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La Géographie locale du notaire languedocien

(Xe-XIIIe siècle)
Monique Bourin
p. 33-42

Résumé

During the centuries while is built the land registry, a mosaïc of soils is placed in position. Henceforth, names are given to places, which differentiate them of others. During the remote period of time, they show the lack of attention of professionals as lawyers concerning morphology. From the end of XIth century, higher interest is taken in undulation of relief. Above all, named places undertake elements carrying the collective country memory which points to the people’s stamp on the soil.

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Texte intégral

  • 1  Le terme de notaire mérite précision ; je l’ai pris au sens large ; même si j’ai surtout observé l (...)
  • 2  M. Bourin, « Délimitation des parcelles et perception de l’espace en Languedoc aux Xe et XIe siècl (...)

1Les notaires1 languedociens ont-ils été au Moyen Âge, des géographes malgré eux ? Quelle attention manifestent-ils aux éléments du paysage, lorsqu’ils enregistrent des cessions de terres ? Ils situent la ou les parcelles dans le finage du castrum2 et les repères qu’ils utilisent constituent un de nos moyens d’approche de la perception médiévale de l’espace rural. Renvoient-ils exactement à une perception commune ? Non sans doute : les chartes sont bâties selon un formulaire notarial qui explique le caractère parfaitement répétitif de certains passages des documents à certaines époques. Mais dans ce domaine de l’expression écrite, qui intéresse au premier chef les acteurs des chartes, l’interaction est inévitable entre l’enregistrement du notaire et la désignation courante par les habitants de la région, notamment lorsqu’évoluent les modalités de la désignation des parcelles.

2Cette géographie au ras du sol et des terroirs, les sources abondent pour la mener, puisque la cession de parcelles constitue l’essentiel des archives médiévales. Elle offre donc matière à comparaison. Enjamber les siècles, du Xe jusqu’au XVe siècle, permet d’observer les évolutions chronologiques des repères spatiaux, où se mêlent la plume et la charrue, les transformations de la technique notariale et celles du paysage. Et à franchir les limites régionales, on observe les limites culturelles : l’orientation des confronts, désignés selon le nom des vents, est à elle seule un indice culturel régional. En outre, on observe également si les repères spatiaux de l’acte écrit sont fortement modelés par les structures du paysage, ou s’ils ont leur propre logique, plaquée sur un pays et indifférent à sa charpente. Je ne donnerai ici qu’une très brève esquisse de ce que pourrait être, me semble-t-il, cette promenade chronologique et interrégionale.

Le système de désignation des parcelles :
la désorientation des notaires après 1070

3Dans leurs registres, conservés à partir des toutes dernières années du XIIIe siècle et surtout après 1350, pour définir une parcelle dans un finage, les notaires disposent classiquement de deux notations : le lieu-dit et les confronts de la parcelle.

  • 3  Les lieux-dits sont utilisés systématiquement lorsqu’un même acte comporte l’énumération de plusie (...)
  • 4  Les lieux-dits sont utilisés systématiquement lorsqu’un même acte comporte l’énumération de plusie (...)
  • 5  « Ego Daniel, presbiter, pro remedium animae meae… dono vel trado aliquid de alodem meum, unam vin (...)

4Au Xe siècle, les clercs méridionaux pratiquaient un système de désignation des parcelles3 sensiblement différent, homogène, malgré des nuances propres à chaque « chancellerie » ; ils se servaient peu des lieux-dits, utilisaient peu les subdivisions des finages4, se contentant d’indiquer dans quelle villa est située la parcelle. En revanche ils indiquaient systématiquement : la nature de la parcelle, les quatre confronts de la parcelle (confinatio), en précisant la direction, désignée d’après le nom des vents, le nom du propriétaire, la nature de la parcelle voisine et la dimension des côtés (lateratio)5.

  • 6  P. Toubert, Les structures du Latium médiéval, Paris-Rome, 1973, p. 278 et sq.
  • 7  Emmanuel Huertas, Autour de Rome (Xe-XIe s.), mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Paris  (...)

5La documentation languedocienne n’offre donc pas l’évolution caractéristique de la Sabine6 ou de la campagne romaine7, où ces modes de désignation succèdent à une première période au cours de laquelle les indications sont surtout orographiques et s’appuient sur des repères simples : arbres isolés, amas pierreux naturels, lignes de crête. Dès le début du XIe siècle, s’y multiplient les mentions de bornes diverses et la confinatio par les parcelles voisines se fait la règle.

  • 8  On notera cependant dans le Cartulaire du chapitre de l’église cathédrale de Nîmes, éd. E. Germer- (...)
  • 9  Ibidem, n° XXIII, p. 43.
  • 10  Ibidem, p. 83.
  • 11  Ibidem, pp. 76-77. On pourrait y ajouter, dans le même acte, « ad ipso poio », « subtus villanova (...)

6L’environnement naturel8 est moins présent dans les repères notariaux de cette première époque, tels que les conservent les cartulaires de Nîmes, d’Agde et de Béziers. Au Xe siècle, il se limite à quelques indications de ruisseau, rarement désigné individuellement : ou à quelques mentions végétales, telles que la firigolaria9ou férigoule où ne poussent que des herbes aromatiques, ou plus fréquemment la garrigue. Le relief est singulièrement difficile à imaginer tant sont rares les mentions de hauteur relative. Très épisodiquement, subtus ou supra évoquent la situation d’un chemin ou d’un bâtiment par rapport à une parcelle cultivée. Le cartulaire de Nîmes précise aussi parfois que tel côté est le latus superior et tel autre le latus subterior. Sans doute la mise en valeur boude-t-elle encore les interfluves les plus secs, comme d’ailleurs les abords immédiats des principaux fleuves côtiers. Mais tout relief n’est pas absent des zones cultivées : ce sont des noms de lieux-dits qui le prennent en compte : super ipsa villa10, super ecclesia sancti Johanne, super tavernulas, subtus ipsa villa11.Les confronts de parcelle n’enregistrent qu’un espace aplani, dans une sorte de projection théorique.

7Avec quelques évolutions minimes, ce système reste en place jusque vers 1070. On en suit cependant la dégradation progressive, avec l’abandon de la dimension des côtés. L’objectif était de connaître, par un calcul géométrique simple, la superficie de la parcelle cédée ; visiblement, la régularité du parcellaire s’éteint entre 970 et 1050. On était passé, au cours du Xe siècle, d’une dominante de parcelles triangulaires à une mosaïque de parcelles trapézoïdales, pour laquelle la surface est donnée par les deux bases et la hauteur. Au stade suivant de dérégularisation du parcellaire, les mesures des quatre côtés du quadrilatère irrégulier ne fournissent plus la superficie de la parcelle. On cesse de les indiquer. Nous perdons alors tout contact avec les techniques de l’arpentage jusqu’aux traités du XVe siècle. La superficie est désormais indiquée par une mesure d’ensemencement : modiée, setterée, éminée, quarterée. Jamais par une mesure de travail : ni journal, ni arpent dans les contrées languedociennes.

  • 12  Cartulaire du chapitre d’Agde, n° 281, éd. Terrin p. 252 sq. « Bernardus Barniers habet super hosp (...)

8Au XIIe siècle et ensuite, les mesures de la parcelle sont très rarement précisées, non seulement dans les reconnaissances seigneuriales, qui deviennent à partir du milieu du XIIe siècle, une part importante de la documentation, mais même dans les actes de cession de propriété. Les superficies sont évidemment connues : lorsque le chapitre d’Agde fait dresser le pouillé des terres qui sont tenues de lui à Marseillan12, le document énumère le nom de chaque tenancier et la superficie de la parcelle qu’il tient. Si les documents domaniaux la mentionnent, les actes notariés n’indiquent que très rarement la superficie d’une parcelle cédée.

  • 13  Parmi de très nombreux exemples, la donation des biens de Pierre Tequit au chapitre d’Agde (Cartul (...)

9Dans une vente ou une reconnaissance, figurent des confronts, encore clairement orientés. Mais la mention des quatre confronts est devenue minoritaire ; le notaire se contente souvent de trois13, voire de deux. L’énoncé des confronts a cessé d’être régulièrement ordonné, comme il était au Xe siècle, en général conformément à la marche du soleil, parfois en sens inverse. Non seulement d’un notaire à l’autre, d’un acte à l’autre, mais même à l’intérieur d’un même acte, on ne perçoit plus de règle. S’il subsiste, dans la vallée de l’Hérault, au début du XIIIsiècle, une certaine prédominance du cers (l’ouest) comme premier confront énoncé, elle s’est considérablement atténuée : une fois sur trois environ, ce qui est à peine plus que le hasard. Quant au sens giratoire, il est tantôt l’un, tantôt l’inverse et l’un des points cardinaux étant souvent omis, la rose des vents a perdu sa belle ordonnance passée. En comparaison des usages de la période précédente, semble s’installer une sorte d’anarchie ou de fantaisie notariale.

10Qui plus est, des négligences coupables commencent à se glisser : ex una parte et ex altera remplace de plus en plus souvent la mention du point cardinal. Au XIVe siècle, dans les registres de reconnaissance, la moyenne du nombre de confronts par parcelle reconnue est tombée à moins de 2 (de 1,7 à 1,9 suivant les registres). Deux confronts, non orientés, tel est le système qui s’impose désormais.

Quels confronts ?

11Aucun critère n’apparaît avec évidence dans le choix de ces confronts retenus pour désigner la parcelle. On imaginerait volontiers la préférence donnée à l’élément naturel immuable, élément du relief, orographique ou hydrographique. Nullement : dans l’énoncé des confronts, le notaire (et peut-être son client) ne donne aucune priorité à la rivière, au ruisseau, au bois ou même à la route.

12Lorsqu’un tel « confront naturel » est cité, son imprécision est frappante. J’ai relevé les confronts « naturels » : in via, in reco (le ruisseau), in riperia (la rivière), in heremo (la friche), in rupibus (les rochers), in bosco ou in nemore. Presque jamais, n’est indiquée une localisation plus précise. Les ruisseaux sont rarement désignés par leur nom, que nous retrouverons tout à l’heure. Mais dans l’expression du confront, la localisation n’est pas importante.

  • 14  Elle n’a jamais atteint la diversité des chartes du Latium (cf. P. Toubert, note 6).

13Les routes et les chemins constituent un des repères les plus marquants de l’organisation du parcellaire et de sa perception. Tel était déjà le cas au Xe siècle. Alors, dans la majorité des textes, la route confrontante était désignée comme desservant telle église ou allant de tel lieu à tel lieu. Au début du XIIIe siècle, la plupart de ces indications ont disparu. Si l’on mentionne encore certaines voies bien spéciales, comme la via salinaria qui dessert l’arrière-pays héraultais à partir du littoral d’Agde, dans la plupart des cas, la via est anonyme. En même temps, la variété des types de chemins s’est réduite14 : plus de semitarius, strata. À peine s’il subsiste quelques mentions de caminus ou d’iter qui semblent plus une recherche d’écriture qu’une réalité ou un statut original. Le concept s’impose sous le mot de via avec sa seule alternance via/via publica, sans que cette différence soit riche de sens puisque le même chemin peut porter l’une ou l’autre appellation. Étrange, au moment où s’impose le contrôle des administrateurs municipaux sur ce patrimoine commun que sont les chemins.

14Marquant par sa fréquence relative dans un océan d’anthroponymes, le confront « in via » ne donne pas l’impression d’une desserte dense du finage : entre 10 et 16 % des confronts dans les documents que j’ai observés dans la première moitié du XIVe siècle. Bien évidemment, cette proportion augmente très sensiblement dès que les documents incluent des bâtiments villageois, qui sont presque toujours confrontés par une voie publique. La proportion semble plus élevée, assez logiquement, dans les zones au relief plus tourmenté, correspondant sans doute à des quartiers de culture de taille plus resserrée. Mais il n’est plus mentionné que deux confronts sur quatre à cette époque. La densité réelle de la desserte dépend donc de la fidélité de la mention : qu’elle soit jugée peu importante et omise, ou considérée comme précieuse et toujours rapportée en priorité parmi les confronts, l’image du réseau viaire change radicalement. À défaut d’une étude régressive, menée scrupuleusement dans quelques finages, toute évaluation dans ce domaine serait dangereuse.

15L’accroissement du nombre de chemins ne semble pas considérable : dans le cartulaire de Nîmes, au Xe siècle (quatre confronts sont alors mentionnés pour chaque parcelle, soit deux fois plus), les routes constituent 12 % des confronts. On conclurait à un doublement du nombre des chemins, mais à défaut de savoir si les notaires ont conservé la même attention aux chemins parmi les confronts du Xe au XIVe siècle, cette conclusion serait hâtive et dangereuse.

16Le confront s’exprime, dans une proportion écrasante, comme jouxtant une parcelle désignée par le nom de son tenancier et la nature de la culture qui y est pratiquée. Image juridique ? Pas vraiment puisque le statut de la terre est rarement indiqué. Certes l’alleu a disparu, réduisant le sens de cette distinction. Mais lorsqu’il subsistait, au XIe siècle, la précision du statut des parcelles confrontantes n’intéressait guère. Et par la suite, la « directe » non plus : on ne sait jamais qui possède les droits éminents sur les parcelles voisines.

17Vigne ou jardin, ferragine ou terre : l’enregistrement de cette donnée est précise et utile à qui veut reconstituer les quartiers de culture et observer leur homogénéité. Sans doute cette mention renvoie-t-elle aux règles de la compascuité, qui protègent vignes, prés et jardins, suivant un rythme saisonnier différent de celui des terres céréalières.

  • 15  Les notaires se limitant à énoncer deux confronts. qui ne sont pas à coup sûr les mêmes, les mutat (...)

18À égalité avec le voisinage de cultures, l’espace est celui des voisinages humains, qui apparaissent pourtant si fugaces, dans une société où la mutation foncière est facile15.

19Quels voisins ? Le sens du vent n’est pas le seul critère de choix. L’impression première est celle d’un reflet de la hiérarchie sociale : seigneurs et chevaliers sont des voisins toujours mentionnés. Mais il est vrai que leur exploitation est faite de parcelles sensiblement plus vastes que la moyenne, dominant le paysage. Qu’en est-il des autres ? Les lacunes des sources rendent impossible la réponse jusqu’aux premiers compoix : seule la comparaison des données des sources fiscales que sont les compoix et des reconnaissances seigneuriales ou autres documents notariés permettrait de répondre à cette question.

L’importance du lieu-dit

  • 16  Les analyses toponymiques souffrent des études fragiles établies jadis sur des bases peu sûres, es (...)

20Mentionnant rarement le nom des éléments du relief, pas plus que celui du chemin qui borde la parcelle, le confront ne porte pas la localisation dans le terroir. C’est au lieu-dit que revient cette fonction. Et désormais, il n’est plus une vente, une reconnaissance qui ne mentionne en priorité le lieu-dit où est située la parcelle. Le finage dont dispose le castrum est plus vaste que le territoire de la villa du Xe siècle, puisqu’en règle générale, le castrum, quelle qu’en soit l’origine, a phagocyté plusieurs villae voisines. Le terroir cultivé s’est aussi beaucoup agrandi. Mais les lieux-dits se sont multipliés. Ils sont devenus les repères spatiaux essentiels16.

  • 17  A. Parodi, La plaine du Languedoc oriental au Haut Moyen Âge : textes et archéologie de l’espace r (...)

21Les lieux-dits connus pour le Xe siècle, dans la région de Nîmes sont très répétitifs d’une villa à l’autre, d’une viguerie à l’autre, mêmes idées, noms voisins. Il est bien difficile, à travers le nom des lieux-dits, de retrouver une sorte de conscience morphologique, où les garrigues au Nord, la plaine intérieure, la Costière dominant la vallée du Vidourle et la zone littorale influenceraient avec originalité les noms des lieux-dits. Pourtant les documents du Xe siècle ne manquent de toute perception géographique : la Vaunage et la Litoraria17 y sont normalement mentionnées comme subdivision du pagus de Nîmes, qui furent sans doute des vicariae, même si à la fin du siècle les institutions vicariales y sont en sommeil et si elles subsistent « en tant que micro-région, repères géographiques commodes pour la localisation des biens faisant l’objet de transaction ». Repères commodes et sans doute clairement perçus, la réalité morphologique et le cadre administratif s’épaulant.

22À l’échelle des lieux-dits, rien de tel. Leurs références se répartissent entre trois domaines :

  • le bâti demeure un repère fondamental : toponyme propre, évocation de l’église (ad sanctum Privatum, prope ecclesie Sanctorum Cosimi et Damiani) évocation du cimetière (ad ipso semedario ou cemetario), des maisons (subtus ipsa villanova), ou bien encore évocation des restes antiques (super ipsas colonnas et ailleurs subtus via feraria qui est aussi la voie Domitienne) : ces indications constituent près du tiers des noms de lieux-dits.

  • le second domaine, à peu près à égalité de jeu, est végétal, quelques mentions de garrigues, quelques formations caractéristiques du terroir sec (pistachiers – ad Lintixido – ou olivette), mais beaucoup d’ormes et de joncs. Évidemment cette incidence peut être liée à un intérêt spécifique porté aux terroirs humides. II n’empêche que le terroir humide est soigneusement individualisé par la micro-toponymie.

  • le troisième domaine est morphologique, mais pour quelques évocations de terroirs de hauteur, c’est encore les creux et surtout les ruisseaux, ici soigneusement désignés, à la différence des confronts, qui l’emportent.

23Les lieux-dits sont donc peu morphologiques, plus attentifs à l’humanisé, voire au règne végétal qu’aux formes de relief.

  • 18  Fonds du château de Léran, notamment 436 AP 688.

24Même emplacement bas, cette fois-ci au bord de l’Hérault, quelques siècles plus tard : les nombreux registres de reconnaissance du village de Conas, près de Pézenas offrent une micro-toponymie sensiblement différente18. Elle a enregistré l’évolution du finage et montre l’adaptation constante de la micro-toponymie aux transformations du paysage. Le bâti en est désormais absent, sauf aux environs immédiats du castrum : il n’y a là que le signe du regroupement de l’habitat. Saint-Martin, les aires, vieilles et actuelles, deux chemins, humanisent les micro-toponymes. La végétation n’a pas tout à fait disparu des noms de lieux-dits ; naturelle (le bois qui jouxte encore l’Hérault, vestige de la vieille ripisylve), elle est devenue rare dans un terroir entièrement mis en valeur à l’exception de quelques incultes (als erms) ; cultivée, de figuiers et autres fruitiers, elle sert peu à désigner les lieux. Les terroirs bas et humides comme la Mata ou le rec (ruisseau ici anonyme) ou quelques croupes sèches sont là pour évoquer la morphologie. Mais parmi les formes du relief ce sont surtout les dépressions qui accrochent l’onomastique du finage : toutes sortes de creux, simples ou multiples, ces treueats et autres crosos qui se retrouvent d’un territoire castral à un autre. Ces mentions sont assez nombreuses pour accroître notablement la part des noms « morphologiques » parmi les lieux-dits. Nombre de lieux-dits semblent renvoyer à une perception anecdotique du finage, à une mémoire plus lyrique, des perdrix qui chantent (signalant une terre bien médiocre en général) aux détails d’arbres ferrés ou de pierres fichées en terre. Il faudrait une enquête à une autre échelle pour le confirmer : malgré quelques « classiques » qui émaillent la plaine bas-languedocienne, présents dans de nombreux finages, les noms de lieux-dits semblent moins répétitifs, plus spécifiques. Ils semblent aussi désigner des espaces plus précis, peut-être plus restreints, mais les documents manquent pour affirmer cette évolution aux cours des XIe et XIIe siècles. Tous ces caractères réunis des noms de lieux-dits aux XIIIe et XIVe siècles ne sont-ils pas le signe d’un enracinement dans le territoire castral ?

  • 19  Archives Nationales Q1 62 2.

25Une nature différente crée d’autres micro-toponymes : à Félines et à Ventajou, perchés sur le rebord de la Montagne Noire19, les plans, les combes, les vallées, les rochers, les cols sont plus fortement présents pour désigner les lieux-dits. Mais outre les rivières (ad riperias), prés (als pradals), canaux (als bessos), erms, eau bonne et ferrières que l’on retrouve dans chaque finage. beaucoup de lieux-dits ont leur nom propre, certains d’ailleurs (peu nombreux) intégrant au nom commun celui d’un homme (ad cortale Bonmancip, ad campum de Donat). Le finage castral est donc désormais constitué d’une série de lieux-dits aux limites bien cernées par les habitants, pièces d’une construction menée sur plusieurs siècles. Et ces micro-toponymes, parmi lesquels subsistent quelques noms descriptifs ou fonctionnels sans aucune originalité, s’enrichissent peu à peu de la mémoire locale. Sans doute certains s’éliminent-ils aussi : c’est par une enquête sur la longue durée qu’il conviendrait d’analyser la longévité des micro-toponymes et ses raisons.

Formes de l’habitat et dénomination de l’espace rural

  • 20  R. Fédou, Le terrier de Jean Jossard, co-seigneur de Chatillon d’Azergues, 1430-1463, Bibl. Nation (...)
  • 21  P. 170, n° 43.

26Quittons un instant le Midi pour vérifier ce primat du lieu-dit dans la localisation à la fin du Moyen Âge. Plaçons-nous aux temps où les terriers fournissent un grand nombre de désignations de parcelles, mises en formes. Dans l’introduction qu’il a écrite à l’édition du terrier de Jean Jossard20, René Fédou signale son intérêt pour la connaissance de la toponymie et de l’anthroponymie, notamment des lieux-dits. Dans ce pays où coexistent villages et dispersion intercalaire de hameaux, le lieu-dit est tout autant qu’en Languedoc l’armature de la localisation. Prenons un exemple au hasard21 : pour un pré qui appartenait au défunt père de l’actuel tenancier « et primo quoddam pratum… in parracha Marcilliaci predicti in territorium dou Pysat » ; viennent ensuite quatre confronts, deux « ex alia parte », un « ex altera parte » et le dernier « ex reliqua parte ». Le système est répétitif d’une parcelle à l’autre. Ces lieux-dits sont des terroirs, dont le nom n’est jamais traduit en latin. Ici aussi, il est l’élément primordial du processus de localisation ; qu’il soit inscrit en langue vernaculaire, comme les noms propres, renvoie à un processus analogue d’identité et d’appropriation du finage.

  • 22  Édité par D. Angers, Presses de l’Université de Montréal, Société de l’Histoire de Normandie, Québ (...)
  • 23  P. 164-165.

27Déplaçons-nous en Normandie, dans le terrier de la famille d’Orbec aux XIVe-XVIe siècles22. Ici, dans le pays de Caux, D. Angers décrit ainsi l’habitat : « ni groupé ni dispersé, l’habitat se présente sous forme d’une nébuleuse unissant de façon plus ou moins lâche le village à ses hameaux ». Le système de la masure, tel que le décrivent les documents ultérieurs, ne semble pas encore en place ; les fossés enclosent certaines parcelles : dans ce cas, ils sont mentionnés (cf. p. 46-47 du commentaire). Mais le bocage ne semble pas totalement réalisé. L’énonciation des parcelles est sensiblement différente des solutions, somme toute, très proches adoptées en Lyonnais ou en Languedoc. D’une part parce que la superficie des parcelles est énoncée : une pièce de « acre et demi », « chinc vergues et plus », « demi acre » etc. D’autre part, s’opposent comme au Xe siècle en Languedoc, le bout et le côté : « de costé et de bout à Jean Broutet… d’autre côté à la sente qui maine de Cydeville à Cydetot, d’autre bout au chemin qui va de Cydeville au Mont Roy ». Enfin l’intitulé du tènement me paraît différent : la parcelle est plus rarement localisée dans un tènement, plus souvent entre deux repères : « entre la cauchie d’Assouville (chemin) et le bosc au Gemble », « entre Buquetot et le Cappel »23« entre Cydeville et le Neufmesnil », « entre le Mont Roty, Cydeville et Mont Pinchon ». L’espace n’est pas entièrement pavé de lieux-dits, compact ; il est parsemé de repères, entre lesquels sont localisées les parcelles.

28Il conviendrait de pousser plus avant cette enquête, opposant les pays où l’habitat groupé est dominant (mais pas nécessairement exclusif) et ceux où la dispersion l’emporte et d’observer la corrélation entre l’émergence d’une organisation de l’espace en lieux-dits et les formes de l’habitat.

29Dans les années où se construit le finage castral, se met en place une mosaïque de terroirs : les lieux-dits, qui désormais portent un nom les différenciant les uns et des autres, tout le finage étant ainsi couvert, un nom que le notaire utilise comme l’élément fondamental de localisation des biens. La constitution du finage en un ensemble cohérent et continu de lieux-dits pourrait être caractéristique des pays où domine l’habitat groupé, ou du moins une centralité claire du finage : d’où l’intérêt d’en suivre les formes et les rythmes.

30Que révèlent ces noms de lieux-dits de la perception du paysage ? Les notaires de villages, lorsqu’à des fins professionnelles, ils souhaitent localiser un bien, ne se comportent pas mieux que les savants géographes, étudiés par C. Deluz : pauvreté du vocabulaire morphologique, attention dominante aux personnes. À tout prendre plutôt géographes humains que morphologues, à l’instar des villageois aussi.

31Dans les périodes hautes du Moyen Âge languedocien, l’emporte l’expression, rigoureuse et systématique, des confronts, avec un corollaire : la pauvreté de l’attention à la morphologie. L’important est alors la localisation dans la villa et l’énoncé des dimensions des parcelles et des propriétaires confrontant la parcelle. La période suivante, à partir de la fin du XIe siècle, note un peu mieux les accidents du relief, dans les noms de lieux-dits. De moins en moins attentifs à la végétation, naturelle ou cultivée, ces lieux-dits se chargent d’éléments nouveaux, plus anecdotiques, peut-être porteurs d’une mémoire villageoise. Pourtant, bien peu de ces lieux-dits ont traversé la période moderne : en Languedoc, à peine plus de 10 % ont survécu depuis le XIVe siècle. Les mécanismes de l’invention et ceux de la mémoire collective qui entrent en jeu dans le tri permanent des noms de lieux-dits mériteraient, me semble-t-il, une enquête aux fins historiques.

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Notes

1  Le terme de notaire mérite précision ; je l’ai pris au sens large ; même si j’ai surtout observé les méthodes des notaires publics des zones méridionales, je ne me suis pas privée des données qui figurent dans les actes rédigés par les scribes qui, dès le Xe siècle, dans l’entourage des évêques enregistrent, principalement pour le compte de l’évêque et du chapitre, mais aussi pour les laïcs qui le demandent, les cessions de terre.

2  M. Bourin, « Délimitation des parcelles et perception de l’espace en Languedoc aux Xe et XIe siècles », in Campagnes médiévales : l’homme et son espace. Études offertes à Robert Fossier, Paris 1994, pp. 73-85.

3  Les lieux-dits sont utilisés systématiquement lorsqu’un même acte comporte l’énumération de plusieurs parcelles dans une même villa ; en revanche, pour la cession d’une seule parcelle, cette mention est plus rare.

4  Les lieux-dits sont utilisés systématiquement lorsqu’un même acte comporte l’énumération de plusieurs parcelles dans une même villa : en revanche pour la cession d’une seule parcelle, cette mention est plus rare.

5  « Ego Daniel, presbiter, pro remedium animae meae… dono vel trado aliquid de alodem meum, unam vineam qui habet per longo dextros L et per lato de uno latus dextros XLVIII et de alio fronte dextros XXX. De oriente infrontat in ipsia via qui de valle Anagia in Litoraria discurrit ; de meridie conlaterat in vinea Sancti Egidii monasterii ; de occidente infrontat in vinea Fredburga ; de circii conlaterat in vinea Rodulfo », Cartulaire du chapitre cathédral de Nîmes, éd. E. Germer-Durand, Nîmes, 1874, n° XXIII, pp. 42-43. Pour les modalités de l’indication des mesures, l’opposition du frons et du latus, et les nuances régionales, cf. ci-dessus note 3.

6  P. Toubert, Les structures du Latium médiéval, Paris-Rome, 1973, p. 278 et sq.

7  Emmanuel Huertas, Autour de Rome (Xe-XIe s.), mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Paris I, 1995.

8  On notera cependant dans le Cartulaire du chapitre de l’église cathédrale de Nîmes, éd. E. Germer-Durand, Nîmes, 1874, usque ad verticem montis (p. 53, n° XXIX).

9  Ibidem, n° XXIII, p. 43.

10  Ibidem, p. 83.

11  Ibidem, pp. 76-77. On pourrait y ajouter, dans le même acte, « ad ipso poio », « subtus villanova ».

12  Cartulaire du chapitre d’Agde, n° 281, éd. Terrin p. 252 sq. « Bernardus Barniers habet super hospitale V pecias terre, in quibus habet VI sextariatas. In eodem loco Joannes Niger II setariatas. Alpodio de Piza Stephanus Scriva II sextariatas et eminam. »

13  Parmi de très nombreux exemples, la donation des biens de Pierre Tequit au chapitre d’Agde (Cartulaire du chapitre d’Agde, n° 131, éd. Terrin, p. 131 « in primis vineam de Beuratorio quae affrontat a meridie in honore infirmorum et unam ferraginem quae se tenet cum vinea infirmorum, ab aquilone in honore Sancti Albani, a circio in Leutre, ab altano in honore Sanctae Mariae de Montaniacio etc. ».

14  Elle n’a jamais atteint la diversité des chartes du Latium (cf. P. Toubert, note 6).

15  Les notaires se limitant à énoncer deux confronts. qui ne sont pas à coup sûr les mêmes, les mutations sont difficiles à repérer : entre deux reconnaissances d’une même parcelle, c’est-à-dire entre deux terriers, le changement des voisins peut-être le seul fait du hasard. Cependant au début du XIVe siècle, les discordances sont trop nombreuses d’un terrier à l’autre pour ne pas laisser l’impression de nombreuses mutations.

16  Les analyses toponymiques souffrent des études fragiles établies jadis sur des bases peu sûres, essentiellement à partir des toponymes actuels. À partir du XIVe siècle, les terriers puis les registres de notaire et surtout les compoix, permettraient d’étudier ces lieux-dits : à côté du dessin parcellaire et de la nature des cultures, d’analyser les références onomastiques, les dessertes viaires, les modes d’insertion dans le relief, la taille, les limites et si possible la stabilité, la fragilité ou le déplacement du micro-toponyme.

17  A. Parodi, La plaine du Languedoc oriental au Haut Moyen Âge : textes et archéologie de l’espace rural, thèse de doctorat d’Université soutenue devant l’Université de Paris I, 1992, pp. 547-552.

18  Fonds du château de Léran, notamment 436 AP 688.

19  Archives Nationales Q1 62 2.

20  R. Fédou, Le terrier de Jean Jossard, co-seigneur de Chatillon d’Azergues, 1430-1463, Bibl. Nationale, Paris 1966.

21  P. 170, n° 43.

22  Édité par D. Angers, Presses de l’Université de Montréal, Société de l’Histoire de Normandie, Québec, 1993.

23  P. 164-165.

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Pour citer cet article

Référence papier

Monique Bourin, « La Géographie locale du notaire languedocien »Cahiers de recherches médiévales , 3 | 1997, 33-42.

Référence électronique

Monique Bourin, « La Géographie locale du notaire languedocien »Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 3 | 1997, mis en ligne le 04 février 2008, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/2452 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.2452

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Auteur

Monique Bourin

Archéologie et histoire UMR 9966, Université de Tours.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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