Réflexions sur l'institution du conseil aux premiers temps capétiens (XIIe-XIIIe siècles)
Texte intégral
1On a depuis longtemps souligné la manière dont le Capétien avait su organiser sa continuité dynastique, en résolvant les difficultés au fur et à mesure qu'elles se présentaient, créant ainsi pour l'avenir des précédents qu'on invoquerait lorsque des cas semblables se présenteraient et qui aideraient à préparer la solution de nouveaux problèmes1. D'une manière plus générale, cette même démarche empirique, faite de souplesse et de sagesse, se retrouve dès les premiers temps capétiens, dans la mise en place de structures de gouvernement, sinon toujours nouvelles du moins renouvelées, et dans l'élaboration d'une construction juridique du pouvoir et de son exercice, qui permettaient de répondre aux données et nécessités de la nouvelle conjoncture2.
2Passé l'an Mil, le Capétien doit faire face, jusque dans ses domaines, au cœur même de son véritable territoire de puissance, aux nouvelles donnes politiques, issues de la mutation féodo-seigneuriale dont certains historiens persistent à nier l'existence, et auxquelles pourtant le roi, comme d'ailleurs les princes et les comtes, sans parler de l'Église, sont désormais confrontés3. Depuis longtemps déjà, les grands du royaume ont déserté la compagnie royale, pour n'y revenir qu'épisodiquement, et encore pas tous, à l'occasion du sacre ou de quelques cours plus ou moins solennelles dans la tradition d'antan. Les déplorations nostalgiques d'un Abbon de Fleury au temps d'Hugues Capet n'y changeront rien : même au titre de la relation vassalique qui constitue le rapport dominant qui les unit au roi, ou à celui des bénéfices ou des fiefs que commencent à constituer leurs anciens honores, les primores regni ne sont guère pressés d'apporter leur aide et conseil au gouvernement capétien « de tout le royaume »4. Ces temps sont d'autant plus révolus que les plus grands de l'ordre ecclésiastique, appelés par la réforme grégorienne vers d'autres tâches, plus conformes à leur état, abandonnent à leur tour le ministerium regale5.
3Au seuil du XIIe siècle, l'entourage royal se réduit à quelques comtes tardifs ou aux sires et châtelains turbulents de l'Ile de France que ne vont pas tarder à éclipser de plus modestes personnages encore : clercs et chevaliers des villes fortifiées et des gros châteaux du domaine royal qui forment maintenant la maisonnée royale – familia regis – et sont, à ce titre, associés à l'exercice et au renouveau du pouvoir capétien dans toutes ses composantes institutionnelles ou expressions juridico-politiques6.
4Progressivement, en effet, le Capétien saura dépasser les limites et obstacles que pouvait constituer la généralisation du système vassalique à tous les niveaux de la société des puissants ; en jouant sur ce registre purement féodal, au cours du XIIe et au XIIIe siècles, il réussira, à son tour, comme l'avaient fait avant lui les princes avec leurs vassaux, à l'infléchir, le canaliser progressivement à son profit pour mieux enserrer les uns et les autres dans les rets d'une vassalité de plus en plus contraignante, obligeant les plus grands du royaume à composer avec lui, mais obligé aussi d'inventer les structures pour les associer sans trop de risques à son gouvernement.
5Car, c'est bien à ces exigences apparemment contradictoires que répond la spécialisation institutionnelle des différents organes du pouvoir capétien. Elle s'est faite en traduisant au niveau structurel les notions féodales, au demeurant souples et commodes, d'aide et de conseil, que dans le même temps les conseillers les plus proches du Capétien s'efforcent d'exploiter d'un point de vue théorique pour affirmer la plénitude de la supériorité, la suzeraineté du roi sur le monde des seigneurs et vassaux. Elle s'est faite, en tout cas, sans qu'il y ait véritablement de plan préconçu, en faisant face aux nécessités du moment, pour répondre fonctionnellement à l'élargissement progressif du champ d'action de la royauté, sur le mode politiquement dominant qui est alors celui de la vassalité et du fief7.
6C'est en effet à partir de l'idée de conseil que les juristes du XIe siècle, ainsi Fulbert de Chartres, s'étaient efforcés de préciser, en ordonnant les rapports entre seigneurs et vassaux, quel que soit leur niveau, et qui donc concernait tous les acteurs de la société féodale, que l'entourage capétien va orchestrer le renouveau institutionnel du pouvoir central, tout en en infléchissant le sens pour accélérer le processus de recomposition de l'autorité royale. Telles sont en tout cas les idées communément admises et la notion féodale de conseil apparaît comme une sorte de commun dénominateur, une référence commode qui explique à elle seule la naissance, le devenir et le sens des premières institutions capétiennes.
L'institutionnalisation du conseil
7Depuis bien longtemps déjà, même s’il pouvait constituer une sorte de référence idéale, le De ordine palatii d'Hincmar ne suffisait plus à définir la répartition structurelle des attributions domestiques et des fonctions politiques au sein du gouvernement capétien. Dans la mesnie royale, au XIIe siècle, où la plupart des tâches se confondent au service du roi, les appareils du pouvoir sont d'abord à reconstituer, en conjuguant les ambitions d'une royauté qui n'a jamais fondamentalement renoncé à sa mission première, les aspirations des membres permanents de la suite royale et les réalités féodo-seigneuriales qui s'imposent d'autant plus au Capétien que, déjà, bien des princes et des comtes ont su s'appuyer sur elles pour conforter leurs pouvoirs concurrents.
8Durant la première moitié du XIIe siècle, la maisonnée royale apparaît encore comme un ensemble relativement informel, aux fonctions mal définies, d'officiers (sénéchal, connétable, chambrier, bouteiller, chancelier), d'officiers inférieurs (maréchaux, chambellans, échansons, chapelains, notaires ...), de chevaliers et de clercs qui forment l'entourage permanent du Capétien, assurent son service domestique et l'assistent dans ses choix politiques. Comme telle, la mesnie royale forme un tout assez homogène, indistinctement associé à la conduite des affaires. Cela n'empêche pas certains de ses membres, comme les frères Garlande, le lignage des bouteillers de Senlis ou Suger de Saint-Denis de dominer le gouvernement royal du fait de leur personnalité et d'aucuns de cumuler charges palatines et dignités ecclésiastiques.
9Ces palatins, ces curiales, sont assurément les vassaux du roi qui tiennent de lui en fief l'essentiel de leurs biens et de leurs revenus, mais la relation vassalique n'explique pas ou plutôt n'exprime pas à elle seule leur présence et leur activité au service du Capétien. Ils sont avant tout ses proches, ses intimes, ses « familiers » et ce terme forgé sur celui de familia, dépouillé ici de toute connotation servile, rend mieux compte de leur communauté de vie avec leur maître. C'est en effet cette proximité, cette constance auprès du roi, en son palais, qui fait privilégier leur audience et prévaloir leur conseil. « Nous, ses intimes et ses familiers » écrit Suger à propos de lui et de ses semblables dans l'entourage de Louis VI et son biographe, le moine Guillaume, évoquera à son tour la forte intimité qui unissait son modèle à ces deux rois (Louis VI et Louis VII) qu'il avait si fidèlement servi de père en fils et dont il était dès lors le mieux placé pour relater l'histoire. Les gens de l'extérieur d'ailleurs ne s'y trompent pas qui désignent ce premier cercle du pouvoir par les termes de « proches » ou de laterales regis : « ceux qui sont à côté du roi », dans son « secret ». Rien d'étonnant alors si, dès cette période, certains parmi les intimes du roi et les membres les plus influents de sa suite, tels Anseau de Garlande, son frère Étienne ou Suger sont expressément qualifiés de « conseillers »8.
10Il faut cependant attendre la seconde moitié du XIIe siècle pour que cette fonction de conseiller se rattache à un organe spécialisé, un organisme structurellement distinct : le Conseil. Historiquement et fonctionnellement, il est issu des réunions informelles, et parfois débridées sous le signe de la jeunesse et de l'exubérance, autour du Capétien des membres de la familia regis, qui se sont peu à peu ordonnées et institutionnalisées. Désormais, le conseil apparaît dans les actes comme une entité spécifique, ayant sa propre existence et sa permanence par-delà le roi régnant et les personnes qui le composent9.
11Ces transformations institutionnelles vont de pair avec une meilleure définition de la Curia, conçue comme un ensemble plus vaste que la seule cour de justice, ayant sa propre valeur et auquel se rattache un certain nombre d'agents, voire de services, cependant qu'une séparation organique commence à s'opérer entre le Conseil, perçu comme une émanation de la Cour, et la Maison du roi, sorte d'avatar du Palais, qu'on ne tardera pas à appeler l'Hôtel. Cette distinction figure d'ailleurs pour la première fois dans un diplôme royal de 1164 où un familier de Louis VII est qualifié « de notre maison et de notre conseil ». Où l'on voit que dès l'origine, et ce trait se poursuivra par la suite, la séparation n'est pas toujours très nette entre les fonctions purement auliques et les activités spécifiquement politiques et qu'une communauté de personnels les unit10.
12Qu'importe au demeurant, ces mutations sont la traduction au niveau des institutions d'une forme de renouveau de l'autorité royale, dans ses principes comme dans ses structures. Le conseil apparaît comme l'organe de gouvernement par excellence, là où se définit, dans ses grandes lignes, la politique royale et où se forgent les nouvelles images du pouvoir11.
13Chronologiquement, cette consolidation structurelle du gouvernement capétien accompagne l'apparition et le développement de la notion de Couronne, elle-même liée à une conception plus ferme du royaume. Cette construction idéelle dont Suger semble avoir été l'un des principaux artisans, s'est élaborée entre 1147 et 1149, durant la croisade de Louis VII dont elle comble l'absence physique, en donnant sa permanence à la fonction royale.
14La Couronne, en effet, se définit comme une entité, une abstraction, distincte de la personne mortelle du roi, et dont « la substance serait faite de toutes les églises et seigneuries du royaume ». Désormais, la fidélité exigée des grands ne l'est plus seulement à l'égard du roi, mais aussi du royaume et de la Couronne « dont tous, prélats et barons, dépendent ». Comme telle, la notion de Couronne constitue le précédent de notre notion moderne d'État dont on notera au passage qu'il ne s'est pas construit contre la féodalité mais bien plutôt à partir d'elle12.
15Passé 1150, une royauté déjà plus forte et mieux structurée suscite à nouveau l'intérêt des grands. Aux rendez-vous du pouvoir royal, prélats et barons, faute peut-être maintenant de pouvoir se dérober, sont de plus en plus en présents. Le Capétien peut alors renouer avec une pratique législative abandonnée depuis trois siècles, mais seulement avec leur adhésion à la mesure royale13. Pourtant, la confiance du roi envers ses fidèles conseillers ne se démentira pas et dans bien des cas on constate qu'ils sont à l'origine de la convocation de l'assemblée où cette décision a été arrêtée.
16Selon une règle qui dominera le gouvernement monarchique dans l'ancienne France, le roi peut appeler qui il veut auprès de lui, à sa cour, pour le seconder dans sa tâche et l'éclairer dans ses choix. À partir de là, la composition du conseil, selon la volonté capétienne, au gré des circonstances et des rapports de force, sera toujours extrêmement variable. Mais la maîtrise du jeu politique appartient en définitive à la royauté, et d'aucuns y retrouvent l'application « du vieux principe féodal » selon lequel « le conseil est une obligation pour celui que le roi convoque et non pas un droit. Cela dépend des affaires traitées. Il y a des séances plus larges, d'autres plus étroites »14. Certes, mais il est aussi certains cas où l'on peut s'interroger sur la nature de certaines formations élargies convoquées par le roi au titre du lien féodo-vassalique et qui n'ont apparemment aucune fonction de conseil, comme les assemblées du sacre ou les cours couronnées, lors des grandes fêtes religieuses15.
17Tous les historiens s'accordent à penser qu'à partir du XIIIe siècle, on retrouve traditionnellement dans la composition du conseil royal un double élément. Il y a, d'un côté, l'élément dit aristocratique, ou encore féodal : principaux dignitaires ecclésiastiques, au titre désormais de leur temporel, et puissants de l'ordre laïque, ces hauts barons sans le concours actif desquels le roi serait incapable de légiférer « pour la commodité » ou « l'utilité du royaume »16. Y siègent également l'héritier de la couronne (« premier-né du seigneur roi ») et aussi tous ces princes, frères et fils cadets du Capétien, qui s'intitulent « fils du roi de France » et arborent la fleur de lys sur leur blason. Interviennent-ils véritablement au titre de leurs fiefs ou de leurs apanages ? Rien n'est moins sûr ; eux en tout cas semblent plutôt mettre l'accent sur les droits qu'ils tirent de leur sang illustre et ont tendance à se considérer comme les « conseillers nés » de la royauté17.
18Quoi qu'il en soit, ces grands féodaux ou ces princes apanagés ne sont pas toujours les plus empressés ni les plus dociles au service du roi. Ils sont souvent au centre d'intrigues et le Capétien, qui se méfie de leur impatience et de leur ambition, ne les appelle pas systématiquement en son conseil. On a aussi souligné leur manque de formation, notamment juridique, et de technicité qui les éloigne naturellement des affaires devenues toujours plus complexes de la royauté, à une époque où commencent à se mettre en place les grands services de la monarchie et où s'organisent, se structurent en conséquence, les différents rouages du gouvernement et de l'administration18.
19On sait cependant qu'en période de faiblesse ou de crise du pouvoir royal, ils sont toujours prêts à relever la tête, voire à se révolter, notamment sous forme de « ligues féodales », et à imposer leurs volontés au monarque affaibli. Blanche de Castille, la régente, et ses fidèles conseillers en firent la dure expérience qui eurent à faire face, durant la minorité de Louis IX, à une première révolte de hauts feudataires en 1226 et à une seconde en 1228 qui durera jusqu'en 123519. Toutefois, les grands, même durant les périodes où ils cherchent à peser sur le gouvernement, ne sont pas constamment dans la compagnie royale où de plus obscurs, mais dévoués conseillers, incarnent la permanence de l'action capétienne. Et de manière un peu schématique, mais qui reflète dans l'ensemble la réalité, on peut considérer que l'influence des grands sur ou dans le conseil est inversement proportionnelle à l'énergie du roi et à son sens de l'État qui le conduira à s'appuyer sur des personnages, sans doute plus modestes, mais infiniment plus compétents20.
20Si l'entourage royal, au temps de Louis VI et encore jusqu'au milieu du XIIe siècle, est plutôt à dominante guerrière – et c'est assez conforme aux nécessités du temps –, celui de la seconde moitié du règne de Louis VII apparaît déjà plus instruit et techniquement mieux formé. Les chevaliers et les clercs de la familia entretiennent en effet des liens étroits avec le monde, alors en plein essor, des écoles parisiennes et font bénéficier le conseil de cette formation savante, en conférant aux décisions qu'ils inspirent le prestige du savoir renaissant.
21En 1164, le roi est saisi d'un litige opposant la vicomtesse de Narbonne à un petit châtelain du Midi ; ses conseillers, après quelques hésitations, écartent l'application, en l'espèce, du droit romain au profit de la « coutume du royaume ». Deux ans plus tard, lors d'une assemblée réunie à Moret, pour trancher un des nombreux différends qui opposent l'église de Vézelay au comte de Nevers, ils invoquent la « coutume de la cour royale ». Parmi eux, se trouve un certain Mainier, ancien disciple d'Abélard, versé dans la science des lois et qualifié expressément de juris-peritus. À la même époque, figure dans l'entourage de Louis VII le clerc Philippe que l'on peut raisonnablement identifier avec Philippe Sarrazin, un juriste accompli, savant dans les Arts et le Décret et aussi dans les sacratae leges21. Que dire enfin du notaire royal, Giraud de Bourges, qui serait l'auteur d'un traité de procédure, l'ordo Criminalia judicia, rédigé vers 1163/1164 et connaissait fort bien, outre le Décret, les travaux de Rogerius (l'un des « quatre docteurs de Bologne ») et de Placentin, le Maître de l'école de Montpellier22.
22Ces hommes sont assurément des « légistes », au sens où ils ont étudié la lex, les sacratae leges, c'est-à-dire le droit romain dont la science connaît à notre époque un renouveau certain, même s'il n'était pas auparavant ignoré de l'entourage royal, notamment aux tous premiers temps capétiens23. Plus que jamais, l'arsenal juridique que procure le droit romain est indispensable pour exprimer l'autorité retrouvée et éminente du Capétien, même si le prestige théorique de l'empereur peut lui faire ombrage24. Mais dès 1256, l'idée s'impose selon laquelle le roi de France est princeps – au sens impérial du terme – en son royaume25.
23De toutes façons, la formation juridique des conseillers royaux, on l'a vu, ne se limite pas au seul droit romain. Dans l'affaire de la vicomtesse de Narbonne, où semble être intervenu, outre le « romano-canoniste » Giraud de Bourges, le théologien Hugues de Champfleury, chancelier de Louis VII26, la « coutume du royaume » l'emporte sur le droit savant, sans que l'on sache exactement les fondements de cette consuetudo regni. Il en est de même en 1224, où un arrêt de la curia regis – en l'espèce Louis VIII et ses conseillers les plus intimes – invoque « les us et coutumes de France » pour repousser les prétentions de la cour des pairs qui entendait écarter les grands officiers et les maîtres de l'hôtel que le roi leur avait adjoint pour examiner le litige opposant la comtesse Jeanne de Flandre à son vassal Jean de Nesles27.
24Lorsqu'elles apparaissent sous la plume de chroniqueurs proches du Capétien ou dans les actes royaux, de telles références « aux us et coutumes de France » – qui désignent d'ailleurs parfois le droit applicable autour de Paris – ou à la « coutume du royaume » ne recouvrent pas toujours des pratiques anciennes, parfaitement attestées28. Dans bien des cas, elles semblent plutôt s'imposer comme une sorte d'évidence qui permet, faute de mieux, de résoudre les difficultés du moment29. On retrouve là cette démarche générale, tout à fait empirique, qui conduit le Capétien et son entourage, pour mieux formuler et exprimer l'autorité royale, à utiliser toutes les références juridiques possibles, quitte à forger les matériaux qui manquent. Et nous sommes là aux origines du droit royal, et notamment du droit public de la monarchie, qui mêle dans sa formation inspirations coutumières et invocations savantes, où d'ailleurs le droit canonique le dispute au droit romain30.
25Les artisans de cette construction qui se forge au gré des circonstances, ce sont assurément – même s'ils ne sont pas à l'origine très nombreux – ces maîtres, ces « chevaliers ès lois » du conseil, pour la plupart membres de l'hôtel. Souvent d'origine modeste, comme leurs devanciers du XIIe siècle, ils se sont élevés au service du roi et nombre d'entre eux se retrouvent d'un règne à l'autre, au point de constituer de véritables dynasties de fonctionnaires royaux31. Autour du roi, ils forment un ensemble compétent de techniciens, appelés à connaître et à traiter de toutes les questions qui intéressent le gouvernement et l'administration du royaume, selon la vocation générale du conseil, quitte à se borner à mettre préalablement en forme, en état, certaines questions que l'opportunité politique commande alors de soumettre aux plus grands du royaume. En face de l'élément féodal ou aristocratique, ils constituent le noyau stable du conseil et incarnent la continuité de la fonction royale, mais aussi sa diversification, au fur et à mesure que se multiplient les affaires portées à la connaissance de la royauté ou dont elle prétend désormais s'emparer.
26De fait, c'est au cours du XIIIe siècle que, outre le conseil apparu au siècle précédent, on voit se détacher de la curia regis, considérée comme l'institution-mère du gouvernement capétien, certains organes spécifiques qui ne sont au fond que des expressions ou des démembrements du consilium regis avec lequel ils conserveront souvent une communauté de personnel. En 1229, on recense dans la compagnie de saint Louis une vingtaine de clercs qualifiés de « maîtres » et sans doute est-ce autour de ces conseillers juristes, membres de l'hôtel, que commencent à s'organiser, peut-être dès 1247, les premières sessions de la Cour spécialisées dans les affaires judiciaires dont sortira quelques années plus tard la curia in parlamento : la cour en parlement, la cour dans sa fonction de justice, à la compétence à la fois universelle et souveraine32, que Louis IX établira, dans la Cité, à côté du palais royal, et dont la première réglementation générale sera définie en 1278, par une ordonnance de Philippe III le Hardi.
27Selon le schéma traditionnel, mais qui mériterait peut-être un réexamen, on considère que, jusqu'à la fin du XIIIe siècle, siègent en parlement des prélats et barons du royaume, notamment les pairs, convoqués au titre de l'aide et du conseil. Il n'y a rien d'étonnant à cela puisque entre autres compétences, la cour, dans la tradition féodale, juge de toutes les causes qui concernent les vassaux du roi33. Participent également à ces sessions judiciaires des officiers palatins et, le cas échéant, des agents locaux, baillis ou sénéchaux notamment. Enfin, il y a là aussi l'élément professionnel, stable, autour duquel les autres viennent s'assembler : les « maîtres (ou conseillers) du parlement », recrutés pour l'essentiel parmi les légistes du conseil et de l'hôtel, sur qui repose l'institution. De fait, ils ne tarderont pas à éclipser les autres membres, d'ailleurs souvent rebutés par la complexité et la technicité croissantes des procédures liées au développement plus général de la justice royale.
28Un même phénomène se retrouve dans l'évolution du bureau des comptes, institué au temps de Philippe Auguste qui donnera naissance, autour des « maîtres des comptes », à la curia in compotis, la chambre des comptes, également souveraine par délégation royale en ce qui concerne « domaine et finances », qui, en 1320, recevra son statut définitif de Philippe V le Long34.
29Dès lors, même s'ils sont issus de la tradition du conseil féodal, tous ces organes commencent également à s'en éloigner pour être mieux associés, par le jeu de la délégation, dans leurs spécialisations respectives – justice et finance – à l'exercice d'un pouvoir que la royauté, dépassant désormais les anciens clivages féodaux, entend exercer sur l'ensemble du royaume et sur tous ses sujets, de manière de plus en plus souveraine35. Une telle évolution se retrouve également dans la transformation, à bien des égards fonctionnelle, de l'institution du conseil. Suivant les affaires qu'il a à traiter, le roi y appelle plus ou moins de monde et, dès le XIIIe siècle, on peut distinguer suivant sa formation un conseil étroit ou secret36 où n'assistent qu'un nombre restreint de proches conseillers, parmi lesquels les légistes, et un conseil plus largement ouvert qui prend parfois la forme de grandes assemblées.
30Dès cette époque aussi, le Capétien commence à s'entourer de l'avis de représentants de certains corps sociaux, des ecclésiastiques, des nobles, et aussi des gens des villes. Et nous sommes là aux origines de ce qu'il est convenu d'appeler les états généraux qui se développent sur le mode consultatif, au cours du XIVe siècle, dans une composition d'abord de type purement féodal, avant de devenir à partir de 1484 « plus représentative de la nation »37.
Conseil, consultation, délibération.
31Conseil égale consultation : telle est donc l'équation, traditionnellement admise, qui est censée présider à la naissance et au développement de ces différents appareils de gouvernement et d'administration royaux, sans d'ailleurs que l'on recherche si elle correspond toujours exactement à la réalité de chaque institution. Pourtant, il est d'autres notions, également anciennes, comme celle par exemple de délibération, qui peuvent s'appliquer aux organes politiques et en constituer un outil d'analyse ou, à tout le moins, de réflexion. Dans l'ordre politique humain, pensé par Aristote et repris par saint Thomas d'Aquin au milieu du XIIIe siècle, la délibération38 s'inscrit dans une démarche, individuelle ou collective, une procédure raisonnable, qui porte « sur ce qui est en notre pouvoir de faire »39, et se veut normativement dynamique. En tant que telle, elle n'est pas un échange d'opinions, un débat parmi d'autres, « une confrontation quelconque, mais celle qui porte sur ce qu'il convient de faire »40 ; elle n'est pas une « forme générale » de discussion, de consultation, ni même « de décision », mais elle s'ordonne en vue d'une finalité qui est de dégager une vérité, « une utilité commune » ; partant, la délibération s'oppose aussi aux notions de négociation, d'arbitrages, de compromis, qui ne sont que la traduction d'ajustements d'intérêts41.
32Curieusement, cette idée de délibération n'a été que peu explorée et exploitée par les historiens42. Les manuels d'histoire du droit et des institutions – à commencer par le nôtre – la réservent de préférence aux instances judiciaires, même issues de la pratique féodale du consilium, et inscrivent habituellement le développement du conseil et, le cas échéant, de certains de ses dérivés dans l'ordre gouvernemental, comme les états généraux ou les états particuliers, dans une tradition de pure et simple consultation, sans que celle-ci soit véritablement ordonnée à une fin43. « L'idée d'ensemble, c'est que le Conseil a un rôle essentiellement consultatif. Il donne son avis et le roi décide »44.
33L'idée selon laquelle le roi s'informe avant de décider par lui-même apparaît donc à la fois comme une sorte de résultante nécessaire de l'origine « féodale » de l'institution du conseil45 et comme une sorte de prélude obligé de l'absolutisme monarchique46. Quant au caractère purement consultatif de l'institution, il semble inévitablement découler du fait que le roi peut y appeler qui il veut au titre du conseil, même si nous ne voyons pas en quoi cette liberté de choix des personnes les confinerait nécessairement dans un tel rôle. Surtout, nous ne sommes vraiment pas certain que l'idée de consultation soit véritablement à l'origine de la notion féodale de conseil, ou en tout cas suffise à en rendre compte, de même qu'elle n'explique pas tout dans l'évolution du gouvernement capétien et de ses institutions.
34Il nous semble en effet que déjà en lui-même le concept de service féodal, tel qu'il s'est juridiquement précisé, au cours du XIe siècle, sous ses deux espèces, aide et conseil47, implique une participation active des vassaux aux œuvres du seigneur, et pas seulement dans l'exercice de la justice liée au fief et au rapport vassalique. Cela ressort à l'évidence de la célèbre lettre adressée au duc Guillaume V d'Aquitaine, dans les années 1020, par l'évêque Fulbert de Chartres, qui, en bon juriste, insiste sur l'aspect positif et engagé des obligations du vassal (« auxilium et consilium ») pour mériter son fief48. Quelques années auparavant, aux temps d'Hugues Capet et de la mutation de l'an Mil, Abbon de Fleury, ne demandait pas autre chose lorsqu'il réclamait « l'aide et le conseil » des primores regni pour permettre au roi d'exercer sa fonction, son « ministère/ministerium » : régler dans leur ensemble les affaires du royaume49. Le même contenu se retrouve enfin dans l'argumentation, par la plume encore de Fulbert de Chartres, qu'Eudes de Blois oppose aux menaces de commise du roi Robert le Pieux, en lui assurant qu'il l'a toujours fidèlement servi « domi et militie et peregre »50.
35Dans aucun de ces exemples, et on pourrait en citer d'autres, le conseil, comme l'aide féodale, ne saurait se résoudre à cet aspect purement consultatif qu'on lui conférera par la suite. Inversement, et nous l'avons déjà évoqué, l'intervention auprès de la royauté ne se fait pas nécessairement au titre du seul consilium vassalique, même de la part de ceux dont nous savons qu'ils sont les fidèles du roi. Autrement dit, les premiers Capétiens, dans la pratique de leur gouvernement, ne se sont pas contentés de consulter leurs vassaux les plus proches ; à cause justement de cette constance dans la proximité, ils les ont, bien souvent, directement associés à leurs choix politiques ou militaires, comme à l'expression de leur justice, en donnant à cette fonction présumée consultative, simplement informative, un aspect plutôt délibératif d'association active à l'élaboration de la décision finale51.
36Le phénomène, qui remontait sans doute plus haut, apparaît dans notre documentation dès les règnes de Louis VI et de Louis VII, ainsi que dans les écrits de leur conseiller et ami, Suger. Dans sa Vie de Louis VI rédigée vers 1144, l'abbé, relatant l'accident mortel survenu, en 1131, à l'héritier du trône, le prince Philippe, insiste sur le rôle des « intimes et des familiers » du roi, arrachant celui-ci à sa peine, pour que soit procédé au plus tôt au sacre de son fils survivant, et ce sont les mêmes d'ailleurs qui furent les artisans du mariage du futur Louis VII avec Aliénor, héritière du duché d'Aquitaine52.
37Le rôle politique de ce premier cercle de conseillers se confirme aux temps de Louis VII et de Philippe Auguste, alors même que les plus grands du royaume commencent de renouer avec la compagnie royale et de briguer une place, à la mesure de leur rang, dans le gouvernement capétien, alors en train de se structurer53. C'est « après avoir convoqué ses conseillers » que Louis VII, en 1179, appelle à Reims « les plus grands du royaume », laïcs et ecclésiastiques, pour participer au sacre de son fils54. Selon le chroniqueur anonyme de Béthune, la décision de Philippe Auguste, en mai 1213, de débarquer en Angleterre fut prise après consultation du conseil intime du roi où figuraient frère Guérin, Barthélémy de Roye, Henri Clément et un quatrième homme appelé par eux, qui était probablement le chambellan Gauthier le Jeune. Ou encore, c'est sur l'avis de quelques conseillers que Louis VIII, sur son lit de mort, le 3 novembre 1226 à Montpensier, adjure les prélats et barons qui l'ont accompagné dans son expédition méridionale, d'aller en toute hâte porter hommage à son fils et de procéder au couronnement de celui-ci55.
38 Nous sommes ici à l'origine de cette formation particulière du conseil, dit « étroit » ou encore « secret »56, réunissant les hommes de confiance du roi, ses intimes souvent d'origine modeste mais instruits des choses du droit, ceux que les ordonnances du XVe siècle appellent « les sages hommes de notre conseil » mais que les grands royaume qualifient dédaigneusement de « marmousets »57. Qu'importe le mépris des princes, « le parti des ducs », ce sont ces « hommes de peu » qui, depuis le XIIe siècle, dans la familiarité du conseil, ont été à l'origine du renouveau capétien tel qu'il a été formulé par les idées de suzeraineté, puis de souveraineté, c’est-à-dire d'indépendance du roi, en son royaume, et de supériorité sur l'ensemble de ses sujets.
39Précisément, l'attribut par excellence, l'expression de la souveraineté royale réside dans le pouvoir de légiférer, c'est-à-dire de prendre des mesures applicables à tout le royaume. Même si, par la force des choses, cette prérogative peut apparaître comme « casuelle » « aux XIe et XIIe siècle », parce que le Capétien a dû composer avec le pouvoir de ses barons – « souverains en leur baronnie » – qui ont puissance publique en leur terre, elle ne nous semble en aucun cas « d'une importance seconde ». Bien au contraire, elle demeure capitale, car elle est, avec l'affirmation de la justice, la traduction manifeste, dans le droit comme dans les faits, de la plénitude de l'autorité du roi, « souverain par dessus tous »58. Mais, là encore, le Capétien a été obligé de procéder par étapes, en tenant compte des réalités, notamment féodales. Et, si le développement plus général du pouvoir législatif royal, entre 1155 et 1285, s'est fait à partir de l'idée de conseil, il s'est assurément construit sur un mode plus délibératif, d'adhésion à la mesure adoptée, que consultatif.
40Jusqu'en 1223, le roi ne légifère qu'avec le consentement de ses grands vassaux, ses « barons ». Exemplaire à cet égard est l'ordonnance du 10 juin 1155, par laquelle Louis VII, dans une assemblée solennelle (concilium celebre) réunie à Soissons, instaure une paix – en réalité une trêve – de 10 ans dans tout le royaume (toti regno pacem constituimus) : la mesure qui intervient postulationibus cleri et assensu baroniae, est ordonnée ex quorum beneplacito et proclamée (in verbo regio diximus) in pleno concilio et coram omnibus ; les grands présents s'engagent, par serment, pour les barons laïcs, et promesse, pour les ecclésiastiques, à la faire respecter, mais l'absence d'Henri II Plantagenêt, duc de Normandie, comte du Maine et d'Anjou, prince d'Aquitaine du chef de sa femme Aliénor et maître de la Bretagne, comme celle du comte de Toulouse, réduit considérablement la portée territoriale de cette ordonnance59.
41À partir des règnes de Louis VIII, de saint Louis et de Philippe III le Hardi, l'idée commence à s'imposer selon laquelle les constitutions royales, ou du moins certaines d'entre elles, adoptées « du commun conseil des barons » présents, « pour l'utilité de tout le royaume », ont une vocation générale à s'appliquer « tant à ceux qui ont juré l'établissement qu'à ceux qui ne l'ont pas juré », et qu'en conséquence, « si quelque baron ne veut pas l'observer, le roi et les autres barons les y contraindront ». Désormais, le Capétien peut s'en tenir à l'adhésion de la majorité de ses vassaux, dans une conception très active du conseil, pour superposer son autorité à celle des princes et seigneurs et les amener à faire leurs des décisions qui sont d'abord les siennes, au nom d'une conception supérieure « du commun profit »60.
42Quant à la théorie générale de l'ordonnance royale, formulée à la fin du XIIIe siècle par Beaumanoir, elle ne fait au fond que reproduire les définitions et exigences conjuguées d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin en matière de délibération : celle d'une décision débattue ordonnée à une fin humaine. En temps de paix, la « constitution royale » doit obéir à certaines conditions pour être juridiquement et politiquement valable : être adoptée, autrement dit débattue, en « très grand conseil », présenter un caractère raisonnable, notamment en étant établie en vue du « commun profit ». En « temps de guerre et de nécessité », le roi peut prendre tout établissement qu'il « estime bon » – diront les légistes du XIVe siècle reprenant au profit du Capétien « empereur en son royaume » le quod principi placuit d'Ulpien – pour le « commun profit »61.
43Où l'on voit ainsi se conjuguer, dans une même formulation juridique de la souveraineté royale et de ses expressions, la philosophie d'Aristote et la pensée thomiste, les usages féodaux et les conceptions romano-canoniques62. Mais n'est-ce pas au fond précisément cela le droit royal des premiers temps capétiens, que cette construction empiriquement ordonnée aux fins d'exalter l'autorité et la puissance retrouvée du roi ?
44Selon la fiction qui exprime le gouvernement capétien dans la plénitude de ses attributions, il est donc bien admis que si le monarque a une sorte d'obligation morale de consulter, de « prendre conseil », c'est à lui, et à lui seul, « en sa majesté royale », qu'appartient la décision finale. Si le pouvoir souverain se délègue le cas échéant, il peut à tout moment se reprendre et surtout ne se partage pas. Pourtant, nous savons bien que toutes les mesures, arrêtées au nom du Capétien, ne le sont pas par lui, ou ont été adoptées en son absence, alors même qu'il est toujours censé être présent63. Cela signifie que, dans la réalité politique et administrative, le roi n'a pas manqué « de compagnons » pour intervenir et décider en ses lieu et place, dépassant par là-même la simple idée de conseil ou de pure consultation. Dès lors, et sans renier l'intérêt de cette construction juridique qui a présidé aux développements de l'absolutisme, il ne serait peut-être pas inutile de revoir et le vocabulaire institutionnel et l'arsenal conceptuel qui ont accompagné l'établissement de cette théorie, à commencer par la notion féodale de conseil et ses différents avatars organiques dans les rouages de la monarchie.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Éric Bournazel, « Réflexions sur l'institution du conseil aux premiers temps capétiens (XIIe-XIIIe siècles) », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 7 | 2000, mis en ligne le 03 janvier 2007, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/876 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.876
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