Hélène Couderc-Barraud, La violence, l’ordre et la paix. Résoudre les conflits en Gascogne du XIe au début du XIIIe siècle
Hélène Couderc-Barraud, La violence, l’ordre et la paix. Résoudre les conflits en Gascogne du XIe au début du XIIIe siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2008, 377p.
ISBN 978-2-8107-0016-5.
Texte intégral
1En reprenant un thème porteur – celui de la résolution des conflits – déjà bien illustré, entre autres, par les travaux récents de Bruno Lemesle (Conflits et justice au Moyen Âge), Hélène Couderc-Barraud a choisi de l’appliquer à une région peu explorée de ce point de vue – la Gascogne – et pour une période relativement précoce, celle des XIe-XIIe siècles, à travers une exploration systématique et minutieuse tant des cartulaires que des sources normatives que constituent les remarquables fors de la région, dont les plus célèbres sont certainement ceux de Morlaàs. En se plaçant délibérément dans le champ de l’anthropologie juridique et sociale, l’auteure entend interroger les rapports entre l’exercice de la justice et la société et montrer comment la justice s’adapte aux mutations de la société gasconne. Là où Bruno Lesmesle avait choisi d’alterner éléments de synthèse et exploration systématique de dossiers choisis au sein de sa documentation angevine pour leur représentativité, Hélène Couderc-Barraud a préféré opter pour un plan thématique qui a l’inconvénient d’entraîner un certain nombre de répétitions, chaque affaire ou dossier retenu étant évoqué à plusieurs reprises sous un angle différent sans avoir toujours été exposé de façon claire. La lecture de l’ouvrage ne s’en trouve ainsi guère facilitée, la plume de l’auteure ne retrouvant une certaine fluidité que dans la dernière partie de l’ouvrage.
2Logiquement, Hélène Couderc-Barraud s’attache tout d’abord à présenter les différentes autorités de justice présentes en Gascogne en commençant par l’étude de la justice publique puisque l’affaiblissement, voire la disparition totale, d’une justice de nature publique qui aurait sombré en même temps que l’empire carolingien est un thème qui a souvent été avancé. L’auteure fait ici un distinguo géographique en différenciant la situation de la Bigorre de celle du Béarn, premier exemple d’une longue série de distinctions territoriales qui font, au final, douter quelque peu de l’unité et de l’unicité de la Gascogne pendant la période étudiée et pour les problèmes considérés compte tenu à la fois de la multiplicité des pouvoirs en place et de la diversité des paysages sociaux entre cité bordelaise et vallée pyrénéenne. Pour explorer la situation de la justice publique en Bigorre, Hélène Couderc-Barraud peut s’appuyer sur une documentation exceptionnelle pour la période composée des cartulaires et surtout de ces fors généraux établis entre 1106 et 1112. Ces derniers témoignent d’une volonté de retour à des coutumes observées 40 ou 50 ans auparavant et que le comte s’engage à respecter, établissant dès lors « un pacte entre le prince et la société bigourdane » (p. 21) en vue d’assurer la paix du prince. Comme le fait observer l’auteure, le comte ne juge jamais en personne mais fait tenir des plaids auxquels participent des judices attachés à une terre et relevant de la catégorie des probi homines. Ce pacte serait un compromis entre le prince, les religieux et une aristocratie qui demeure difficile à contrôler – ce qui peut se lire aux prérogatives reconnues aux milites. Il témoignerait d’une « médiatisation des paysans » (p. 33) même s’il convient sans doute de distinguer entre hommes libres pouvant avoir recours à la justice du comte et hommes de cens et entre plaine et vallées pyrénéennes, les pedites de la vallée de Barrèges devant, par exemple, prêter serment au comte et composant une entité particulière. À partir de 1171, apparaissent des fors particuliers (tels celui de Bagnères) qui traduisent une volonté d’entente entre le comte et le groupe des « chefs de maison » : la justice continue certes d’être entre les mains du comte mais elle est exercée par des juges désignés par cette communauté de voisins que l’on appelle la beziau ; en outre, ces fors accordent aux membres de la beziau un droit à la violence (légitime défense, meurtre d’un homicide). Au final, ces fors reconnaissent la « qualité d’autorité publique du comte » (p. 46). En Béarn, le for général délivré en 1188 donne un rôle central à la cour du vicomte, lequel est chargé de faire régner l’ordre public, de tenir une cour de justice et d’intervenir pour mettre un terme aux litiges par le biais de duels judiciaires. Les fors particuliers – celui d’Oloron, assimilable à la charte de peuplement d’une sauveté, et celui de Morlaàs – reconnaissent, comme en Bigorre, un « droit non-négligeable à la violence » (p. 64).
3La Gascogne se signale également par une multiplicité de justices laïques, au premier rang desquelles il faut évoquer les dépositaires de la puissance publique : le duc d’Aquitaine qui intervient néanmoins peu jusqu’aux Plantagenêt (cf. la législation de paix imposée par le roi Richard en 1198), le comte d’Armagnac capable de rassembler autour de lui les principaux membres de son aristocratie, le vicomte de Dax très lié au duc d’Aquitaine ou encore le comte d’Astarac, autant de princes dotés d’une légitimité territoriale et qui jouent un rôle primordial dans la résolution des conflits. Cependant, s’affirment à leurs côtés des seigneurs laïques, membres de l’aristocratie désignés dans les sources sous le terme de « seigneurs de la terre », qui interviennent très localement pour résoudre des conflits de modeste envergure mais peuvent également conseiller le prince – ainsi de la cour des comtes d’Armagnac –, juger en sa présence et faire pression sur une partie pour l’amener à composition. Quant aux boni homines, et à la différence du Languedoc, ils demeurent quasi absents des textes jusque dans les années 1150, leur rôle étant précisément assuré jusqu’au milieu du XIIe siècle par ces « seigneurs de la terre » qui sont bien « les acteurs essentiels de la régulation sociale » (p. 99). Plus donc que ces boni homines dont le rôle s’avère encore effacé, les principales concurrentes des justices laïques sont bien ces justices ecclésiastiques, qu’elles soient monastiques ou épiscopales. Les grands monastères, bénéficiant de ces privilèges que constituent l’immunité et l’exemption, sont bien présents en Gascogne, qu’il s’agisse de Saint-Sever, du prieuré clunisien de Saint-Mont ou de La Sauve Majeure, fondation comtale rattachée à Rome, autant d’établissements qui bénéficient d’une délégation de la justice publique. La capacité de ces abbés à mener des procédures judiciaires contre des laïcs se lit de façon spectaculaire à travers le cas de cet Audebert qui, en conflit avec la Sauve Majeure, doit se résoudre à venir, la chaîne au cou, jusqu’à l’autel de l’église abbatiale où il est libéré par l’abbé au cours d’une cérémonie, proche de l’amende honorable et qui témoigne de la « fusion du judiciaire et du spirituel » (p. 111). De tels cas demeurent néanmoins l’exception : la plupart des conflits se résolvent en effet par le biais d’éléments spécifiques de négociations et de compromis qui accordent aux laïcs, en guise de compensation, le bénéfice des prières monastiques, un droit de sépulture ou encore la réception d’un enfant dans le monastère. Le rôle des évêques et des légats pontificaux s’avère également déterminant dans l’exercice de la justice, ce qui se lit très bien dans l’évolution même de la notion de paix. Tandis qu’à l’origine, la Paix se révèle être tout autant une paix princière d’essence carolingienne qu’une Paix de Dieu d’inspiration ecclésiastique, que la paix restait dans le domaine du prince et que les sanctions infligées aux contrevenants ressortissaient de l’autorité du prince, dès 1140, la paix est passée dans le domaine des prélats à qui il appartient désormais de sanctionner les fauteurs de troubles. Si l’efficacité de cette paix reste parfois limitée, notamment lorsque ce sont les princes qui sont à l’origine des infractions, elle bénéficie cependant de l’intervention croissante de l’autorité pontificale qui s’appuie sur des légats promoteurs de la réforme grégorienne. Une telle évolution, qui s’accompagne aussi du recours à des preuves écrites ou à des témoignages, ne va évidemment pas sans résistances. L’auteure met en lumière ces réticences à travers le conflit opposant le légat pontifical Amat et l’évêque de Dax qui s’affrontent au cours d’un procès au cours duquel l’utilisation des nouvelles procédures par le légat se heurte à un adversaire parfaitement inséré dans le monde laïc (p. 133).
4Après les justices, les justiciables. Si le dossier concernant les paysans se révèle fort décevant – mais comme le dit Claude Gauvard dans sa préface, « on ne peut pas inventer les humiliores » (p. III) –, celui consacré aux communautés villageoises et urbaines apporte des éclairages neufs en mettant en relation le développement d’un habitat concentré sous la forme de sauvetés et de bourgs et la situation de concurrence seigneuriale au niveau de la justice que cette nouvelle situation engendre. L’auteure procède ici par études de cas en distinguant selon la nature de la domination seigneuriale. Le cas de Saint-Gaudens demeure l’un des plus emblématiques : la charte délivrée en 1203 n’y accorde en effet qu’une autorité limitée au bayle seigneurial à l’inverse des six juges jurés élus chaque année et des prud’hommes qui jouent un rôle primordial et possèdent la capacité de moduler les sanctions. Les prud’hommes deviennent ainsi les garants de l’ordre social et les gardiens des coutumes. En outre, les habitants se voient reconnaître un droit à la violence licite et une capacité légale à résoudre par eux-mêmes : ils ont ainsi une juridiction privée qui se « concrétise par un droit reconnu à la vengeance et aux représailles mais aussi à la saisie pour réparation et dédommagements » (p. 167). Une telle juridiction privée semble en revanche absente des bourgs monastiques, tels ceux de La Réole ou de Saint-Sever où éclate, au début du XIIe siècle, un mouvement de type communal, comme des villes (ainsi de Bayonne où le prince affirme clairement son monopole de la violence légale). Hélène Couderc-Barraud interprète l’attitude des seigneurs laïcs envers les communautés d’habitants en terme de « contrat social », les princes faisant des villes et des bourgs des relais de leur autorité. Toutefois, outre que la notion même de « contrat social » paraît un anachronisme qu’il convient de manipuler avec prudence, elle a également pour effet de nier les effets de la domination seigneuriale. Il faut voir dans cette interprétation les conséquences de l’adhésion de l’auteure à l’idée de « pactisme ». Que les chartes concédées puissent résulter d’un pacte entre une autorité seigneuriale et ceux des membres de ces communautés qui pouvaient en tirer profit – ce dont témoigne le rôle de plus en plus actif des cives/burgenses qui interviennent à partir du XIIe siècle comme témoins et tiers dans la résolution des conflits – n’implique pas nécessairement l’établissement d’un « contrat social » qui se serait noué en-dehors de rapports de stricte contrainte et de domination seigneuriale ou, a contrario, qui n’aurait pas été imposé à un seigneur en déficit d’autorité ou en position de faiblesse.
5C’est sans doute dans la dernière partie consacrée aux processus et procédures que l’auteure donne toute sa mesure. Elle aborde cette question par une interrogation poussée sur la notion même de violence dont elle montre qu’elle est toujours associé dans les textes à l’injustice et qu’elle peut se définir comme « l’usage de la puissance contre le droit » (p. 197). Les expressions de violence qui abondent dans les cartulaires visent donc « à dénoncer une atteinte à un droit » et peuvent donc apparaître sans qu’il y ait action véritable, simplement parce que la situation juridique se transforme (ainsi dans le cas du refus de restituer une terre). La violence doit par ailleurs être étudiée dans son rapport avec le conflit : elle peut être un moyen de s’opposer à un rite de possession, un moyen d’entrer dans le conflit (prises de biens ou de terres qui sont liées à une revendication), l’expression même de la contestation, un moyen de modifier les rapports de force (notamment dans des conflits liés à une donation), voire une manière de résoudre le conflit (cas de la faide et des vendettas). Ni la guerre elle-même, ni les quelques cas particulièrement spectaculaires de faide n’excluent les phases de résolution dans un va-et-vient permanent entre opérations militaires et procédures judiciarisées. L’un des éléments révélés par la minutieuse étude menée par Hélène Couderc-Barraud est que, si les religieux sont parfois victimes de la violence seigneuriale, ils en sont aussi les principaux bénéficiaires puisque les actes de violence commis par les laïcs entraînent en retour des donations en compensation des violences exercées. Les clercs et moines n’hésitent pas eux-mêmes à recourir à la violence, que ce soit à l’encontre de laïcs ou d’autres religieux, comme en témoignent les enlèvements de corps de défunts afin d’empêcher un ensevelissement dans un cimetière rival. Toutefois, dans le courant du XIe siècle, le recours aux armes par les religieux est de moins en moins exalté dans les cartulaires, ce qui est aussi le signe de la diffusion de nouvelles valeurs et de nouvelles normes. En revanche, les violences perpétrées contre les paysans demeurent, elles, clairement attestées : elles sont essentiellement liées à l’imposition par la force de redevances jugées indues ou à des pressions exercées par les seigneurs de manière à ce que les humiliores n’aient d’autres ressources que d’acheter leur protection, ce qui rejoint le thème du « terrorisme seigneurial » si cher à Pierre Bonnassie. La qualification du vol au sein de la documentation réunie montre cependant toute l’ambiguïté qu’il peut y avoir dans les mentions de violence : un même acte peut en effet y être désigné par le terme de pignoratio (saisie) s’il est commis par un noble mais par celui de furtum s’il est commis par un non-noble. Exemple particulièrement éclairant du fait que « l’appréciation de la violence diffère selon l’appartenance sociale » et que « la pratique de la violence est un élément de la différenciation sociale » (p. 234). Quant aux violences commises par les humbles, force est de constater qu’elles n’apparaissent guère au sein des cartulaires, à la notable exception de celles perpétrées par les hommes de la vallée de Barrèges à l’encontre du comte ou de la comtesse de Bigorre. L’auteure se tourne donc en conséquence vers les actes normatifs pour y constater que les humbles se voient reconnaître un droit à la violence légale, notamment un droit à la défense et de vengeance. À l’instar des nobles, les « non-nobles usent aussi de ce que nous considérons comme des voies de fait, qui sont en fait pour une bonne part des voies de droit, reconnues par la norme » (p. 238). Irait de pair avec cette violence légale une juridiction de l’habitant dans la sphère domestique que lui reconnaissent les fors si bien qu’au final, il faut envisager globalement la violence comme un moyen de pression dans un jeu de négociations et qu’il y aurait « vraisemblablement une nécessité de la violence » (p. 242). Ce recours aux textes normatifs pour contourner les silences des cartulaires pose cependant un problème d’ordre méthodologique, présent par ailleurs dans l’ensemble d’un ouvrage qui ne distingue pas toujours soigneusement les informations tirées des cartulaires et celles issues des actes normatifs alors qu’il s’agit de sources de nature fort différente, et qui n’appréhende pas toujours les actes avec les précautions nécessaires. Peut-on vraiment dire que « les textes normatifs permettent de comprendre la nature de la violence, ou d’un certain type de violence, mieux que les sources de la pratique, car elles départagent clairement ce qui est licite et ce qui ne l’est pas » (p. 238) ? Si une telle ligne de démarcation n’apparaît pas de façon très nette dans les cartulaires, n’est-ce pas plutôt parce qu’elle est totalement artificielle et inopérante dans la pratique ?
6Hélène Couderc-Barraud se livre ensuite à une soigneuse enquête terminologique visant à interroger les mots du procès et dont l’on ne retiendra ici que les principales conclusions, le nombre d’occurrences sur lequel l’enquête se fonde étant parfois très limité (ainsi 28 occurrences pour le terme de lis). Il en ressort que le terme de placitum procède d’un héritage carolingien et donc d’une certaine conception publique de la justice et qu’il s’agit d’une « procédure au cours de laquelle les parties sont tenues de résoudre » (p. 248). Celui de lis renvoie, quant à lui, à un désaccord déclaré et se rencontre souvent dans des causes mettant en jeu des prélats parce que le terme est redynamisé par la renaissance du droit savant. Il en est de même pour le terme de causa qui désigne le procès et qui est à la fois un souvenir du lexique juridique carolingien et la marque de la renaissance d’un droit savant lié notamment à l’activité des légats pontificaux. L’auteure constate une certaine évolution : tandis qu’au XIe siècle, ce vocabulaire juridique lui semble relativement homogène en Gascogne, ce qui lui permet de conclure que la région appartient « à un même univers culturel et juridique » (p. 264), il se différencie spatialement au XIIe siècle, la basse Garonne se caractérisant dès lors par l’emploi de termes juridiques plus « modernes ».
7La procédure est ensuite décortiquée selon une grille d’analyse empruntée à l’anthropologie juridique et largement inspirée par les travaux, entre autres, de Dominique Barthélémy, grille de lecture selon laquelle l’objectif principal de la justice est de restaurer l’accord social. Signe par excellence de cette conception de la justice, le plaid qui se tient dans la main du prince ou, du moins en sa présence, et qui est doté d’une si forte contrainte que l’on voit des parties peu sûres de leurs droits hésiter à aller en plaid ou accepter de composer devant la seule menace d’un plaid. L’un des chapitres les plus convaincants et les plus passionnants de l’ouvrage est indéniablement celui consacré aux systèmes de preuves utilisés dans la Gascogne féodale et à leurs modifications, Hélène Couderc-Barraud s’appuyant en la matière sur les travaux antérieurs de Robert Jacob. L’auteure étudie tout d’abord la procédure laïque qui privilégie le serment purgatoire et, plus encore, le duel judiciaire jusqu’en 1150 environ. Ce duel judiciaire n’en demeure pas moins relativement rare au regard du nombre de conflits, plus rares encore étant les duels effectivement réalisés. Souvent décidés par des seigneurs intermédiaires qui ne peuvent résoudre par eux-mêmes, ces duels sont alors réalisés dans la main du prince et devant une assistance nombreuse. Le recours au duel s’expliquerait parce qu’il est « une mise en scène d’une guerre ritualisée et judiciarisée » et qu’il résulterait d’un compromis entre pouvoir (vi)comtal et aristocratie laïque. Cependant, les religieux peuvent aussi y recourir de manière à inverser des rapports de forces qui leur sont défavorables. Le duel intervient le plus souvent en cas d’échec d’autres modes de résolution et doit permettre d’imposer la paix. La moitié environ des duels décidés ne sont toutefois pas réalisés ou menés à terme parce qu’une négociation intervient avant le début ou la conclusion du duel, signe que « l’idéal de la résolution (…) reste la négociation et la paix » (p. 296). Et l’on ne peut qu’adhérer à la belle définition conclusive que donne Hélène Couderc-Barraud : « Le duel judiciaire est une guerre ritualisée qui se différencie de la violence et de l’injustice, qui se tient sous l’œil de Dieu, et qui doit sortir les parties d’un rapport de forces pour imposer une résolution. » (p. 296). Au sein de l’Église, en revanche, on privilégie comme preuves le serment probatoire, des preuves écrites encore rares et le plus souvent associées à des témoins jureurs et la preuve testimoniale qui tend à s’imposer au XIIe siècle sous la forme d’idonei testes, au cours d’une procédure qui peine néanmoins à se détacher du serment probatoire. L’auteure y voit judicieusement la marque d’un droit savant qui se coule dans des pratiques anciennes, ce qu’elle démontre parfaitement en analysant le rôle du serment dans des conflits entre laïcs et religieux : si l’on a aussi souvent recours au serment dans de tels conflits, c’est bien parce que, aux yeux des laïcs, le serment conserve sa valeur probatoire, tandis que, pour les clercs, il tend à acquérir une valeur assertoire et s’apparente à un serment de connaissance, ce qui permet bien aux deux parties de s’y retrouver. Et les laïcs conservent également une certaine réticence vis-à-vis de l’utilisation de l’écrit comme preuve puisque l’usage de prouver l’écrit perdure jusque vers 1175 environ. Toutefois, de telles preuves dites « rationnelles » ne sont pas exclusivement réservées aux religieux puisque certains juges laïcs y ont aussi recours : les princes peuvent user de la procédure d’enquête (survivance de la pratique carolingienne ?) et le for de Morlaàs prévoit la preuve testimoniale.
8Reste évidemment à savoir quelle est l’efficacité de telles résolutions qui s’apparentent presque toujours à un compromis – même en cas de duel judiciaire, les tiers interviennent pour que le vaincu perçoive une compensation – parce que l’adhésion des parties est la meilleure garantie du rétablissement de la paix. Se pose ici la question de la reprise des hostilités après résolution, cas relativement fréquent en particulier en ce qui concerne les donations effectuées par des laïcs à des établissements religieux. S’affrontent alors deux conceptions diamétralement opposées : là où les clercs considèrent qu’une donation est pleine et entière et qu’elle efface tout droit du donateur, les laïcs s’attachent à l’idée traditionnelle selon laquelle tout bien est un bien patrimonial et qu’une donation n’oblitère pas les droits des héritiers sur une terre, si bien que jouent en ce cas deux légitimités contradictoires. Or, si presque toutes les causes sont résolues en faveur des religieux, elles comportent néanmoins presque toujours un dédommagement de la partie adverse, preuve que « les religieux ne peuvent faire abstraction des usages et des conceptions des laïcs » et que « le droit des héritiers est un droit reconnu socialement » (p. 328), ce qui contraint les religieux à transiger et explique que les liens perdurent sur plusieurs générations entre famille du donateur et biens donnés. Au final, il convient d’envisager le conflit ouvert comme une séquence particulière dans un litige qui peut s’étaler sur plusieurs générations comme le montre la longue controverse entre l’archevêque d’Auch et le comte de Fezensac pour la possession de Vic.
9En conclusion, Hélène Couderc-Barraud montre que la justice en Gascogne fonctionne entre le XIe et le début du XIIIe siècle sur un fonds commun qui est celui d’une idéologie isidorienne reposant sur l’ordre, la paix et le pacte, conception qui proviendrait d’un héritage wisigothique (ou carolingien ?) et qui postule que l’ordre doit être garanti par le prince, détenteur de la puissance publique, avec la collaboration de l’évêque et la participation active de l’aristocratie. Le fonctionnement de la justice est cependant loin d’être figé et, à partir des années 1150, l’Église introduit de nouvelles procédures par le biais du droit canon plus que du droit romain et grâce à l’action des légats pontificaux et des prélats réformateurs. C’est alors, sans doute, que se dessine plus nettement une différenciation spatiale entre une Gascogne garonnaise et une Gascogne pyrénéenne qui doit être mise en relation avec l’évolution des structures sociales et la présence, dans la zone pyrénéenne, « d’élites rurales » qui contraignent le prince à recourir à ce « pactisme » dont la plus belle illustration serait la concession des fors. C’est aussi le moment où les hommes des bourgs et des villes, les burgenses et cives, se voient reconnaître des pouvoirs de juridiction, ce qui fait perdre à l’aristocratie rurale son rôle moteur de régulation sociale. Une autre façon de dire que la justice s’adapte pleinement aux évolutions de la société et de récuser toute étude de la justice qui ne comporterait pas un volet social.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vincent Challet, « Hélène Couderc-Barraud, La violence, l’ordre et la paix. Résoudre les conflits en Gascogne du XIe au début du XIIIe siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 30 novembre 2009, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/11746 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.11746
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