‘Maître-vite-oublié’ et l’enfant noyé. Les rapports entre père et enfant dans deux exempla inédits d’Étienne de Bourbon († v. 1261).
Texte intégral
1Que certaines relations entre père et enfant puissent être perçues à travers les récits exemplaires du Moyen Âge, cela n’est pas douteux 1. De même, certains mots d’enfants sont rapportés dans les exempla. Il convient cependant d’être prudent car ces textes fourmillent d’« effets de réel » (prenant en compte la réalité, sans la refléter) et donnent une vision idéale (c’est-à-dire souhaitée par les clercs) de cette même réalité. Voici, à titre de document, deux exempla jusque là inédits, tirés du Tractatus de diversis materiis predicabilibus du dominicain Étienne de Bourbon, recueil composé entre 1250 et 1261 2.
‘Maître-vite-oublié’
2Dans la quatrième section, consacrée à l’enfer, de la première partie, placée sous le signe du don de crainte, Étienne de Bourbon en arrive à la nature des âmes des damnés. Ces derniers reçoivent douze peines ou malheurs dans leur âme et autant dans leur corps, selon leur condition. Et après avoir dit que l’âme des damnés est terrorisée sans cesse, qu’elle a honte, qu’elle souffre profondément et se lamente, qu’elle subit une peine sans fin, qu’elle est rongée par la haine et la rancœur, Étienne de Bourbon énonce la sixième peine : elle est oubliée par Dieu et par les siens.
La sixième (peine) est l’oubli de Dieu. Dieu les livre en effet à l’oubli. [...] De même, les siens les livrent à l’oubli. Psaume [30, 13] : « Je suis donné à l’oubli du cœur comme un mort ». Sagesse V f [5, 15] : « L’espoir de l’impie, comme le souvenir de l’hôte d’un jour. » Que quelqu’un fasse du bien, une nuit, envers un hôte : le matin, on le quitte avec effusion, pour le rejeter aussitôt dans l’oubli car, selon le Psaume [9, 7], « à la fin leur mémoire périt avec le fracas ». Exemplum de l’enfant disant à son père qu’il s’appelait Maître vite oublié 3. Ainsi comme un père demandait à un petit enfant qui commençait alors à parler comment il se nommait, l’enfant, qui était son fils, répondit, je ne sais par quelle inspiration : « Vous vous appelez ‘Maître-vite-oublié’ » 4.
3Le récit lui-même n’est pas si limpide que cela, puisqu’il est de prime abord difficile de savoir si oblitus est pris au sens passif (« oublié »), ce qui dénoncerait une certaine impertinence de l’enfant (qui montrerait ainsi une forte tendance à l’ingratitude), ou au sens actif (« oublieux »), ce qui donnerait au mot de l’enfant une portée plus directement morale. La première hypothèse nous paraît préférable. Le participe oblitus (du déponent obliviscor, « j’oublie ») possède en latin classique le sens passif d’« oublié ». Virgile écrit dans les Bucoliques, IX, 53 : nunc oblita mihi tot carmina (« maintenant j’ai oublié tous ces poèmes »). De plus, Étienne de Bourbon vient d’évoquer l’ingratitude de ceux qui ont été bien accueillis ; ils remercient chaleureusement leur hôte pour l’oublier promptement. Le fils évoquerait donc son ingratitude future envers son père, ce qui n’est pas sans renvoyer à l’attitude de certains enfants, violemment dénoncée par les prédicateurs, envers leurs vieux parents 5.
4Si oblitus est pris dans son sens actif, ce qui est également propre au latin classique (oblitus instituti mei – « infidèle à ma règle de conduite », Cicéron, Epist. ad Atticum, 4, 32), ce qu’oublierait le père ne serait alors pas précisé par le fils. C’est bien toutefois ce dernier sens qu’a retenu au début du XIVe siècle le dominicain Jean Gobi, dans la Scala coeli. Le récit d’Étienne de Bourbon y est la source d’un exemplum placé dans la rubrique De negligentia. Un père demande à son fils par quel nom il est appelé, l’enfant répond qu’il l’ignore. Le père insiste et l’enfant lui répond : « Vous vous appelé Vite oublieux, car vous avez oublié tous les biens qui vous furent donnés, tous ceux que vous avez perdus et tous les péchés que vous avez commis » 6. Le fait que Jean Gobi ait été contraint de compléter le récit d’Étienne de Bourbon, et de l’orienter, de façon fort pesante, dans le sens de l’oubli des devoirs, prouve que l’exemplum restait amphibologique. Bref, si oblitus est pris au sens passif, l’exemplum met en avant une impertinence, jugée sans doute de peu de cas : dans le récit l’enfant n’est pas puni par son père ni son attitude fustigée par Étienne de Bourbon. Le dominicain mettrait en avant un mot d’un tout jeune enfant, sachant à peine parler ; mot jailli d’on ne sait où (nescio quo instinctu, écrit Étienne7), propre à mettre en lumière la fatalité de l’oubli, bien exposée par la citation de Ps. 9, 7 : « à la fin leur mémoire périt avec le fracas ». Le thème de l’innocence de l’enfant, repris inlassablement au Moyen Âge, s’affirme ici sans ambages 8. Si oblitus est pris dans son sens actif – ce qui dans le cas présent est douteux –, l’infans se fait prédicateur : le thème de l’enfant qui dénonce les péchés, la sottise ou les « erreurs religieuses » de son père est présent dans plusieurs fabliaux, comme La Houce Partie, Le Fils du vilain de Farbu, Le Dit du petit juitel.
5Quoi qu’il en soit, l’exemplum rend compte des principales fonctions attribuées à la parole de l’infans : demander à manger, prier et nommer (ici reconnaître ses parents). Il souligne aussi non seulement la force de la parole moralisante de l’infans, mais aussi la valeur sacrée de sa parole (« Dieu parle par la bouche des enfants »).
L’enfant noyé
6Toujours dans le don de crainte, Étienne de Bourbon en arrive à la neuvième et dernière section : « La crainte du péril présent ». Il y dénonce la folie manifeste de l’homme, qui est patente dans sept situations : 1. Habitué au danger, il ne l’évite ni le craint ; 2. Il ne se rend pas compte du danger ; 3. Il l’aime au point de le rechercher ; 4. Il se lie à ceux qui sont en danger et on ne peut les séparer ; 5. Il se charge de biens temporels et nuisibles ; 6. En danger, il ne demande pas l’aide de Dieu ; 7. Bien plus, il provoque la colère de Dieu et des saints. C’est dans la sixième situation que se place l’exemplum qui va nous retenir :
Item, sixièmement, parce que lorsqu’ils (les pécheurs) sont dans le trouble, ils n’appellent pas Dieu ni n’invoquent son aide, – Dieu sans lequel ils ne peuvent en réchapper. Bien plus ils provoquent sa colère, eux qui le méprisent alors qu’il désire les soustraire au danger et les en libérer, ou même qui se gaussent de ceux qui s’attachent à lui et fuient les dangers sous ses conseils. II Corinthiens I d [1, 18] : « Le langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent. Mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire pour nous, il est puissance de Dieu ». Exemple des fils se noyant 9. De même, un père de famille, dit-on, avaient deux fils, qui furent jetés en pleine mer à cause d’un forfait qu’ils avaient commis. Les voyant ainsi se débattre dans les flots, n’oubliant pas ses sentiments paternels, il monta sur une petite embarcation, et leur tendit sa main, à grand renforts de cris et de pleurs, s’efforçant de les tirer du danger. L’un tendit la main à son père, et regagna le bateau. L’autre méprisa la main de son père et, pensant qu’il ne courait aucun danger, jouait avec l’écume de la mer ; il fut recouvert subitement par l’eau, coula, et mourut. Ainsi le Christ venant au monde, les bras étendus sur la croix, veut libérer ceux qui se noient. Ceux qui acceptent et s’attachent à lui et à sa croix sont libérés du danger. Ceux qui le méprisent et sont vaniteux, ils sombrent tout de suite. [...] 10
7Ce récit n’est introduit que par une référence informative peu précise, dicitur quod (« on dit que... »), qui ne signifie pas qu’il provient d’une source orale – Étienne de Bourbon aurait sans doute alors précisé, comme à son habitude, son canal d’information –, mais d’une source dont l’auteur ne peut garantir l’authenticité. Mais le récit lui est apparu suffisamment vraisemblable pour le faire figurer dans son recueil. Là encore certains faits sont troublants. Il semble bien que c’est le père qui a jeté lui-même ses enfants dans la mer pour les punir. Mais le passif (projectos) sans complément d’agent, peut faire penser qu’ils auraient pu être punis par quelqu’un d’autre. De plus, alors qu’ils sont en mer, et en train de se débattre, le père, qui a décidé d’aller à leur secours, monte dans un petit navire. Les enfants seraient donc prêts du rivage. À moins qu’une frêle embarcation soit jetée d’un navire plus important.
8Si dure est la punition infligée aux enfants (que celui qui refuse la main salvatrice prend d’ailleurs comme un jeu), l’amour paternel n’en est pas moins présenté par Étienne de Bourbon comme fervent. Le père n’est pas oublieux de ses sentiments paternels 11 ; il tend la main à sa progéniture à grands cris et dans les pleurs. Et si l’enfant châtié meurt, la faute en revient à son insouciance... Hélas le récit n’est point daté, et rien ne prouve qu’il ne soit pas issu d’une source écrite lointaine.
9Sacralité de l’infans, tendresse paternelle : deux images (mais toujours à contrôler) de rapports entre père et enfant au XIIIe siècle, qu’Étienne de Bourbon offre aux utilisateurs de son recueil, aux prédicateurs, pour qu’elles soient diffusées, en principe, au public le plus large.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jacques Berlioz, « ‘Maître-vite-oublié’ et l’enfant noyé. Les rapports entre père et enfant dans deux exempla inédits d’Étienne de Bourbon († v. 1261). », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 4 | 1997, mis en ligne le 15 janvier 2007, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/973 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.973
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