’ouest, le Brut (fin XIIe siècle) de La3amon est une autre des œuvres essentielles du début de la période moyen-anglaise. La3amon vivait à Areley Kings situé à dix-huit kilomètres de Worcester. Or, nous l’avons vu, c’est uniquement dans le diocèse de Worcester que l’on trouve, avant 1250, des vers composés sous l’influence des traditions métriques et stylistiques vieil-anglaises. La3amon n’échappe pas à la règle en utilisant une langue où les mots d’origine française sont quasi absents (une cinquantaine pour 16 095 vers), des vers semi allitérés, des formules épiques à la manière des textes héroïques anglo-saxons. Le fond du poème amène à la même conclusion : l’arrière plan courtois du Roman de Brut de Wace a disparu, les guerriers rappellent ceux de la Bataille de Maldon, le patriotisme bat son plein. Le Brut est une chronique énigmatique : elle relate l’histoire légendaire de la [Grande]-Bretagne depuis son peuplement par des Troyens menés par Brutus – arrière petit-fils d’Énée – jusqu’à l’écrasement définitif des Bretons par des Saxons à l’extrême fin du VIIe siècle. La3amon nous montre « qu’il est possible de louer les Bretons avec des vers fortement influencés par la poésie vieil-anglaise ou d’être anti-normand42 tout en traduisant un poème en langue française »43. À plus y regarder, on constate d’ailleurs une influence française / anglo-normande plus forte qu’il n’y paraît à la première lecture : le poète anglais connaissait fort probablement Thomas d’Angleterre, Chrétien de Troyes ou Marie de France44. L’originalité de La3amon tient aussi au fait qu’il a souvent utilisé des éléments de légendes celtes, le Brut étant parsemé d’éléments tirés de la « matière de Bretagne » : comme l’Angleterre du XIIe siècle, le poème est au carrefour de multiples traditions. Probablement à cause de sa langue, considérée dès l’époque de sa composition comme ancienne et difficile, le Brut de La3amon n’a, pour ainsi dire, joué aucun rôle dans l’histoire littéraire anglaise en dépit du fait que le second manuscrit qui le contient45 en présente une version abrégée et modernisée. Le caractère archaïque, ou archaïsant (le débat n’est toujours pas tranché), du Brut saute d’autant plus aux yeux lorsqu’il est comparé à The Owl and the Nightingale que l’on trouve dans le manuscrit de référence (Cotton Caligula A.IX de la British Library). Exactement contemporain du Brut, The Owl and the Nightingale est l’un des tout premiers poèmes anglais à avoir été écrit en octosyllabes rimés venus du continent. L’influence française est déjà fort marquée : aux 1 794 octosyllabes, on peut ajouter le vocabulaire fortement francisé et les sources d’inspiration de l’auteur (Marie de France en particulier). Les deux oiseaux se disputent pour savoir lequel est le plus utile aux hommes et à l’Église et débattent également de nombreux sujets secondaires. Ces multiples interprétations disent tout de la richesse de ce poème des plus enlevés :
- 46 M.-F. Alamichel et J. Bidard, Des Animaux et des hommes, Paris, Presses de l’Université de Paris-S (...)
On a souvent voulu faire du Hibou et le Rossignol un poème allégorique où le rossignol symboliserait la nouvelle poésie lyrique et amoureuse, la musique profane, l’artiste, la vie séculaire, le Sud de l’Angleterre ouvert aux nouveautés tandis que le hibou représenterait la poésie religieuse et didactique, le moralisme, la vie monastique ou encore le Nord conservateur46.
- 47 Ainsi que Floris et Blancheflour, Amis et Amiloun, King Richard, King Alysaunder, of Arthour and o (...)
- 48 Comme déjà souligné, ces chroniques frappent par la fierté des auteurs d’être « anglais ». Ainsi R (...)
14L’influence française déboucha en premier lieu sur la mode des romans en vers qui devait se prolonger jusqu’à la Renaissance. Ce nouveau genre littéraire répondait aux goûts de nouvelles catégories sociales influentes : les marchands et les riches propriétaires ruraux. On trouve de nombreuses traductions ou adaptations de romans français : Floris & Blauncheflour traduit du français dès 1250, Amis et Amiloun à la fin du XIIIe siècle. L’auteur du Kent des trois romances moyen anglaises de la seconde moitié du XIIIe siècle (King Alysaunder, Richard Coer de Lyon et Arthour & Merlin) s’est inspiré du texte de Thomas de Kent pour son roman d’Alexandre. Le Sir Tristrem (composé en anglais du nord vers 1300) se coule dans la tradition de Thomas et Béroul. Début XIVe siècle, Ywain and Gawain est la seule adaptation en moyen anglais d’un roman de Chrétien de Troyes. Thomas Chestre a mis en anglais certains romans connus dans toute l’Europe occidentale : Octavian mais aussi Sir Launfal. Il fut peut-être aussi le traducteur d’un roman de Renaut de Beaujeu connu en Angleterre sous le titre de Libeaus Desconus. Humphrey de Bohun (mort en 1361) fit traduire Guillaume de Palerme par un certain William. Le manuscrit Auchinleck conservé à la bibliothèque nationale d’Écosse est un codex de grande taille vraisemblablement réalisé par un atelier professionnel pour un riche marchand londonien. Il fut compilé entre 1331 et 1340. Les quarante-six œuvres qu’il contient sont toutes en anglais. On y trouve des traités religieux mais aussi des lais bretons comme Sir Orfeo (1300), Sir Degare (début XIVe siècle), les romances de Bevis of Hampton (1300)et de Guy of Warwick (1300), Horn Childe and Maiden Rimnild (début XIVe siècle), etc47. Si l’on ajoute les chroniques anglaises en vers de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe siècle, Robert Mannyng de Brunne déjà mentionné mais aussi Robert de Gloucester48, on obtient alors un panorama presque complet des genres littéraires poursuivis par (ou que se réapproprièrent) les écrivains anglais avant la grande époque des Chaucer, Gower ou Langland. Presque complet car le manuscrit ne contient aucun exemple de poésie lyrique, genre pour lequel il existe plus de mille pièces en moyen anglais.
- 49 On connaît même le nom de certains d’entre eux comme Thomas de Hales (XIIIe siècle), Herebert (mor (...)
- 50 On y trouve le poème lyrique profane le plus ancien (1225) qui nous soit parvenu avec notes de mus (...)
- 51 La dame est ainsi du même rang que le poète. Le but du poète est de posséder le corps de la dame.
15Les poèmes lyriques moyen-anglais suivent le même schéma linguistique que les œuvres précédemment présentées : les plus anciens du XIIe siècle sont des compositions de transition où les vers riment mais où perce encore le rôle fondamental de l’allitération. Au XIIIe siècle, l’allitération n’est plus un élément structurel et devient purement décorative. Latin, français et anglais cohabitent et on trouve un certain nombre de poèmes lyriques qui alternent des vers en deux ou trois langues. « Loue is a selkud wodeness » [l’amour est une folie extraordinaire] dans le manuscrit Douce 139 de la Bodléienne est suivi d’une version latine et d’une version française. La prière à Marie « of One That is so Fair and Bright » [de Celle qui est si Ravissante et Radieuse] est un poème macaronique dans lequel les vers en latin complètent le sens des vers anglais et jouent le rôle de refrain. Ici aussi, le fond religieux prédomine, les poèmes lyriques religieux étant cinq fois plus nombreux que les poèmes profanes. Les Franciscains49 ont beaucoup utilisé des mélodies connues de tous dans les campagnes, sur lesquelles ils ont greffé de nouvelles paroles, plus pieuses, capables d’éduquer religieusement les plus humbles : ces poèmes religieux célèbrent avant tout le Christ et la Vierge. Il subsiste des exemples de poésie profane du XIIIe siècle mais les chants d’amour, les ballades populaires, quelques poèmes historiques, voire comiques, datent davantage des XIVe et XVe siècles. Le célèbre manuscrit Harley 2253 de la British Library du début du XIVe siècle montre cependant – comme le manuscrit Auchinleck – que si la production n’était pas (quantitativement) celle des siècles à venir, l’impulsion était déjà bien établie. Le recueil contient, en effet, aux côtés de traités religieux, en prose et en latin, de vies de saints en anglo-normand, trente-deux poèmes religieux et profanes en anglais. Il s’agit des poèmes lyriques les plus célèbres50par leur variété, leur originalité, leur liberté de ton et de métrique. L’influence courtoise (les deux thèmes principaux sont l’amour et le printemps) du continent est évidente mais la transformation, l’anglicisation le sont tout autant51. Au début du XIVe siècle, influence française et début de l’affranchissement du modèle français sont ainsi très marqués sans qu’il n’y ait conflit. Le temps avait joué son rôle, les liens avec la France s’étaient distendus, une nouvelle nation anglaise était définitivement reconstruite et 1066 était devenu un héritage commun. Il ne restait plus qu’à mettre en place l’unité linguistique.
- 52 A. Crépin, « Quand les Anglais parlaient français », Paris, Institut de France, séance publique du (...)
16C’est en 1362 que l’anglais devint langue officielle des débats au Parlement. Les raisons du déclin du français en Angleterre sont bien connues52. Les relations directes se tarirent suite à la perte de la Normandie en 1204 puis à la coupure avec le continent qu’entraîna la Guerre de Cent Ans. Les grandes vagues d’épidémie du XIVe siècle – la « peste noire » toucha l’Angleterre en 1348 – eurent pour conséquence une raréfaction de la main d’œuvre et des revendications de hausse de salaires. Ces dernières ne furent pas satisfaites et conduisirent à la révolte des paysans de 1381. Or ces paysans étaient soutenus par des curés de campagne qui partageaient leurs conditions et prêchaient en anglais. On se souvient de John Ball et son célèbre « When Adam delved and Eve span, Who was then the gentleman ? ». L’anglais apparut alors comme la véritable langue du peuple. Il faut également insister sur le rôle joué par l’émergence de la bourgeoisie londonienne. Le développement des villes conduisit à la création d’une classe moyenne favorisée par la monarchie et qui se distingua de la noblesse en parlant anglais et non français. Geoffrey Chaucer et John Gower appartenaient tous les deux à la bourgeoisie et ce sont de riches marchands qui commandèrent les codex dont nous avons parlé. Désormais, il ne fut plus besoin de justifier un travail d’écriture en anglais, les traductions vers l’anglais se multiplièrent et on en vint même à déplorer le non usage de la langue anglaise ! Lorsque Caxton installa à Westminster son atelier d’imprimerie en 1476, il s’intéressa à la littérature anglaise de son temps et en publia tous les best sellers. Et c’est ce premier éditeur anglais qui comprit le besoin indispensable de mettre fin aux nombreux dialectes qui coexistaient dans le pays, de fixer des règles pour simplifier son travail d’imprimeur et pour se faire comprendre du plus vaste public possible. Caxton accéléra ainsi le processus d’uniformisation de la langue par le recours au dialecte de Londres qui devint, et est toujours, la référence nationale.
Notes
1 W. H. Schofield, The English Literature from The Norman Conquest to Chaucer, Londres, Macmillan, 1906 ; R. M. Wilson, Early Middle English Literature, Londres, Methuen, 1939.
2 T. Hahn, « Early Middle English », The Cambridge History of Medieval English Literature, dir. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, chapitre 3, p. 61.
3 G. T. Shepherd, « Early Middle English Literature », The Penguin History of Literature. The Middle Ages, dir. W. F. Bolton, Harmondsworth, Penguin Books, 1970, rééd. 1986, p. 81, 85 92.
4 Il faut dire que certains chroniqueurs du XIIe siècle présentaient les conséquences de la Conquête sous la forme d’un véritable cataclysme. Ainsi Henry de Huntingdon, Historia Anglorum. The History of the English People, éd. et trad. de D. Greenway, Oxford, University Press, 1996, p. 402 : Anno uigesimo primo regni Wilelmi regis, cum iam Domini iustam uoluntatem super Anglorum gentem Normanni complessent, nec iam uix aliquis princeps de progenie Anglorum esset in Anglia, sed omnes ad seruitutem et ad merorem redacti essent, ita etiam ut Anglicam uocari esset obprobrior, huius auctor uindicte Willelmus uitam terminauit. Elegerat enim Deu Normannos ad Anglorum gentem exterminandam, quia prerogatiua seuicie singularis omnibus populis uiderat eos preminere.
5 Rees Davies, « The Peoples of Britain and Ireland, 1100-1400: II. Names, Boundaries and Regnal Solidarities », Transactions of the Royal Historical Society, 6th ser., 5, 1995, p. 11.
6 John Gillingham, « Foundations of a disunited kingdom », Uniting the Kingdom? The Making of British History, dir. A. Grant et K. J. Stringer, Londres, Routledge, 1995, p. 54-55. Voir aussi John Gillingham, The English in the Twelfth Century: Imperialism, National Identity and Political Values, Woodbridge, Boydell et Brewer, 2000.
7 « The Bitterness between the English and Normans lingered well into the Twelfth Century », H. M. Thomas, The English and the Normans. Ethnic Hostility, Assimilation and Identity. 1066-1220, Oxford, University Press, p. 3.
8 « By the end of the twelfth century this hostile state of affairs was altered beyond recognition. Ethnic distinctions had broken down to the point that one could not know who was English and who was Norman », Ibid., p. 3.
9 L. Ashe, Fiction and History in England, 1066-1200, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
10 A. Crépin, Histoire de la littérature anglaise du Moyen Âge, Paris, Nathan, 1993, p. 119.
11 Aux trois langues principales, il faut ajouter le celtique parlé au nord et à l’ouest, le scandinave utilisé au nord et à l’est sans oublier les dialectes des divers marchands flamands ou italiens.
12 R. J. Dean, Anglo-Norman Literature: a Guide to Texts and Literature, Londres, Anglo Norman Society, 1999. L’auteur recense 986 écrits et plus de mille manuscrits.
13 Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas également de simples travailleurs parmi les immigrés francophones.
14 J. Tschann et M. B. Parkes, Facsimile of Oxford, Bodleian Library, Ms. Digby 86, Woodbridge, Boydell et Brewer, 2003 ; M. Corrie, « The Compilation of Oxford, Bodleian Library, Ms. Digby 86 », Medium Aevum, 1997, vol. 66, n° 2, p. 236-249.
15 J. McEvoy, Robert Grosseteste, Oxford, Oxford University Press, 2000.
16 R. W. Southern a décrit le Château d’Amour comme « the nearest [Grosseteste] came to a Summa Theologiae » et « the fullest expression of his pastoral theology for a popular audience ». R. W. Southern, Robert Grosseteste: the Growth of an English Mind in Medieval Europe, Oxford, Clarendon Press, 1986 [rééd. 1992], p. 224-225.
17 Kari Sajavaara, The Middle English Translations of Robert Grosseteste’s ‘Château d’Amour’, Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki, 32, 1967.
18 N. M. Bradbury, « The Traditional Origins of Havelok the Dane », Studies in Philology, 20, n° 2, 1993, p. 115-142.
19 Le guide a été attribué à un certain Brian de Lingen, moine à l’abbaye augustinienne de Wigmore (Herefordshire) par E. J. Dobson (The Origins of Ancrene Wisse, Oxford, Clarendon Press, 1976) et à un Dominicain par B. Millet, « The Origins of Ancrene Wisse: New Answers, New Questions », Medium Aevum, 61, 1992, p. 206-228.
20 Dont les deux plus anciennes (respectivement conservées dans Cambridge, Corpus Christi College, Ms. 402 et Londres, British Library, Ms. Cotton Cleopatra C).
21 L’équipe de « The Production and Use of English Manuscripts 1060 to 1220 » des universités de Leeds et de Leicester travaille sur ces questions. Voir leur site internet : http://www.le.ac.uk/english/em1060to1220/index.html
22 L’anglais ne devient une langue pour les textes de cour qu’au XVIe siècle.
23 Le plus ancien des manuscrits, Durham Cathedral C. iv. 27, est de provenance anglo-normande et date de la toute fin du XIIe siècle.
24 Les manuscrits Cotton Caligula A ix et Cotton Otho xiii conservés à la British Library. Le premier a deux parties distinctes : le Brut d’une part (écrit entre 1185 et 1216) et, d’autre part, Josaphas, La Vie des sept dormanz et Le Petit plet de Chardri, une chronique en français depuis l’arrivée des Saxons jusqu’au règne d’Henry III, The Owl and the Nightingale et de courts poèmes anglais religieux et didactiques. Le second ne comporte que le Brut sous une forme abrégée. Ajoutons que la source de Wace et de La3amon, l’Historia Regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth, a survécu dans plus de deux cents manuscrits.
25 Oxford, Bodleian Library, Ms. Junius 1.
26 Il ne faut cependant pas négliger le fait que de très nombreux manuscrits ont bien évidemment disparu au cours des siècles, nous obligeant à la prudence dans notre analyse quantitative.
27 On distingue cinq aires dialectales principales (le Kentique, le dialecte du Sud, ceux des Midlands-Ouest et Midlands-Est que l’on peut subdiviser, le dialecte du Nord).
28 Geoffrey Chaucer, Troilus and Criseyde, éd. L. D. Benson, The Riverside Chaucer, Oxford, Oxford, Oxford University Press, 1988 [3e éd.], p. 584. Trad. F. Bourgne, Troilus and Criseyde, Traduction française du livre V, Paris, AMAES, 1990, p. 53.
29 Ce n’est pas la seule. Des manuscrits du XIe siècle contenant des textes en anglais ont aussi été établis à Exeter et dans le Kent.
30 On notera que c’est aussi dans les Midlands de l’ouest que le mouvement connu sous le nom de alliterative revival vit le jour dans la seconde moitié du XIVe siècle.
31 S. Morrison, « L’Angleterre au XIIe siècle : rupture ou continuité littéraire ? », dans L’Articulation langue-littérature dans les textes médiévaux anglais, dir. par C. Stévanovitch, Paris, AMAES, coll. Grendel, 2, 1999, p. 129-149.
32 Ibid., p. 135.
33 W. Collier, « The Tremulous Worcester Hand and Gregory’s Pastoral Care », dir. M. Swan et E. Treharne, Rewriting Old English in the Twelfth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 196.
34 C. Franzen,The Tremulous Hand of Worcester: A Study of Old English in the Thirteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1991.
35 C. Cannon soutient avec conviction que ce poème est antérieur à la Conquête et s’applique aux bouleversements introduits par les Vikings. C. Cannon, The Grounds of English Literature, Oxford, Oxford University Press, 2004, chapitre 1 « The loss of Literature: 1066 ».
36 A. Crépin et H. Taurinya-Dauby, Histoire de la littérature anglaise du Moyen Âge, Paris, Nathan, 1993, p. 78, p. 82.
37 Orm, Ormulum, éd. R. M. White et R. Holt, Oxford, Clarendon Press, 1878, 2 vols. Notre traduction. Orm mit sur pied un système orthographique à lui : il chercha à représenter la façon dont les mots devaient être prononcés et, dans ce but, doubla les consonnes lorsque la voyelle qui les précède est courte.
38 Cursor Mundi, éd. R. Morris, Londres, Oxford University Press, Early English Text Society, 3 vols., 1874-1893.
39 A. Booth Thompson, Everyday Saints and the Art of Narrative in the South English Legendary, Aldershot, Ashgate Publishing, 2003, p. 38.
40 Robert Mannyng de Brunne, Handlyng Synne, éd. I. Sullens, Binghamton, Centre for Medieval and Renaissance Studies, 1983. Notre traduction.
41 Robert Mannyng de Brunne, The Chronicle, éd. I. Sullens, Binghamton, Centre for Medieval and renaissance Studies, 1996. Notre traduction. Voir aussi les vers 75-82.
42 Aux vers 3545-3450 La3amon s’épanche : « Seođđen her com vncuđ folc faren in þessere þeode / et nemneden þa burh Lundin an heore leode-wisen / Seođđen comen Sæxisce men et Lundene heo cleopeden / þe nome ileste longe inne þisse londe / Seođđen comen Normans mid heore niđ-craften / and nemneden heo Lundres þeos leodes heo amærden » [Plus tard, des étrangers arrivèrent dans notre pays et appelèrent la ville « Lundin » selon leur usage. Puis vinrent les Saxons et ils la rebaptisèrent « Lundene ». Ce nom subsista longtemps dans ce pays. Puis arrivèrent les Normands et leurs méfaits. Ils nommèrent (la ville) « Lundres ». Ils exterminèrent ce peuple]. Le texte du Brut de La3amon est édité par G. L. Brook et R. F. Leslie, Londres, New York, Toronto, Oxford University Press, Early English Text Society, 2 vols., 250 et 277, 1963-1978. La traduction est celle de Marie-Françoise Alamichel, De Wace à Lawamon, Paris, AMAES, 1995, vol. 1, p. 159. Cette traduction est consultable en ligne http://layamon.free.fr/Traductions/Traduction francaise.htm
43 M.-F. Alamichel, « Tenaces préjugés anti-européens : confrontation du Normand Wace et de l’Anglais La3amon », dir. C. Stévanovitch et R. Tixier, Surface et profondeur, Paris, AMAES, collection GRENDEL, 7, 2003, p. 289.
44 F. Le Saux, La3amon’s Brut. The Poem and its Sources, Woodbridge, D. S. Brewer, 1989.
45 Le manuscrit Cotton Otho C. XIII de la British Library. Il est cependant très endommagé à certains endroits.
46 M.-F. Alamichel et J. Bidard, Des Animaux et des hommes, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 79.
47 Ainsi que Floris et Blancheflour, Amis et Amiloun, King Richard, King Alysaunder, of Arthour and of Merlin. Voir liste complète à http://www.nls.uk/auchinleck/contents.html.
48 Comme déjà souligné, ces chroniques frappent par la fierté des auteurs d’être « anglais ». Ainsi Robert de Gloucester débute-t-il sa chronique en proclamant « Engelond his a wel god lond ich wene ech londe best » (1) [l’Angleterre est un bon pays, à mon sens le meilleur des pays].
49 On connaît même le nom de certains d’entre eux comme Thomas de Hales (XIIIe siècle), Herebert (mort en 1333), John Grimestone (XIVe siècle).
50 On y trouve le poème lyrique profane le plus ancien (1225) qui nous soit parvenu avec notes de musique (« Mirie it is while sumer ilast ») et le plus célèbre « Sumer is icumen in » (un rondeau de 1230-1240).
51 La dame est ainsi du même rang que le poète. Le but du poète est de posséder le corps de la dame.
52 A. Crépin, « Quand les Anglais parlaient français », Paris, Institut de France, séance publique du 26 novembre 2004.
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Référence papier
Marie-Françoise Alamichel, « Paroles et silences », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 19 | 2010, 27-41.
Référence électronique
Marie-Françoise Alamichel, « Paroles et silences », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 juin 2013, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/11981 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.11981
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