Dire et interdire. Le discours juridique entre omission et action. L’exemple du blasphème (XIIe-XVIe siècles)
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1La question des rapports entre droit et pouvoir est de celles qui se posent toujours sans être résolues jamais. L’exquise complication qui préside à l’architecture de ces deux notions, la dangereuse ambiguïté qui accompagne leur rapprochement et l’ampleur considérable des domaines qui affectent leur mise en œuvre rendent impossible toute approche globale de leurs mécanismes et inopérante toute vision unilatérale de leurs enjeux. Ainsi, une mise en perspective exclusivement institutionnelle, qui se bornerait à enregistrer l’influence matérielle du droit sur les pratiques du pouvoir ou à souligner le caractère massivement politique des constructions juridiques se révélerait intellectuellement inopérante par excès de simplification et défaut de réflexion. Le probable consensus formel auquel elle aboutirait ne pourrait dès lors que masquer sa constitutive pauvreté substantielle, l’unanimisme des résultats soldant tant bien que mal la pusillanimité des questions posées. L’examen du couple « droit et pouvoir » s’apparente donc à un exercice de complexité décourageant pour les bonnes volontés. Il n’en est que plus nécessaire de le tenter. La subtilité même des liens tissés par ces deux concepts, la permanence de leur conjonction, la richesse de leurs configurations et l’extension de leurs champs rendent essentielle une exploration minutieuse de leur organisation interne et de leur conformation externe, intéressant aussi bien l’observateur du passé que le spectateur du monde contemporain. La constance des relations nouées entre le droit et le pouvoir s’accommode en effet d’une certaine variabilité de leur économie générale, imprimée par le choc d’évolutions brutales, le glissement progressif d’imperceptibles tropismes ou le jeu inéluctable d’évolutions séculaires.
2Dans cette optique, la combinaison d’un objet de recherche relativement limité dans son acception et d’une sphère d’investigations chronologiquement étendue peut n’apparaître point totalement illégitime, dès lors qu’elle permet de mesurer sur une petite échelle l’importance des modifications intervenues au sein des interactions droit/pouvoir. Le choix particulier du blasphème offre en outre ici un double avantage, comme crime de lèse-majesté d’une part, comme crime de parole, d’autre part.
3L’inclusion du blasphème dans la catégories des offenses à la majesté divine, acquise pendant le Moyen Âge grâce au travail des décrétalistes1 et devenue de tradition au cours du XVIe siècle2, doit en premier lieu être rapprochée de la tentative initiée par les juristes et les politistes contemporains pour fonder la légitimité d’un pouvoir suprême (qu’il soit monarchique, impérial ou pontifical), étendre le domaine de son exercice et magnifier l’éclat de ses manifestations, au travers des notions de souveraineté et de majesté3. En d’autres termes, les efforts déployés pour définir juridiquement le blasphème, joints à la prise en charge normative et juridictionnelle dont il fit constamment l’objet, en France4, à partir du XIIIe siècle, concoururent à construire la majesté et à justifier l’autorité d’un souverain devenu pleinement juge et législateur, à l’image du roi des cieux. De surcroît, la qualité de « crime sans victime » unanimement reconnue au sacrilège verbal renforça encore la pertinence de sa répression dans le cadre d’une difficile genèse étatique. Atteinte symbolique par excellence, n’offusquant de façon directe nul intérêt privé susceptible d’en réclamer réparation, le blasphème voyait sa répression subordonnée à la seule volonté agissante de l’autorité publique. Détachée de toute considération matérielle, sa poursuite n’était lisible qu’en des termes idéologiques dont la syntaxe précisait la grammaire occulte du pouvoir. Rituellement soustraite aux regards par le secret, la distance et l’éclat des pompes liturgiques, l’autorité du monarque s’exhibait dans le châtiment de ceux qui en sapaient les fondements. En déchirant le voile du sanctuaire, le blasphémateur rendait enfin visible le mystère de la majesté.
4En second lieu, l’étude du traitement des « paroles d’outrage » éclaire les rapports du droit et du pouvoir en ce qu’elle touche de près aux usages du discours et à la formalisation de l’autorité. Le droit comme le pouvoir sont en effet indissociables du support verbal qui en explicite le sens ou en justifie l’existence. Or, à bien des égards, le blasphème peut être analysé comme un contre discours aux conséquences d’autant plus pernicieuses qu’elles caricaturent l’aspect des énoncés officiels et ruinent jusqu’à la possibilité d’une expression valide. À la subversion superficielle des règles de bienséance langagière s’ajoute l’offense portée contre le Verbe créateur et sauveur. De grammaticale, l’atteinte devient théologico-politique et impose au monarque « très chrétien » une réponse à la fois juridiquement et religieusement appropriée.
5Dès lors, l’histoire de la construction puis de la répression du crime de blasphème, telle qu’elle s’écrit entre les XIIe et XVIe siècles ne procède pas uniquement d’une logique cumulative et mécaniste ; elle résulte également d’une stratégie discursive et symbolique. Certes, il demeure pertinent d’analyser l’augmentation des ordonnances sanctionnant le blasphème5 comme le produit mathématique du développement de l’appareil d’État entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. De même, il est toujours loisible de voir dans la fréquente redondance de ces dispositions la preuve de la constance de l’action monarchique et l’aveu manifeste de son inefficacité. Il peut toutefois apparaître plus judicieux encore d’adjoindre à ces approches traditionnelles6 une appréhension plus globale du phénomène liant la juridicisation puis la criminalisation du sacrilège verbal à la conquête de la souveraineté7 et surtout à l’affirmation idéologique de la majesté royale. En vertu d’une telle perspective, l’élaboration d’un droit du blasphème peut être lue comme un véritable énoncé théorique cernant de manière allusive la nature mystérieuse du pouvoir. Loin de n’être que l’une des manifestations marginales d’une croissance étatique centrée sur la domination d’éléments matériels (la loi, la justice, l’impôt, l’armée, etc.), elle constituerait une sorte de message subliminal rendant discrètement visible le cœur même de la puissance du roi. L’appréhension du crime (I), par les difficultés qu’elle surmonte, les décalages qu’elle introduit et les questions qu’elle pose, permet ainsi de montrer le pouvoir en actes au travers d’un droit en paroles (II).
Taire le crime
6Le dossier documentaire relatif au traitement juridique du blasphème pendant le Moyen Âge « classique » et la première modernité se signale d’emblée par la multiplicité de ses pièces et la variété de ses approches. L’impression qui s’en dégage n’est pas celle d’un manque mais d’un trop plein, qu’alimentent des contributions inégalement verbeuses puisées aux sources disparates du droit, de la morale ou de la théologie. La figure du blasphème n’est donc point absente d’un discours juridique qui tend à s’affranchir de ses origines religieuses en troquant la stigmatisation du péché contre la dénonciation du crime8.
7Pourtant, même si, au sens strict, le sacrilège verbal n’est pas « tu », même si, en se démoralisant pour se pénaliser, il fait l’objet d’une attention toujours plus soutenue de la part des docteurs, des juges et du législateur, il s’en faut de beaucoup pour que cette invasion discursive traduise une désignation véritable. Omniprésent, le blasphème demeure mystérieux et insaisissable ; diffus, il reste indéfini, flou et finalement innommé.
Une stratégie de la dispersion
8Entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, plusieurs facteurs contribuèrent à donner au blasphème une actualité et une juridicité inconnues jusque-là. En premier lieu, l’émergence des péchés de langue9, suscitée par les transformations sociales et le renouvellement des curiosités intellectuelles contemporaines10, orienta l’attention des théologiens et des juristes sur la spécificité de ses mécanismes, lui permettant de franchir une étape décisive dans la voie de son autonomisation. L’association de l’impiété verbale au « mauvais serment » qui avait longtemps prévalu de manière exclusive, allant jusqu’à absorber la première dans la seule prise en compte du second11, s’estompa progressivement au profit d’un examen circonstancié de la seule catégorie de blasphème. Mieux même : alors que « relativement négligée par le monde monastique »12, celle-ci n’avait fait l’objet que de mentions rapides dans les listes de péchés des âges précédents, elle devint, à partir du XIIIe s. une sorte de « passage obligé » des ouvrages de théologie morale et des manuels pratiques de confession qui lui consacrèrent désormais des exposés nourris. Par surcroît, ces développements occupaient souvent une place stratégique dans l’économie générale des traités en question : soit au dernier rang des péchés de bouche, juste avant l’examen des peccata operis, comme chez Alexandre de Hales13, soit en première ligne des perversions verbales, comme chez Guillaume Peyraut14. Quelle que soit la présentation retenue, elle faisait toujours du blasphème l’atteinte la plus grave qui se pût envisager contre la discipline de parole, exprimant à elle seule la quintessence vicieuse des autres fautes verbales.
9La richesse de ces spéculations théologiques et morales, prolongées et redéfinies par la synthèse thomiste15, rencontra un écho immédiat dans certaines dispositions normatives que la glose des docteurs et les sentences des juges développèrent à l’envi. À partir de la fin du XIIe siècle en effet, les autorités laïques et religieuses firent du blasphème l’un de leurs domaines privilégiés d’intervention législative et lui consacrèrent plusieurs textes d’inégale importance. Ce nouveau champ de compétences, défriché par la reconquête du pouvoir édictal et la maîtrise récente de moyens de coercition efficaces, peut là encore être mis en rapport avec l’utilisation contemporaine de la parole comme instrument privilégié de puissance politique, religieuse ou technique16. Il se pérennisa cependant bien au-delà de la conjoncture socio-intellectuelle qui en avait suscité l’émergence par l’élaboration de plusieurs dizaines d’ordonnances monarchiques et le renouvellement constant des mesures répressives, marquant d’un geste inaugural le rappel des promesses du sacre et la fidélité aux choix des prédécesseurs17.
10Ainsi largement prise en charge par l’autorité publique, souvent relayée – et parfois précédée – par des dispositions issues d’initiatives locales, urbaines18, synodales19, princières20 ou coutumières21, la législation anti-blasphématoire constitue un corpus documentaire d’une incontestable ampleur matérielle, encore grossie des innombrables commentaires dont elle fit l’objet. Rares furent en effet les ouvrages de droit savant qui n’abordèrent pas la question du sacrilège verbal, soit au travers d’exposés spéciaux, soit, plus fréquemment, au cours de développements vaguement apparentés et inégalement fournis. Chez les romanistes par exemple, les allusions au blasphème se dispersent entre plusieurs dizaines de gloses intéressant une vingtaine de fragments du Code, du Digeste ou des Novelles. Pour ce qui regarde le seul Digeste, les extraits retenus comme pertinents concernent aussi bien la juridiction des juges22 que le serment23, les obligations contractées oralement24, les injures et libelles25 ou la Lex Cornelia de siccariis26. Le jeu des références et des connivences, qui tisse la trame de la doctrine et crée l’illusion de l’abondance par le gonflement artificiel de l’intertextualité, n’assigne donc pas au blasphème de lieu déterminé ou d’identité claire. Directement lié aux crimes religieux, il n’est pas étranger non plus à la théorie générale des obligations ou à de minutieuses questions de procédure, investissant au final une bonne partie du champ juridique sans se constituer en un corps de texte nettement circonscrit ou pleinement lisible. Situé à un carrefour de sens relativement connexes, il offre ainsi de riches possibilités de dégradés thématiques qui diffractent ses contours en une image diffuse.
11La dynamique propre à l’analyse juridique renforça encore cette tendance par l’usage surabondant qu’elle fit de la technique classificatoire. Dans leur approche du blasphème, les glossateurs et leurs émules s’efforcèrent en effet de définir l’objet de leurs réflexions à partir de l’énumération prétendument complète de ses composantes. Furent ainsi envisagés la nature des personnes divines ou sanctifiées visées par l’outrage27, le choix du référent permettant de qualifier une parole d’authentiquement blasphématoire28, la psychologie réelle ou supposée du délinquant29 et l’hétérodoxie éventuelle de ses paroles. Les nombreuses combinaisons prenant en compte ces variables déterminèrent la construction de complexes architectures logiques, en même temps qu’elles consacraient l’irréversible éclatement de la catégorie de blasphème en plusieurs unités insécables irréductibles les unes aux autres. Au terme provisoire de cette évolution, tandis que Tiberius Decianus fractionnait son analyse en genres, espèces et sous espèces de sacrilèges verbaux30, Nicolaus Boerius repérait six modes blasphématoires différents31, contre sept pour Petrus Nuñez de Avendano32 et au moins dix pour Jacobus Simancas33. L’obsession d’un dénombrement mathématique décliné sous la forme rudimentaire d’une liste se substituait ainsi à l’effort initial de définition synthétique.
12Cet irrésistible syndrome de l’éparpillement, fruit de l’affolement du discours scolastique commué en souci d’exhaustivité, traduit la hantise d’un phénomène blasphématoire qui paraît se généraliser. La dislocation du corps du texte exprime ici rhétoriquement la contamination du corps civique fantasmée par les auteurs des XVe-XVIe siècles. Le blasphème semble alors se « désindividualiser » pour se « communautariser » ; il cesse d’être le fruit exclusif d’une volonté personnelle en devenant le produit d’une sorte de fatalité sociale. La stigmatisation traditionnelle de déterminismes isolés, sensés induire un comportement délictueux dans les couches marginales de la population, cède progressivement la place à des mises en garde collectives adressées à l’ensemble de la communauté. Les esprits lascifs et les âmes luxurieuses34, les joueurs35, soldats36, palefreniers, charretiers et « rustiques »37 ne forment plus seuls les troupes des blasphémateurs patentés. Le fléau se répand désormais aussi bien chez les « nobiles » que chez les « ignobiles »38. Franciscus de Peña, dans le commentaire qu’il fit au XVIe siècle du Directoire des Inquisiteurs de Nicolaus Eymericus († 1399), corrèle ainsi la diffusion du blasphème avec l’intérêt grandissant que lui accordent les docteurs39. En dépit des exhortations des moralistes, des condamnations de l’Église et de la rigueur du droit, le peuple chrétien, oublieux de ses devoirs, se complaît dans un crime qui lui semble plus risible que blâmable :
Nunc autem, quando Deus homo factus est, vitam et sanguinem praestitit, blasphemiis passim ab eisdem hominibus inhonoratur : nec qui blasphemat poenam, sed qui reprehendit periculum subiit et quod deterius est, audientes qui ad vindictam, seu ad correctionem saltem moveri deberent, provocantur ad risum [...]. O saeculum infelix ! O aetas iam omnino lutea ! O homines Christianorum nomen usurpantes ad majorem in die judicii confusionem et in gehenna poenam40.
13Le blasphème a donc tout envahi : les mots et les choses, le monde et les textes. Toutefois, si la diffusion généralisée du mal se traduit par une dispersion du discours sur le mal, elle ne s’accompagne nullement d’une claire désignation de sa nature. Le blasphème, partout dénoncé car partout répandu, est le centre vide autour duquel gravite cette rhétorique allusive.
Une tactique de l’évitement
14Aucun des modes habituels du discours juridique ne parvint à rendre compte des caractères propres du crime de blasphème, pour des motifs qui tinrent à la nature de cet objet et à la fonction spécifique qu’il occupa longtemps dans la représentation du pouvoir monarchique.
15Chez les théoriciens du droit, les tentatives amorcées pour le circonscrire se heurtèrent presque toutes à l’idée de transcendance divine qui constitue le substrat de cette notion depuis son baptême judéo-chrétien41. Loin de s’affadir avec l’apparition progressive d’un « esprit laïc », cette idée d’une atteinte portée à « l’inatteignable » informa la genèse médiévale du crime de blasphème, dans le sillage de la construction de la lèse-majesté ; elle connut même une sorte de paroxysme au XVIe siècle dans la condamnation très ferme des imprécations sacramentaires. La formalisation du discours savant offre une bonne indication de ce mouvement. Alors que les ouvrages juridiques des XIIIe-XIVe siècles, mus par le souci de fonder une discipline soustraite à la tutelle de la science sacrée, ne firent guère usage des spéculations théologiques pour étayer leur approche du blasphème, les traités des XVe-XVIe siècles42 puisèrent au contraire largement dans ce fonds et aboutirent in fine à une définition extra-juridique de cette infraction :
16« Une proposition blasphématoire est ainsi nommée en raison du blasphème, qui signifie, au sens strict et à proprement parler, une injure infligée à Dieu, lorsqu’on lui attribue ce qui ne lui convient pas, ce qui va contre la miséricorde, lorsqu’on lui dénie ce qui lui revient, ce qui est contraire à la justice, ou lorsque l’on attribue à une créature ce qui est propre à Dieu, ce qui s’oppose à sa majesté. Ambroise agrée ces affirmations. »43
17Ce type d’assertion concerne aussi bien l’appréhension globale du blasphème que la prise en compte de ses modalités particulières de profération ou l’évocation du processus psychologique sensé en déclencher la survenue. Une généalogie du vice fut ainsi esquissée, fondée sur une déploration rituelle des ravages de l’orgueil et de la colère. La structure de l’une comme le vocabulaire de l’autre venaient en droite ligne des ouvrages publiés par des moralistes quelques siècles plus tôt44. De même, des citations bibliques toujours plus nombreuses, majoritairement tirées du corpus vétéro-testamentaire45 et assumant une fonction essentiellement légitimante à l’égard des législations laïques contemporaines46, envahirent progressivement le cours des développements juridiques, tandis que leurs argumentaires s’alourdissaient d’exempla édifiants47. De fondamentalement rationnelle et démonstrative, la glose se faisait parénétique et illustrative. Elle cherchait moins à désigner qu’à condamner et à convaincre. La frontière entre péché et crime devenant ainsi de plus en plus ténue, l’identité pénale du blasphème se trouva menacée à l’heure même où la nécessité de sa répression faisait pourtant le moins de doute.
18Sa définition, il est vrai, ne s’était jamais élevée à un degré de consistance suffisant pour rallier à sa cause les suffrages unanimes des professionnels du droit. La réflexion doctrinale fut d’abord desservie dans cette tâche par la démarche trop exclusivement énumérative signalée plus haut. Elle fut surtout déchirée entre le souci théorique d’englober dans une formulation unique tous les aspects d’une infraction polymorphe et la volonté pratique d’intégrer dans son champ les principales productions normatives dont elle entendait également tenir compte. De ses multiples efforts résulta un gonflement du concept de blasphème, englobant progressivement des notions voisines comme celles de « mauvais serment »48 ou de maledictio49. Malheureusement, l’extension du champ visé ne s’accompagna pas d’une élucidation de l’objet décrit50. Paradoxalement, l’émancipation conceptuelle du blasphème aboutit à gêner considérablement sa lisibilité. Structurellement, les deux seuls éléments invariants de sa définition – son rapport à un sacré transcendant et son caractère injurieux – furent aussi ceux qui posèrent le plus de problèmes d’appréciation. Comment concilier en effet dans une même relation de connexité l’absolu du référent (Dieu) et la relativité de l’outrage ?
19Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, les sentences des juridictions et les dispositions législatives ne réussirent pas plus que les réflexions doctrinales à proposer un cadre de définition acceptable pour l’infraction qu’elles entendaient punir. Au demeurant, la discrétion des instances judiciaires n’a ici rien d’étonnant : l’absence traditionnelle de motivation des décisions de justice ainsi que le caractère logiquement non généralisable de celles-ci n’étaient pas de nature à susciter l’émergence de considérations théoriques aptes à circonscrire abstraitement l’infraction poursuivie. Par ailleurs ces sentences, quel que soit le degré de juridiction qui en assura le prononcé, ne reprirent jamais à leur compte les exposés concernant le blasphème tirés du droit savant. Les verbeuses subtilités du discours doctrinal débouchaient sur l’extrême laconisme d’une prose judiciaire qui s’attachait avant tout à la résolution concrète de cas d’espèce. La parole ne portait que sur l’énoncé succinct des circonstances matérielles de l’infraction et sur la peine qui en marquait la conclusion logique ; passant sous silence les processus mentaux qui en avaient déterminé le choix, elle juxtaposait dans un même énoncé l’action du criminel qui blasphème et l’acte du juge qui condamne. Seules les mentions éparses d’ordonnances royales inégalement référencées51 conféraient parfois à la décision de justice une dimension plus générale, marquant le caractère avant tout national et monarchique de la répression. Un décalage significatif n’en était pas moins creusé avec l’approche rhétorique et « circumlocutoire » développée par le droit savant.
20La législation laïque, enfin, proposa pour sa part un traitement inédit du problème. D’une précision et d’une importance inhabituelles dans ses dispositions strictement répressives52, elle procéda pour définir l’infraction à un usage généralisé de périphrases descriptives plus ou moins floues. Ainsi, la première ordonnance prise spécialement en France sur la question à avoir été conservée s’ouvrait par ces mots :
Il sera crié par les Villes, par les Foires et par les Marchiez, chascun mois une fois au moins, que nul ne soit si hardy que il jure par aucuns des membres de Dieu, de Nostre Dame, ne des Sainz, ne qu’ils fassent chose par maniere de blasme, ne ne dient vilaine parole, ne par maniere de jurer ne autrement qui torne a despit de Dieu, de Nostre Dame, ne des sainz.53
21Écrivant aux régents du royaume, juste avant de s’embarquer d’Aigues Mortes le 25 juin 1270, le même Louis IX poursuivait de sa vindicte « les blasphmateurs, c’est-a-dire ceux qui par leurs actes, leurs paroles, ou leurs jurements ont osé se montrer injurieux envers le Seigneur de Majesté ou la bienheureuse Vierge, la mere de Dieu. »54. Soixante ans plus tard, Philippe VI affirmait vouloir châtier, « ceux qui de Dieu nostre createur et de la glorieuse Vierge sa mere dient vilaines paroles et especialement qui en jurent ou dient les vilains seremens »55, tandis qu’à la fin du XVe siècle, Louis XI dénonçait encore dans l’un de ses mandements les « gens qui regnyent, despitent et maugréent le tres saint nom de notre Sauveur et redempteur Jesus Christ, le blasphement et jurent par derision de sa benoiste humanisté (...) et pareillement de la tres sainte et tres glorieuse Vierge Marie mere de Dieu, Royne des cieux, dame des anges, et de tout le monde »56.
22Conformément à une tradition initiée bien des siècles auparavant par la Novelle 77 de Justinien57, l’appréhension du blasphème passait moins par une approche théorique du phénomène que par l’évocation énumérative de la conduite des blasphémateurs. Dans cette perspective, la diversification croissante du vocabulaire au cours des siècles58 n’eut pas pour effet d’augmenter la précision technique des désignations proposées ; elle tendit plutôt à rendre concrètement compte de l’évidente polymorphie du crime :
Plusieurs de nos subgiez, (...) blasfement et injurient Dieu et sadicte glorieuse Mere et font villain serement de lui et de sadicte benoiste Mere, les regnient, despitent, maugreent et desadvouent souventes fois, et les sains et sainctes de paradis et font de jour en jour plusieurs seremens et juremens illicites de Dieu, de la glorieuse Vierge Marie sa mere et desdiz Sains et Sainctes de Paradis. »59
23D’ailleurs, considérée le plus souvent comme un « peschié »60 ou un « vice detestable »61 et « abominable »62, la parole sacrilège fut assez tardivement présentée comme un délit par les ordonnances qui en prescrivaient pourtant la répression. Il semblerait en effet que cette dernière mention n’ait pas été retenue avant un établissement de Henri IV pris sur requête de l’assemblée du clergé de France, en décembre 160663.
24Une législation spéciale existait donc bel et bien sur la question. Depuis une constitution perdue de Philippe Auguste64 elle faisait même l’objet des soins constants et répétés des souverains. Toutefois, cette prolifération normative masquait mal une persistante indigence conceptuelle à laquelle ni le savoir des docteurs, ni la perspicacité des juges, ni la volonté des princes n’avaient pu efficacement porter remède. De même que cette tradition édictale s’était développée à partir d’un texte originaire dématérialisé, dont on n’avait conservé que le seul souvenir – la lex novella de Philippe II –, de même elle se déployait autour d’une tâche aveugle dont elle ne pouvait espérer qu’approcher les contours. Touchant à la majesté et donc à l’indicible, le blasphème nourrissait un processus d’évidement discursif qui laissait son auditeur proprement interdit. Comment parler, en effet, de ce qui ne devait pas être dit et rendre compte de ce qui devait être tu ? D’où les conduites de fuite ou d’évitement signalées plus haut. Face au scandale lové au cœur même du Verbe, le discours ordinaire, fût-il juridique et autorisé, ne pouvait rien. Seule l’autorité sacralisée et majestueuse des rois était capable de renouer la « chaîne des mots » que de funestes écarts avait interrompue. Contre un crime de paroles qui subvertissait le langage, elle était seule assez forte pour rétablir l’équilibre, construire un rempart d’ordre, restaurer l’alliance et, finalement, dire le droit.
Dire le droit
25Par sa double nature de crime et de péché, le blasphème impose une lecture à la fois juridique et métajuridique des dispositions normatives et juridictionnelles dont il fit l’objet. De la sorte, s’il n’est pas illégitime d’en faire un dénombrement arithmétique et un constat descriptif, il est tout aussi essentiel d’en proposer une interprétation globale, fondée sur le sens symbolique qu’elles produisent. Intimement liée aux mécanismes d’institution de l’autorité, comme en témoignent incidemment plusieurs convergences chronologiques significatives65, la répression du blasphème procéda d’une vision substantialiste d’un ordre, restauré par le verbe royal et incarné dans l’exercice souverain de la justice. Par ailleurs, suscitée par un acte de langage, c’est par un acte de langage qu’elle trouva la forme adaptée à son expression. C’est donc dans la juxtaposition de ces deux voies, politique et rhétorique, qu’il convient d’en observer le fonctionnement.
Un énoncé performatif : La restauration de l’ordre
26Face aux imprécations désordonnées et aux interjections sacrilèges des blasphémateurs, les établissements royaux dressèrent le modèle de leur ordonnancement, la rigueur de leur construction et le rempart de leur verbe. Avant même d’être analysées, les constitutions monarchiques peuvent être lues comme un rappel insistant du dogme royal, mais aussi comme une réponse formelle au contre-discours des impies.
27À la force corrosive du blasphème qui fragmentait le lien social et dépeçait métonymiquement le corps divin66, la prose monarchique a opposé la puissance unificatrice d’une rhétorique de l’Alliance liant la permanence de l’action étatique à la nécessité d’une protection sacrale.
28En matière de châtiment des paroles sacrilèges, la phraséologie normative fut rarement productrice de nouveauté. Le plus souvent, les établissements se contentèrent de reprendre d’anciennes dispositions placées sous le prestigieux patronage « des rois nos prédécesseurs »67. Cette thématique récurrente, qui rappelle le mécanisme légitimant des ordonnances de réformation68, faisait logiquement une large part à Louis IX69, le modèle tutélaire de la lignée. Ainsi placée sous les auspices d’un saint, la réitération des mesures contre le blasphème ne fut pas le fruit d’un défaut d’imagination édictale ou d’une paresse durable de la chancellerie. Elle procéda plutôt d’une démarche généalogique70 et identitaire réactualisée à chaque avènement71. Dépassant le simple « souvenir de la législation de saint Louis »72, elle restaurait « l’ordre public chrétien »73 indignement profané et accomplissait la vocation propre de la fonction monarchique. Solennisée par les promesses du sacre74 que rappelaient à l’envi les attentes des moralistes75 et la pédagogie des « miroirs »76, celle-ci consistait avant tout à gouverner « au service de la paix et de la justice »77, c’est-à-dire aux dépens des fauteurs de troubles et des ferments de sédition78.
29C’est la raison pour laquelle la reprise systématique de dispositions édictales quasiment inchangées put jouer un rôle légitimant en période de crise, de régence ou de guerre. En se réclamant d’une tradition sanctifiée par Louis IX puis pieusement conservée par ses successeurs79, le prince faisait plus que signifier rituellement une forme de continuité de l’action étatique : il instituait un pôle de stabilité au sein d’une époque troublée et d’un monde hostile. Le règne de Charles VI (1380-1422), si fondamental à bien des égards pour l’organisation et le fonctionnement des institutions monarchiques, offrit sans doute l’illustration la plus éclairante de ce mécanisme. Pendant cette période, quatre établissements intéressant le blasphème furent adoptés par le roi et trois autres par ses fils. Parmi ces derniers, l’un, attribué à Louis de Guyenne, fut promulgué en 1410, c’est-à-dire au moment où le jeune prince, qui venait d’atteindre ses 13 ans, se lança, sous l’influence de Jean Sans Peur, dans une politique de réforme du royaume ; il s’agit donc de l’un des tout premiers actes de la majorité politique du Dauphin. Les deux autres documents, datés de 1420 et par conséquent postérieurs à la mort de Louis de Guyenne (1415), émanent de la chancellerie du nouvel héritier de la Couronne, Charles. Devenu régent de France en décembre 1418, celui-ci fut déchu de ses droits en janvier 1420 et partit se réfugier en Berry.
30Dans ces trois cas, ces ordonnances marquèrent l’affirmation d’un pouvoir neuf, menacé et incertain au travers d’une sorte de rituel inaugural et sanctifiant. À une époque où la continuité de l’État se construisait dans les esprits et dans les actes, la répression du blasphème marquait l’appartenance à la « très chrétienne » lignée capétienne par la pérennité de ses ambitions.
31C’est à la lumière de cette interprétation qu’il faut entendre l’effort significatif consenti par Philippe VI (1328-1350) pour sanctionner ce crime 80, en un siècle où sa répression demeurait encore assez marginale. Pour ce monarque à la légitimité contestée, l’exercice du pouvoir passait par l’accomplissement de gestes programmatiques qui rappelaient la continuité monarchique par delà les changements dynastiques et les défaites militaires81.
32Les blasphémateurs n’étaient donc point considérés comme des délinquants ordinaires et les prescriptions qui les frappaient ne formaient pas le cadre anodin de bénignes opérations de police. L’objet de ces interventions visait avant tout à sceller l’exercice d’une autorité juste, à purifier le corps politique et à ressouder l’unité sociale par l’œuvre conjointe d’une législation redondante, de paroles appropriées et d’une justice exemplaire. Ainsi, le roi capétien « vengeur des blasphèmes » remplissait pleinement son office sacral et valait à son royaume le bénéfice d’une protection divine particulière.
33En effet, la profération régulière d’impiétés ne compromettait pas seulement la cohésion sociale et l’exercice du pouvoir au sein de la cité ; elle troublait aussi l’économie des rapports entre les hommes et Dieu, faisant craindre aux premiers les conséquences d’un courroux du second. Ainsi, même si l’on trouve dans quelques ordonnances des marques inattendues d’effusion personnelle82, celles-ci laissaient fréquemment la place à la transcription rhétorique d’une foi institutionnalisée, où le prince « bon catholique » n’oubliait pas qu’il était d’abord le monarque « très chrétien » 83. À cette occasion, les rois ne manquaient jamais de reconnaître la dette qu’ils avaient contractée à l’égard de Dieu. Comblés de ses bienfaits84, élevés sur le trône par sa miséricorde85, conscients des « grandes et excellentes victoires données par la bénignité et la clémence [dudit] Sauveur »86, ils avaient à cœur de « ne pas demeurer ingrats, ains de luy rendre et faire rendre par [leurs] subjets louanges et grâces immortelles »87 et plus particulièrement de protéger son « honneur », outragé par les blasphémateurs88. De façon symétrique, les « malheurs des temps », les crises économiques et morales, les famines, et les défaites trouvaient dans ce cadre logique une interprétation cohérente. Ils répondaient à la violation des engagements pris et à l’« ingratitude du royaume qui rompait unilatéralement l’alliance »89, par mollesse, lâcheté ou perversion.
34Ce thème d’une vengeance divine sanctionnant la culpabilité collective de sujets sacrilèges et la responsabilité individuelle d’un roi négligent se trouvait déjà dans la Novelle 77 de Justinien. Il fut pourtant presque absent des ordonnances royales françaises jusqu’à ce que les drames du début du XVe siècle eussent clairement fait sentir sa pertinence historique et sa vertu démonstrative. Il s’imposa ensuite avec une récurrence remarquable, expliquant les « grans esclandres et tribulacions qui sont avenuz et aviennent de jour en jour en diverses manières »90 et montrant ce que « les grands et inestimables maux, périls et dangiers »91, les « guerres et les mortalitez »92 devaient à « nostredit créateur, justement offensé »93. Vers la fin du XVe siècle, enfin, cette thématique s’exacerba dans une horreur du pullulement alimentée par la conscience nouvelle94 d’une effrayante prolifération des sacrilèges95.
35En dehors de toute indication de contenu et de toute précision quant aux mesures coercitives effectivement prescrites, il apparaît donc que la formalisation de la législation royale contre le blasphème constituait déjà, en soi, une riposte à la profération de ceux-ci. Plus exactement, cette action conjuratoire ne se déployait pas seulement au niveau théorique, par le rappel conscient du dogme monarchique et l’évocation d’un modèle alternatif aux dérèglements sacrilèges. Elle investissait également le champ de la parole en répondant mot pour mot aux invectives des blasphémateurs. Ce que les textes qualifiaient encore souvent de « vilains serments » et qu’ils appréhendaient toujours comme autant d’actes de langage potentiellement dangereux pour la cité se voyait ainsi opposer des manifestations normatives constituées en énoncés performatifs dont la répétition périodique et la publication régulière étaient sensées opérer avec une efficacité toute liturgique. Dans cette optique, même largement inobservées96, les ordonnances devaient cependant être redites, moins dans l’espoir de « retenir l’impiété des méchans » que dans le souci d’effacer l’écho mortifère de leurs paroles et d’apaiser le céleste courroux. En ce sens, leur fonction était autant propitiatoire que strictement législative ; d’un point de vue métajuridique, leur simple énonciation garantissait symboliquement leur efficacité, un peu à la manière d’un rite correctement exécuté.
36Quant aux dispositions édictales énumérées en leur sein, si leur précision manifeste en faisait un discours clos centré sur la seule répression pénale, elles renvoyaient également, en dernière analyse, à une procédure d’institution de la majesté.
Un discours clos : l’institution de la majesté
37Les mesures prévues par le dispositif des ordonnances royales pour juguler la diffusion des blasphèmes apparaissent inhabituellement précises, compte tenu du contexte pénal de l’ancien droit, traditionnellement dominé par les solutions de la coutume, les propositions de la doctrine et les initiatives des juges. Ce constat suffirait d’emblée à établir la spécificité de la matière si d’autres indications ne venaient corroborer ce premier diagnostic et montrer le caractère très construit de la répression de ce crime. Deux cas sont ici à distinguer, selon qu’ils se rapportent au blasphème « ordinaire » ou au blasphème hérétique.
38Le blasphème « ordinaire » ou de droit commun fit l’objet d’une précoce casuistique répressive de la part d’une législation monarchique à la fois abondante et répétitive. Une savante gradation des sanctions s’y échelonnait des amendes aux mutilations « réfléchissantes », en passant par l’emprisonnement, l’amende honorable, l’échelle ou le pilori. L’hypothèse de la récidive, qui ne semble guère avoir été envisagée avant le XIVe siècle, déterminait l’aggravation progressive des châtiments selon le nombre de rechutes criminelles prêtées à l’accusé. D’un point de vue externe, sa prise en compte permet en outre de mesurer l’inégale sévérité des textes à partir des seuils déterminés par ceux-ci pour marquer le passage des peines pécuniaires aux supplices corporels. En vertu de ce critère, on peut distinguer trois grands modèles punitifs. Le type le plus sévère est aussi le plus tardif et le moins représentatif. Il intéressa exclusivement les gens d’armes, pour des raisons de discipline militaire et de stratégie symbolique97 aisées à entendre. Extrêmement rigoureuse à l’égard des légionnaires98, cette réglementation se relâchait un peu avec les fantassins99 et beaucoup avec les gens des ordonnances100.
39À côté de ce groupe relativement marginal un deuxième ensemble se constitua dès le XIVe siècle autour des lettres patentes du 12 mars 1330 [n. st.]101, précisées et complétées par l'ordonnance du 22 février 1348 [n. st.]102. Il fut enrichi ultérieurement par les établissements de 1397103, 1437104, 1460105 ou 1490106, avec parfois des aggravations sensibles, comme en 1428107, 1442108, 1479109, 1486110 et 1487111. Les deux édits de Philippe VI, succédant aux objurgations rhétoriques de Philippe III et de Philippe IV, puis au silence des trois derniers Capétiens directs, renouèrent avec la ligne « dure » initiée par Louis IX avant 1268, date où les charitables observations du pape Clément IV vinrent mettre un frein au zèle répressif du pieux roi112. Ces textes prévoyaient, pour le blasphémateur « primo-délinquant » une exposition au pilori qui pouvait être agrémentée du jet de boues et d’ordures. En cas de récidive, la lèvre supérieure du coupable était fendue avec un fer chaud à la première rechute (de telle sorte que ses dents devenaient apparentes), la lèvre inférieure subissait le même sort à la deuxième rechute, et en cas de persévérance dans le vice, la langue de l’impie était coupée « tout outre, si que des lors en avant il ne puisse dire mal de Dieu ne d’autre. »113
40Paradoxalement, la législation du XVIe siècle, telle qu’on peut la saisir à partir de l’ordonnance de Louis XII datée du 9 mars 1511 [s. st.]114, apparaît sensiblement plus modérée. Elle ne prescrivait en effet que des amendes arbitraires plus ou moins lourdes en lieu et place des séances de pilori et des mutilations visées par les textes antérieurs. L’exposition n’était requise qu’à la 4eme récidive, tandis qu’on réservait l’application des peines corporelles pour la 6eme condamnation judiciaire. L’hypothèse de leur réalisation était donc pour le moins improbable.
41Cette relative mansuétude législative ne fut pas le fruit d’une indulgence nouvelle liée à l’efflorescence de l’humanisme juridique et du relativisme philosophique. Elle était en effet largement compensée par l’extrême rigueur déployée, tant sur le plan édictal qu’au niveau juridictionnel, en matière de blasphème hérétique. Ce dernier, qui formait à bien des égards une configuration inédite, nettement distincte du traitement habituel des impiétés « vulgaires », fut spécialement visé par une série de mesures dérogatoires initiées dans les années 1520 par le parlement de Paris puis reprises dans des ordonnances de François 1er et Henri II115.
42Quel que fût le type de blasphème poursuivi, la volonté étatique déployée à partir du XIIIe siècle pour en éradiquer les causes et en endiguer les effets ne se démentit jamais, ni dans sa constance, ni dans sa portée, en dépit de la variabilité des formes revêtues par sa répression. La pérennité de cet effort fut d’autant plus remarquable qu’elle se heurta, tout au long de la période, à une large tolérance du corps social qui voyait dans l’invective sacrilège moins un crime punissable qu’un défaut amendable. La relative mollesse des quelques prescriptions coutumières ou statutaires qui se prononcèrent sur la question, tout comme l’importance des phénomènes de négligence et de désuétude dont se plaignirent amèrement les ordonnances royales, attestent pleinement de la tacite connivence du corps civique. « L’invention » du blasphème comme crime ne fut donc pas le produit d’une réprobation unanime plus ou moins spontanée ; elle procéda au contraire d’une construction systématique et concertée dont la maîtrise d’œuvre fut assurée par le pouvoir monarchique renaissant. Dans une telle perspective, la signification idéologique, manifeste ou latente, de ce processus de criminalisation importait autant que les modalités juridiques de sa mise en œuvre ; ou plus exactement, ces modalités juridiques ne devaient être comprises que comme les vecteurs auxiliaires d’une signification idéologique originaire mais voilée. La difficile articulation entre l’immatérialité de l’acte poursuivi, son évanescence conceptuelle et la minutieuse organisation de sa punition apparaît à ce stade de la démonstration particulièrement lourde de sens. Contre un crime indiscernable, une pratique diffuse et une menace innommée, le roi dressait inlassablement le glaive implacable d’une justice pointilliste. À l’horreur du sacrilège, il opposait la cruauté du châtiment ; au désordre des conduites, la rigueur programmée des peines et aux dangers de l’invective la tranquille répétition de formules apaisantes.
43Par nature, le blasphème demeurait indicible, puisqu’il portait atteinte à la majesté elle-même, c’est-à-dire au caractère ineffable et secret d’un pouvoir fondé sur une absolue transcendance116. L’horreur sans nom que les instances institutionnelles attachaient rituellement à sa profération n’était que l’écho perceptible de son inexprimable mystère. La majesté, comme la mort ou le soleil ne se pouvant regarder en face, elle se laissait simplement saisir dans la pompe qui lui rendait hommage ou les atteintes qui lui portaient ombrage. Dénoncer le blasphème, c’était affirmer la présence souterraine de ce principe mystérieux et terrible ; mais c’était aussi se heurter aux impérieuses limites du langage lui-même. C’est pourquoi, l’impossibilité d’assigner un lieu précis et une définition claire à un crime aussi innommable que le pouvoir rendit nécessaire la description détaillée des procédures sensées en prévenir l’apparition et en punir la réalisation. Ainsi, l’extrême précision de ces mécanismes processuels, qui n’eut sans doute d’équivalent que leur probable inutilité117, ne releva pas seulement d’un illusoire souci de prévision ; elle procéda aussi d’un lucide constat d’impuissance. Puisque définir le crime était impensable, le discours juridique n’eut d’autre alternative que de se réfugier dans la verbosité rassurante d’une patiente « circumlocution » et d’évoquer l’outrage par l’énumération des moyens commis à sa disparition. Au delà des contraintes techniques et de la concurrence des sources du droit propres au Moyen Âge et à l’Ancien Régime, ce fut là sans doute l’une des raisons majeures pour lesquelles « la législation royale est restée non seulement peu abondante mais aussi, assez souvent, ineffective » et ne toucha en profondeur que le seul « domaine procédural »118. L’impuissance à circonscrire le crime était le signe d’une souveraineté indéfinissable, soucieuse de laisser occultes les ténébreux mécanismes de sa propre institution. Dans cette optique, l’efficacité de la répression comptait moins que les formes particulières de la procédure et le caractère terrible du châtiment.
44En dernière analyse, si les ordonnances royales contredisaient le blasphème, les sentences des juges achevaient d’en anéantir les effets. À la béance du sens inaugurée par la profération du sacrilège, à l’incertitude du droit liée à la difficile détermination de sa qualification, la décision de justice fournissait un terme d’autant plus définitif qu’elle était parfois sans appel. À cet égard, les centaines d’arrêts rendus par le parlement de Paris au cours du XVIe siècle sur des blasphèmes hérétiques119 constituent sans doute l’illustration la plus éloquente de ce processus. Non point seulement parce qu’ils étaient insusceptibles de recours, mais parce que, expressément délivrés en matière de foi, ils apparaissaient comme des messages de vérité, producteurs d’un discours clos et d’un sens dogmatique univoque120. Alors, dans le cadre de cette apocalypse judiciarisée qu’était la sentence rendue et exécutée, pouvaient se déployer et le sens dernier du crime et le bras armé de la majesté en actes.
Notes
Postea constituit et sanxit lege novella
Per totum regnum ne blasphemare quis esset
Cor, cerebrumve Dei, vel membrum quodlibet, ausus
Sic ut qui legem fuerit transgressus eandem,
Quinque quater solidos teneatur solvere Christi
Pauperibus, vel flummineas jaciatur in undas.
son corps, son ventre, barbe et yeulx
Et le prennent par tant de lieux
Qu’il est haché de tous costez
Comme chair à petits pastez. » Eloy d’Amerval, Diablerie (1507).
Pour citer cet article
Référence électronique
Corinne Leveleux-Texeira, « Dire et interdire. Le discours juridique entre omission et action. L’exemple du blasphème (XIIe-XVIe siècles) », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 7 | 2000, mis en ligne le 03 janvier 2007, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/885 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.885
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