L’incertitude du droit devant les juridictions parisiennes au XVe siècle
Texte intégral
1Alors que la parenthèse de la souveraineté d’un droit national semble – selon certains – se refermer pour permettre la réinvention d’un droit commun, la difficulté du thème du retour de l’histoire a été soulignée1.
2De manière apparemment paradoxale, les origines de la conception moderne du droit sont en effet à chercher dans le droit commun médiéval. Bodin apparaît davantage comme l’artisan d’une systématisation que comme un authentique créateur2. Des études récentes sur le pouvoir de « faire loy » en France à la fin du Moyen Âge imposent d’abandonner l’image d’un roi simple garant d’un ordre coutumier intangible3 comme la représentation d’un exercice désordonné du pouvoir législatif4. Parallèlement, l’influence du jus commune dans la construction juridique médiévale a été réévaluée. La thèse de la relégation du droit romain recule5 ; mais l’idée d’une simple renaissance du droit écrit cède le pas à une approche mettant l’accent sur la part de nouveauté dans cette (re)découverte.
3Ce changement dans le paysage juridique au cours des derniers siècles médiévaux suscite des interrogations sur le statut qu’avaient ces nouvelles « sources du droit » dans la pratique judiciaire. La conception rigoureuse que les avocats avaient en théorie de la loi engage à sonder la manière dont était utilisé concrètement le droit royal. La créativité reconnue au droit savant invite à laisser de côté la question de sa réception pour s’interroger sur la « consistance » de ces règles en cours d’invention, sur leur « solidité ».
4Pour réaliser ce projet, les plaidoiries prononcées à la fin du Moyen Âge constituent un corpus particulièrement riche6. La réalité des faits – auxquels les enquêtes mettaient rarement fin – n’était pas leur seul enjeu ; les controverses sur la règle applicable tenaient en effet une place importante dans les débats. Mais dans les mémoires des avocats, le droit apparaît souvent fuyant. L’image d’un système de normes objectives se brouille au fil des plaidoiries, sans qu’une évolution se dessine au cours du XVe siècle. Sitôt une règle avancée, son existence ou son contenu sont niés par la partie adverse.
5Ces discussions sur le droit tiennent sans doute en partie à l’art oratoire et aux nécessités de la plaidoirie ; il ne faut pas prendre « au pied de la lettre » les affirmations des avocats. Prolongeant une défiance ancienne à l’égard des juristes7, Philippe de Mézières avait bien dénoncé les « subtilz argumens et bourdes souvent manifestes, dorées et adornées d’aucunes proposicions captieuses des cauteleux avocaz »8. Le Vieil Pèlerin déplorait la passivité des juges qui laissaient les hommes de loi pérorer. La morgue n’explique toutefois pas pleinement cette tolérance9. Si les conseillers du roi laissaient les avocats douter de la réalité du droit, ou la travestir, ne peut-on pas penser qu’ils partageaient – au moins en partie – leur hésitation ? Ainsi, on peut admettre que les conclusions des avocats répondaient au moins à ce qui, dans l’esprit des magistrats des cours souveraines, était considéré comme suffisamment acceptable pour être doté d’une certaine force persuasive10.
6Laissant ouverts les aspects généraux du problème, je me propose seulement, à l’aide de quelques exemples, de mettre en relief l’incertitude du droit devant la justice à la fin du Moyen Âge. Les plaidoiries parisiennes du XVe siècle soulignent en effet l’ambiguïté qui entourait le statut de la loi du roi (I) et du droit savant (II).
7I – Que les praticiens se soient entendus avec les théoriciens du pouvoir pour définir les caractéristiques de la loi du roi et les conditions de sa validité, voilà qui paraît aujourd’hui démontré11. Mais parvenaient-ils pour autant à donner un contenu à cette forme dont les contours étaient devenus précis ? Respecter le droit royal, c’était le mot d’ordre des gens du Parlement12. Pourtant, au fil des plaidoiries, l’évanescence concrète de cette source du droit ne cesse de se dévoiler. Bien souvent, l’existence de l’ordonnance invoquée par un avocat était contestée par son confrère (A). Quand la réalité de la loi paraissait au-dessus de tout soupçon, c’étaient alors les difficultés de son interprétation qui trahissaient les hésitations des praticiens (B).
8Les avocats invoquaient fréquemment les ordonnances royales13, dans les procès civils du moins14. Ils s’y référaient dans la grande majorité des cas par une formule vague (« par les ordonnances » ou « présuppose ung édict et ordonnance ») ; celle-ci gagnait cependant parfois en précision15, mentionnant le règne sous lequel la norme avait été prise16, voire son année17 et lieu d’édiction18, avec d’ailleurs quelques erreurs19.
9Mais la référence au droit royal s’échouait fréquemment sur l’ignorance affichée d’un adversaire qui « de l’ordonnance, ne scet riens »20. Démêler le vrai du faux dans ce débat est malheureusement souvent difficile, faute de toujours retrouver le texte invoqué. L’existence de l’ordonnance invoquée par un adversaire semblait parfois niée à raison21 ; les avocats profitaient peut-être du climat d’incertitude qui entourait la loi du roi pour forger ou modeler des ordonnances royales favorables à leur cause.
10Cependant le démenti était loin d’être toujours fondé. Lorsque le Parlement connaissait l’ordonnance alléguée, il ne manquait pas de rappeler la réalité du droit22. Ainsi, l’ignorance des avocats, peut-être feinte, était du moins suffisamment partagée pour avoir quelque chance de succès. Elle s’attaquait non seulement à des règlements précis qui n’avaient peut-être pas été diffusés largement23, mais aussi à des ordonnances plus importantes qui avaient certainement été publiées dans les auditoires des cours parisiennes24. En 1392, l’avocat du seigneur de Chantilly affirmait ainsi ne rien savoir des « ordenances roiaulx l’an xlv et l’an lxv25 » par lesquelles « novellez garennes et infraccions d’icelles sont deffendues »26. La loi du roi était ici invoquée de manière assez vague. Mais le doute ébranlait parfois une connaissance suffisamment précise pour dater l’ordonnance et même citer son lieu d’édiction27.
11Une telle ignorance peut d’autant plus surprendre chez des hommes de justice que l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » tendait à s’imposer. En 1460, Courtois, avocat à la Cour des aides, s’opposa ainsi à Michon, qui outre sa propre méconnaissance des « ordonnances royaulx fectes sur le fait des aides par lesquelles [...] tous taverniers et hostelliers vendans vins a destail sont tenus de monstrer aux fermiers ou a leurs clercs commis et depputez tous les vins qu’ilz ont en leurs maisons [...] »28, invoquait celle de ses clients qui ne pouvaient donc « estre condempnés en amende car ilz ne savoient icelle ordonnance ». En effet, selon Courtois, « de l’ordonnance ne pevent pretendre ignorence car elle est publiee et de long temps et la scevent bien car ilz, et mesmement Bonniface Laisné, sont taverniers de long temps et vont et viennent tres souvent devant les esleuz ou elle se pratique »29. Comment, dans ces conditions, Michon, qui fréquentait davantage que ses clients la justice des aides, pouvait-il l’ignorer ? Doit-on alors penser que, tout comme l’Histoire, la loi « présentée au Parlement était celle des plaignants, non celle de leurs avocats, non celle du milieu parlementaire »30 ? C’est vraisemblable ; il y a certainement une bonne part de chicane dans ces débats.
12Mais la mauvaise foi ne paraît pas seule en cause. En effet, même sur des points fréquemment discutés devant les cours souveraines, la loi du roi ne semblait pas être une source du droit évidente, certaine et incontestable. La question de la nomination et de la destitution des offices royaux peut l’illustrer. Les limites posées au bon plaisir du roi, et en particulier l’impossibilité de pourvoir à un office non vacant, avaient fait l’objet de plusieurs ordonnances. Si les praticiens les invoquaient assez fréquemment dans leurs plaidoiries31, ils ne semblaient cependant pas avoir une connaissance claire et complète du droit royal. Avant l’ordonnance de 1467, à l’appui d’un principe d’inamovibilité qu’ils formulaient déjà, les avocats invoquaient les textes royaux32, en termes généralement vagues33. Mais un doute planait sur leur réalité. En 1452, pour défendre le droit de Mathurin Berton sur l’office de général sur le fait de la justice des aides que lui disputait François Guérinet34, Poignant, avocat à la Cour des aides, commençait par s’aider des ordonnances royales. Toutefois, l’argument lui semblait suffisamment fragile pour envisager également leur absence :
par ordonnances royaulx, ung officier royal puis qu'il est institué en aucun office ne peut estre debouté d'icellui sans estre premierement oy sur ce. Icelle ordonnance a esté et est observee et gardee en la court de parlement en la court de ceans et par tout le royaume. Se n'y avoit aucune ordonnance sur ce, se le veult raison escripte au chappitre Licet (?) et ailleurs et qui autrement le fait et l'on prand possession d'aucun office sans appeller le possesseur c'est une interruption et dechiet la partie de son droit35.
13Après 1467, les références aux textes royaux étaient dans l’ensemble un peu plus précises. Mais les avocats ne paraissaient pas voir dans la « grande ordonnance » la proclamation d’un principe nouveau, fondateur du droit moderne de la fonction publique. À leurs yeux, la loi du roi s’inscrivait plutôt dans une continuité législative dont les étapes fluctuaient d’ailleurs au gré des plaidoiries. En 1473, c’était ainsi une ordonnance de 1300 qui aurait inauguré un droit confirmé en 134136 puis par Charles VII37. Une dizaine d’années plus tard, Nanterre, au nom de Robert Cailletel, invoquait :
les ordonnances du roy Charles Philippe, Charles Septiesme et du roy Loys derrenierement trespassé lequel adverty qu'il avoit desappoincté plusieurs de ses officiers et considerant que par ce moien ne pourroient avoir grant loyaulté envers lui affin que sesd. officiers eussent plus grant affection a le servir en ensuivant les ordonnances de ses predecesseurs voult et ordonna que aucun office ne seroit ou pourroit estre dit vacant ne impetré sinon que il vacast par mort simple resignacion ou declaracion38.
14L’ordonnance de 1467 n’avait d’ailleurs pas mis un terme définitif aux débats sur le pouvoir du souverain de destituer arbitrairement ses officiers. En 1474, alors que Michon rappelait que « le roy a baillé la loy que les offices ne seront impetrables sinon par mort, resignacion, ou forfaicture », son adversaire prétendait encore que « le roy peut oster et donner les offices qui luy appartiennent touteffois et a qui bon lui semble »39. En outre, la loi du roi n’avait pas éclipsé les autres sources du droit. Au début du XVIe siècle, devant la Cour des aides, aucune allusion, ni explicite ni implicite, n’était ainsi faite à l’ordonnance royale pour assurer qu’ « ung officier ne peut estre privé de son estat et office sinon en deux cas » ; l’avocat Brinon s’en remettait à l’autorité du droit savant40.
15Peut-être la publicité et la conservation des lois ne suffisaient-elles pas à assurer leur force et à rendre inutile le confort subsidiaire de la « raison escripte ». Mais ces flous dans la référence au droit royal comme source du droit – dont on pourrait citer d’autres exemples – semblait également révéler un certain décalage à la fin du Moyen Âge entre la représentation moderne de la loi et sa réalité concrète. En dépit des proclamations de principe, devant la justice, les ordonnances du roi ne paraissaient pas dire le droit avant et par-dessus toutes les autres autorités.
16Au-delà de ce débat sur l’existence matérielle du droit royal, sa force était régulièrement contestée. La superposition parfois hasardeuse des différentes ordonnances royales rendait difficile la distinction entre celles qui étaient encore en vigueur et celles qui ne l’étaient plus. Alors que Poulain se référait aux « ordonnances pieça faictes sur les monnaies, lesquelles plusieurs foiz ont esté reveues et corrigees, [par lesquelles] la maistrise particuliere de la monnaie de ceste ville [de Paris] et de toutes autres villes se doit bailler a la chandelle au plus offrant et derrenier encherisseur et cellui qui est le plus offrant est cellui qui offre le moindre pris et la plus grant quantité d’ouvraige »41, l’avocat des généraux maîtres des monnaies, Anjorrant, répliquait que « l’ordonnance a esté abrogee passez sont cinquante ans »42. Une modification importante dans un droit fréquemment utilisé pouvait ainsi passer inaperçue des gens de justice pendant plusieurs décennies…
17Même les efforts des grands corps de l’État pour conserver et classer les lois les concernant ne paraissaient pas mettre fin à l’incertitude. Ainsi, bien que les ordonnances réglant l’organisation interne du Parlement aient été soigneusement recopiées dans un registre souvent consulté43, le contenu exact du droit demeurait indéterminé sur certains points. En témoigne le long conflit qui opposa Guillaume Erlant et Jehan Le Viste aux gens des Requêtes du Palais. Ces derniers refusaient d’accueillir dans leur compagnie les premiers auxquels le roi avait donné deux offices de conseillers. À grand renfort d’autorités savantes, politiques, littéraires et historiques, les parties s’efforcèrent de consolider les différentes ordonnances royales définissant le nombre des referendarii palatii. Du côté des impétrants, on alléguait notamment une ordonnance donnée en 1344 (a. st) au Val-Notre-Dame44, une autre de Charles V de 1359 et une troisième de Charles VII de 145445 par lesquelles « ceulx des Requestes doivent estre huit »46. Du côté des gens des Requêtes, on invoquait au contraire une ordonnance de 1388 (a. st) qui fixait leur nombre à six, « quatre lays et deux clers »47. Quant aux textes cités par leurs adversaires, ils les tenaient pour abrogés car « expressement est escript sur le registre ou elle (sic) est enregistree non leguntur iste ordinaciones »48. L’argument était toutefois moins définitif qu’il n’y paraissait. Selon Lecoq, son confrère se méprenait en effet sur le sens véritable de cette formule qui ne faisait allusion qu’à la police de la Cour. À chaque rentrée parlementaire, les ordonnances que devaient respecter les gens du Parlement étaient en effet lues49 et, à ses yeux, la mention signifiait simplement :
qu’on ne lit point lesdites ordonnances le landemain de la Sainct Martin, mais seulement lit-on les articles ensuivans desd. ordonnances et néantmoins elles sont observees et gardees tout ainsi que plusieurs lois in Corpore Juris ou la glose mect non leguntur, toutesfois observantur et plus practicantur et n’est ce mot non leguntur que l’instruction du lisant lesd. ordonnances led. landemain de la Saint Martin50
18Faute de reconnaître une valeur juridique à la mention marginale et à la lecture, la superposition des ordonnances dans le temps rendait inutile tout effort de conservation et de publicité.
19Inversement, la croyance des avocats en la possibilité d’une abrogation tacite laissait planer une ombre sur de nombreuses ordonnances royales51. La mort du roi législateur, encore invoquée comme cause de disparition de la loi à la fin du XIVe siècle52, paraît ensuite céder le pas au seul effet du temps. Certains affirmaient sans doute l’impossibilité « d’alléguer possession ne prescripcion contre la loy et ordennances royaulx »53. Mais beaucoup n’hésitaient pas à opposer aux textes allégués par leurs adversaires la désuétude per non usum. En 1441, c’était même l’avocat général du roi, Jouvenel, qui notait que l’ordonnance limitant l’autorité de tout officier royal sur les terres des hauts justiciers et lui interdisant d’y demeurer54 « transiuit in desuetudinem et a joy tousiours le roy tout au contraire et non tant seulement in terra arciepiscopi mais des autres princeps, pers et seigneurs de ce royaume, mesmement en Bourgogne »55. L’argument de la péremption du droit royal se retournait cependant souvent contre les représentants du roi. En 1493, au procureur général du roi qui invoquait « une ordonnance confermée par arrest touchant le nombre des procureurs du Chastellet, par laquelle il ne doit avoir que xxxii procureurs en hault et autant en bas »56, un procureur d’en bas qui aspirait à être promu en haut répondait avec désinvolture qu’elle importait peu car « elle n’a esté gardée »57. Malgré les efforts de certains praticiens pour souligner l’irréductible différence entre la loi et la coutume58, la valeur d’une ordonnance royale non consolidée par l’usage paraissait incertaine.
20À défaut d’arguer de l’abrogation ou de la désuétude de la loi, on pouvait encore assurer qu’elle n’était jamais entrée en vigueur car elle n’avait pas été régulièrement publiée. Cet argument avait parfois une connotation politique. Quand le Parlement refusait de publier et d’enregistrer une ordonnance royale, au nom d’un prétendu droit de contrôle, alléguer cette loi devant la justice était de peu de secours59. Au comte du Maine et de Guise qui invoquait, maladroitement, certaines ordonnances réglant le guet, les habitants de Lesquielle répliquaient ainsi que « ceans, on ne doit alleguer ordonnances senon qu’elles soient publiees ceans et qu’on en face apparoir »60 ; c’était s’attirer à bon compte la sympathie de la Cour qui les avaient jugées trop rigoureuses.
21Mais même au-delà de cet aspect politique, le défaut de publication avait un retentissement sur la valeur de la loi61. En matière pénale, l’absence de publicité donnait un fondement à l’ignorancia juris62. En matière civile, elle fondait une présomption d’inexistence. Pour écarter des ordonnances interdisant le don séparé des gages et bourses de notaires et secrétaires du roi63, Richart Toste avait d’abord relevé qu’elles n’avaient pas été systématiquement observées car « maistre Baudé des Bordes, Rynel et autres depuiz, ont esté pourveuz de bourses ou de gages seulement » ; puis il avait noté que « quicquid sit, la dicte ordonnance a esté révocquee et en la revocatoire est inserée la premiere ordonnance ». Mais le débat ne s’arrêtait pas à l’abrogation tacite ou expresse de l’ordonnance initiale. L’existence et la vigueur de l’ordonnance de révocation étaient à leur tour contestées par la partie adverse, Gontier Col : « quant a la revocatoire, n’en scet riens nec presumendus est car aussy n’est elle pas ceans publiee »64.
22En définitive, la richesse des voies ouvertes aux avocats pour se libérer du joug des ordonnances royales était bien résumée par J. Dochye qui s’efforçait d’être institué receveur de Vitry grâce à un don royal malgré l’ordonnance prescrivant le recours à l’élection de ces officiers65 : « se il y a ordenance, ou elle est ancienne qui seroit perie per desuetudinem et usaige au contraire du roy, ou nouvelle qui n’auroit point esté publiée et par ce ne lieroit pas »66.
23Si l’incertitude paraît souvent radicale, les avocats s’accordaient cependant parfois sur la réalité et la validité d’une ordonnance. C’était alors sur le terrain de l’interprétation que s’engageait le débat. Sans doute est-il de la nature de la loi de se prêter à la diversité des gloses. Le flou du droit est en outre peut-être caractéristique d’une certaine conception de la loi qui n’est pas propre à la situation juridique médiévale67. Le phénomène se présentait toutefois à la fin du Moyen Âge sous une forme exacerbée : les difficultés d’interprétation ne surgissaient pas à la marge mais au centre même de la loi. Les avocats en arrivaient ainsi à douter constamment des lieux, matières et périodes concernés par le droit royal.
24Une première ambiguïté tenait au territoire sur lequel les ordonnances royales devaient s’appliquer. Cette difficulté reflétait parfois une imprécision dans la rédaction de la norme68 ou un accès malaisé au texte. Alors que certains descendants d’aubains du bailliage de Vermandois prétendaient en 1467 que « le feu roy en l’an lvi fist ordonnance69 que les demourans lors oud. bailliage et qui y vendroient demourer jusques à ix ans ensuivant pourroient succeder et aussi leur pourroient succeder », le procureur du roi au Trésor assurait – contre la lettre du privilège – que « ne seroit lad. ordonnance par tout led. bailliage de Vermendois mais seulement en la ville de Laon »70.
25La question de la territorialité du droit pouvait également revêtir un aspect plus politique. Depuis la seconde moitié du XIIIe siècle, la capacité normative royale n’avait cessé de se renforcer ; princeps souverain, le roi disposait théoriquement de la puissance de promulguer des lois valant pour l’ensemble de son royaume71. Les avocats évitaient généralement de contester frontalement ce pouvoir législatif royal, préférant défendre le droit des hauts justiciers à appliquer la norme72, plutôt qu’à la créer. Toutefois le débat sur le droit du roi de donner la loi à tous en général et à chacun en particulier était loin d’être clos au XVe siècle73, notamment en matière de police74. En 1425, les officiers royaux de la prévôté de Paris75 s’étaient efforcés d’exécuter à Saint-Marcel certaines « ordonnances royaux » touchant le métier des corroyeurs car il « seroit bien estrange et dure chose se le roy pour le bien de la chose publique ne povoit faire une loy generale aiant vigueur en la terre et juridicion de ses subgiez ». Mais ce qui était évident au procureur du roi ne l’était pas aux religieux de Sainte-Geneviève : sur leur terre, ils prétendaient appliquer des « ordonnances differens et separées » et, selon eux, « ne [le] puet on extendre [ce qu’ils désignaient comme un « statut » royal] en la jurisdiction et terre des haults justiciers »76. Hors du domaine royal, la loi du roi avait encore du mal à s’imposer au début du XVe siècle.
26Les avocats transposaient parfois cette limite à la matière régie par l’ordonnance. Leur interprétation tendait ainsi à restreindre – souvent avec raison— l’empire de la loi du roi aux seules choses qui étaient sous sa sujétion directe. C’était en particulier vrai pour les règles concernant les offices. En 1379, pour se protéger de certains officiers comtaux, les gens des Bordes (?) alléguaient les « ordenances royaulx qui valent loy » interdisant aux sergents de demeurer et exploiter sur les terres des prélats et barons77 ; mais le comte écartait ce droit car « l’ordenance du roy ne parle que de ses officiers »78. Durant les troubles du début du XVe siècle, le roi avait confirmé les droits des personnes nommées à des offices ou bénéfices en remplacement des « adversaires », malgré les décisions judiciaires contraires79. En 1413, la possibilité d’appliquer une telle ordonnance aux charges dont le roi n’avait pas la provision était débattue80. À la fin du XVe siècle, on se demandait encore si les officiers seigneuriaux bénéficiaient des garanties reconnues par les ordonnances aux officiers royaux. Dans ce débat, la puissance du roi n’était pas ouvertement mise en cause ; tous semblaient admettre que le roi aurait pu, s’il l’avait voulu, légiférer sur les offices seigneuriaux. Mais le plus grand flou entourait l’extension réelle du droit royal. Ainsi, alors que l’avocat Montmirail assurait que les ordonnances royales sur la révocation des officiers s’appliquaient à tous, son confrère Piédefer prétendait qu’il
ne fault extendre extra casum particularem l'ordonnance puis qu'elle est exorbitant de droit, car il est cler que ceulx qui la feirent eussent aussi bien mis et comprins les autres offices des autres seigneurs s'ilz eussent voulu, que non, ymo puis que l'ordonnance que l'en dit estre la loy du royaume est prohibitive des offices royaulx elle est permissive des autres offices recevocables ad nutum (sic)81.
27Au-delà de la question du pouvoir du roi de donner la loi aux choses qui ne lui appartenaient pas, la détermination des situations régies par les ordonnances royales faisait l’objet de difficultés continuelles. Ce brouillard flottait même lorsque l’allégation atteignait un degré estimable de précision. En 1480, pour justifier leur exemption de la taille, des anciens francs-archers invoquaient les « ordonnances faictes par le feu roy le xxeme jour d'avril iiii c xlviii82 touchant les francs archiers par lesquelles est dit que sont francs et exemps de toutes tailles » et « les ordonnances fectes par le roy qui est a present au Montis lez Tours83 par lesquelles il les declaire aussi francs ». Ces détails laissent penser que les textes étaient facilement accessibles. Pourtant, si les habitants de Saint-Martin-le-Nœud connaissaient le privilège accordé aux francs-archers, ils lui étaient infidèles en assurant qu’il ne s’étendait pas à ceux qui avaient quitté le service84.
28De fait, il paraît difficile de citer des ordonnances qui ne se soient pas prêtées à des interprétations contradictoires. Invoquait-on une ordonnance restreignant les sergents du bailliage de Meaux85, elle prescrivait, selon la partie adverse, de déterminer leur nombre quand il n’était pas certain, mais non de révoquer les officiers en surnombre86. Prétendait-on faire appliquer les ordonnances royales gouvernant la proposition d’erreur devant les généraux sur la justice, la réponse était toute trouvée : elles avaient « esté fectes pour la court de Parlement et non pour la Chambre des aides »87. Alléguait-on le soixante-septième article d’une ordonnance de Charles VIII enregistrée au Parlement donnant compétence aux généraux pour connaître des offices d’aides, l’avocat de la partie adverse y introduisait d’autorité une exception « l’ordonnance parle quant il est question d’office d’aydes ou les generaulx ne pretendent [blanc] et ne peut avoir lieu en ce cas »88. On pourrait multiplier89, jusqu’au début du XVIe siècle au moins90, les exemples du continuel débat sur l’étendue des situations régies par les ordonnances royales. Ces incertitudes paraissent d’autant plus étonnantes qu’il aurait – semble-t-il – souvent suffi de consulter le texte de la loi pour trancher entre les interprétations proposées.
29Mais le doute ne s’arrêtait pas au lieu et à la matière gouvernés par la loi. La dimension temporelle n’y échappait pas. Les avocats paraissaient en effet difficilement distinguer les ordonnances réglant des situations ponctuelles des lois édictant des principes généraux. La référence à l’édit de Rasilly, ou « eedit (sic) de cinq ans »91, en fournit une bonne illustration. Adopté pour limiter les désordres nés de la guerre civile, il interdisait d’inquiéter les officiers qui avaient eu une possession tranquille de leur office pendant cinq ans92. Pourtant, dans les plaidoiries des avocats, son caractère circonstanciel paraît mal perçu. En 1489, l’avocat Piédefer s’en aidait ainsi pour dégager un principe général de prescription des offices royaux : « puis que aucun a joy par cinq ans de ung office sans inquietacion, on ne le peut inquieter in possessorio neque in petitorio »93. Quelques années plus tard, l’avocat Poulain s’appuyait sur cet édit pour montrer l’irrecevabilité d’un recours formé par un officier plus de cinq ans après sa dépossession. Son confrère Chambellan devait lui rappeler que l’édit royal ne posait aucune règle générale quant aux délais d’action en justice : « n'y a temps limité de poursuivre en matiere d'offices et si ne sert l'edit de Razille parce qu'il ne comprent que les offices qui auroient vacqué depuis l'an iiiic xviii jusques à l'an iiiic xxxvi »94. Inversement, la généralité d’une loi pouvait toujours être débattue. Devant la Cour des aides, un marchand invoquait le droit royal prescrivant la vente du sel à tour de papier95. Mais l’avocat de la ville de Châlons se refusait à y voir un principe constant ; à ses yeux, « l’ordonnance fecte par le roy a Sarry (lès-Châlons)96 [...] ne se pourroit adepter ad ce cas par ce qu’il dit que lad. ordonnance fut fecte l’an mil iiii c xlv du sel qui avoit esté presenté es greniers durant les treves »97.
30Cette glose continuelle des ordonnances royales favorisait d’autant plus un climat d’incertitude qu’elle s’étendait à la forme même de l’interprétation. Se fondant sur les autorités98 mais aussi sur la pratique99, certains avocats affirmaient que préciser la loi du roi était le rôle du Parlement car Curia representat regem100 ; cette compétence était toutefois un sujet de heurts, non seulement avec les justices seigneuriales101 mais aussi avec le roi dans certains contextes politiques102. La méthode de l’interprétation n’était pas davantage assurée. Les praticiens n’avaient en effet pas réussi à dégager une règle générale. Les uns, comme on l’a vu pour les ordonnances royales sur les offices, invoquaient un principe d’interprétation restrictive103. Les autres considéraient au contraire que « identitas racionis facit extendere legem », du moins « extra penalem »104.
31Ces difficultés conduisaient souvent les avocats à se tourner vers d’autres sources du droit. La loi du roi paraissait en effet rarement suffisante en elle-même ; et c’était en particulier dans la raison écrite qu’était recherchée la règle propre à la conforter105 ou à dégager sa vérité. Les maîtres et gouverneurs de l’église du Saint-Sépulcre demandaient ainsi au Parlement d’interpréter l’ordonnance autorisant le rachat des rentes à Paris106 « selon raison et favorablement pour revenir à raison commune ». Le droit savant devait faire son entrée dans le débat : « ne doit on mie contempner les lois des empereurs ne les decretales et drois canons, car le roy lez a receuz et lez fait lire et estudier es estudes generales de son royaume, et lez alleguent les advocas es jugemens et y ont regard les juges »107.
32II – Que les praticiens aient invoqué généreusement le droit savant aux XIVe et XVe siècles, c’est sûr. J.-L. Gazzaniga a montré que le grief fait aux avocats de négliger l’argumentation juridique ne résistait pas à l’examen des plaidoiries toulousaines108. On peut en dire autant à Paris109. Les avocats maniaient avec aisance le droit canonique et le droit civil ; même s’ils relevaient parfois que dans les pays de droit écrit, on se règle « selon droit commun plus que en pais coustumier »110, ils utilisaient le jus commune111 pour les uns et les autres. Que les juges n’aient pas été indifférents à ces allégations, c’est vraisemblable. Mais qu’elles aient permis d’atténuer l’incertitude du droit, voilà qui est beaucoup plus équivoque. Le doute qui entourait les ordonnances royales se retrouvait en effet autour du droit savant. Les allégations savantes avaient dans certains cas une apparence rhétorique : brandies comme des armes, ou des boucliers112, elles apparaissaient parfois comme des arguments d’autorité artificiellement adaptés au litige (A). Par ailleurs, et surtout, leur utilisation s’inscrivait dans un processus de construction de la norme. On ne peut ainsi repérer dans ces allégations un contenu juridique bien déterminé qui permette de les considérer comme des sources du droit (B).
33A/ Les avocats paraissaient prêter moins de soin à contester les allégations savantes que les ordonnances royales. L’historien ne peut cependant pas manquer de trouver certaines références un peu surprenantes113. S’il est compréhensible que la reine de Sicile invoque la « l. ii, De [fundis] limitrophis »114 pour fonder sa compétence sur les fortifications d’Angers, l’allégation de la « l. Mesopota.115, qui parle expresement de ducibus » laisse dubitatif116.
34Lorsque les avocats ne se contentent pas d’invoquer une constitution ou un fragment, un canon ou une décrétale, mais un commentaire sur ces sources – ce qui arrivait dès le début du XVe siècle117 et était très courant à la fin du siècle –, le scepticisme tourne à la méfiance. Même si l’hypothèse d’une mauvaise compréhension ou d’une méconnaissance du texte réellement utilisé ne peut pas être écartée, la distance qui sépare parfois la lectura savante de la plaidoirie du praticien semble devoir être relevée. Les avocats ne se référaient pas à mauvais escient au droit savant. Les allégations semblent au contraire dans l’ensemble assez judicieuses, mais utilisées avec une certaine liberté.
35Dans certains cas, la caution apportée à l’argumentation par les grands auteurs, tels que Balde, Bartole, ou Jean d’André118, paraît ainsi être le fruit d’une interprétation excessive, ou sélective. Lorsque Balde est appelé au secours d’une grâce princière, ce qui dans son commentaire est une faculté devient dans la plaidoirie un devoir119. Lorsque l’avocat général du roi invoque Bartole pour contrer les notaires de la Cour ecclésiastique de Bourges, il oublie subrepticement que le raisonnement du grand juriste pose pour hypothèse l’existence de tabellions créés par d’autres autorités que le prince – ce dont il entend justement démontrer l’impossibilité120.
36Les détournements du texte sont tout aussi nets lorsque l’autorité invoquée sort du bagage minimum des juristes de la fin du Moyen Âge. La Lecture d’un auteur bolonais de second rang, Jean de Platea († c. 1427), sur les Tres Libri paraît avoir été assez en vogue dans les prétoires parisiens à la fin du XVe siècle121. Ce succès peut s’expliquer par l’édition précoce de cette œuvre, vers 1480 à Toulouse ; les nombreuses allusions qu’elle faisait à la pratique juridique française du XVe siècle n’y étaient sans doute pas non plus étrangères122. Mais la confrontation entre les références faites par les avocats à ce commentaire, et son texte même (dans l’édition de Johannes Silber à Lyon autour de 1500, la seconde, semble-t-il123), témoigne des transformations que les praticiens lui faisaient subir. Limitons-nous ici à deux exemples tirés au droit des offices.
37En 1489, Jehan du Caurel, après avoir obtenu du roi l’autorisation de résigner l’office de général des finances « en entencion de servir Dieu », avait brigué la charge de lieutenant général du bailliage d’Amiens qu’occupait Nicolas le Rendu. Or selon l’avocat de ce dernier, Piédefer, la démission de son adversaire l’empêchait d’impétrer un nouvel office « car, de raison, ille qui cessit officio propter quietem non potest amplius ad illud officium assumi, nisi cogatur per principem, ut in l. i. De premis. [sic] (C. 12, 7, 1) et ibi Jo. de Pla. »124. Piédefer semblait bien connaître le commentaire de Platea auquel il empruntait certaines expressions. Mais la forme raccourcie qu’il lui donnait pour l’adapter au cas en dénaturait le sens. Si Jean de Platea limitait effectivement les possibilités de réintégration en cas de démission, la question ne semblait envisagée que pour un même office. En outre, selon ses termes – assez peu clairs –, la condition d’y être contraint par le prince ne s’imposait qu’au résignant propter laborem (pour cause de maladie ?), tandis que le démissionnaire propter quietem pouvait toujours être réintégré125.
38En 1505, devant la Cour des aides, c’était également une interprétation personnelle du commentaire de Jean de Platea que donnait Brinon pour défendre un sergent, injustement destitué à ses yeux : « ung officier ne peut estre privé de son estat et office sinon en deux cas, c'est assavoir ou il seroit incapable ou insouffisant pour l'exercice, et ou il auroit commis quelque concussion ou autre delict enorme, Jo. de Pla. in l. Judices, C. De anno. et tribu., li° X° (C.10, 16, 11) [...] »126. Le docteur bolonais notait en effet que les officiers supérieurs ne devaient être destitués que pour les délits énormes commis dans l’exercice de leur fonction, et non pour leurs fautes légères. Mais, un sergent ne devait-il pas plutôt être considéré comme un de ces minores officiales qui pouvaient, selon Jean de Platea, être facilement révoqués127 ? Un peu plus loin, le docteur de Bologne rappelait que l’insuffisance était une cause de destitution. Mais cette mention ne semblait nullement limitative128.
39Ces quelques exemples ne permettent pas de cerner les rouages du maniement des commentaires savants. Ils soulignent du moins la difficulté que pose leur statut dans l’argumentation juridique. Les avocats parisiens, comme ceux du Grand Conseil de Malines129, ne semblaient pas chercher dans la doctrine les instruments d’une systématisation du droit mais des principes directement applicables. On peut toutefois se demander si les avocats utilisaient véritablement les normes juridiques matérielles dégagées par les docteurs ou s’ils les adaptaient pour les rendre utiles à leur cause. Si l’existence et la fréquence des « détournements » étaient avérées, devrait-on conclure au caractère artificiel des allégations savantes et ne voir – dès le XVe siècle – dans ces emprunts à des autorités agréées qu’une ornementation donnant plus d’ampleur à la plaidoirie ? Ou ces libertés prises avec les textes reflètent-elles la créativité des avocats qui, prenant modèle sur les auteurs savants, n’hésitaient pas à triturer leurs commentaires pour en extraire une nouvelle règle ?
40B/ À cette difficile correspondance entre l’autorité invoquée et la règle qu’elle était censée confirmer s’ajoutait de manière plus fondamentale le caractère « polyvalent » du droit savant. Celui-ci parlait en effet rarement d’une seule voix, ou du moins de manière univoque.
41Le droit savant offrait des arguments pour toutes les causes, il suffisait de les trouver130. La multiplicité des textes auxquels les avocats pouvaient avoir recours entraînait parfois des contradictions. Attestées dès le temps de Jean le Coq131, de telles rixes restent fréquentes tout au long du XVe siècle. Des marchands qui avaient failli à l’obligation de mener directement leur bétail au marché invoquaient ainsi un rescrit de l’empereur Antonin – l. Interdum, § Divi. (D. 39, 4, 16, 9) – aux termes duquel un mineur de vingt-cinq ans méritait d’être excusé s’il s’était trompé sur la déclaration des qualités des esclaves amenés pour son usage, afin de justifier l’existence d’une excuse fondée sur l’ignorance de la loi. Mais le procureur du roi invoquait également la « raison escripte »132 par laquelle, disait-il, « in delictis et illicitis, ligat ignorantes statutum »133. Comme le note A. Wijffels134, en alléguant le droit savant, les avocats n’étaient en effet tenus par aucune qualification situant d’emblée le problème juridique dans un champ déterminé et fixant ainsi l’ensemble des règles matérielles applicables.
42Ces différentes manières de qualifier juridiquement les faits pouvaient conduire à un véritable dialogue de sourds qui entretenait l’incertitude du droit. Dans un conflit sur la définition du domicile élevé à l’occasion d’une contestation électorale, le droit savant offrait ainsi des arguments de débat, mais ne permettait pas de dégager une règle. D’un côté, La Haye empruntait au droit romain le concept de domicile de fonction, pour montrer qu’un officier avait son domicile au lieu d’exercice de son office : « aussi il a dignité in civitate, ainsi incola, quia turbam (sic)135 facit non tantum origo sed alectio, l. Cives, De incolis, l. X° C. (C. 10, 40 [39], 7) ou dient les docteurs que Gascus, potestat de Boulongne, qui estoit etranger estoit cytoien dud. Boulongne, ymo dit que miles censetur habere domicilium ubi militat, esto quod ibi nulla bona possideat, l. Municeps, § fi., Ad munici., ff. (D. 50, 1, 23, §1) ». Sans répondre à cet argument, son adversaire utilisait également le droit savant, mais dans un sens tout à fait différent : il s’agissait de prouver l’insuffisance de l’élément de fait – la possession d’une maison— pour insister sur l’élément intentionnel dans la définition du domicile136 : « domus non facit domicilium secus destinacio patris familias l. Libertus, Ad municipales [sic] (D. 50, 1, 17) »137. Le recours à un droit pluriel semblait ainsi maintenir un certain flou dans la formulation de la question de droit et, inévitablement, dans sa résolution.
43Dans certains cas, le conflit entre les sources savantes résultait toutefois moins des différentes qualifications établies par les avocats, que d’une opposition interne. La dimension historique du droit romain expliquait des contradictions que les avocats ne pouvaient résoudre qu’en écartant certains textes. Pour s’opposer au pleige du fermier de la clergie d’Amiens qui se prévalait du bénéfice de discussion en invoquant le droit du Bas-Empire, le procureur du roi assurait ainsi que « n’i fait riens l’authentique [Sed hodie, Nov. 4, c. 2] mais sont les drois anciens gardez »138. La divergence des sources était encore entretenue par celle des docteurs. Selon ses tuteurs, Perrin Deladehors avait, comme fils de boucher, un droit héréditaire sur l’étal de la Grande Boucherie parisienne, que tenait son père, bien qu’il soit né avant que son père n’ait été créé maître boucher par le roi139. Leurs adversaires, les maîtres et jurés, s’étaient aidés d’une glose140. Mais ils avaient d’autres armes au service de Perrin : le texte même de la loi et les commentaires des docteurs, notamment Bartole et Cino da Pistoia141. Or, face à ces autorités parfois contradictoires, les avocats ne semblaient pas chercher à élaborer des règles de hiérarchie ; ils paraissaient simplement reconnaître la supériorité de l’opinion majoritaire142. Dans ce cas, la raison écrite permettait certes de formuler la question de droit, mais sa résolution procédait d’un véritable choix.
44Même lorsque les avocats s’entendaient sur la source savante à utiliser, son ambivalence prolongeait parfois les discussions143. Selon qu’on la regarde sous l’angle du principe ou sous celui de l’exception, elle pouvait aussi bien prouver le droit d’une partie que se retourner contre elle… Le paragraphe Praeterea de la décrétale Super quibusdam144, assez souvent allégué devant le Parlement, fournit un exemple de cette équivoque. D’un côté, il permettait de dénoncer l’illégalité de certains péages ; mais à l’inverse, il donnait un fondement légal aux péages prescrits145 ou autorisés par le prince146.
45À cette incertitude liée aux contradictions des sources savantes, s’ajoutaient des difficultés dans leur application aux cas concrets posés par les procès. Les textes invoqués se référaient parfois à des réalités qui n’avaient pas de répondant dans la société française, prêtant ainsi le flanc aux discussions. Pour nier l’exemption d’impôt d’un officier chargé du transport du matériel de chasse royal, les habitants de Charroux invoquaient ainsi le droit romain relatif aux chasseurs (venatoribus)147. Mais leurs adversaires avaient tôt fait de l’écarter : « lad. loy ne fait en riens contre eulx car ilz ne sont point veneurs ne excerçant actum venandi »148. Décrire la société médiévale à l’aide des catégories du droit fiscal de l’empire posait certainement des problèmes.
46Mais un tel « exotisme » n’était pas nécessaire pour que les avocats établissent des distinctions. Sans doute Cino da Pistoia149, Pierre de Belleperche et d’autres docteurs semblaient-ils justifier que « l’office d’avocat se puisse vendre ». Mais encore fallait-il adapter leur opinion à la situation française et à ces avocats d’un genre particulier qu’étaient les avocats royaux : les propos savants ne pouvaient donc s’entendre « de officio advocati fiscalis »150. Malgré ce que devait le droit des offices aux canonistes151, leurs thèses pouvaient également toujours être écartées. Tandis que le seigneur de Sillé-le-Guillaume invoquait l’autorité d’Hostiensis pour justifier la destitution d’un de ses officiers, Brinon limitait la portée de ce commentaire aux seuls administrateurs municipaux que la garantie de stabilité pourrait inciter à des malversations152.
47Même lorsque la référence savante reflétait déjà un effort d’adaptation des solutions romaines ou canoniques à la situation française médiévale, son application au cas concret n’allait pas de soi. Les débats sur la question du sort des officiers à la mort de leur « commettant », principalement fondés sur l’autorité de Jean Faure153, en témoignent. La disparition de l’évêque de Paris, Guillaume Chartier, en 1472 et les difficultés de sa succession provoquèrent plusieurs conflits devant le Parlement de Paris dans les années qui suivirent. L’un d’eux opposait l’ancien bailli épiscopal, Nicole de Chappelle, au nouvel évêque, Louis de Beaumont, et au bailli nouvellement désigné, Louet. Toute la question était de savoir si le bailli épiscopal devait être assimilé à l’official épiscopal qui, selon Jean Faure, perdait sa charge à la mort de l’évêque, ou au bailli d’un seigneur temporel, auquel Jean Faure appliquait la règle de continuité154. Citant les propos de ce dernier – en remplaçant toutefois officialis par officium –, l’évêque de Paris jugeait que la vacance du siège épiscopal avait provoqué celle de l’office de bailli : « dit Jehan Faure quod officia episcopi vaquent pour ce que ne sont domini et dit que est secus in officiis aliorum baronum quia sunt domini, or l'evesque n'est que administrateur »155. Mais Chappelle optait pour la seconde hypothèse : « tous offices ordinaires, mesmement de judicature, sont perpetuelx et ne vaquent per obitum concedentis et le traicte Jehan Faure ou chappitre De manda. Or cestui office de bailli [est] ung office ordinaire et de judicature, qui n'est mort par le trespas du feu evesque ». Comme devait le constater l’évêque, l’incompréhension était totale : « Jehan Faure tient le contraire que Chappelle allegue et parle de officialibus episcopi et la diversité qu'il fait des seigneurs temporelz aux evesques a lieu et es offices de juridicion temporelle, car l'usaige est notoire en ce royaume et peut ung seigneur destituer ses officiers quant il lui plaist »156. Finalement, en dépit des autorités savantes, il convenait donc de se référer à l’usage notoire.
48Tout comme les ordonnances royales, les thèses des docteurs étaient en effet interprétées par les avocats, ce qui n’était pas pour renforcer leur « solidité ». Ainsi le droit canon n’empêchait pas les villes d’enfreindre l’immunité fiscale des clercs pour les contraindre à contribuer aux réparations des fontaines, murs et chaussées car « in hiis que respiciunt pietatem, gens d’eglise pevent estre assis et imposez »157. Outre les autorités qui soutenaient leur prétention, les villes avaient un argument péremptoire : la nécessité d’interpréter le droit. Or pour ce faire, les avocats reprenaient la formule de Paul insérée au Digeste158 à leur actif et se laissaient guider par la coutume, encore mal distinguée de l’usage. En définitive, si les religieux de Lagny devaient participer au financement des fortifications de la ville, c’était autant par l’autorité du droit que par la force de l’usage : « quelque chose die la close (sic) sur lad. loy », plusieurs docteurs tenaient le contraire, mais surtout « quidquid sit, l'usage interprete le droit qui est tres bon interpres »159. En faisant de l’usage l’exégète de la ratio scripta, les avocats prolongeaient peut-être la volonté royale « de faire en sorte que le droit écrit n’envahisse point, en le dominant, un ordre coutumier »160. En tout cas, ils ménageaient à la justice une grande liberté.
49En reconnaissant finalement la supériorité à l’interprétation et à l’usage sur les droits, les avocats rejoignaient la conception de la justice prônée par Philippe de Mézières. Cette convergence peut paraître d’autant plus paradoxale que les blâmes adressés par ce dernier aux avocats et la dénonciation de leurs arguties paraissent largement fondés. Ses reproches semblent en effet s’expliquer non seulement par la nostalgie entretenue d’un âge d’or mythique mais aussi par la réelle incertitude du droit devant la justice à la fin du Moyen Âge.
50Le droit royal comme le droit savant étaient fréquemment invoqués devant les cours souveraines, mais leur statut ne paraissait pas être celui du droit, entendu comme un ensemble de règles régissant la vie en société et sanctionnées par la puissance publique. Ni les ordonnances, ni les textes romains et canoniques, ni les commentaires des docteurs, même français, ne semblaient en effet prescrire des normes objectives. Toutes ces sources offraient seulement des visions cohérentes et réglées de la société, à travers lesquelles les avocats se proposaient de construire empiriquement leur droit. Dès lors, aucune autorité n’apparaissait figée et définitive ; toutes étaient sujettes à contestation, discussion ou interprétation.
51En jonglant ainsi avec un droit mou et flou, les praticiens semblaient en porte-à-faux avec une conception moderne du droit, comme « ordre de contrainte », qui s’était pourtant déjà imposée en théorie dans leurs plaidoiries. Ce constat de décalage doit être approfondi et précisé. Mais l’incertitude qui paraît entourer les règles objectives dans les domaines fortement redevables aux sources royales et savantes, telles que les matières administratives, semble déjà empêcher de considérer le contrôle exercé par les cours de justice sur ces questions comme fondé sur le droit. Ces flous assignent ainsi une limite de taille à l’idée d’une genèse médiévale d’un droit et d’un contentieux administratif.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Katia Weidenfeld, « L’incertitude du droit devant les juridictions parisiennes au XVe siècle », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 7 | 2000, mis en ligne le 03 janvier 2007, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/881 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.881
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page