1Les observations et les réflexions qui vont suivre prendront comme point d’appui ce que je puis savoir de la noblesse au royaume de France, de Philippe le Bel à Louis XII. À la faveur de cet ancrage, ne peut-on espérer saisir tel ou tel aspect de la nobility et de la gentry que, faute de recul, les authentiques spécialistes du sujet – presque tous de langue anglaise – ne percevraient pas avec suffisamment de netteté ? Inversement, il serait sans doute profitable d’envisager la noblesse française en tenant compte, plus qu’on ne le fait habituellement, des riches analyses et de la problématique sophistiquée déployées de l’autre côté de la Manche pour l’étude de l’aristocratie anglaise prise dans son ensemble. De ces éclairages réciproques, l’hypothèse de travail est qu’il résultera une certaine avancée dans la connaissance du phénomène en question.
- 1 L. Pannier et P. Meyer, éd., Le Débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre suivi de The D (...)
- 2 Histoire de Charles VI de Jean Juvénal des Ursins, éd. D. Godefroy, Paris, 1653, p. 18.
- 3 En 1365, Enguerran VII, sire de Coucy, épousa Catherine, fille d’Édouard III, roi d’Angleterre.
- 4 Résultat de la paix de Brétigny-Calais de 1360.
- 5 C. T. Allmand, Lancastrian Normandy, 1415-1450. The History of a Medieval Occupation, Oxford, 1983
2Cette tentative de mise en parallèle a eu au moins deux précédents à l’époque même : il s’agit d’abord de la comparaison, à la fois succincte et relativement perspicace, qu’étaient censés avoir faite, au milieu du XVe siècle, les hérauts d’armes de France et d’Angleterre entre les deux noblesses1 ; il s’agit ensuite de la volonté exprimée par Louis XI à la fin de son règne de modifier le statut de « sa » noblesse en s’inspirant expressément des modèles « ouverts » offerts par les noblesses italienne et anglaise. On pourrait aussi ajouter ce passage de la chronique attribuée à Jean Juvénal des Ursins qui envisage un destin commun aux deux noblesses, à l’occasion des troubles de 1381-1382 : « Presque par tout le royaume [de France] telles choses se faisoient et regnoient, et mesmement en Flandres et en Angleterre ou le peuple se esmeut contre les nobles, tellement qu’il fallut qu’ils se retirassent et s’en allassent »2. On n’oubliera pas non plus que les deux milieux considérés eurent mainte occasion d’entrer en contact, dans la guerre et dans la paix, par le biais de quelques intermariages3, à différents niveaux, en raison du fait que le roi d’Angleterre fut pendant longtemps duc de Guyenne (une Guyenne un moment démesurément élargie en une immense principauté d’Aquitaine4), et surtout en raison de la conquête de la Normandie et des terres adjacentes par Henry V, ce qui permit à des membres de la nobility et de la gentry pendant quelques années de devenir, par l’obtention de fiefs, des seigneurs et des nobles « français » : comtes en deçà de la Manche, earls au-delà5.
3Pendant des siècles, la société française (clergé régulier et clergé séculier exclus) fut politiquement et socialement dominée par un étroit milieu aristocratique, qu’on peut si l’on veut qualifier de féodal, organisé en lignages patri- ou matrilinéaires, donc en pratique sinon en principe héréditaire, qui détenait les richesses, essentiellement foncières, dirigeait des hommes et contrôlait des terres, s’imposait par son habitat, son mode de vie, ses compétences guerrières et ses valeurs, se voyait reconnaître, à des degrés divers, l’exercice de pouvoirs de caractère public, notamment dans l’ordre militaire et judiciaire, et se considérait comme fondamentalement libre, c’est-à-dire au-dessus de la condition des hommes ordinaires. Naturellement, au sein de ce milieu, aux membres duquel étaient souvent appliqués les termes de très nobles (nobilissimi), plus nobles (nobiliores) et nobles (nobiles) mais aussi de « gentils » (un terme fondamental), de grandes différences existaient, pour ce qui est de la fortune, du prestige et de la puissance. C’est dire qu’on est en présence d’un groupe social très hiérarchisé et reconnu comme tel.
- 6 A. Girardot, Le Droit et la terre. Le Verdunois à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Nancy, 1992.
- 7 « Tout noble, tout non noble, toute gent net de mere », écrit par exemple dans les années 1330-134 (...)
- 8 Ce qui ne veut pas dire qu’avant 1280 l’opposition entre nobiles et innobiles n’ait pas déjà eu co (...)
4Progressivement, tout au long du XIIIe siècle, ce milieu, notamment dans sa strate inférieure, de loin la plus nombreuse et peut-être la plus vulnérable aux vicissitudes de l’histoire, acquit un véritable statut juridique défini ou garanti par les autorités supérieures (le roi, les princes territoriaux) aussi bien que par l’ensemble du corps social : il lui fut de la sorte attribué un droit particulier, de caractère tant public que privé. Cette évolution décisive, faite de durcissement légal, paraît bien être le contrecoup de l’émergence d’une société plus mobile où des paysans enrichis, des auxiliaires professionnels de l’aristocratie féodale (les ministeriales) et surtout des bourgeois prétendirent se glisser, par l’acquisition de fiefs nobles (souvent de petite taille), dans l’aristocratie en question, et cela d’autant plus aisément que celle-ci connaissait, peut-on supposer, des difficultés économiques croissantes. Il s’agissait donc, pour les éléments les plus modestes de cette aristocratie, avec l’appui des rois, des princes et des féodaux du premier rang, de marquer leur distance par rapport aux intrus et sinon d’arrêter du moins de freiner ce mouvement de grande ampleur, par exemple en contrôlant plus étroitement l’accès à la chevalerie, en rendant plus difficile l’achat de terres réputées nobles (et donc anoblissantes à terme)6 et en renforçant le caractère héréditaire de la noblesse ou de la « gentillesse ». Cette tendance à la fermeture (une fermeture en pratique inaccessible) devait aboutir, avec la caution ou la consécration de la royauté, à partir des années 1280-1320, au clivage durable et essentiel au sein de la société française non point entre les vilains et les « gentils » mais entre les nobles et les non nobles7, ces derniers – l’immense majorité – étant ainsi définis négativement8.
5Cette distinction fut d’autant plus volontiers mise en avant, de façon récurrente, et d’autant mieux suivie d’effet que la fin du XIIIe siècle vit l’instauration à l’échelle du royaume d’une fiscalité nouvelle destinée dans son principe à financer les guerres du roi : or, puisqu’il appartenait aux nobles et aux gentilshommes, statutairement, aussi bien en raison de leurs personnes qu’en raison de leurs fiefs, de le servir dans ses guerres (même moyennant une solde), il fut considéré, dans le prolongement d’une idéologie et d’une pratique enracinées de longue date, que normalement les nobles n’avaient pas à payer l’impôt pour la guerre, un impôt qui devint très fréquent à partir des années 1340 (début de la guerre de Cent ans) et quasiment annuel à partir des années 1370.
- 9 En 1404, la ville de Blois entame un procès « contre les Villebresme pour ce que se dient nobles e (...)
- 10 En 1428, les habitants de Lyon demandent que les gens d’Église et les nobles du pays contribuent c (...)
6Avant toute autre chose, avant par exemple les spécificités du partage noble, c’est cette exemption fiscale qui fonda, aux yeux de l’État monarchique et de l’opinion publique (avec des nuances), l’unité de la noblesse de France et qui amena gouvernants et gouvernés à prétendre savoir exactement et nominativement, au sein d’une communauté quelconque (disons une paroisse), qui était (ou prétendait être) noble et qui ne l’était pas, quel bien foncier était noble et quel ne l’était pas9. Si cette exemption fiscale ne s’était pas mise en place (la chose était loin d’être jouée au départ, comme le montrent quantité d’épisodes de l’histoire financière française de la seconde moitié du XIVe siècle, voire de la première moitié du XVe10), si l’on avait par exemple estimé que l’exemption fiscale de la noblesse était infondée dès lors que les nobles suivant les armes étaient payés ou avaient vocation à l’être, la coupure aurait été beaucoup moins nette, elle aurait été largement oblitérée, estompée, la frontière entre nobles et non nobles serait devenue poreuse. On se serait trouvé en présence, sans doute, d’une société statutairement plus fluide.
- 11 Ainsi Louis XI au début de son règne : dans le feu de la guerre du Bien public (1465), il fut prié (...)
- 12 1415 : lettres à Charles VI des « nobles de la duchié de Bourgongne » et des « nobles de la comté (...)
- 13 Ph. Contamine, « Essai sur la place des « .XII. pairs » dans l’ordo de la royauté française à la f (...)
7Ceci étant posé et admis, cette noblesse, ainsi mieux définie et mieux circonscrite, comme le suggèrent, à partir de la fin du XIIIe siècle, maints « recensements » régionaux ou locaux, était à la fois : 1. une noblesse régnicole, la « noblesse de France », censée unie autour du roi, rassemblée par le roi, qui pouvait compter sur elle mais aussi la protéger (malheur à lui s’il agissait autrement11) ; 2. une noblesse répartie ou regroupée en plusieurs identités, au niveau des grands fiefs, volontiers fière de son identité « provinciale » (il y avait ainsi une noblesse normande, une noblesse bretonne, une noblesse poitevine, une noblesse bourguignonne, une noblesse bourbonnaise, une noblesse dauphinoise, chacune d’elles susceptible, le cas échéant, d’agir collectivement au plan politique et militaire12) ; 3. une noblesse profondément hiérarchisée, au sein de laquelle on peut distinguer au moins trois niveaux, celui des princes (princes territoriaux, princes du sang ou des fleurs de lis, beaucoup d’entre eux ayant obtenu du roi le titre de pair de France13), celui des « seigneurs » (qu’ils soient comtes, vicomtes, sires, ou, plus rarement, barons : à l’armée, ils bénéficièrent jusqu’au milieu du XVe siècle des gages de chevalier banneret, ou d’écuyer banneret s’ils n’avaient pas été adoubés, voire de chevalier double banneret), celui des gentilshommes. Encore cette dernière catégorie est-elle susceptible d’être répartie en deux échelons : les chevaliers (bacheliers) et les familles de rang ou de tradition chevaleresque, d’une part ; les écuyers, les damoiseaux (ou, comme on disait en Forez et ailleurs, les donzeaux), les simples gentilshommes, les « nobles hommes », d’autre part. Il faut d’ailleurs admettre que le titre d’écuyer ou de noble homme n’impliquait pas l’appartenance incontestable à la noblesse : il y avait là, comme l’indiquent plusieurs enquêtes de terrain, ample matière à débat.
- 14 À titre de comparaison, dans les années 1560, la proportion des nobles dans le royaume de France a (...)
8Ainsi circonscrite et structurée, cette noblesse représentait, selon les régions, pour des raisons historiques que l’on constate plus qu’on ne les explique, un pourcentage très variable de la population totale : entre plus de 4 % et moins de 1 %. Au surplus, en raison de la terrible crise démographique propre à la fin du Moyen Âge, en raison de l’appauvrissement massif des rentiers du sol, en raison d’un contrôle plus strict des pouvoirs et de la société, entre 1340 et 1470 le nombre des familles nobles diminua nettement en chiffres absolus mais aussi, quoique dans une moindre mesure, en pourcentage. Vers 1340, « le fort portant le faible », les nobles pouvaient représenter 2 % de la population totale, vers 1470 seulement 1,5 %, ces chiffres étant avancés à titre de simple estimation14.
9Vers 1400, à l’intérieur des limites de la France actuelle, on comptait une vingtaine de princes, quelques centaines de seigneurs châtelains, de barons ou de sires, quelques milliers de chevaliers, quelques dizaines de milliers de simples gentilshommes. Tel était le « peuple des nobles ». Pour compléter le tableau, on relèvera la présence d’une catégorie à part : celle des gentilshommes de ville, traditionnellement présents dans un certain nombre de centres urbains, souvent très proches des bourgeois par le genre de vie et les activités mais tenant tout de même à en être juridiquement distincts.
- 15 K. F. Werner, dans Naissance de la noblesse, Paris, 1996, se plaît toutefois à souligner l’effort (...)
- 16 Les palatinats (Durham, Cheshire, Lancashire) n’étaient pas de vraies principautés territoriales. (...)
10Alors que l’aristocratie féodale française avait surgi, s’était enracinée, avait proliféré en grande partie de façon endogène, presque indépendamment des initiatives royales15, le propre de l’aristocratie anglaise est de devoir sa naissance et son essor à un roi victorieux (Guillaume le Conquérant), qui fut amené, sitôt assurée sa mainmise sur le royaume d’Angleterre (1066-1070), à récompenser ses compagnons d’armes, avant tout normands, par l’octroi, direct ou indirect, de tenures, d’« honneurs » héréditaires. Sans contestation possible, le roi d’Angleterre apparaissait dès le départ comme la source de toute noblesse. Au terme de deux siècles, deux siècles et demi, la situation se présentait ainsi : pas de prince territorial proprement dit, au sens continental du terme16, mais : 1. un baronagium d’environ 200 tenants-en-chef, au sommet desquels une vingtaine ou une trentaine de magnats (earls ou puissants barons) jouait auprès de la couronne un rôle politique prépondérant ; 2. environ 1 500 chevaliers, solidement organisés en lignages et disposant de très nombreux manoirs (l’équivalent des seigneuries françaises) ; 3. environ 1500 écuyers (en anglais squires, d’où le terme de squirearchy parfois employé par les historiens pour désigner cette masse de scutiferi, armigeri, buzones, valletti, servientes ad arma), à peine moins riches et moins « établis » que les précédents au point qu’en d’autres temps ils auraient tous été chevaliers, comme du reste auraient dû les y obliger les « contraintes de chevalerie » (distraints of knighthood) maintes fois promulguées par la royauté anglaise depuis 1224. Pour certains historiens, chevaliers et écuyers réunis (disons la classe chevaleresque, au sens large), formaient, au-dessous de la higher nobility des magnats et des barons, une lesser nobility prompte à défendre ses propres intérêts fonciers et remplissant des fonctions publiques, des offices, au service précisément du roi et des magnats.
- 17 Les Trois ordres et l’imaginaire du féodalisme, Paris, 1978.
11Constamment en contact les uns avec les autres dans le cadre d’un royaume de 130 000 km2 seulement, partageant dans une large mesure la même mentalité et les mêmes activités, les membres de la higher et de la lesser nobility auraient pu constituer, à la manière française, une seule et même noblesse (una eademque nobilitas, pour citer une formule ayant cours dans le royaume de Hongrie médiéval), par exemple si s’était mise en place une exemption fiscale pour les uns comme pour les autres. Mais il se trouve que régulièrement, à partir du règne d’Édouard Ier (1272-1307), la royauté anglaise prit l’habitude d’une part de semondre pour ses nombreux parlements (en moyenne un par année) à titre individuel un certain nombre de puissants personnages (évêques, abbés et grands seigneurs) et d’autre part de demander l’envoi par les différents shires, par les différentes cités et par les différents boroughs, d’un nombre donné de chevaliers et de bourgeois censés représenter les communes ou la communauté du royaume, avec des responsabilités spécifiques en ce qui concerne la levée des taxes. C’est comme si, lors des assemblées politiques, lors des états (de langue d’oc, de langue d’oïl, de Normandie, etc.), le roi de France avait convoqué selon deux formules différentes d’un côté des comtes, des barons et des prélats, de l’autre des chevaliers, des écuyers et des bourgeois ensemble : or la structure politique française qui s’imposa comme naturellement fut celle de la fameuse tripartition socio-politique (l’imaginaire du féodalisme, pour reprendre le titre du livre de Georges Duby17). Il faut donc admettre que cette structure tripartite, bien que connue en Angleterre, n’y avait pas la même vigueur, le même impact sur les esprits. Il faut peut-être aussi admettre que vers 1300, au moment où les choses se mettent en place, la distance entre un baron et un chevalier français était moindre que la distance entre un baron et un chevalier anglais (voir la disparité dans le montant des reliefs : 100 l. sterling pour l’un, 5 l. sterling pour l’autre). Il apparaît aussi que les deux nobilities anglaises correspondaient à une élite nettement plus restreinte que la noblesse française : non point 2 % de la population (ce qui ferait, par hypothèse, 320 000 individus nobles pour une population française de 16 millions, ou 64 000 familles nobles), mais, si l’on admet 5-6 millions d’Anglais au début du XIVe siècle et si l’on estime que les 3 200 barons, chevaliers et écuyers représentaient 16 000 individus, seulement 0,3 %, soit six ou sept fois moins. Il faut le dire : le contraste est surprenant, inattendu.
- 18 J. T. Rosenthal : « The history of the nobility between 1295 and 1300 is a tale of definition and (...)
12Au cours du XIVe siècle, en différentes étapes, la higher nobility eut nettement tendance à se contracter et conjointement à acquérir un statut mieux défini : à la fin du XIVe, on peut parler d’une cinquantaine de pairs temporels du royaume (une notion qui apparaît vers 1300, peut-être d’origine française), possédant cette dignité à titre héréditaire en sorte que le roi ne pouvait la leur ôter sauf circonstances politiques exceptionnelles – des pairs soucieux de transmettre à tel de leurs parents de leur choix (normalement leur fils aîné) leur titre et l’essentiel de leur patrimoine, quitte bien sûr à ce que le roi puisse créer un nouveau pair par le biais des patents of nobility. On peut dès lors admettre que ces pairs anciens et nouveaux constituaient la nobility proprement dite. La majeure partie de cette nobility était titrée : duc, comte (earl), marquis et bientôt vicomte18. Toujours à la fin du XIVe siècle, nous retrouvons nos chevaliers et nos écuyers de la fin du XIIIe, sans doute moins nombreux (on parle non plus de 3 000 mais de 2 300 individus), mais cette diminution s’explique aisément si l’on admet qu’on serait passé d’une population de 5-6 millions à une population de 2-2,5 millions, suite à la Peste noire et à ses récurrences.
13Un autre phénomène de grande conséquence fut l’émergence, à partir de la fin du XIVe siècle, juste en dessous des écuyers, du groupe des gentlemen. Ici, quelques points de repère : en 1384, Richard II (1377-1399) accorda à l’un de ses serviteurs une pension de 7 d. sterling et demi par jour « pour lui permettre de soutenir l’état de gentilhomme » ; en 1389, apprenant que John de Kingston avait été défié par un chevalier français en combat singulier, le même Richard II, pour lui permettre d’affronter son adversaire sur un pied d’égalité, le qualifia de « gentil homme », en fit un écuyer avec le droit de porter les armes suivantes : « argenty, ove une chapeure d’azur, ovesques une plume d’ostriche de geules » (car le vocabulaire héraldique anglais est d’origine française, par le biais de l’anglo-normand) ; en 1413, un certain Robert Erdeswick, « gentilman », est condamné pour violence par le banc du roi. À partir du milieu du XVe siècle, le terme de gentleman se rencontre dans des inscriptions funéraires. On peut estimer que durant le XVe siècle les gentlemen (en latin generosi) se constituèrent en classe héréditaire de moyens propriétaires (landholders), soucieux d’avoir à leur niveau un genre de vie analogue à celui des chevaliers et des écuyers.
- 19 H. L. Gray, « Incomes from land in England in 1436 », The English Historical Review, 49 (1934), p. (...)
14Tout imparfait qu’il soit, le fameux relevé des revenus établi en 1436 à des fins fiscales distingue les quelques dizaines de pairs du royaume, environ 950 chevaliers, aux ressources comprises entre 40 et 200 l. sterling, environ 1 200 écuyers, aux ressources comprises entre 20 et 40 l. sterling, et autour de 5 000 moindres propriétaires, qualifiés parfois d’esquires mais le plus souvent de gentlemen ou de marchands, aux ressources comprises entre 5 et 20 l. sterling19.
- 20 L’expression latine domus procerum n’apparaîtrait qu’en 1540.
- 21 John Fortescue (vers 1394-vers 1476) estime qu’un revenu annuel de 5 l. sterling est « a feyre lyv (...)
- 22 John Fortescue parle par exemple de « no gentle franklin ».
15Au début du XVIe siècle, on aurait ainsi d’une part, fortement constitués et clairement identifiés, une soixantaine de membres de la nobility – rien que des hommes alors qu’en France on pouvait être duchesse, ou comtesse, ou baronnesse, en son nom propre –, convoqués individuellement par le roi lors des sessions de la « maison » (ou de la chambre) des seigneurs (house of lords20), d’autre part tous ceux qu’on désigne collectivement, peut-être depuis le XVIIIe siècle, par le terme de gentry, autrement dit, sous le règne de Henri VII Tudor (1485-1507) un demi-millier de chevaliers, 800 écuyers (les chiffres n’ont cessé de fondre au cours du XVe siècle alors que la population totale du royaume connaissait une croissance lente), et 5 000 gentlemen, bref tous les propriétaires fonciers au-dessous des barons et des lords, et au-dessus des yeomen21, des franklins22 et autres husbandmen. Soit 6 300 individus qualifiés parfois d’armigerous, car ayant droit à des armoiries dûment enregistrées et répertoriées. De fait, en Angleterre, de façon plus caractéristique qu’en France, l’octroi et le port des armoiries, sous le contrôle, sinon à l’initiative, du collège des officiers d’armes, revêtaient une importance décisive, signe non point de la création mais en tout cas de la consécration de la gentility du bénéficiaire et des siens. Vers 1300, les barons et les chevaliers auraient seuls eu le droit à des cottes d’armes, puis, vers 1350, serait venu le tour des écuyers et vers 1450 celui des gentlemen. Ces 6 360 individus, cette fois pairs compris (certains historiens fournissent à vrai dire des chiffres plus élevés pour ce qui est de la gentry) représenteraient alors 1,5 % de la population anglaise. Ainsi, curieusement, nous trouvons le même pourcentage qu’en France à la même date, mais avec probablement moins de contraste entre les différents shires qu’entre les différentes provinces françaises. De façon symptomatique, un héraut d’armes ou plus vraisemblablement un groupe de hérauts d’armes entreprit la rédaction du King’s Booke of All the Lords, Knights and Gentlemen of this realm of England. La tâche était envisageable, compte tenu des dimensions du royaume d’Angleterre, alors qu’en France, même si on y a parfois songé, elle dépassait les forces et les compétences administratives de la royauté (il fallut attendre le temps de Louis XIV, et encore).
16Il est vrai qu’à cette tripartition, largement attestée dans le vocabulaire social du temps, des historiens opposent une autre distinction, en fonction de l’horizon géographique des uns et des autres : la greater gentry ou country gentry d’une part, et, nettement plus nombreuse et plus médiocre, la lesser gentry ou parish gentry, d’autre part. Or, on peut se demander si ce n’était pas la country gentry, avec son rôle public au niveau du shire, avec sa structure familiale, son enracinement, son habitat privilégié, son souci marqué de transmettre au fils aîné l’essentiel de l’héritage, avec les franchises qu’elle prétendait détenir, qui correspondrait seule ou du moins le mieux à la moyenne et à la petite noblesse français. Disons que les country gentries du Devonshire, du Warwickshire, du Gloucestershire, du Leicestershire, etc., étaient les équivalents, si l’on y ajoute les earls et les lords qui y étaient établis et possessionnés, des noblesses poitevine, angevine, champenoise ou gasconne.
17En dépit du rôle obsessionnel de l’hérédité, tant du point de vue pratique que juridique, ni la noblesse française, ni la nobility ni la gentry conjointes ne formaient des milieux fermés – des castes. Autrement dit, une certaine dose de mobilité sociale existait : il n’était pas exclu dans les faits de pouvoir accéder à la noblesse, de devenir lord, knight, esquire et surtout gentleman alors que ses parents ne l’étaient pas. Inversement, des maisons nobles s’éteignaient, faute de descendants, des peerages ne se transmettaient pas, des gentilshommes, faute de ressources adéquates, se trouvaient temporairement ou définitivement hors d’état de « vivre noblement » (« to live nobely ») ou ne possédaient plus les 10, 20 ou 40 l. sterling (soit, au taux du change, 60, 120 ou 240 l. tournois) de revenu annuel que le régime socio-politique anglais, nettement plus rigide à cet égard que le français, considérait à la fois suffisant et nécessaire pour être reconnu gentleman, esquire ou knight. On conçoit aisément que l’accès à la pairie (héréditaire) ait été en Angleterre strictement contrôlé par la royauté. En revanche, dès lors qu’un yeoman, un lawyer, un « marchand aventurier » ou un « marchand de l’Étape » pouvait prétendre au rang de gentleman s’il avait les revenus fonciers (voire la fortune mobilière) convenables, ne peut-on imaginer une société anglaise plus ouverte, plus fluide que la société française, ou plutôt une société où les rangs dépendaient avant tout des ressources, une société de classe plutôt que d’ordre, pour reprendre la terminologie adoptée par Roland Mousnier et d’autres ?
18Dans le cas français, trois phénomènes paraissent s’imposer.
- 23 L’hécatombe d’Azincourt, unanimement constatée et déplorée, n’est qu’un exemple parmi d’autres. « (...)
- 24 Des compromis dans ce domaine étaient d’ailleurs possibles : il fut par exemple décidé d’écarteler (...)
- 25 L’avocat de Tristan d’Aure, revendiquant l’évêché de Couserans, entend valoriser son client en dis (...)
19Et d’abord l’extinction biologique, notamment en raison du célibat ecclésiastique, et des morts violentes à la guerre23, de l’absence de descendance mâle (régulièrement, des maisons « tombaient en quenouille », selon l’expression qui commence à se répandre au XVIIe siècle) ; c’est sans doute pour lutter contre cette extinction biologique que les bâtards de nobles furent pendant toute la fin du Moyen Âge (et encore au XVIe) assez aisément intégrés à la noblesse ; dans le même esprit, des dispositions étaient souvent prises pour assurer la survie des « nom et armes » de telle noble maison24 ; on notera ici que, selon la grande majorité des coutumes françaises, il suffisait d’avoir un père noble pour être soi-même réputé noble, même s’il était plus sûr et plus apprécié d’être noble des deux côtés, paternel et maternel25.
- 26 De façon caricaturale, les nobles étaient réputés ne parler que « de chasse, de chevaulx, de jeu d (...)
- 27 Utilisation de ressources spécifiques par Philippe IV le Bel pour doter les filles pauvres de la n (...)
20Ensuite, la dérogeance, telle que la notion se durcit sans conteste au XVe siècle : pratiquement en effet être noble impliquait de « vivre noblement », c’est-à-dire d’avoir un certain genre de vie accompagné d’un certain train de vie26 ; « vivre noblement », cela signifiait fréquenter (« hanter ») les autres nobles, suivre en armes les guerres du roi (ou du prince), subsister, bien ou mal, grâce à ses rentes et n’avoir, le cas échéant, que des occupations réputées honorables. Sinon, on dérogeait à la noblesse, on ne pouvait plus prétendre jouir de ses privilèges, prééminences, honneurs, franchises et dignités. Impossible en pratique d’être durablement noble et tavernier, noble et homme de métier, noble et métayer à la campagne, noble et simple sergent. Or les circonstances contraignaient fréquemment des gentilshommes fils d’authentiques gentilshommes à gagner leur vie grâce à une occupation « vile » et « mécanique ». On rencontre à chaque instant dans les sources françaises les figures du pauvre gentilhomme, de la pauvre gentille femme, que les seigneurs, les princes et les rois, en quelque sorte par solidarité de classe, se devaient d’aider dans toute la mesure du possible afin d’empêcher leur déchéance27 : un tel milieu était à l’évidence sensible au contexte économique, or à la fin du Moyen Âge ce contexte fut très souvent défavorable. Ces phénomènes d’extinction biologique et socio-économique furent massifs et continus. Mais dès lors que le pourcentage des nobles n’a diminué qu’assez faiblement entre 1340 et 1470 (il vaudrait mieux parler de tassement), il faut bien admettre en contre partie l’existence d’une assez forte mobilité sociale ascendante (selon les critères du temps). Les candidats à la noblesse ne manquaient pas. Réussir, pour le courant des non-nobles, c’était, entre autres choses et indépendamment de l’enrichissement proprement dit, devenir noble, avec tout ce que cet état impliquait de reconnaissance sociale, de distinction (pour employer un concept cher à Pierre Bourdieu).
- 28 Gérard Giordanengo, « Qualitas illata per principatum tenentem. Droit nobiliaire en Provence angev (...)
- 29 En 1355, lettres d’anoblissement en faveur de Bertrand de Solier moyennant le paiement de 150 flor (...)
- 30 Importance de la notion d’hôtel noble : en 1472, Louis XI permet à Guichard Brulon, écuyer, de for (...)
- 31 Selon Olivier de La Marche, dans son Traité du duel judiciaire, éd. B. Prost, Paris, 1872, on est (...)
21Au cœur de la société française de la fin du Moyen Âge (et même de l’Ancien Régime), s’inscrit le phénomène de l’anoblissement, tel qu’on peut le saisir précisément à partir des premières décennies du XIVe siècle, voire, pour quelques cas isolés, à partir des années 128028. Cependant, les voies de l’anoblissement étaient nombreuses, elles autorisaient de multiples parcours et détours, elles exigeaient le plus souvent patience et savoir-faire. On pouvait se voir reconnaître comme noble : 1. par l’obtention, accompagnée ou non du versement d’une certaine somme au trésor public (sorte de rachat de l’impôt, mais une fois pour toutes29), de lettres d’anoblissement par le roi mais aussi, en dépit du fait qu’il s’agissait en principe d’un monopole royal (« nous seuls et pour le tout »), par un prince territorial (ainsi les ducs d’Anjou, d’Orléans, de Bretagne, de Bourgogne, voire les comtes de Foix et d’Armagnac) – ces lettres permettant au bénéficiaire d’accéder, s’il le souhaitait, à la chevalerie ; 2. par la détention d’un office anoblissant royal, princier ou même municipal ; 3. à la longue, par prescription, grâce à l’acquisition de biens nobles (une seigneurie, un château, des droits féodaux30), dès lors que l’on menait soi, les siens, ses descendants, le genre de vie noble. Il pouvait y avoir par exception des anoblissements collectifs, comme cela se produisit dans le duché de Normandie à un certain moment du règne de Louis XI. La carrière des armes, exercée à un certain niveau (combattre non point comme homme de trait ou de pied mais comme homme d’armes, avec le « harnois blanc », le glaive au poing, l’épée au côté, et monté sur un coursier) était reconnu comme un bon moyen de rejoindre la « compagnie des nobles du royaume » (le Jouvencel de Jean de Bueil, le rappelle, se référant à une époque où les nobles aux armées se faisaient plutôt rares). Autrement dit, le port constant du harnois anoblissait. Tous comptes faits, force est d’admettre l’idée qu’à chaque génération des milliers de non nobles (de roturiers, comme on commence à dire au XVe siècle) parvenaient à se glisser dans la noblesse, même si les nobles de souche ou d’ancienneté (ces spécialistes de la mémoire longue) n’oubliaient pas de sitôt (faisons-leur confiance !) les origines populaires de ces anoblis de fait ou de droit et même de leurs descendants, à plusieurs générations de distance. En d’autres termes, les reconnaissances de noblesse, à la fin du Moyen Âge, étaient un processus tout autant social que légal, tout autant insidieux ou officieux qu’officiel. La pratique de l’adoubement, qui eut tendance à se raréfier entre 1300 et 1500, était en revanche mieux contrôlée : se faire intituler noble homme dans les actes notariés, de façon plus ou moins subreptice, changer son nom patronymique (Jean Gautier) par le nom de sa seigneurie (Jean Gautier, seigneur de La Faye, puis Jean, seigneur de La Faye), passe encore, mais il était exclu, sauf fraude caractérisée, de se prétendre chevalier sans avoir été formellement adoubé, devant témoins, par exemple dans telle circonstance militaire (juste avant une bataille rangée) ou à Reims, aussitôt après le sacre et le couronnement du roi qui venait lui-même d’être fait « chevalier nouveau » au cours de la cérémonie. Pareillement, l’octroi d’un nouveau titre de comte, de vicomte, etc., était rigoureusement contrôlé par la puissance publique31.
- 32 Les concessions d’armoiries ou d’insignes par Henry V au moment d’Azincourt furent compris du côté (...)
22En Angleterre aussi, nobility et gentry sont normalement affaire d’hérédité. D’où des expressions comme « gentilhomme d’auncestrie », « gentleman of birth », « noble d’ancienneté », « gentilhomme de nom et d’armes », dont il existe l’équivalent en français de France. Notamment les travaux de K. B. McFarlane ont mis en lumière, au sein de la nobility proprement dite, l’importance des phénomènes d’extinction et de renouvellement. Non seulement l’anoblissement légal existait (quoique seulement pour les nouveaux pairs du royaume), non seulement la chevalerie était obtenue au moyen de rites parfaitement repérables, mais encore il n’était pas si facile que cela pour un yeoman de se voir qualifié de gentleman, comme l’indique l’existence de démarches officielles et insistantes de la part des demandeurs. Henry V était manifestement soucieux de contrôler l’octroi d’armoiries aux combattants ayant servi sous ses ordres32, la concession d’armoiries, avec le rôle, officiel et officieux, du College of arms, pouvant alors être perçue comme l’équivalent anglais de l’anoblissement à la française. Le marché des biens nobles (les manoirs d’un côté, les seigneuries de l’autre) était sans doute plus ouvert en Angleterre qu’en France, mais dans quelle mesure ? En Angleterre aussi on repère une volonté affirmée de la part de l’aristocratie en vue d’assurer au mieux la transmission des fortunes foncières au sein de la lignée.
23Des contrastes existent quant à l’organisation des deux sociétés mais d’une part ils sont loin d’être absolus, d’autre part ils ne vont pas tous dans le même sens. Ainsi l’idée semble plus nettement exprimée et plus largement répandue (ou plutôt mieux documentée) en Angleterre qu’en France qu’à l’échelle du royaume à un certain niveau de revenus (fonciers) devait correspondre un certain rang dans la société. Il y aurait là une sorte de réalisme et de pragmatisme « anglo-saxon » : jouir du rang de ses ressources, jouir des ressources de son rang. Sans doute : mais surtout pendant la seconde moitié du XVe siècle, des ordonnances bretonnes, bourguignonnes et françaises se préoccupent d’établir une stricte correspondance entre les revenus des nobles et leurs obligations militaires, selon un modèle somme toute analogue à la fameuse assise des armes promulguée par Henry II en 1181 : en France aussi les revenus étaient pris en compte pour l’établissement et le respect de la hiérarchie sociale.
24La France royale ignora presque complètement les lois somptuaires dont l’importance en Angleterre suggère une société plus rigoureusement hiérarchisée. Bien des documents – ainsi les prescriptions quant à l’ordre à respecter dans les fêtes et les banquets – attestent que l’Angleterre était fondamentalement une société de préséance, de déférence et de patronage.
25Sous son aspect juridique, le critère de la dérogeance n’existe pas tel quel en Angleterre, mais il serait aisé de repérer des réflexes sociaux analogues de la part des membres de la gentry. Toutes les occupations n’étaient pas jugées convenables. En Angleterre comme en France la société aristocratique reposait économiquement et socialement sur la possession de la terre et des revenus qu’elle procurait, et les observateurs italiens, de façon tout de même un peu rapide (car la réalité, ici comme là, est plus complexe) étaient frappés par le cadre de vie délibérément rural de l’une et l’autre aristocraties. Louis XI se leurrait sans doute lorsqu’il imaginait la noblesse anglaise peuplée d’armateurs et de grands marchands. L’idéologie présidant à la chevalerie et aux ordres de chevalerie était sensiblement identique de part et d’autre de la Manche. Et on ne peut manquer d’être frappé (comme le fut Froissart au XIVe siècle) par la parenté étroite entre les deux cultures nobiliaires. À la fin du XVe siècle, le Livre de St Alban’s est censé apprendre comment « gentylness shall be knowyn from ungentylness ». L’Angleterre comme la Bourgogne firent un certain usage de la Disputatio de nobilitate rédigée vers 1420 par l’Italien Buonaccorso de Montemagno : d’un côté, datant de 1449, l’on trouve la Controversie de noblesse de Jean Miélot, copiste, enlumineur et traducteur attitré de Philippe le Bon, de l’autre l’on trouve la traduction de l’original latin, en 1459-1461, par John Tiptoft, évêque de Worcester – une traduction qui fut imprimée en 1481 sous le titre The Declamation of noblesse. Autre texte significatif : le dialogue sur Gentylness and Nobylyte, « dysputyng who is a verrey gentylman and who is a noble man ».
26En 1405, Édouard, duc d’York, affirmait qu’il était un « trewe gentilman » – comme Charles de Navarre un demi-siècle plus tôt, comme, vers 1460-1470 le grand seigneur que fut ou plutôt que devint Antoine de Chabannes, comte de Dammartin (« Je suis gentilhomme et n’ai rien à garder si cher que mon honneur »), comme au XVIe siècle François Ier se proclamant le premier gentilhomme de son royaume. « Quand Adam bêchait, quand Ève filait, qui donc était gentilhomme ? » : le dicton, comme on sait, était international (France, Angleterre, Allemagne). En France comme en Angleterre, qui aurait pu refuser le jugement banal de Gilles le Muisis : « A voir dire, trestous faisons un seul linage » ? Durant sa longue captivité (en Angleterre), Jean, comte d’Angoulême, avait comme livre de chevet le De consolatione philosophiae de Boèce : or, dans son exemplaire, qui s’est conservé, un passage est souligné, celui où Juvénal déclare que la seule noblesse de l’homme, c’est la vertu – encore un lieu commun. En France comme en Angleterre l’idée voulait que l’aristocratie soit une classe à vocation militaire mais aussi une classe de commandement, en charge, sous le contrôle et au profit ultime du roi, de la défense et de l’encadrement du pays. En France comme en Angleterre l’aristocratie, avec ses différents visages ou facettes, était la classe politique par excellence.
27Mais peut-être est-il plus éclairant de mettre en vedette les divergences, d’autant que certaines d’entre elles ne feront que s’accentuer par la suite.
- 33 Jean Froissart, Chroniques, éd. S. Luce, t. IV, Paris, 1873, p. 173-174.
- 34 Chantilly, Musée Condé, ms. 872. l
- 35 Ed. G. W. Coopland, 2 vol., Cambridge, 1969 (la citation est au t. I, p. 529).
- 36 N. Pons, « Ennemi extérieur et ennemi intérieur : la double lutte des défenseurs du futur Charles (...)
- 37 Frère Jean de Roquetaillade, dans son Liber ostensor, écrit de mai à septembre 1356, qualifie déjà (...)
28En dépit d’épisodes célèbres comme la Révolte des travailleurs (1381) ou la rébellion de Jack Cade (1450), celle-là de moindre intensité, il ne semble pas que l’aversion des gens de commune envers l’aristocratie en général ait été aussi vive en Angleterre qu’en France (mais comment la mesurer ?). La Jacquerie de 1358 fut officiellement présentée comme le scandaleux et terrifiant soulèvement des non nobles contre les nobles. Or, ce ne fut pas là un simple événement, étroitement circonscrit dans le temps et dans l’espace. La Jacquerie marqua durablement les esprits de part et d’autre de la barrière sociale. Froissart raconte comment en 1355 les gens de Toulouse furent « durement esmeut et couroucié sus les gentilz hommes » qui, lors du raid dévastateur d’Édouard, prince de Galles, se mirent peureusement « en seureté ». Des paroles furent prononcées contre ces lâches, qui trahissaient leur mission. Et Froissart d’ajouter : « Mais tout ce se passa : les povres gens le comparerent qui en eurent adonc, ensi qu’il ont encores maintenant, toutdis du pieur »33. En 1382, lors de la campagne de Flandre qui devait se terminer par la victoire de Charles VI à Roosebeke, selon une chronique, « les communaultez des bonnes villes et villaiges de France s’estoient mises dessus en intention de mettre a destruction toutes les nobles fames et enfans des barons, chevaliers et de tous les nobles hommes qui pour lors estoient ou service et en la compaignie du roy, et avoient icelles communaultez fait faire grant foison maillés de plonc pour eulx aidier et mettre a mort ceulx qui eussent peult a consievir. Mais a Dieu ne pleut leur souffrir achever leur dampnable entreprinse car le roy et son conseil y pourveyrent et tant firent que icelles communez furent du tout appaisiés mais aprés pluyseurs d’iceulx meutins et rebelles en furent griefment pugnis et destruis »34. Certes, il y a beaucoup d’amalgame et de fantasme dans cette vision des choses, qui n’en demeure pas moins caractéristique. Autre témoignage : « Le peuple est en hayne des nobles », écrit Philippe de Mézières, chevalier et chancelier de Chypre, dans le Songe du Vieil Pelerin (1386-1389)35. Jean Gerson, dans sa Deploratio super civitatem aut regionem que gladium evaginavit super se, écrit dans la colère après les massacres parisiens de mai-juin 1418, dénonce la seditio qui est, explique-t-il, hostis nobilium36. Entre l’homme d’armes appartenant à la classe chevaleresque et l’archer anglais appartenant à la yeomanry, ne serait-ce qu’en raison des nécessités militaires en territoire ennemi, la distance sociale était apparemment moindre qu’entre la noblesse et les communes de France (les textes ne manquent pas à ce sujet, pour Crécy comme pour Azincourt). Le grand grief que le commun fit longtemps aux nobles de France fut leur incapacité militaire, aggravée par un soupçon de traîtrise37 : un grief qui ne pouvait s’adresser à la victorieuse et valeureuse aristocratie anglaise.
29Si l’on envisage la période 1340-1490, on ne saurait dire que l’histoire de la nobility et de la gentry se soit déroulée au sein d’une harmonieuse sérénité : que de tensions, de convulsions et de crises, souvent sanglantes (les guerres des Roses) ! Il n’empêche que l’histoire de la noblesse française à la même époque fut encore plus agitée, si possible : elle ne traversa pas seulement une longue phase de dépression économique, elle ne vit pas seulement ses revenus stagner ou se tasser, mais, à plusieurs reprises, dans telle ou telle région, elle fut frappée de plein fouet par de véritables cataclysmes. On l’oublie sans doute trop : les nobles furent les premières victimes de la guerre de Cent ans et des événements de toute nature que suscita ce formidable conflit : seigneuries et châteaux ravagés, morts au combat, ruineuses captivités, coûteuses mises en défense de leurs résidences, confiscations massives de leurs fiefs en fonction des circonstances politiques et militaires, sourde hostilité de leurs sujets et dépendants. La tâche de la noblesse française, dans un climat hostile dès lors qu’on l’accusait, non sans raison, d’être incapable de remplir correctement son office militaire, fut d’abord de survie. On s’étonne plutôt après coup qu’elle n’ait pas fait complètement naufrage au milieu d’une semblable tempête.
30Si donc l’on admet qu’elle traversa une détresse intense et qu’il n’est pas interdit de mettre en cause ses qualités de gestionnaire (inférieures, sauf exceptions, aux qualités traditionnellement possédées dans ce domaine par la nobility et par la gentry, l’une et l’autre soucieuses de s’adapter au mieux aux conditions économiques nouvelles, ainsi qu’en témoigne, par exemple, le phénomène des enclosures), si l’on garde en mémoire que, pour des raisons notamment militaires, les rois et les princes territoriaux estimaient nécessaire de disposer d’une noblesse en état de marche, l’accord se fit pour qu’une grande partie des ressources de la nouvelle fiscalité d’État vienne, directement ou indirectement, au secours de la noblesse, tantôt dans son opération de survie, tantôt pour contribuer aux dépenses de prestige où se complurent les mieux lotis : gages d’office, rentes à vie ou pensions annuelles renouvelables, « dons et recompensacions » exceptionnels. Sans doute tous les nobles français ne disposèrent-ils pas de cette manne, dont la perception n’était d’ailleurs pas si aisée. Il y eut des moments où la royauté française, provisoirement impécunieuse, restreignit singulièrement ses largesses, mais on peut estimer qu’au XVe plus encore qu’au XIVe siècle la nobility et la gentry, tout en ayant bénéficié du même phénomène, furent moins demanderesses de ces sources de revenus et du même coup conservèrent davantage d’indépendance vis-à-vis de la royauté, d’autant que cette dernière, toutes proportions gardées, disposa en moyenne de moindres ressources que la royauté française. Au XVe siècle, en revanche, il n’est pas rare qu’un grand seigneur français double ou triple ses revenus grâce à l’argent public.
31Les membres de la nobility et de la gentry, n’étaient nullement, en raison des responsabilités que la royauté et la société leur octroyaient, ou leur reconnaissaient, de simples personnes privées. Malgré tout, ils jouissaient sans doute d’une moindre dimension seigneuriale et féodale que les nobles français de rang supérieur ou moyen, lesquels non seulement exerçaient des pouvoirs par délégation mais, encore à la fin du XVe siècle, et en dépit de l’encerclement princier ou royal dont ils s’estimaient à chaque instant les victimes (cela faisait partie de leurs doléances habituelles : leurs droits de justice et de chasse grignotés, bafoués, l’action sournoise des officiers, etc.), conservaient notamment dans le cadre des châtellenies des restes toujours imposants de prérogatives militaires, judiciaires, administratives et économiques.
32Reste le vaste problème lié à la notion de bastard feudalism, telle qu’elle a tout un temps retenu l’attention des historiens d’outre-Manche – une expression que l’on pourrait traduire par néo- ou post-féodalité. Partons ici de la remarque de K. B. McFarlane : « Durant les deux siècles qui suivirent la mort d’Édouard Ier [1307], le nouvel ordre défini par le patronage, les livrées et les affinités occupèrent le devant de la scène […] avec un épilogue dépassant de beaucoup l’époque médiévale ». Pour lui, la néo-féodalité commença quand le « lien féodal entre un seigneur et un vassal se trouva supplanté en tant que lien social primordial par le contrat personnel entre un maître et un homme ». Certes, admet-il, la féodalité survécut mais sous la forme d’un réseau complexe de privilèges et d’obligations attachés à la possession de la terre sans guère d’importance en tant que force sociale. À partir de 1341, poursuit-il, la néo-féodalité « développa rapidement sa propre diplomatique. Son instrument spécifique ne fut plus la charte d’investiture [enfeoffment] mais l’endenture et les lettres patentes, qui créèrent non point des fieffés héréditaires mais des retainers et des pensionnaires pour un certain nombre d’années. L’endenture des retainers était un contrat entre X et Y par lequel X accordait à Y une rétribution [fee] annuelle en échange de laquelle Y promettait un genre donné de service, habituellement à titre viager mais non point héréditaire ». Dans un premier temps, McFarlane concevait l’endenture sous un angle militaire : la formule avait été créée et s’était répandue afin d’assurer des combattants au roi et aux magnats. Puis il ne tarda pas à s’apercevoir que l’endenture était là pour satisfaire à d’autres besoins du roi ou des magnats : ainsi pour le recrutement du personnel de leurs hôtels et de leurs administrations.
33Depuis McFarlane, avec des nuances, l’accord s’est fait parmi les historiens anglais pour envisager la néo-féodalité comme une formule mixte : une sorte de salariat, mais à base contractuelle, un CDD à moyen ou long terme qui impliquait en principe l’existence de relations de fidélité (une fidélité vivante) entre les deux parties intéressées. On peut estimer que l’expansion de ce type de relation socio-économique, à finalité souvent militaire et politique sans qu’il y ait là rien d’obligatoire, a accompagné la monétarisation de l’économie. On peut estimer en même temps que les magnats cherchèrent à se munir d’un réseau de fidèles pour mieux assurer leur place alors que le pouvoir royal se renforçait. Le signe tangible de la présence de ces « affinités » fut le port de la livrée, destinée à identifier au premier coup d’œil ses membres et à impressionner ainsi l’adversaire. Ces affinités pouvaient intervenir dans l’espace public, en imposant leur loi et en intervenant à leur profit dans l’exercice de la justice.
34Un certain nombre de termes peuvent se rattacher à cette néo-féodalité. Outre ceux d’affinité (par quoi l’on peut définir le réseau dépendant d’un magnat en fonction de son statut personnel plutôt que de son statut féodal), de retainer, d’indenture, de livery, on aurait celui de connection (la suite d’un magnat, le groupe de ses retainers), de champerty (soutien apporté à une plainte en justice en vue du partage des profits si la plainte en question aboutit), d’embracery (corruption des juges) et de maintenance (intervention brutale dans le déroulement d’un procès par laquelle on ne laisse pas la justice suivre paisiblement son cours).
35La néo-féodalité, née de l’inadéquation, de la sclérose, voire de la nécrose, de la féodalité traditionnelle en tant que type-idéal (il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire à ce sujet) fut donc à la fois une source de stabilité dans la société anglaise, puisqu’elle la structurait grâce à l’établissement de relations durables entre « patrons » et « clients », entre lords et fidèles, et d’instabilité puisqu’elle perturbait le bon fonctionnement de l’ordre royal. À la limite, dans une région donnée, un ou plusieurs gangs pouvaient ainsi faire la loi : des exemples de ce type ont été repérés, surtout pour le XVe siècle.
36Ce fut pour remédier à ce désordre qu’une législation fut introduite, souvent à l’initiative du Parlement, contre les liveries et les maintenances. En 1468 par exemple, un statut voulu par Édouard IV, peut-être en réponse à des troubles qui l’année précédente avaient agité le Derbyshire, après avoir rappelé les statuts précédents (depuis 1390), interdit sous peine d’amende l’octroi de livrées sauf à des serviteurs domestiques et à des gens de loi dont on voudrait s’assurer le concours. Il s’agit ainsi d’assigner des bornes à cet usage en sorte qu’il ne puisse plus agir en termes de violence armée ou d’intervention politique.
37La question est donc de savoir si en France aussi les liens féodo-vassaliques classiques ont perdu leur pouvoir concret d’encadrement : autrement dit, un seigneur pouvait-il encore compter sur la fidélité « naturelle », sur l’auxilium et le consilium de ses vassaux, dans la guerre comme dans la paix, et inversement un vassal pouvait-il encore escompter la bienveillante protection de son seigneur ? Et pour le cas où les liens féodo-vassaliques n’auraient plus guère été qu’un ensemble de rites récurrents mais fossilisés et d’obligations à caractère purement économique, des phénomènes comme ceux constatés en Angleterre virent-ils le jour de ce côté-ci de la Manche, et sous quelle forme ?
38Il est certain que les questions de foi et d’hommage (et, à l’inverse, de souveraineté) persistent à être fondamentales, d’un simple point de vue politique : ainsi le montrent la diplomatie franco-anglaise de la guerre de Cent ans, mais aussi les rapports France-Bretagne et les rapports France-Bourgogne. D’un mot, l’on peut dire que l’ambition des rois d’Angleterre, à défaut d’obtenir la couronne de France, était de soustraire à l’hommage (lige) dû aux rois de France leurs fiefs continentaux, que l’ambition des ducs de Bretagne était de minimiser la portée de l’hommage (simple ou lige : le débat existait) qu’ils prêtaient traditionnellement aux rois de France, et que l’ambition des ducs Philippe le Bon et Charles le Téméraire était de couper, temporairement ou définitivement, leurs liens vassaliques avec les rois de France pour accéder à la pleine souveraineté.
39Il est certain d’autre part que les rois de France et les princes territoriaux persistèrent à utiliser les liens vassaliques pour le recrutement de leurs armées par un recours régulier aux rouages du ban et de l’arrière-ban, même s’ils utilisèrent aussi, de plus en plus, d’autres types de recrutement, sur la base du volontariat.
40Et les prestations d’hommage, les aveux et dénombrements, les menaces de confiscation de fief pour cause de non prestation d’hommage en temps voulu ont laissé de nombreuses traces documentaires.
41Il était entendu – là encore le formulaire et la phraséologie sont explicites – que les rois, les princes, les seigneurs d’un moindre rang devaient pouvoir compter sur la loyauté, l’engagement et la fidélité de leurs vassaux. Le serment vassalique n’était pas une simple formalité. Il s’agissait encore et toujours d’offrir « service et amour comme l’on doit faire à son seigneur ».
42Mais la cause est-elle entendue pour autant ?
43En concentrant le regard, à titre d’exemple, sur la seconde moitié du XVe siècle, un « seigneur » capitaine d’une compagnie d’ordonnance (prenons le cas de Jean, sire de Bueil et comte de Sancerre, ou de Georges de La Trémoille, sire de Craon) était-il tenté de (ou amené à) donner la préférence pour le recrutement de sa compagnie, à ses « féaux » (et arrière-féaux) ? De même pour ce qui est du recrutement des membres de son hôtel ou du personnel qu’il lui fallait prévoir pour la bonne gestion de ses seigneuries ? Pour un seigneur, ses vassaux constituaient-ils un vivier dans lequel puiser pour l’obtention d’un meilleur service ?
- 38 Elle existe cependant, mais essentiellement par contagion et transplantation. Trois exemples ici. (...)
- 39 Renseignement fourni par M. Thierry Claerr, archiviste-paléographe, que je remercie vivement.
44Le plus clair à ce sujet, c’est qu’à la différence de l’Angleterre le caractère ouvertement contractuel du lien entre un capitaine et un seigneur, d’une part, leurs hommes ou leurs serviteurs, d’autre part, n’est guère attesté (voir les registres notariaux, apparemment muets sur ce point). La forme diplomatique de l’endenture n’est que très exceptionnellement repérable dans la France de la fin du Moyen Âge38. Si donc la « retenue » était unilatérale, un seigneur pouvait renvoyer librement, ad nutum, un serviteur dont il était mécontent, de même que, selon la norme, le roi de France recrutait par des lettres de retenue unilatérales ses soudoyers, ses conseillers et chambellans, ses officiers, ses chapelains, etc. Il est vrai que, dans la pratique, les rois, les princes, les grands, n’avaient aucun intérêt à congédier à tort et à travers leur personnel, tant masculin que féminin, et l’on a des exemples nombreux de services de longue durée dans ce cadre. Voici le cas d’Antoine de Sorbier : un document de la fin du XVe siècle le concernant mentionne qu’il « a esté paige a feu Monsieur le Grant maistre [Antoine de Chabannes, comte de Dammartin], a esté noury et a tousjours demouré en l’ostel et service desdiz feuz seigneurs, et aussi, pour l’avancement de son mariage, luy a donné et delessé et delesse a tousjours la terre et seigneurie d’Assy […], laquelle peut valloir parmi quatre vingtz livres tournois ou environ de revenu »39. On peut penser qu’Antoine de Sorbier est devenu du même coup le vassal des comtes de Dammartin. La dissolution d’un hôtel noble intervenait le plus souvent à la mort du seigneur : chacun était alors amené à retrouver une structure d’accueil, y compris, le cas échéant, auprès de l’héritier ou du successeur du disparu.
- 40 Procédures politiques du règne de Louis XII, éd. R. de Maulde, Paris, 1885, p. 146-147.
45Au début du XVIe siècle, dans le cadre de son procès, Pierre de Laval, maréchal de France et seigneur de Gyé, est interrogé sur les terres qu’il tient du roi en fief. Réponse : il en tient en Anjou, en Normandie, en Poitou, soit du roi, soit d’autres seigneurs, mais « n’est recors s’il en a fait les foys et hommaiges au roy » ou au chancelier de France ; tout de même, en y réfléchissant, il croit les avoir prêtés. Et de la reine (Anne de Bretagne) ? Réponse : effectivement, il tient la terre de « la Gassilley » mais « ne scet bonnement s’elle est mouvant de la royne, du seigneur de Rieux ou de seigneur de la Roche, et n’en a jamais fait le serement en sa personne a la royne, ne autre, bien croit qu’il les a fait par procureur et ne n’en a esté inquieté »40.
46Le 18 janvier 1355, Pierre Ier, duc de Bourbon, comte de Clermont et de la Marche, chambrier de France, retient son aimé et féal Guillaume de Bourbon pour être de son « hostel et menage », « pour estre a nous devant tous autres et venir a nostre service toutes fois que mestier en aurons et nous le manderons ». En échange, il lui donne à vie 120 livres tournois à prendre sur son trésor du Bourbonnais jusqu’à ce qu’il reçoive une autre assignation. Lorsqu’il sera avec le duc, Guillaume de Bourbon sera défrayé de tout, lui et ses quatre chevaux, et même le duc s’engage, en cas de guerre ou de tournoi, à lui fournir une monture.
47Un procès de la fin du XVe siècle met en scène une certaine Pastonne de Châteauneuf, gente demoiselle d’une noble famille berrichonne qui, dans les années 1460, entra très jeune au service de Louise de Laval, duchesse de Nemours. Après la mort de celle-ci, elle servit ses filles, en tant que « maîtresse demoiselle », avec un grand dévouement, au milieu des tragiques événements qui affectèrent la maison de Nemours et son chef, Jacques d’Armagnac, sous le règne de Louis XI. Cette Pastonne épousa François de Dienne, seigneur de Moissac, écuyer, qui lui-même servit le duc de Nemours en s’efforçant de récupérer ce qui pouvait l’être. Un autre personnage apparaît : Guillot de Dienne, qui servit de page à Jacques d’Armagnac, puis, mis « hors de page », continua à servir le duc « en l’estat de gentilhomme, a certain gage ». Or il semble que lors de son mariage avec François de Dienne, la fille de la duchesse Louise, Marguerite, lui avait promis une rente de 250 écus. C’est le paiement de cette rente que, devenu veuf, réclame François de Dienne à la maison de Nemours, rentrée en grâce.
- 41 R. Delort, « Notes sur les livrées en milieu de cour au XIVe siècle », dans Commerce, finances et (...)
- 42 Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 848, f. 12ro-13vo.
48On ne saurait dire, bien loin de là, que le phénomène des livrées (distribution et port) ait été inconnu de la société nobiliaire française41. À la Toussaint 1340, Louis, roi de Navarre et comte d’Évreux, fit une ample distribution de fourrures (menu vair) à des gens dont il attendait de façon ou d’une autre un service, une reconnaissance quelconque : le duc de Bretagne, le comte de Foix, le connétable Raoul d’Eu, les comtes d’Armagnac et d’Aumale, toute une série de chevaliers où l’on reconnaît les noms de Mile de Noyers, du maréchal Mahieu de Trie, du maréchal Robert Bertrand, du comte de Tancarville, du vicomte de Melun, des clercs (dont l’archevêque de Sens), des écuyers, des dames dont la vicomtesse de Meaux, compagne de la reine de Navarre, des serviteurs ordinaires. Au total, pas moins de 350 livrées de fourrures furent ainsi distribuées, en nombre variable selon la qualité des personnes, cette livrée, dont nous savons par ailleurs qu’elle ne fut pas réservée à l’année en question, définissant en quelque sorte des cercles concentriques d’affinités car manifestement tous les bénéficiaires ne se sentaient pas soumis aux mêmes obligations vis-à-vis du roi-comte42.
49Encore convient-il de distinguer deux grands types de livrées : d’abord des distributions de vêtements, sans marque distinctive claire (ainsi les fourrures, qui par définition, étaient utilisées à l’intérieur des vêtements, donc n’étaient pas visibles au premier coup d’oeil, ou des draps, de couleur et de qualité variées) ; ensuite les livrées qui, par leurs couleurs ou la marque qu’elles portaient, étaient autant de signes d’appartenance et presque de ralliement, militaire, domestique, politique, manifestaient une solidarité, tantôt horizontale, tantôt verticale. Il convient d’ajouter que le phénomène des livrées était loin de concerner seulement la noblesse.
- 43 A. Derville, La Société française au Moyen Âge, Lille, 2000, p. 38. J.-M. Cauchies, éd., Ordonnanc (...)
50En 1385, le duc Philippe le Hardi interdit aux nobles et aux notables du bailliage de Bruges de donner à quiconque des cottes, chaperons et autres parures domestiques, « par maniere de confraries, soubz umbre des jeux de l’arbalestre et ars a main », d’où résultent des « assemblees, delits et entreprises »43. Or ces distributions sont destinées à des gens qui « ne leur appartiennent par lignage ou aucunement ne ne sont leurs officiers ne familiers domestiques ». Il s’agit pour le duc de condamner les « induccions », les « violences » et les « menaces », qui aboutissent à des extorsions, parfois même à des mariages forcés, de riches héritières se voyant contraintes d’épouser les valets, serviteurs et amis, dépourvus de biens, de ces chefs de gang, dont sont attendus « port et faveur ». Et les textes ne manquent pas, dénonçant la pression indue qu’un groupe de nobles pouvait exercer sur le bon déroulement de la justice, par « port, faveur, impression, importunité ».
- 44 Philippe de Mézières, op. cit., t. II, p. 350-355.
51À un niveau supérieur, les théoriciens exigeants de la pure majesté royale mettaient l’accent sur le caractère pernicieux et à la limite illégitime des alliances passées entre nobles, du moins quand elles s’exerçaient au détriment de l’autorité monarchique. D’où par exemple la dénonciation des « alliances » par Philippe de Mézières dans Le Songe du Vieil Pelerin 44: « Tous ceulx generalment du royaume de Gaule sont subgiez a ta digne couronne, sans faire aliance ». Plus précisément, les officiers royaux, les serviteurs de la couronne ne doivent pas conclure d’alliance. « Tes » officiers ne doivent avoir « aucune aliance a autrui par serement fors que a ta royale magesté comme a leur souverain et naturel seigneur, se n’est qu’ilz tiennent terre des dessus dis grans seigneurs, de laquelle terre ilz leur font homages et serement et non pas autre alliance particuliere car ilz sçavent tout ce qu’ilz doyent fere ou servir aux seigneuries ou aux seigneurs pour ledit homage ». C’est dire que Philippe de Mézières se garde bien de mettre en cause le légitime et traditionnel lien féodal. Il pense simplement que, corrompu par un joyau ou une somme d’argent offerte par un tiers, le serviteur ou l’officier du roi sera partagé : ou bien il servira loyalement le roi, ou bien son bienfaiteur, dont il vantera à temps et à contretemps les mérites, fondés ou infondés, et qu’il favorisera dans ses affaires publiques et privées. Un grand seigneur n’a pas à promettre une somme quelconque à un officier royal, à lui donner sa « devise » pour acheter sa bienveillance intéressée.
52La formule du serment prêté à Charles V par le nouveau chancelier de France Pierre d’Orgemont le 20 novembre 1373 contient le passage suivant : vous jurez « que vous ne servirez a aucun maistre ou seigneur que a luy [le roi] doresenavant, ne robes ne pension au prouffict de quelque seigneur ou dame que ce soit ne prendrez de sy doresenavant sans congié ou licence du roy » ; le cas échéant vous renoncerez aux robes et pensions dont vous pourriez auparavant avoir bénéficié de la part « d’aucuns seigneurs ou dames ».
- 45 Cité par R. Telliez dans son livre Per potenciam officii. Les officiers devant la justice dans le (...)
53Dans le même esprit, l’ordonnance du 5 février 1389 défend aux officiers de Charles VI d’être du conseil ou des robes d’une ville, d’une communauté ecclésiastique ou d’un seigneur autre que le roi, sauf autorisation expresse de celui-ci45.
54D’une manière générale, la royauté française se devait de lutter contre les « alliances », les « ligues », les « confédérations », les « bandes », les factions, les partis, à tonalité largement nobiliaire, susceptibles non pas de fonder des solidarités que les malheurs du temps rendaient admissibles, utiles, voire indispensables, mais de faire obstacle, frontalement ou obliquement, à la libre manifestation de l’autorité royale.
55Il faut bien dire que cette proscription demeura très souvent, ou très longtemps, inaccessible : qu’il suffise ici de penser aux Armagnacs et aux Bourguignons.
- 46 Recueil de fac-similés à l’usage de l’École des chartes, Paris, 1880-1887, planches 2 et 2bis, éd. (...)
56En France, la fin du Moyen Âge (le XVe siècle plus encore que le XIVe) fut le temps des alliances, mais qui en général reconnaissaient des limites. Or, ces limites sont en soi éclairantes. Le 24 novembre 1404, des « patis et alliances » furent conclus entre trois « nobles escuyers » : Refforsat d’Agoult, Bertrand de Châtillon et Humbert de Beaumont. Il s’agissait d’établir entre eux trois une fraternité d’armes, avec partage des éventuels gains de guerre et respect réciproque des « sauf-conduits », assurances et autres « certifiances ». Toutefois, il est remarquable que nos trois compères ont soin de souligner que leur alliance, impliquant « aide et confort », ne valait pas contre leurs souverains et liges seigneurs le roi de France et les autres seigneurs des fleurs de lis, contre tous ceux de leurs lignages « qui porteroyent leurs armes et leurs surnoms » et contre tous ceux avec lesquels ils étaient déjà alliés. Refforsat excepte spécifiquement le roi Louis II d’Anjou, son souveraine seigneur, le roi d’Aragon et tout son lignage, le comte de Valentinois ainsi que deux autres nobles nommément cités. Bertrand excepte le roi Louis et le comte de Savoie. Quant à Beaumont, il excepte le dauphin, le comte de Valentinois, l’évêque de Valence et le seigneur de Chalancon46.
- 47 J. Quicherat, Rodrigue de Villandrando, l’un des combattants de l’indépendance française au quinzi (...)
57Le 17 janvier 1433, Rodrigue de Villandrando, comte de Ribadeo et capitaine de gens d’armes et de trait pour le roi Charles VII, jura, sur la foi de son corps et sur son honneur et la diffamation de ses armes, d’être dorénavant « bon, vray, loyal amy, allié et bienvueillant » du comte de Beaufort, vicomte de Turenne. Mais il précise aussitôt que cette aide envers et contre tous excepte le roi, les comtes de Clermont et d’Armagnac, le seigneur de La Trémoille (alors tout-puissant auprès du roi) ainsi que le maréchal de Sainte-Sévère47.
58Précisément, des sources éparses montrent comment un Georges de La Trémoille, au temps où il était le principal conseiller de Charles VII, entre 1427 et 1433, multiplia les alliances en vue de se constituer un parti, un réseau, mais aussi de s’assurer la neutralité ou la bienveillance du nombre le plus élevé possible de princes et de grands seigneurs : il faut reconnaître que le moment venu ces « chiffons de papier » (ou plutôt de parchemin), dûment signés et/ou scellés, ne purent lui éviter la disgrâce.
- 48 A. Chassaing, Spicilegium brivatense, Paris, 1886, p. 491-492, n° 172.
59En 1413, alors que les « divisions » s’étendent dans le royaume de France, Pons, seigneur de Langeac et de Brassac, sénéchal d’Auvergne, conclue entre lui et son « tres redoubté seigneur » le duc de Bourbon des « convenances, confederactions et alliances » : il le servira, lui et ses sujets, « d’avoir, de corps, chevance et de loyal pouvoir » contre tous ceux qui voudront porter dommage au duc, mais il excepte formellement le roi, le dauphin Louis de Guyenne et ceux de qui il tient « de fief et homage » (là encore les liens féodaux se trouvent respectés). En échange, le duc de Bourbon lui portera secours. Toutefois, pour le cas où le duc ou lui-même voudrait commencer une nouvelle guerre, l’alliance d’aide réciproque ne vaudrait pas, sauf avec la « franche volonté des deux parties ». En plus, Pons de Langeac n’entend pas se mêler aux querelles actuelles entre le duc de Bourgogne et le duc d’Orléans48 : sage prudence !
- 49 A. Bossuat, « Un ordre de chevalerie auvergnat. L’ordre de la Pomme d’Or », Bulletin historique et (...)
- 50 L. Sandret, Histoire généalogique de la maison de Chabot, Nantes, 1886, p. 284-285. P. Champion, V (...)
60À ces alliances se rattachent les ordres de chevalerie ou les devises, à caractère vertical ou horizontal. Voici, relevant des liens horizontaux, l’ordre et alliance conclus à Clermont en Auvergne le 1er janvier 1395 entre quatorze nobles du coin, les uns chevaliers, les autres écuyers, sous le signe d’une pomme d’or en un cercle avec la devise courtoise « La plus belle me doit avoir » : il s’agit de fonder une amitié bonne et loyale, de régler à l’amiable les éventuels différends et d’observer diverses dévotions communes. Mais ces services réciproques laissent de côté à la fois les parents et un certain nombre de puissants : le roi, les seigneurs des fleurs de lis, le connétable, les maréchaux, l’amiral, le maître des arbalétriers, bref les titulaires des grands offices militaires de la couronne de France49. Lorsque, en 1439-1440, Charles, duc d’Orléans, distribue assez largement son « ordre du camail, ou quel pend le port espic », l’octroi de cette décoration, assorti d’un serment, vise à récompenser tel ou tel et à se constituer une clientèle, au reste assez incertaine50.
61Charles VII, pour prendre cet exemple, savait bien que Jean, duc d’Alençon, avait son réseau de fidèles, appartenant à tous les niveaux de la noblesse, éventuellement revêtus de sa livrée (dont parle son procès de 1458, sous la forme de jaquettes). Le roi ne pouvait pas faire autrement que de l’admettre. Mais il refusait résolument que son cousin, duc et pair de France, aille trop loin dans la voie de l’autonomie diplomatique et militaire : les bornes franchies, le crime de lèse-majesté s’imposait, avec toutes ses conséquences.
- 51 Les finances royales sous Charles VI. Les causes d’un déficit, 1388-1413, Paris, 1965, p. 8.
62Retenons encore cette appréciation de Maurice Rey : « Moyennant pensions ou salaires [les nobles] s’engagent dans une vassalité peut-être différente de la première par les rites formels de subordination et par son fondement même qui est moins de la part du seigneur une concession de terre qu’un octroi d’argent mais qui rejoint cependant l’essence même du vieux contrat féodal, par le sentiment profond qui subsiste d’une fidélité à toute épreuve envers celui qu’on sert »51.
63Toutes proportions gardées, si l’on fait abstraction de l’aspect documentaire du problème, la néo-féodalité fait donc bien également partie du paysage socio-politique français, avec deux nuances par rapport au bastard feudalism d’outre-Manche : l’engagement que suppose le régime féodal demeure davantage présent dans les esprits, et l’aspect ouvertement contractuel de l’endenture n’y est que très peu visible.
64Si l’on estime que le problème politique intérieur fondamental dans l’Angleterre des XIVe-XVe siècles fut celui des rapports entre le roi et un tout petit nombre de magnats (et non pas, comme on l’a longtemps cru, entre le roi et ses parlements), dans quelle mesure en a-t-il été de même en France ? L’on songe bien sûr, offrant un parallèle, aux rivalités entre la maison de France et la maison de Navarre au XIVe siècle, entre la maison de France et la maison de Bourgogne au XVe, à la Praguerie (1440), à la guerre du Bien public (1465), à la Guerre folle (1485-1487). Toutefois, deux différences de taille apparaissent : 1. en France, les grands (les princes) furent aussi des princes territoriaux, soucieux d’intervenir au centre mais, plus encore, de prendre leurs distances vis-à-vis du roi, de s’émanciper, même si ce qui se passait à la cour de France ne pouvait que les concerner ; 2. l’opinion française, de guerre lasse, souhaita ou accepta une royauté forte, constitutionnellement peu contrôlée, mais capable d’assurer la paix face aux menaces étrangères. En sorte que pour les rois de France, le problème essentiel était d’intégrer le moins mal possible ces seigneuries « irrédentes », susceptibles en plusieurs circonstances de faire sécession et de sortir délibérement de l’orbite du royaume. Au contraire, en l’absence d’authentique principauté territoriale, la sagesse pour le roi d’Angleterre était de dialoguer « intelligemment » avec sa haute aristocratie. Au modèle de la royauté aristocratique, d’où devait découler, à terme, la royauté parlementaire, s’oppose ainsi un modèle qu’on pourrait qualifier de royauté monocratique, dont devait découler la monarchie absolutiste et bureaucratique – la monarchie d’offices.
65À la fin du Moyen Âge, entre les deux aristocraties, les ressemblances sont multiples, en termes de réalité comme d’imaginaire, l’historien a l’impression de respirer le même air, de toucher du doigt des problèmes analogues, mais le parallélisme est loin d’être absolu. Et peut-être précisément sont-ce les divergences, même relatives, qui sont les plus éclairantes, d’abord en soi, ensuite parce qu’elles préfigurent un avenir encore plus contrasté. Ces divergences, ces disparités, on s’est efforcé de les passer en revue, en évitant de forcer le trait. Pour le dire d’un mot, à la fin du XVe siècle, l’aristocratie anglaise, tous niveaux confondus, apparaît mieux établie économiquement, davantage mêlée à la grande marchandise et à la vie urbaine, moins « féodale », dotée d’une culture politique de meilleur aloi, moins étroitement « militaire », moins aventureuse que la noblesse française, laquelle, en revanche, peut s’enorgueillir de son nombre et de son art de vivre.