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2008

Nathalie Koble (éd.), « Le Lai du cor » et « Le Manteau mal taillé ». Les dessous de la Table Ronde

Sébastien Douchet
Référence(s) :

« Le Lai du cor » et « Le Manteau mal taillé ». Les dessous de la Table Ronde, édition, traduction, annotation et postface de Nathalie Koble, préface d’Emmanuèle Baumgartner, Paris, Éditions rue d’Ulm (« Versions françaises »), 2005, 94 p.
ISBN 2-7288-0347-1

Texte intégral

1Curieusement, les études arthuriennes françaises attendaient toujours la traduction de deux récits brefs du XIIIe siècle pourtant fort connus : le Lai du cor et le Lai du mantel. Nathalie Koble comble cette lacune avec cet ouvrage qu’il faut saluer. Loin de n’être qu’une simple édition-traduction, il comporte une belle préface par Emmanuèle Baumgartner (p. 7-12) et un riche commentaire littéraire (« Les dessous de la table ronde », p. 103-144). Un avant-propos précède les textes eux-mêmes (p. 15-16) : il en expose brièvement la parenté structurelle et thématique, explicite les normes diacritiques utilisées pour l’édition, cite les manuscrits de base et donne les principes généraux de traduction. On trouve à la fin du livre un glossaire fourni (p. 145-166), un utile index des noms propres (p. 167-171) et une bibliographie indicative bien actualisée (p. 173-178) qui achèvent de faire de ce travail un ouvrage de référence pour les arthurianistes.

2On peut lire, des p. 18 à 38, l’édition du Lai du corn de celui qui se nomme Robert Biket dans son unique version conservée (Oxford, Bodleian Library, ms. Digby 86, copié en Angleterre dans le dernier tiers du XIIIe siècle, comportant donc de nombreux traits anglo-normands). Des notes infrapaginales recensent les leçons fautives du manuscrit et que l’éditrice a corrigées dans le corps du texte. En regard sur la page de droite, le lecteur trouve une traduction assortie de notes de lecture placées en fin de chapitre (p. 40-44). Enfin (p. 45-52) un commentaire sur la langue du texte, précédé d’une description du manuscrit Digby, clôt ce premier ensemble. Il est canoniquement constitué d’une étude soignée des phonies et graphies, de la morphologie et de la syntaxe, des principes d’édition. Il en va de même du Mantel mautaillé (édition annotée du manuscrit de Paris, BnF fr. 837 et traduction p. 54-87, notes de traduction p. 88-91, commentaire de la scripta du manuscrit p. 93-96). Seules variations : le commentaire linguistique passe très vite sur phonies et graphies puis omet morphologie et syntaxe. En revanche N.K. propose un important choix de variantes à partir du manuscrit Paris BnF fr. 1104 que Ph. E. Benett avait édité en 1975 (Mantel et Cor. Deux lais du XIIIe siècle, University of Exeter). Il faut souligner que le Mantel du BnF fr. 837 est pour la première fois édité, ce qui n’est pas sans importance puisqu’une étude des variantes montre combien le scribe du fr. 1104 s’est censuré, contrairement à celui du fr. 837 lorsqu’il a rédigé ce lai « volontiers satirique », à la « crudité pornographique » (p. 124 et cf. p. 141). Par contraste, le Lai du cor est un récit courtois et pudique, on y reviendra. De tons différents, les deux récits exploitent cependant la même trame : un objet merveilleux envoyé par une fée (cor à boire qui se renverse sur le cocu, manteau qui découvre impudiquement le corps de l’amie infidèle) sert à mettre en lumière les turpitudes sexuelles des femmes de la cour et la jalousie de leurs amis et époux. C’est cette parenté thématique et structurelle, depuis longtemps soulignée par la critique, qui légitime le choix de N.K. d’éditer ensemble ces deux textes.

3En effet, on a depuis longtemps mis l’accent sur le thème misogyne qui préside à ces deux merveilles et aux étranges rituels qui les accompagnent. Toutefois, l’avant-propos d’Emmanuèle Baumgartner, dans le droit fil de ses travaux sur les deux objets féeriques, réapprécie et corrige radicalement l’interprétation qui a été donnée de ces récits : la légèreté des femmes n’est-elle finalement pas que la conséquence de « l’impuissance des hommes à les satisfaire » (p. 10) ? Si Caradoc emporte l’épreuve dans les deux récits, n’est-ce pas parce qu’il incarne un modèle de perfection, certes de prouesse et courtoisie, mais aussi de « joie » dispensée ? Il contrecarre ainsi les visées de la fée qui envoie le cor et « tente d’affirmer qu’elle seule est parfaitement aimée, que seul l’autre monde est le paradis de toutes les jouissances » (p. 12).

4Dans le même esprit qu’E.B., N.K. livre une fine et solide qui emporte l’adhésion du lecteur. Elle piste pour commencer les origines culturelles de ces deux récits. Leur principale source d’inspiration semble être la littérature patristique, qui a elle-même trouvé dans les Nombres de la Bible le schéma narratif que le Cor et le Mantel reproduisent partiellement : une femme boit un liquide, et si la femme est adultère, ce liquide la tue (Nombres V, 22 et 27). Cette tradition, qui exprime la peur cléricale des débordements sexuels féminins et du désordre social dont sont ils censés être la source, a été intégrée et adaptée à l’univers profane arthurien, ce qui en a modifié radicalement le sens et la portée. L’épreuve ne stigmatise plus des hommes et des femmes immoraux : elle distingue bien plutôt un héros parfait. Mais paradoxalement la fonction de ce héros n’est pas tant d’incarner un idéal à imiter que de servir en quelque sorte de bouc émissaire à la communauté arthurienne. Ainsi Caradoc, « le chevalier qualifié, fait figure d’exception douteuse, dans un monde où l’individu ne peut s’épanouir qu’au sein d’un espace social reconnu » (p. 129). Contraint de quitter la cour, il incarne les valeurs non partagées de la cour, valeurs que le cor et le mantel ont mises au jour : l’infidélité, partagée par tous et tenue secrète par chacun.

5Les esthétiques respectives de ces textes « faux jumeaux » (p. 112) sont contrastées, voire opposées, mais manifestent toutes deux un art consommé de la récriture des motifs arthuriens, comme par exemple le jeûne probatoire ou l’oubli de soi. Le traitement de ces motifs comme celui des personnages fait du Mantel un texte burlesque et anticourtois à outrance, dont Keu et sa verve vipérine sont les plus parfaits représentants. Le Cor est en revanche un texte subtil où le langage est tout entier suggestif et pétri de nuances qui préservent l’honneur d’une reine dont la casuistique parvient à justifier la nécessité politique de l’amour courtois face à l’amour de son époux. Ce que N.K. résume avec élégance par cette formule : « l’écart prononcé qui se creuse entre rétention poétique et exhibition pornographique contribue à dessiner autour de ces deux récits un espace littéraire propre à chacun » (p. 126). Dans tous les cas la parodie et le détournement de la topique arthurienne assurent à ces récits une efficacité que N.K. décrypte remarquablement. On appréciera également les pertinentes analyses des procédés comiques et de l’art de la brièveté de ces deux « lais » qui en ont fait le succès et ont assuré leur pérennité puisqu’ils ont été repris par les auteurs de la Première Continuation, de la Vengeance Raguidel, du Tristan en prose et même par La Fontaine (« La coupe enchantée »).

6Cette étude littéraire donne des deux textes une vision d’ensemble riche et profonde dont atteste la traduction de N.K. : habile et intelligente, elle regorge de bonheurs et de trouvailles qui à eux seuls constituent le meilleur commentaire qui soit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Douchet, « Nathalie Koble (éd.), « Le Lai du cor » et « Le Manteau mal taillé ». Les dessous de la Table Ronde »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 29 août 2008, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/1014 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.1014

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Auteur

Sébastien Douchet

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